• Nie Znaleziono Wyników

Difficile à appréhender, le quotidien est dissimulé sous des couches poreuses de déterminations sociales ou de contraintes normatives. Ça va aller et Docu-ment 1 révèlent les aspects délétères, inexpugnables voire incoercibles de ces couches, tout en montrant que le quotidien n’est ni banal, ni insignifiant. Comme l’écrit Bégout, il vit sur un mensonge : nous laisser croire qu’il n’est que ce qu’il paraît (Bégout, 2010 : 49). Dès lors, les personnages de Ça va aller et de Docu-ment 1 sont des héros du quotidien. Le combat de Sappho-Didon rappelle celui d’Antigone de Sophocle7. Elle est une Antigone du XXIe siècle se rebellant, non plus contre les lois des dieux, mais contre celles tacites de l’ordinaire qui fait que tout à chacun s’y conforme. Cette nouvelle Antigone finit emprisonnée, non dans l’Hadès, mais dans l’ordinaire. Tess et Jude sont quant à eux les héros de l’esquive. Face à ce quotidien mystificateur, ils s’affichent en miroir. D’ailleurs, ils pratiquent eux aussi, à l’image du quotidien, le mensonge : « Mais quand on est hypocrite comme moi, les fermes intentions de dire la vérité prennent vite le bord. […] Je sais, en général, ce que les gens ont envie d’entendre, c’est un genre de don » (D1 : 58). De plus, Tess et Jude se montrent, toujours à l’image du quotidien, des êtres insignifiants. Paradoxalement, leur inertie devient une force de résistance par effet de miroir. Cependant, bien qu’étant ainsi préservés, ils se retrouvent, comme Sappho-Didon ou Antigone, enfermés. En effet, sortir de leur inertie les amène à perdre leur intégrité et à devenir des personnes autres. Aussi,

7 Voir à ce sujet Amrit (2009).

89

H. Amrit : Des héros en quête du quotidien…

leur immobilisme demeure efficace tant qu’ils ne croisent aucune force exté-rieure, comme l’injonction très actuelle d’être heureux qui est d’après l’incipit, à l’origine de leur volonté de se rendre à Bird-in-Hand :

C’est épais, du monde malheureux, ça pense que ça existe pour vrai, chan-ger le mal de place, ça imagine toujours que le bonheur est ailleurs, ça veut prendre des nouveaux départs, remettre le compteur à zéro, partir pour mieux se retrouver et toutes ces niaiseries-là.

D1 : 9

Mais ces forces extérieures sont variables et d’autres injonctions plus ter-ribles ont existé dans notre Histoire. Que l’art romanesque s’intéresse aux héros du quotidien apparaît dès lors crucial.

En conclusion, si dans Ça va aller, Sappho-Didon préconise l’affrontement, certes illusoire mais nécessaire et le lègue à sa fille :

Il y aura mille façons pour toi de te battre. Tu t’en prendras plein la gueule.

Mais tu continueras à avoir raison, quoi qu’il arrive. Raison de ne pas dire comme tout le monde, de ne pas dire ce que les autres disent. Tu pourras te taire aussi, ne plus rien dire jamais […]. Il y aura ton silence de combat.

CVA : 151

– Tess et Jude optent pour l’art de l’esquive, un art difficile à tenir. Qu’il s’agisse de l’affrontement ou de l’esquive, ces attitudes appartiennent au domaine de la résistance et font de ces protagonistes des rebelles. Aussi en désirant préser-ver leur individualité, ces personnages s’inscrivent en héros de la vie de tous les jours. « Aux valeurs du jour, il[s] objecte[nt] les valeurs de tous les jours » (Bégout, 2010 : 151). Par conséquent, contrairement à ce qu’a écrit Houelle-becq : « La tragédie de la banalité, produite par des circonstances ordinaires, rendue ainsi encore plus inéluctable, reste à écrire » (Houellebecq, 2017 : 70), il semblerait que cette tragédie s’écrive au sein de la littérature romanesque qué-bécoise.

Bibliographie

Amrit Hélène, 2009 : « Une Antigone prisonnière du roman : Ça va aller de Catherine Mavrika-kis ». In : Rose Duroux, Stéphanie Urdician, éds : Les Antigones contemporaines (de 1945 à nos jours). Clermont-Ferrand, PUBP, coll. « Mythographies et sociétés », 193–205.

Bégout Bruce, 2010 : La Découverte du quotidien. Paris, Allia.

Blais François, 2012 : Document 1. Québec, L’instant même.

90 Études

Blanchot Maurice, 1969 : « La Parole quotidienne ». In : Idem : L’Entretien infini. Paris, Éditions Gallimard.

Blanchot Maurice, 1971 : Lettre à Georges Sebbag du 25 mars 1971, à propos du Masochisme quotidien. http://www.philosophieetsurrealisme.fr/lettre-de-maurice-blanchot/. Date de con-sultation : le 11 juillet 2017.

Duchet Claude, 1971 : « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit ». Littérature, n° 1, février.

Hardy Thomas 1974 [1ère éd. 1891] : Tess d’Urberville [Tess of the d’Urberville]. Paris, Librairie générale française, coll. « Livre poche ».

Hardy Thomas, 1997 [1ère éd. 1896] : Jude l’Obscur [Jude the Obscure]. Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche ».

Houellebecq Michel, 2017 : En présence de Schopenhauer. Paris, L’Herne.

Lyon-Caen Boris, 2011 : « Claude Duchet, un activisme critique ». Acta fabula, vol. 12, n° 9, Essais critiques, Novembre–Décembre. http://www.fabula.org/acta/document6640.php. Date de consultation : le 26 janvier 2018.

Mavrikakis Catherine, 2002 : Ça va aller. Montréal, Leméac.

Paquet Amélie, 2009 : « Littérature d’après l’Histoire et temps d’arrêt dans Ça va aller de Cathe-rine Mavrikakis ». Figura, n° 21.

Perec Georges, 1989 : L’Infra-ordinaire. Paris, Seuil, coll. « Librairie du XXe siècle ».

Note bio-bibliographique

Hélène Amrit est maître de conférences à l’Université de Limoges. Ses centres d’intérêts por-tent sur les littératures francophones, plus particulièrement la littérature québécoise dans une perspective sociocritique. Elle a fondé l’Association des Jeunes Chercheurs Européens en Études Québécoises (AJCEEQ) qui fédère les québécistes par le biais de colloques triennaux. Dans ce cadre, elle a co-organisé huit colloques internationaux à Paris, Gênes, Montréal, Innsbruck, Ve-nise, Berlin et Montpellier et co-dirigé cinq publications. Elle a publié un ouvrage sur le para-texte dans les romans québécois et travaille actuellement sur la littérature d’expression française face à la mondialisation.

Romanica Silesiana 2018, No 1 (13), pp. 91–100 ISSN 2353-9887