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Le théâtre du quotidien émerge en France au milieu des années soixante-dix en réaction au théâtre politique de l’époque. Contrairement à ce dernier, il ne s’intéresse plus à la grande Histoire, aux moments décisifs du développement social, mais à l’histoire « mesquine […] des petites gens sans voix au chapitre » (Pavis, 1980 : 316) à savoir des sous-privilégiés, le plus souvent ouvriers, em-ployés et retraités empêtrés dans leur vie de tous les jours. Ainsi, le quotidien, jusqu’alors « toujours exclu de la scène parce qu’insignifiant et trop particulier » (1980 : 316) voire « relégué au rang d’un ornement ou anecdote » (1980 : 316) devient le centre de l’intérêt de dramaturges comme : Michel Deutsch, Michèle Foucher, Claudine Fiévet et Jean-Paul Wenzel, Jacques Lassalle et beaucoup d’autres. Le quotidien s’affirme alors comme un véritable moteur de la recherche théâtrale et la vie ordinaire de gens ordinaires devient un « objet théâtral digne d’être représenté » (Talbot, 2005 : 3). Pourtant, contrairement à ce qu’on pour-rait croire, il ne s’agit pas seulement d’une thématique mais plutôt d’une esthé-tique, car ce « retour sur le peu, le mineur, le résiduel et l’insignifiant » (2005 : 3) promus par les dramaturges quotidiennistes exige, selon eux, une conversion du regard et un changement d’échelle qui doivent, à leur tour, trouver leurs propres moyens d’expression à travers le langage.

Contrairement à l’image stéréotypée que l’on pourrait se faire de la quoti-dienneté en tant que banalité et répétitivité porteuses de quelque chose de rassu-rant, celle que montre les auteurs étudiés est plutôt dérangeante, car elle n’est pas gratuite. Il faut souligner que, malgré l’hétérogénéité des théâtres du quotidien, ils naissent tous de la « volonté d’investir le territoire privé de la chambre pour y déceler les poussées souterraines de la société et de l’Histoire » (Talbot, 2008 : 59). Pour cette raison, les dialogues, souvent réduits au minimum, entrecoupés de silence, pleins de non-dits, de lieux communs, de proverbes, d’expressions médiatiques, servent à refléter à quel point l’homme est influencé par la so-ciété ou l’idéologie dominante. Comme le constate à juste titre Patrice Pavis,

« les ‘sujets’ parlants sont privés de toute initiative verbale ; ils ne sont que des rouages dans la machine idéologique de reproduction des rapports sociaux » (Pavis, 1980 : 317).

Selon Jean-Pierre Sarrazac, qui se réfère à ce que Foucault dans Surveiller et punir appelle une nouvelle économie de la visibilité du pouvoir, le théâtre du

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S. Kucharuk : Du quotidien socialisé au quotidien intime…

quotidien dénonce « une forme masquée et insidieuse du pouvoir : un biopouvoir […] qui traverse les corps et le langage des gens ‘d’en-bas’ », et qui n’est plus

« un pouvoir exercé mais un pouvoir subi » (Talbot, 2008 : 7).

Effectivement, les auteurs en question visent à démontrer comment les normes et les contraintes sociales s’incrustent dans la vie quotidienne des gens ordinaires, ce qui nous permet de parler de « quotidien socialisé ». Jean Paul Wenzel le montre dans sa pièce Loin d’Hagondange, considérée comme emblé-matique du théâtre du quotidien. Écrite à partir de faits divers réels, elle a pour protagonistes Marie et Georges, des gens ordinaires, un couple de retraités qui a déménagé à la campagne pour jouir pleinement de sa retraite. Contrairement à leurs attentes, ils connaissent une grande désillusion. L’immobilité du pay-sage, l’éloignement d’Hagondange (suggéré déjà par le titre) et l’isolement de la maison dont se plaignent plus ou moins explicitement les deux protagonistes s’inscrivent dans la banalité et la monotonie de leurs occupations quotidiennes, qui se limitent à dormir, manger, bricoler pour l’homme et faire la cuisine, servir son mari, manger, ranger et dormir, pour la femme. Tout se passe, d’ailleurs, tou-jours dans les mêmes espaces clos de leur maison : la cuisine, la salle à manger, la chambre ou l’atelier.

Ce dernier et la cuisine sont deux intérieurs particulièrement significatifs du quotidien socialisé. Pour Georges, ancien ouvrier, le petit atelier qu’il s’est ins-tallé à la maison sert de substitut à l’usine. Il s’obstine à continuer à vivre selon le rythme que lui imposait autrefois le travail. Il se lève chaque jour de bonne heure, met son bleu de travail et va dans son atelier pour y battre le fer, mange sur place une gamelle préparée par sa femme, comme il avait l’habitude de le faire pendant ses « cinquante-cinq ans de bons et loyaux services » (Wenzel, 2012 : 58). Cette obligation de travailler « est ressentie en lui comme un ordre venu de l’extérieur, auquel il n’est pas possible de désobéir » (Ertel, 2012 : 28).

Cela génère en lui un stress grandissant, provoque des insomnies et finalement se transforme en obsession. Il répète constamment : « Il faut que je finisse le ran-gement dans l’atelier » (Wenzel, 2012 : 42), « il faut que je termine… » (2012 : 46) et il s’adresse même à un chef imaginaire : « Ce n’est rien Monsieur le direc-teur… on la rattrapera » (2012 : 52). Il réintègre entièrement son statut d’ouvrier asservi d’autrefois car il n’arrive pas à se libérer « des forces injonctives de l’in-terpellation sociale » (Talbot, 2008 : 96).

De même que l’atelier nous révèle l’aliénation de l’ouvrier retraité, la cui-sine reflète celle de la femme au foyer. Toutes deux diffèrent évidemment par leurs manifestations mais elles puisent leurs sources dans l’organisation sociale.

Il s’agit de la soumission de la femme par rapport à l’homme et du partage des rôles : lui, chef de famille, rapporte un salaire durement gagné, elle, « épouse respectueuse et fière du dur travail de son mari, attentive à lui préparer tout ce dont il a besoin » (Ertel, 2012 : 23), est chargée des tâches ménagères.

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Le rituel du repas, omniprésent dans la pièce, occupe une fonction particu-lière en plus de sa référence à la quotidienneté. Constituant « un moment haute-ment ritualisé de la vie sociale », il permet au lecteur/spectateur d’« appréhender la place des personnages dans le champ social » (Talbot, 2008 : 101). Effecti-vement, les auteurs quotidiennistes témoignent d’un engouement singulier pour le repas en famille car, comme le constate Armelle Talbot : « Du choix de la nourriture à la distribution des rôles tenus autour de la table et aux manières de s’y tenir, cette cérémonie supposée familière fournit une lentille grossissante particulièrement efficace pour explorer les hiérarchies et les codes qui organi-sent la sphère privée » (2008 : 97). Il suffit d’observer que, dans la pièce ana-lysée, Marie, ne s’assied pas à côté de son époux pendant le repas mais le sert debout et mange seulement après qu’il a fini de manger, pour comprendre la hiérarchie dans leurs relations. Chacun à sa place, chacun dans son univers. En effet, Georges ne permet pas à Marie de l’aider dans l’atelier et distribue les rôles en disant : « Pas question, je ne m’occupe pas de ton fourneau. Ce lieu est à moi » (Wenzel, 2012 : 42). On voit bien que comme l’atelier est devenu la prison de Georges, la cuisine est celle de la femme au foyer, à qui la société patriarcale a imposé le rôle d’épouse soumise.

Évidemment, dans cet univers où chacun a sa place, la possibilité de com-muniquer est limitée, les conversations sont peu approfondies, souvent banales, presque inutiles, comme le prouve le dialogue suivant qui constitue à lui seul une scène entière :

Marie : Les changements de saison ont été radicaux cette année.

Georges : Tu dis ça tous les ans.

Marie : Dis que je radote, il y a eu une belle différence de température entre avant-hier et aujourd’hui.

Georges : Oui, on ne va pas se mettre à parler du temps.

Marie : Alors de quoi ?

Wenzel, 2012 : 59

Les dialogues ont pour fonction de rendre manifeste la quotidienneté des personnages, mais avant tout de mettre en évidence le pouvoir des lieux com-muns qui influent sur la façon dont les protagonistes perçoivent leur réalité.

Jean-Pierre Sarrazac parle de « casuistique du malheur » (Sarrazac dans Talbot, 2008 : 12), en se référant à la façon dont les démunis se servent de la langue pour légitimer l’ordre social qui les brime. En voici un exemple :

Georges : […] Nous n’avons rien à nous reprocher, une vie propre, sans tache…

Tout aurait pu être différent… C’est comme ça.

Marie : C’est la destinée.

Wenzel, 2012 : 59

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S. Kucharuk : Du quotidien socialisé au quotidien intime…

Selon Armelle Talbot,

la gageure des dramaturgies quotidiennistes tient bien souvent à la façon dont elles parviennent à faire de l’absence de toute analyse sociale et politique le signe social et politique d’une aliénation. Au spectateur revient ainsi la respon-sabilité d’assumer l’analyse que les petites gens n’ont pas les moyens linguis-tiques de faire, de remonter la chaîne des causes à laquelle les personnages superposent maximes intemporelles, stéréotypes appris ou raisonnements dé-fectueux.

Talbot, 2008 : 119