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Les Conceptions du tragique au XVIe siècle

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Academic year: 2021

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Janina Abramowska

Les Conceptions du tragique au XVIe

siècle

Literary Studies in Poland 15, 93-119

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Les C on cep tion s du tragique au X V I e siècle

Il n ’est pas possible de nos jo u rs de traiter du tragique — n o tam m en t dans un travail qui se veut histo riq u e — en se ten an t en d eh o rs de la discussion to u jo u rs vive que soulève depuis p lu ­ sieurs décennies cette no tio n assez vague. U n e discussion ap parem m ent th éo riq u e m ais qui dissim ule m al, ou ne dissim ule pas du to ut, l ’engagem ent personnel des p artic ip a n ts lesquels, sous le prétexte de c o n sid ératio n s à p ro p o s des G recs ou de R acine, exprim ent les convictions et les inquiétudes de leur tem ps. Il serait tro p long de ra p p o rte r m êm e les poin ts essentiels de cette d is c u s s io n 1 et, à plus fotre raison, d ’exposer en détail son p ro p re p o in t de vue. Q uelques rem arqu es prélim inaires s ’im posent cep end ant, ne serait-ce que p o u r éviter les m alentendus suscités p ar la m ultiplicité des sens qui en to u re n t la n otio n du tragique.

R ap p elo n s p o u r com m encer que la question du genus proxim um du p h én om ène est elle-même résoule de diverses m anières. D ans nos co n sid ératio n s nous en tendo ns p a r tragique no n pas une ca­ tégorie esthétiqu e ni «un élém ent du m onde lui-m êm e», m ais une catégorie de la vision du m ond e au sens large de cette expression. Il s ’agit d ’une certaine m anière d ’ap préhender la réalité, de synthé­ tiser l’expérience hum aine, d ’une sorte de m atrice qui dégage de la réalité certains élém ents définis auxquels elle confère un degré défini d ’im po rtance. Le tragique, c ’est être convaincu q u ’il existe

1 I. S ł a w i ń s k a a ra p p o rté les p o in ts de vue d ’au teurs am éricain s et d 'E u ro p e o c c id e n ta le d a n s ses a rticles: « S p ó r o tra g ed ię red ivivu s» (La C o n tro v erse sur la tragéd ie red iv iv a ), [d a n s.] S c e n ic zn y g e s t p o e ty . Z h ió r stu d ió w o d ra m a c ie , K ra k ó w 1960; « T ragizm c z y sm ró d m eta fizy czn y ? » (Le T ragiq u e o u p u an teu r m éta p h y siq u e? ), D ia lo g , 1971, n o . 6.

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dans l ’ordre général du m onde des erreurs ou des failles fo nd a­ m entales, c'est interpréter et ju g er la réalité hum aine com m e étant le dom aine des co n tra d ictio n s irrésolubles, du m al inextirpable ou to u t au m oins de l’im perfection.

L e t r a g i q u e e s t d o n c u n e c a t é g o r i e d e l a c o n s c i e n c e et non un élém ent «objectif» de la réalité, qu oiqu e celle-ci lui fournisse des prém isses. Le d o m aine de la vision tragique est co nsti­ tué en principe p ar les phénom ènes ou les aspects de la vie que l'h om m e ne m aîtrise pas, qui sont p o u r lui o bsco urs: le caractère fini et passager de tou tes les valeurs «tem porelles»; les lim ites de la n atu re spirituelle de l’hom m e (qui est im parfaitem ent bonne) et celles de ses possibilités cognitives (qui sont insuffisantes p ou r résoudre l’énigm e du destin et éviter le m alheur); les faiblesses de la nature physique de l’hom m e (qui est m ortelle, sujette à la douleur et aux passions, accablée de la m alédiction de l ’hérédité); les m écanism es de l’histoire et de la vie sociale qui sont un obstacle à la réalisation des valeurs, obligent l’hom m e à faire du mal aux autres et l’em pêchent de vraim ent s ’entendre avec eux.

La «sphère tragique» s ’ap p a ren te à la sphère religieuse. C ’est là en effet que l’hom m e croit le plus volontiers à l’action de forces supérieures plus ou m oins nettem ent personnifiées (le F atu m , D ieu, les D ieux, Satan), q u ’il se sent déterm iné p ar des puissances qui sont en lui ou hors de lui et q u'il est enclin à m ythologiser: l ’H istoire, la N a tu re hum aine, le Subconscient, les A utres (en tan t q u ’enfer), la C ivilisation (en ta n t que course à l’auto-anéantisse- m ent). La situatio n de l’hom m e dans le cadre de la vision tra ­ gique, c ’est — com m e on l’a souvent souligné — un enchevêtrem ent de liberté et de nécessité: le déterm inism e ne fut-ce que com m e sentim ent d 'u n e limite, la liberté ne fût-ce que com m e possibilité du choix de l ’attitud e. A cela vient s ’ajo u ter un élém ent éth iq u e: l’im pératif de l’héroïsm e qui veut que l’hom m e accepte toutes les conséquences de sa situ atio n tragique sans renoncer à la lu tte ni à la recherche des valeurs en to u te conscience du risque que cela com porte, ou du m oins q u ’il éprouve l’absence de valeurs (du sens de la vie) com m e une défaite fondam entale. L ’im p ératif de l’héroïsm e est parfois considéré com m e une co m po sante du trag iq u e; nous estim ons cepend ant q u ’il con stitue p lu tô t un élém ent accom pagnateur, essentiellem ent hétérogène.

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O n trouve une vision tragique du m onde dans différents systèmes philosophiq ues — chez les stoïciens, chez Pascal, S chopenhauer, Jas- pers, dans l’existentialism e français — en m arge de divers systèmes religieux et, sous une form e m êm e plus com plète, dans le m ythe et d ans l’art. L ’ap p a ritio n de cette vision à certaines périodes et son absence à d ’autres sont caractéristiques q u o iq u ’il serait difficile d ’expliquer de façon satisfaisante le m écanism e de ces résurgences. D e to u te façon, on a affaire à une de ces appréhensions com plexes de la réalité qui font p artie d u rép erto ire perm an en t des conceptions m entales rappelées et renouvelées à m aintes reprises au cours de l'histoire de la culture, à un phénom ène com parab le au «rom antism e» et au «classicism e» conçus en ta n t q u ’attitudes opposées im pliquant des program m es esthétiques définis.

N ous n ’ignorons pas q u 'e n reco u ra n t ainsi aux notions du tra ­ gique et de la vision tragique nous référons à des schém as de recerche en p artie arbitraires. Il y a là un danger difficile à éviter to talem en t m ais q u ’on ne peut pas perdre de vue. Le tragique constitu e en effet, au m oins depuis l ’époque rom antiqu e, une ca­ tégorie n o n seulem ent descriptive m ais valorisante. C on stater la présence du trag ique dans un phénom ène revient à lui conférer un titre de noblesse particulier. Et com m e n o tre génération se trouve elle aussi sous l ’em prise de «la noble obsession du tragique», il est difficile de se détacher de la conception actuelle du tragique en décrivant les faits du passé, defficile de dégager le déno m i­ n ateu r com m u n des diverses variantes de la vision tragique sans co m m ettre d ’anachronism e. C elui qui étudie la cu ltu re du X V Ie siècle, et en p articulier la tragédie, d oit repousser à ch aq ue pas la ten tatio n facile de définir certains phénom ènes com m e étant dépourvus de «tragique véritable» ou com m e renferm ant un tragique «de deuxièm e o rd re » 2. Il sem ble que d ans cette situation la seule solution consiste à se servir d ’une n otion du tragique assez large p o u r que l ’on puisse y faire en trer m êm e les anciennes conceptions qui nous sont étrangères.

Il faut se dire que dans ses articulations concrètes, discursives

2 H. Ż y c z y ń s k i , par ex em p le, parle d ’un «tragiq u e p sy c h o lo g iq u e » qui serait u ne sorte d e ca té g o r ie su b sid ia ire par rap p ort au tragiq ue: « E ste ty k a tragizm u» (L ’E sth étiq u e du tra g iq u e). P a m ię tn ik L u b e lsk i. 1937, vol. III, p. 18.

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ou m étaphoriques, la vision tragique ap p a raît rarem ent à l ’état p u r; elle va généralem ent de p air avec une tentative de dépassem ent du tragique, une sorte de co n solation ou de «solution». Ce dépassem ent est le ré su ltat d o it d ’un appel à la transcendance, de la foi en l ’existence d ’une force supérieure p rotectrice juste ou to u t au m oins raiso n n ab le (théodicée), soit de l ’héroïsm e de l’hom m e, de son attitu d e qui perm ent de sauver la valeur la plus im po rtante (ce q u ’on appelle la victoire m orale du héros de tragédie). Ces deux solutions on t toutefois quelque chose de p arad o x al, elles consistent en un changem ent de perspective, en une sorte « d ’ascension à un étage supérieur», la perspective précédente — tragique — gar­ d a n t sa force d a n s une certaine m esure. La conclusion consolante ne fait donc pas p artie de la vision tragique p ro p rem en t dite, elle constitue elle aussi un élém ent hétérogène et contingent. A la question de savoir s’il y a un tragique biblique ou chrétien, nous rép ondo ns p ar conséquent affirm ativem ent avec cette réserve q u ’il s ’agit d ’un trag iq u e «hérétique» ou «dépassé»3. M ais il en va de m êm e du tragiqu e des stoïciens, voire d ’Eschyle. N ou s y revien­ drons. P o u r l’instant ajoutons' sulem ent que le tragiqu e est réso­ lum ent incom patible avec un didactism e et u n pragm atism e ra tio ­ nalistes et réform istes et q u ’il est aboli p ar les solutions faciles et «de fuite» (ne serait-ce que p a r le p o stu lat sceptique du non- -engagem ent, p ar la directive p rô n a n t une vie aussi exem pte que possible de soucis dans un m onde privé de v a le u r.e t de vérité).

L ’appréhension du tragique sous l ’angle de la vision du m onde sem ble être à beaucoup d ’égards com m ode p o u r celui qui étudie la littérature. N o n seulem ent elle facilite l ’empJoi de cette no tio n com m e catégorie interprétative, m ais elle n ’est pas un obstacle lo rsq u ’on essaie de la tran sp o ser dans le langage poétique. Ainsi conçu, le tragique désigne un certain type de conception du m onde représenté, il constitue un critère de sélection et d ’o rd onn ance des événem ents. Des événem ents puisque, si l’op fait abstraction du

' « D a n s la c iv ilisa tio n ch rétien n e, la tragéd ie est en p rin cip e un élém en t étranger; si elle ex iste, c ’est en q u elq u e so r te en tant q u ’hérésie, en tant que rév o lte interne éro d a n t les b o rd s du sy stè m e religieu x». C ’est ainsi q u e E. B i e ń ­ k o w s k a résu m e l ’idée de R ico eu r d a n s «T ra g ed ia i m it tragiczny w filozofii P a w ła R ico eu ra » (La T ra g éd ie et m y th e tragiq ue d a n s la p h ilo so p h ie de P. R .), T w ó rc zo ść , 1971, n o . 4, p. 98.

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lyrism e de réflexion, le d om ain e du tragique en littérature c ’est avant to u t l'affab u latio n (et la situation en tan t que quintessence de cette affab ulation); d an s ce sens, il existe déjà au niveau préarticulé 4.

Ce n ’est que d an s l’articu latio n q u ’apparaissent les catégories esthétiques sensu stricto vis-à-vis desquelles le tragique jo u e un rôle p ré p o n d é ra n t: il les met en quelque sorte «en action», il en déterm ine les co m binaisons qui peuvent d ’ailleurs varier. La tragédie an tiq u e et classique nous a habitués à l ’idée que c ’est au sublim e que le trag ique s'allie le m ieux; grâce au génie de S hakespeare, nous ad m etto n s que l'o n mêle ou plu tô t que l'on fasse altern er le sublim e et le co m iq u e; m ais il nous est très difficile de considérer com m e tragiques des oeuvres d o n t le sublim e est absent et qui recou ren t uniq uem en t à l’«ordinaire» trivial et au gro­ tesque com ique. Il sem ble que le sublim e soit su rto u t im pliqué p a r l’attitu d e héro ïqu e du person nage principal, attitu d e dans laquelle nous avons vu un élém ent acco m p ag n ateu r et non une com po ­ sante nécessaire de la vision tragique du m onde. D ans les «tragi- -farces» du th éâtre de l’ab su rd e il n ’y a pas de sublim e parce q u 'il n ’y a p as d ’héroïsm e. Le tragique, qui est incom patible avec l’h u m o u r (l’h u m o u r aussi est une certaine vision du m onde), s'allie très bien, p ar co ntre, avec le com ique q u oiqu e ce soient des ca­ tégories différentes, agissant en quelque sorte à des niveaux diffé­ rents. L orsque nous em ployons l’épithète «tragi-com ique», nous songeons à quelque chose de tragique dans son essence m ais dont les caractères secondaires et la présen tatio n sont com iques, quelque chose qui susciterait une réaction com ique si cette réaction n'était pas freinée p ar le tragique.

D e to u t ce qui précède, il ressort clairem ent que nous voudrions, d an s le m esure du possible, libérer les considératio ns sur le tragique de celles qui con cernent la tragédie, en dépit de la trad itio n qui pèse sur la p lu p art des exposés à ce sujet. L e t r a g i q u e e x i s t e d o n c a v a n t e t h o r s la t r a g é d i e . Il nous faut m aintenant ré p o n d re à la questio n inverse: une tragédie peut-elle ne pas être trag iq u e?

4 A p r o p o s d e l'a ffa b u la tio n et de so n a rticu la tio n n arrative, cf. J. Z i o m e k , « O sztu k ach fa b u la rn y ch » (Sur l'art av ec a ffa b u la tio n ). T e k s ty , 1972. n o . 1, p. 30.

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N ous ab o rd o n s ici le do m aine de le tu d e descriptive et historiqu e des genres littéraires: q u ’est-ce qui con stitu e le trait d o m in an t de la tragédie en général et aux différents stades d ’évolution du genre? La tragédie est née, indubitablem ent, com m e m ode d ’a rti­ culation de l ’«inform ation tra g iq u e » 5; la d om in an te que nous cherchons est donc précisém ent constituée à l’origine p ar la présence du trag iq ue ap p a raît ord in airem en t en liaison avec l’héroïsm e et le sublime. O n co m m ettrait toutefois une erreu r en affirm ant que le tragique déterm ine absolum ent tous les élém ents de la tragédie. D ans son étude sur le com ique, Juliusz K leiner attire l’atten tio n sur le fait que to u t ce qui relève de la com édie n ’est pas nécessaire­ m ent c o m iq u e6. Q uoique dan s les principales langues européennes l’adjectif «tragique» (tragical, tragisch) signifie à la fois «qui se ca­ ractérise p ar la présence du tragique» et «qui ap p artien t à la tragédie», il semble q u'il en aille de m êm e dan s ce cas, et p o u r plus de précision il faud rait em ployer le term e «tragédien» p o ur désigner ce qui est p ro p re à la tragédie.

C hez Eschyle on tro uv e déjà un dépassem ent du tragique p ar la con solatio n ou la solution et son d o m ain e sem ble être avant to u t le dernier m aillon de la trilogie com m e on le voit d ’après l’unique exem ple conservé: L es Euménides de L ’O restie1. C hez Euripide, la tragédie com m ence à p erd re sa d o m in an te originelle8. Au X V Ie

5 N o u s e m p lo y o n s c e term e d a n s un se n s ra p p ro ch é de la n o tio n d « éta lo n tragique» ou d e « p h a se tragiq u e du m y th e» que l ’on trou ve c h ez les critiq u es de l ’é c o le m y th o g ra p h iq u e. C f. M . B o d k i n , « W zo rce a rch ety p o w e w poezji tra­ gicznej» (Les M o d è le s arch éty p iq u e s d e la p o é sie tragiq ue). P a m iętn ik L ite r a c k i, 1969, fasc. 2; N . F r y e , « A rch ety p y literatury» (A rch éty p es de la littératu re), [dans:] W sp ó łcze sn a te o ria badań lite ra c k ic h za g ran icą, éd. H . M ark iew icz, v o l. 2, K ra k ó w 1972.

6 J. K l e i n e r , « K o m iz m » (Le C o m iq u e ), [dan s.] S tu d ia z za k resu te o r ii li­ te ra tu ry , L ublin 1961, p. 77.

7 W. K e r r , T ra g ed y a n d C o m e d y , L o n d o n 1968, parle d e l'o p tim ism e p ara­ d o x a l de la tragéd ie; il p o lé m iq u e n o ta m m e n t avec G . Steiner (D ea th o f T ra g e d y) qu i, lu i, e stim e q u e là où il y a ju stic e et rép aration , il n ’y a pas de tragéd ie. Kerr ém et la su p p o sitio n q u e d a n s la trilo g ie tragique grecq u e la fin «h eu reu se» éta it une règle gén érale.

8 D a n s sa rem arq u ab le m o n o g r a p h ie sur la tragéd ie grecq u e (G reek T ra g ed y. A L ite r a ry S tu d y , L o n d o n 1939), H . D . F. K i t t o c la sse H élèn e, Iph igén ie en T auride, Ion et A lc e ste dans les tra g i-co m éd ies, et E lec tre, O re ste , les P héniciennes et Iph igén ie à A u lis d a n s les m élo d ra m es.

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siècle, et encore chez C orneille, on trouve d 'a u tre s exemples d ’oeuvres qualifiées de tragédies et reco u ra n t à l’ensem ble des m oyens élabo­ rés dans la cad re de ce genre, m ais dans lesquelles à la place du tragique il n ’y a plus que l’héroïsm e et le sub lim e9 ou m ême un sérieux m oralisant. M auvaises tragédies ou tragédies qui n ’en sont p as? Il est indubitable que les élém ents devenus conventionnels du code générique acquièrent une certain e auto n o m ie et peuvent servir à tran sm ettre des contenus totalem en t différents et m êm e en co n tra d ic­ tion avec r« in fo rm a tio n tragique» 1(). A joutons cependant que l’histoire du genre accuse une régularité significative: la tragédie renaît et d onne le jo u r à des oeuvres rem arquables lo rsq u ’une nouvelle variante de la vision trag iq u e du m onde a p p a ra ît; aux autres époques, le code m êm e du genre subit des m odifications qui le font tendre dans le sens du m élodram e, de la tragi-com édie ou d ’au tres variétés du dram e sérieux. Il sem ble p a r conséquent q u ’en définitive, la présence du tragique co n stitu e m oins, p o u r la tragédie, un caractère distin ctif q u ’un critère de valeur.

Ce n :est q u ’au X V IIIe siècle que la n o tio n du caractère tra ­ gique ap p a ra ît tim idem ent dans les considérations philosophiques et d ’esthétique générale. P our l’hom m e de la R enaissance, elle est étro item en t liée à la notion de la tragédie, c ’est p o u rq u o i la théorie de la tragédie constitue une source que ne peut dédaigner celui qui étudie la q uestion. T o u t en se référant à l ’A ntiquité, cette théorie ne rejette p as l’acquis des théoriciens m édiévaux. R appelons p o u r com m encer l’héritage de ces derniers.

D ans les définitions d a ta n t de la fin de l’A ntiquité et du M oyen Age, la tragédie est conçue com m e un certain type d ’affabulation. L ’affabulation tragique a un sens opposé à l’affabulation com ique, elle renferm e le passage du bon h eu r au m alheur 11. De cette

oppo-9 S. K o ł a c z k o w s k i , « U w a g i o C o r n e ille ’u ja k o tragiku» (R em a rq u es sur C. en tant q u e tra g éd ien ), R o k P o ls k i, 1981, v o l. III, tranche par la n ég a tiv e la q u estio n d e la p résen ce du tragiq u e d a n s les oeu v res d e C o rn eille.

10 G . L a n s o n p o se le p ro b lèm e d e la m êm e façon d a n s so n E squ isse d ’une h isto ire d e la tra g é d ie fra n ça ise , N e w Y o rk 1920, p. 2: «Il y a du tragique sa n s la fo rm e d e la tragéd ie et d e s tragéd ies san s tragiq ue».

11 C f. T . M i c h a ł o w s k a , M ię d z y p o e z ją a w y m o w ą (E n tre la p o é s ie e t l ’éloqu en ce), W ro cła w 1970, su rto u t p p . 1 6 7 — 169.

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sition découlent d 'a u tre s traits distinctifs de caractère m od el: un héros et un style élevés. Jo h an n e s Januensis écrit p ar exem ple:

Et differunt trageod ia et c o m o e d ia , q u ia c o m o e d ia p rivatoru m h o m in u m c o n tin e n t facta, tragoed ia regum et m a g n a tu m . Item c o m o e d ia h um ili stilo d escribitur, trago- edia alto. Item c o m o e d ia a tristib u s in cip it, sed cum laetis d esin it, tragoed ia a c o n t r a r io 12.

Le principal in spirateur de ce genre de conceptions à l’époque de la R enaissance est un théoricien du IVe siècle de notre ère, Aelius D on atu s, d o n t l’essai D e tragoedia et comoedia servit souvent de préface aux nom breuses éd itio n s de Térence qui p aru ren t au X V Ie siècle. D o n a tu s souligne égalem ent que si dans la com édie «le d ébu t est m ouvem enté et la fin heureuse, dans la tragédie l’action se déroule d an s le sens c o n tra ire» ; l’élévation (de la condition sociale) des personnages est liée au caractère des événe­ m ents: alors que la com édie présente les joies et les tracas q u o ti­ diens des gens de basse co n d itio n , la tragédie s ’intéresse uniquem ent aux nobles qui connaissent de grandes frayeurs et des défaites fu n e ste s,3.

Les distinctions m odales ap p araissen t dans la p lu p art des défini­ tions de la tragédie au X V Ie siècle, ju s q u ’à Scaliger selon lequel la tragédie se distingue de la com édie p ar la cond ition sociale des personnages, le genre de destins et d ’événem ents, et donc aussi p ar le s ty le 14. Il sem ble ce p en d an t que l ’au teu r des Poetices libri septem (1561) em ploie le term e «tragédie» d ans deux sens: com m e app ella­ tion d ’un genre et com m e synonym e d ’«affabulation tragique». Ainsi, on a la surprise de le voir qualifier L ’Iliade et L ’Odyssée de

12 C ité d 'ap rès W. C l o e t t a . B e iträ g e rur L itera tu rg esch ich te d e s M itte la lte r s u nd d er R enaissan ce, v o l. 1: K o m ö d ie u n d T ra g ö d ie im M itte la lte r , H a lle 1890. p. 28.

«E t ¡llio turbu len ta prim a, tra n q u illa u ltim a . In tragoed ia co n tra rio ord in e res agentur. T um q u o d in tr a g o ed ia fu g ie n d a vita, in c o m o e d ia ca p essen d a expri- m itur. P o strem o , q u o d o m n is c o m o e d ia de fictis est argu m en tis, tragoed ia saepa ab h istórica fide petitur. | . ..] In tra g o ed ia |. . . ] in gen tes p erson ae, m agni tim orés, ex itu s funesti h ab en tu r» (cité d 'a p rès P. T e r e n t i i A fr i C o m o ed ia e, Parisiis 1552, p. 39).

14 «T ra g ed ia sicut et c o m o e d ia in ex em p lis h u m an ae vitae co n firm ata, tribus ab ilia différât, personarum c o n d itio n e . fotu n a ru m n eg o tio ru m q u e q u a lita te, ex itu , q uare sty lo , q u o q u e différât n ecesse e st» (cité d 'ap rès Iulii C aesaris S c a l i g e r i P o e tic e s lih ri se p te m , b.m . 1594. p. 2 7 ).

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tragédie et de com édie (selon le sens de l'a c tio n ) 15, alors q u 'a un a u tre en dro it on lit:

U t n eq u á q u a m sit q u o d h a cten u s professi su n t, tra g o ed ia e proprium exitu s in felix : m o d o ¡ntus sint res atroces.

Et Scaliger précise:

R es tragicae gran d es, a tro ces, iussa R eg u m , c a ed es, d esp er a tio n es, su sp en d ía , ex ilia , o rb ita tes, p arricid ia, in cestu s, in cen d ia, p u g n a e, o c c a e c a tio n e s , fletus, ulu latu s, c o n q u e stio n e s, fuñera, e p ita p h ia . ep iced ia lf\

La catégorie des res tragicae est donc ici large et peu précise: o u tre la longue liste des m otifs de l'affabulatio n, elle com prend aussi des genres (ou ne fût-ce q ue des «form es prim itives» du lyrism e funèbre. Il y a sans do u te là une trace de la conception selon laquelle le caractère tragique est une certaine ton alité ém o­ tionnelle d o n t le d o m aine ne se lim ite pas à la tragédie ni m êm e aux oeuvres c o n ten a n t une affabulation l7.

Des élém ents de la théorie an tiq u e de la tragédie — su rto u t de celle d ’A ristote — jo u e n t un rôle à côté de la trad itio n m odale et en principe sans entrer en co n tra d ictio n avec elle. L ’au teu r de la Poétique définit la tragédie sous l’angle des réactions p ro g ram ­ mées du spectateu r, com m e une oeuvre d o n t le b u t est de susciter «la pitié et la terreu r» et ensuite une catharsis, au trem en t dit «une purification de ce genre de passions». Les différents élém ents de la tragédie sont exam inés dans l’optique de l ’efficacité de leur action com plexe. O n tro u v e ce p oint de vue au X V Ie siècle d ans les trad u c tio n s et les co m m entaires à A ristote, ainsi que d ans certaines poétiques inspirées p a r lui. Trissino p a r exemple, dan s Le sei divisione

délia poesia, définit la tragédie com m e suit:

La traged ia è u na im ita tio n e d i una v irtu o sa e n o ta b ile a z io n e , ch e sia co m p iu ta , e gran d e, la q u ale im ita tio n e si la co n se rm o n e fa tto su a v e e d o lc e , seperatem en te in a lcu n e parti di q u ella , et essa tragedia n o n per en n u n cia zio n e, m a per m isericord ia e par tem a purga n e i sp etta to ri q u este tali p e r tu r b a z io n il8.

15 Ibidem , p. 25. 16 Ib id e m , p. 3 6 7 , 366.

17 V oir M i c h a ł o w s k a , op. c it., pp. 52 — 66.

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102 Janina A b ra m o w s k a

11 est cependant isolé dans cette opinion. D 'a u tres textes il ressort q ue l’on associait de façon utilitaire la catharsis à un p ro fit m oral im m é d ia t,y. Le but m oralisateur de la tragédie est d ’ailleurs souligné par presque tous le théoriciens de diverses orientations. O n p o u rrait m êm e déceler chez Scaliger une véritable polém ique avec A ristote; à son avis en effet

n eque enim e o tantu m sp ec ta n d u m est, ut ap ecta to r es vel adm irentur vel p ercellantur id q u o d A esch y lu m fa ctita sse aiunt critici: sed et d o c e n d i, et m o n e n d i et d electan d i.

Plus loin il dit encore:

D o c e t affectus p o eta per a c tio n e s: ut b o n o s a m p lecta m u r, atqu e im item u r ad agen d u m , m a lo s a sp em em u r ob a b stin e n d u m 20.

Ainsi donc, l’action ém otionnelle sur le spectateur consiste sim ple­ m ent à inspirer, à des fins didactiques, de la sym pathie ou de l’an tip ath ie p o u r les personnages.

C ’est la p ro g ram m atio n des réactions du spectateur qui vient au prem ier plan chez Jean de L a Taille. Selon lui, la tragédie ne devrait pas avoir p o u r sujet

les c h o se s qui arrivent ch a q u e jo u r , n a tu re lle m en t et par raison c o m m u n e , co m m e d ’un qui m ourrait d e sa prop re m ort, d ’un qui serait tué d e so n en n e m i, ou d ’un qui serait c o n d a m n é à m ourir par les lo is ou par ses d ém érites; car tou t cela n ’ém o u v ra it pas aisém en t et à p ein e m ’arracherait une larm e de l ’o e il21. Il faut — exp liq u e-t-il — que le sujet en so it si p ito y a b le et p o ig n a n t de so y q u ’e sta n t m esm es en b r e f et n û m es d it en gen d re en n o u s q u elq u e p a ssio n : c o m m e qui v o u s con terait d ’un à qui l ’on fit m alh e u r eu sem en t m an ger ses p rop res fils f . ..] qui ne p o u v a n t trouver un bourreau p ou r finir ses jo u r s et ses m aux fût co n tra in t de faire ce piteux office de sa m a in 22.

C om m e l’a rem arq u é R ené Bray, l’équivalent de (pôfioç, dans les trad u ctio n s françaises de la Poétique est p lu tô t « l’h orreu r» que «la terreur» ou «la cra in te » 23. Le spectateur d o it éprouver un sen­

|g C f. à c e p r o p o s B. W e i n b e r g , « C a ste lv e tr o ’s T h eo ry o f P o e tic s» , [dans:] C r itic s a n d C r itic ism , C h ic a g o 1957.

20 S c a l i g e r , op. c it., p. 3 68, 903.

21 J. de L a T a i l l e , L ’A r t d e la tra g é d ie , c ité d ’après E. F a g u e t , L a T ra­ g é d ie fra n ç a ise au X V F s. ( J 5 5 0 - 1 6 0 0 ) , P aris 1912, p. 154.

22 Ib id em , cité d ’après M . E. R i g a l , « L e T h éâtre d e la R e n a issa n c e » , [dans:] H isto ire de la langue e t d e la litté ra tu re fra n ç a ise d es o rig in es à 1900, vol; 3, P aris 1897, pp. 2 8 2 - 2 8 3 .

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tim ent d ’effroi mêlé de répulsio n ; on retrouve ici la m êm e catégorie que chez Scaliger: Yatrocitas. C ette tendance est illustrée encore plus clairem ent p a r la form ule d ’un théoricien de la fin du siècle, L audun d ’A igailiers: «Plus les tragédies sont cruelles, plus elles sont excellentes»2 Les théoriciens du X V IIe siècle qui écrivent sous le signe du classicism e b aro q u e — H einsius, Vossius et S arbiew sk i25 — so nt plus proches de la conception d ’A ristote.

P assons à présent à la p r a t i q u e l i t t é r a i r e des au teu rs de tragédies du X V Ie siècle, parallèle — sem ble-t-il — aux form ulations qui on t été citées.

Écrire des tragédies était un des principaux points du program m e ren aissan t d ’im itation. Ce genre qui se situait d ans la hiérarchie plus h a u t que l ’épopée, qui était soum is à des canons sévères et soulevait de vives discussions, se développait d ans les conditions d ’une conscience théorique pleine et entière. L a p ratiq u e cependant ne se référait pas seulem ent à un m odèle a b stra it du genre, conçu de telle ou telle façon, m ais aussi et avant to u t à des exemples co n crets: les tragédies de Sénèque, plus rarem en t celles d ’E uripide et de Sophocle. Le résultat, c ’est que le processus de conventionnali- sation em b rassa un nom bre sensiblem ent plus grand d ’élém ents que ceux qui son t m entionnés d an s les poétiques. Les m êm es schémas d ’affabulation se répètent, com m e la querelle de deux frères p our le p o u v o ir (T hyeste), l’am o u r incestueux {Phèdre), l’unjustice q u ’un ty ran cruel fait su bir à une victim e innocente (Octavie), etc. L ’o rd o n ­ nance des scènes se re p ro d u it elle aussi: les prologues servant d ’exposition et de m otivation qui sont p rononcés p a r un personnage p ro ta tiq u e spécialem ent in tro d u it p o u r cela: un dieu, un ange, etc,; les dialogues avec les confidents, qui révèlent l’inquiétude du héros stim ulée p ar des songes p roph étiques, des signes et des prédictions; les relation s des m essagers; les dialogues de conso lation et de persuasion to u jo u rs fondés sur les mêm es argum ents. Les chants

24 P. d e L a u d u n d ’A i g a i l i e r s , A r t p o é tiq u e fra n ç a is , Paris 1597, c ité d ’après B r a y , op. c it., p. 318.

25 C f. W. A . S m i t , « E ta t d es rech erch es sur S én èq u e et les d ra m a tu rg es h o lla n ­ d a is» , [dans:] L e s T ra g éd ies d e S én èq u e e t le th é â tre d e la R en a issa n ce, éd. J. J a c q u o t, P aris 1964; J. O k o ń , P o e ty k a S a rb ie w sk ie g o i n ie k tó re p r o b le m y baro k u w d ra m a c ie s z k o ln y m je z u itó w w P o ls c e w ieku X V I I {L a P o é tiq u e de S. e t quelques p ro b lè m e s du B a r o q u e ...), K r a k ó w 1968, pp. 4 1 —65.

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104 Janina A h ra m o w sk a

du choeur sont dom inés p ar des topoi analogues. B eaucoup d ’oeuvres sont des trad u ctio n s libres, des parap h rases de co n tam in atio n ou de substitution, ces dernières con sistan t à m ettre une nouvelle intrigue dans un cadre em p runté à une tragédie an tiq u e to u t en conservant l’ordre des scènes, les m o tivations et m êm e des passages du texte. T out cela rend les tragédies de la R enaissance très sem blables les unes aux autres et confère à nom bre d ’entre elles un caractère d'exercices littéraires, m ais cela favorise en m êm e tem ps la conserva­ tion de l ’«inform ation tragique» co ntenue d ans les m odèles imités. Le X V Ie siècle n ’en a pas m oins élaboré certaines variétés du genre soit p ar préférence plus ou m oins consciente p o u r une des p ro po sitions antiques, soit p ar les m odifications opérées d an s le m odèle générique. C ’est là q u ’il convient de chercher les traces de la façon d o n t la R enaissance a com pris le tragique.

Le prem ier type, le plus im p o rtan t, est con stitué p ar la t r a g é d i e d e l ’h o r r e u r , avec com m e variante la t r a g é d i e d e la v e n g e a n c e , qui se développe su rto u t en Italie et en A n g leterre26. Son trait caractéristique est une accu m ulation d ’ho rreu rs peu com m unes qui, en dépit des recom m endations d ’H orace, sont généralem ent présentées directem ent sur la scène: incestes, m eurtres et suicides en série accom plis d ’une façon particulièrem ent recherchée, festins cannibales confectionnés avec les corps des victimes assassinées. O n n ’explique pas to u t en im p u tan t la vogue de ces m otifs aux influences de Sénèque p u isq u ’ils ap paraissent égalem ent chez les au teurs qui rejettent en principe ce m odèle au profit du m odèle grec, p ar exem ple chez R u cellai27. La source de ces élém ents d oit p lu tô t être cherchée dans les nouvelles du début de la R enaissance et du X V Ie siècle; c ’est là que puisent ouvertem ent les auteurs de tragédies italiens et les écrivains anglais qui ont une dette envers eux et qui ajoutent au réperto ire des m otifs insp iran t l’h o rreu r une scène, presque obligatoire, avec un fantôm e. Les thèm es rom anesques qui o n t in trod uit dans la

26 C f. entre autres C . M a r g u e r o n , «L a T ragéd ie ita lien n e au X V Ie s.: théorie et p ratiq u e», [dans:] L e T h éâ tre tragiqu e, éd. J. Jacq u o t, P aris 1962; R. F i s c h e r , Z u r K u n ste n tw ick lu n g der englischen T ragödie von ersten A nfängen b is zu Sh apespeare, S trassbu rg 1893; E. F o r s y t h , L a T ra g éd ie fran çaise de J o d elle à C orn eille. L e th èm e d e la vengeance, Paris 1962.

27 V oir T. S. E l i o t , « S en eca in E lizab eth an T r a n sla tio n » , [dans:] S e le c te d E ssa ys, L o n d o n 1953.

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tragédie les m otifs de l ’am o u r et de l ’aventure, absents du m odèle antique, ont co n trib u é à la transform ation radicale que le genre a su b i: la tragedia nouva giraldicma est au fond une sanglante tragi-com édie ro m an tiq u e à sensation d o n t l’action pleine de péripéties horribles se term ine p ar un happy end. L 'atrocitas rem place et com pense l’absence de ca ta stro p h e finale, conform ém ent à la form ule de Scaliger : «m odo intus sint res atroces». C o n trairem en t à la directive d ’A ristote qui exigeait «la m édiocrité m orale du héros de tragédie», les deux personnages préférés de la tragédie de l’h o rre u r sont la victim e inno­ cente et le tyran cruel, crim inel. Ce d ernier cepend ant n ’est pas un sim ple calque du N éron d'O ctavie ou du P y rrh us des Troyennes de Sénèque, m ais un type qui a des concrétisatio ns vivantes; q u an t au m écanism e du fonctionnem ent de la co u r présenté dan s ces oeuvres, l’au teu r et souvent aussi les spectateurs le connaissaient p o u r l’avoir directem ent observé. Le tyran est q u e lq u ’un qui usurpe le d ro it de décider du sort de ceux qui d ép en den t de lui. La position centrale q u ’il occupe dans le m onde représenté au rait pu co n d u ire à la tragédie du pouvo ir qui fut cep en d an t p lu tô t annoncée que réalisée au X V Ie siècle.

D ans la tragédie de l’h o rreu r, la cause du m alheur n ’est ni la faute trag iq ue et involontaire d 'O edipe, ni le crim e d 'O reste com m is p ar obéissance à une au tre norm e im po rtan te. C ’est le mal m oral o rd in aire derrière lequel se cache la folie des passions — jalousie, colère, cup idité — un m al p articulier cep en d an t d a n s son caractère o u tran c ier et prém édité et qui est la m esure de la cru au té de l ’hom m e en général. La vengeance à laquelle la victim e a recours déclenche to u te une chaîne de crim es. Le mal se m et à agir com m e un m écanism e indép endant, en traîn en t sans cesse de nouveaux p erso n ­ nages d ans ses engrenages; on assiste à une co n tam in atio n du mal que subissent m êm e les gens nobles. C ela se m anifeste p ar une accum ulatio n insensée de cadavres. C et univers clos soum is au p o u v o ir d ’un ty ran et envahi p a r un mal grand issant com m e un raz de m arée est incontestablem ent un m onde tragique. D an s la tragédie italienne de la R enaissance ce pen dant, et dans la p lu p art des dram es anglais préshakespeariens, cette vision est simplifiée, le conflit est résolu d ans un esprit de justice qui trouve infaillible­ m ent le co u p ab le et d o n n e souvent aussi satisfaction à la vertu opprim ée. Le ch âtim en t est généralem ent infligé p a r la victim e qui

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se venue, p ar un sauveur arriv an t soudain de l'extérieur, parfois mêm e p ar l’effet d ’une intervention m iraculeuse, une voix venant du ciel p ar exemple. Le m auvais ty ran ne pertu rb e que m o m en ta­ ném ent l’o rd re du m onde qui est ensuite rétabli. Le m al est donc en quelque so rte un phénom ène exceptionnel, une « dénatu ratio n » peu fréquente. La tragédie de la vengeance se fonde sur la thèse m orale, voire m oralisante, de la nécessité (et de la possibilité!) d ’éviter le péché, l’image des terribles conséquences de celui-ci a p o u r b u t d ’en déto u rn er le pécheur éventuel.

Le second type de tragédie élaboré à l ’époque de la R enaissance, et qui a d ’ailleurs des précédents antiques, est la t r a g é d i e d e la s o u f f r a n c e , la t r a g é d i e p a t h é t i q u e . Le personnage cen tral n ’est pas, dans ce type d ’oeuvre, q u e lq u ’un qui agit et prend des décisions, m ais au co n traire q u e lq u ’un qui accepte passivem ent et contem ple son m a lh e u r28. Le seul choix qui lui reste, c ’est une vie m alheureuse ou une fuite dans le suicide. L ’action se lim ite à présenter non pas la cata stro p h e elle-même p u isq u ’elle se p ro d u it généralem ent plus tô t et est rem placée p ar la relation d u m essager, m ais la réaction à la cata stro p h e d ’ab o rd prévue puis confirm ée. D ans sa form e extrêm e, ce type d ’oeuvre est au fond un long lam ento entrecoupé de discussions sur le suicide, de tentatives de consolatio n de la p art des confidents et du choeur, et de considération s au sujet du destin. O n est de nauveau en désaccord avec A risto te qui estim ait que le m alheur qui frapp e l ’innocent n ’éveille ni la pitié ni la terreur. M ais ici non plus il ne s’agit pas de catharsis, pas plus d ’ailleurs que de m oralisatio n p u re et simple.

Le héros, et plus souvent l ’héroïne, de la tragédie p ath étiq u e est, certes, un personnage «de h a u t rang» (reine, épouse d ’hom m e d ’E tat) m ais ce n ’est pas q u e lq u ’un qui, brisé p ar le m alheur, révèle une grandeu r m orale particulière; c ’est p lu tô t un exemple d ’être souffrant. La distance qui le sépare du spectateur n ’est pas très grande et le genre de m alheur (m ort d ’un proche causée p ar la guerre) se situe dans le cham p d ’expérience de celui-ci. L a pitié d ’A ristote est rem placée p ar la com passion. Ce type de tragédie

28 « D o g m e d e la tragéd ie fran çaise de la R en a issa n c e : le h éros est un p e r so n ­ n a g e p a ss if qui est très m a lh e u r eu x » , écrit R . L e b è q u e , « L a T ragéd ie française au X V I e s.» , R e vu e d e s C ou rs e t C o n fére n c es, 1930 — 1931, n o . 1, p p . 31 — 32.

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fleurit su rto u t en F rance p en d an t la deuxièm e m oitié du siècle, au m om ent des guerres de R elig io n 24. Le m alheur privé et la dou leu r d 'u n e femm e plongée d ans le deuil deviennent donc un exem ple de souffrance inutile, résu ltan t précisém ent de la guerre. Il y a là une p ro testatio n co n tre le mal m ais aussi une sorte de consolatio n com m e celle que l’on trouve dans les Thrènes de K ochanow ski: «Człowiek urodziw szy się zasiadł w praw ie takim , / Że m a być ja k o celem przygodom w szelakim »30 (XIX, 111 — 112), une con solatio n qui m ène à la co nclusion : «L udzkie przygody, ludzkie n o ś » 31 (XIX, 155— 156). L ’hom m e m alheureux se retrou ve d ans la grande com m u n au té universelle de ceux qui souffrent.

D ans la littératu re polonaise il n ’y a pas de tragédie de l’ho rreu r, ab straction faite de la trad u c tio n de L a Dalida de G ro tto p ar Sm olik, intitulée Cień albo dusza M olenta, króla baktriańskiego {L ’Ombre ou

l ’âme de M olent, roi de Bactriane), d o n t on n ’a conservé que le

début. La tragédie pathétique, p ar con tre, est représentée p ar son rem arq u ab le p ro to ty p e an tiq u e: Troas de Sénèque dan s la trad u ctio n de Ł ukasz G órnicki (1589). L ’action com m ence au m om ent où la ca ta stro p h e est déjà un fait accom pli: les ruines de T roie achèvent de se consum er. La m o rt de Polyxène et celle d ’A styanax n ’en sont plus que le co m plém ent; tran sp o rtées derrière la scène contaire- m ent aux h abitu des de Sénèque, elles font l'o b jet des considérations et des lam en tatio n s des autres personnages. A u centre se tro u v an t les deux m ères, A n d ro m aq u e et H écube, qui p erd en t l ’une son fils unique, l ’au tre son dernier enfant. Elles sont accom pagnées p ar le choeur des femmes de T roie qui navigu eron t b ien tô t com m e captives vers la G rèce afin de m ettre des enfan ts au m onde p o u r leurs ennem is. Le sujet de la tragédie, c ’est à pro p rem en t p arler la co n tem p latio n de la souffrance, l ’accou tum an ce progressive au

29 La c o n sc ie n c e d e vivre à une é p o q u e tragiq ue grandit c h ez les écrivain s du tem p s: «Je sc a y q u ’il n ’est genre de p o è m e s m o in s agréab les q u e cestu y -cy , qui ne rep résen te q u e les m alheurs la m en ta b les d es p rin ces, avec les sa cca g em en s d es p eu p les. M a is au ssi les p a ssio n s d e tels sujets n o u s so n t jà si ord in aires, que les e x em p les a n c ie n s n o u s d e v r o n t d o resn a v a n t servir d e c o n so la tio n en n o s particuliers et d o m e stiq u e s e n c o m b r e s» , écrit R . G a r n i e r d a n s la d é d ic a c e de sa T roade, [dans:] O eu vres c o m p lè te s, éd. L. P in vert, v o l. 2, P aris 1923, p. 1.

30 L ’h o m m e à p ein e né est so u m is à u n e lo i q u i fait d e lui la c ib le d e to u s les hasard s.

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108 Janina A b ra m o w s k a

désastre irréversible et aussi, en quelque sorte sous-entendu, le choix accom pli p ar les victimes entre la vie et le suicide possible. On a affaire ici à la version du stoïcism e qui co rresp o n d à sa réception post-renaissante, un stoïcism e dépourvu de la conception orgueilleuse de l’hom m e — incom patible avec le christianism e — mais qui est, en revanche, la source d 'u n e con solatio n spécifique, p arad o x ale: l’hom m e est con d am n é à l’incertitude et au m alheur, il ne lui reste q u ’à se résigner à son sort et à su p p o rter avec constance ses souffrances. C ette constance — C o n sta n tia — que représentent les femmes de Troie, est une sorte d 'héro ïsm e passif accessible à tous, une m anière laïque de conférer un sens aux souffrances, parallèle en quelque so rte aux conceptions chrétiennes de la souffrance qui a un sens*2.

Les tran sfo rm atio n s q u ’a subies au X V Ie siècle le canon de la tragédie élaborée dans l ’A ntiqu ité étaient dues aussi en g rande partie au fait q u'il se trouv ait à présent d ans un «cham p générique» com m un non seulem ent avec la com édie m ais encore avec les genres m édiévaux qui étaient restés vivants: la farce, le m ystère et su rto u t la m oralité.

La m oralité du M oyen Age parlait de tout un chacun ; elle le présentait dans la situation d 'u n choix à accom plir entre le péché et la vertu et m o n trait le résultat de ce choix sous la form e du châtim ent infernal ou de l’entrée triom phale au paradis. A l'ép o q u e de la R enaissance, ce genre subit d ’im p ortan tes m odifications: d ’une p art, il devint un instrum ent com m ode p o u r les polém iques religieuses et m ême politiques, d 'a u tre p art, son schém a fut peu à peu envahi par des élém ents concrets et finit p ar s’estom per dans des

affabula-32 La c o n sta n c e est une id ée m aîtresse du n é o -sto ïc ism e eu rop éen qui fleurit après 1560. P arm i les auteurs de traités qui lui furent c o n sa c rés, il faut citer G u illa u m e du Vair et su rtou t Ju ste L ipse qui fut traduit et très c o n n u en P o lo g n e (D e c o n sta n tia , I éd. A n v ers 1584, tra d u c tio n p o lo n a ise : Justa L ip siusa O s ta ło ś c i k s ię g i d w o je ... par J. P io tro w icz, V iln o 1600). D a n s la d éd ica ce du traducteur on lit cette p h rase c a ra ctéristiq u e: « A te k siążki O sta ło ś c i tyle są nad P o litik a zacn iejsze, ile to jest rzeczą p o ży teczn iejszą , c o i w ielk im sta n o m , i m ałym je d n a k o słu ży , niż to , c o d o w ielk ich ty lk o n ależy, a m ałych się nie tyka» (C es livres Su r la co n sta n ce so n t p lu s rem arq u ab les que P o litiq u e p arce q u e ce qui sert aux grands c o m m e aux p etits est c h o se p lu s u tile que c e qui ne co n c e r n e q u e les grands sa n s av o ir rap p ort aux p etits; c ité d ’après A . K e m p f i , « O tłu m a czen ia ch Ju stu sa L ip siusa w p iśm ien n ictw ie sta r o p o lsk im » (Sur le s tra d u c tio n s d e J. L. d a n s la littérature v ieille p o lo n a ise ), S tu d ia i M a te r ia ły z D z ie jó w N a u k i P o ls k ie j, S. A , 1962, fasc. 5, p. 52.

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tions développées d ’origine historique, dans des récits m ythologiques et des thèm es bibliques spécialem ent arran gés à cette fin. La m oralité

com m ença donc à exploiter le m êm e groupe de thèm es que la

tragédie ce qui ab o u tit à des annexions inévitables: c ’est ainsi que vit le jo u r ce que les chercheurs anglais désignent sous le nom de

hom iletic t r a g e d y un genre hy bride reco u ran t à des élém ents du

code de la tragédie, m ais fondé sur le schém a de l’affabulation édifiante (châtim ent p o u r le péché, récom pense p o u r la vertu) que viennent renforcer des survivances de la constru ctio n de la m oralité telles que les thèm es doubles et les doubles conclusions, les personnages sym étriques des bons et m auvais conseillers, etc.

D ans la tragédie grecque, le crim e était com m is p ar q u elq u ’un de noble; le bien et le m al étaient inséparables. La m oralité, et donc aussi la t r a g é d i e h o m i l é t i q u e q u ’elle dom ine, est le dom aine d 'u n e pensée d o ctrin ale qui distingue de façon univoque l’action ju ste de l’erreu r et que l ’on peut co m p arer à une im age en noir

et blanc sans dem i-teintes. La catégorie de la justice p ro p re à la m o ralité — et qui, on l’a vu, n ’est pas étrangère non plus à la

tragédie de l’h o rre u r — p ro g ram m e de m anière spécifique les réactions du public: le châtim en t qui à la fin frappe le crim inel n ’ap p o rte pas de catharsis m ais do n n e au spectateu r une satisfaction m orale, il l'afferm it d an s la conviction du bien-fondé des norm es m orales en vigueur.

On trouve m êm e une trace de ce type de pensée dan s Odprawa

posłów greckich {Le Renvoi des ambassadeurs grecs, 1578) de K o ­

chanow ski. Le sujet de la pièce est la cata stro p h e collective. Le costum e m ythologique, ou p lu tô t p seudo-historique, sert à analyser le phénom ène de la chute de l'E ta t et à s'in terro g er sur ses causes. Les coupables sont bien entend u Paris, tro p p ro m p t à s’am ouracher, et Priam qui a fait preuve de faiblesse, m ais ils ne sont pas les seuls ni m êm e les principaux responsables de la ca ta stro p h e. K o ­ chanow ski a placé au centre du d ram e une relation sur le déroulem ent des déb ats du C onseil et il m o n tre que la décision fatale est prise par ses m em bres d ’une façon légale et conform e à la procéd ure en vigueur. Le second ch a n t de ch o e u r et le m onologue d ’Ulysse indiquent

- C f. D . B e v i n g t o n , From M a n k in d to M a rlo w e . G row th o f S tru c tu re in the P o p u la r D ra m a o f T udor E n glan d , C a m b rid g e 1962, p. 161 et sq.

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110 Janina A b ra m o w sk a

clairem ent que le m al vient de l'im m o ralité de tous ceux qui p articipent au gouvernem ent de la R épublique. C e ne sont pas les crim es des rois qui causent la perte des natio n s, m ais les péchés honteux, ordinaires des citoyens.

U ne telle conception de la tragédie politique ne pouvait voir le jour qu'en Pologne, dans le systèm e de la dém ocratie nobiliaire.

L e Renvoi des ambassadeurs grecs n 'a pas de m odèle ni m êm e

d ’équivalent dans l’A ntiquité, pas plus que dans la littératu re occi­ dentale du X V Ie siècle. D ’un au tre côté cependant, K ochanow ski s'est privé de la possibilité de trag iq u e que d o n n ait la superposition, l'identification du destin de la n atio n avec le destin du souverain, possibilité qui a été exploitée d an s Les Perses, L es Troyennes, le Gorboduc ou dans L es Juives de G a rn ier. L e Renvoi des ambassa­

deurs grecs est de ce fait une tragédie sans héros puisque A nteno r

n'est q u ’un raiso n n eu r représen tan t la cause p atrio tiq u e et que tous les autres personnages sont des figures épisodiques, l'ac tio n elle- -m êm e s’effritant en épisodes isolés.

La catégorie qui dom ine d an s la pièce de K ochanow ski n ’est pas le tragique m ais un sérieux m o ralisan t, m ême si sous la plum e du grand poète, la form e de la tragédie d on ne ici une oeuvre de poids qui est une synthèse spécifique de la pensée m orale et p o ­ litique de la R enaissance polonaise. C om m e dans Kazania sejmowe

(Les Serm ons à la Diète) de Skarga, c ’est l’histoire qui y a ajouté

les co n n o tatio n s tragiques.

En dépit de to u te sa régularité form elle, le Castus Joseph (1587) de Szym onow ie est égalem ent une tragédie sans tragique, ce que souligne encore la trad u c tio n trivialisante de G osław ski (1597). L ’épisode, qui n ’a p as été choisi avec beaucoup de bo n h eu r, de l ’histoire de Joseph en Egypte a été traité d ’après le schém a de

YH ippolyte d ’E uripide avec les su b stitu tio n s suivantes: H ip po ly te —

Joseph, P hèdre — Jem psar, Thésée — Faetifer. Le personnage p rin ­ cipal est en fait Jem psar qui d an s les scènes du d éb u t est la digne soeur de Phèdre, une héroïne noble, essayant en vain de résister à une passion invincible. C ette conception du personnage cependant, n ’est pas m aintenue ju s q u ’au b o u t: Jem p sar se tran sform e bientô t en une débauchée triviale et rusée qui m ène p ar le b o u t du nez son n a ïf et cocu de m ari, presque com m e le ferait un personnage de com édie satirique. Victim e innocente de l ’intrigue,

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Joseph lui-m êm e reste à l'arrière-plan, défini indirectem ent com m e l’incarn atio n de to utes les vertus: intendant fidèle et com pétent de la m aison de son m aître, adepte fervent de sa foi étrangère, il est en to u ré de la consid ération générale. D ans l’affaire de Jem psar, il n ’éprouve aucune ten tatio n et lo rsq u ’on l’accuse à tort, il accepte son sort avec résignation et n ’essaie pas de se disculper, laissant à la P rovidence le soin de le sortir de ce m auvais pas, ce qu'elle fera d ’ailleurs effectivem ent, on le sait. Le rôle du cho eur et du groupe de personnages secondaires constitué p ar les dom estiques de Faetifer est n ettem ent élargi, ce qui constitue une dém arche intéressante. D ans la prem ière partie, les femm es du cho eu r et la nourrice p ren n en t p arti p ou r Jem psar, m ais à la fin, indignées d evant tan t d'injustice, elles déclarent leur intention de se mêler à l'actio n et de dém asquer le m ensonge de leur m aîtresse. O n p eut considérer ce groupe de personnages com m e une sorte de projection du spectateur idéal; leurs com m entaires et leurs actions ne p ro g ram ­ m ent pas seulem ent de façon univoque les ém otions du public, ils façonnent aussi le jugem ent m oral q u ’il lui faut p o rter sur les événe­ m ents représentés.

La description co n ten u e dans la relation finale du m essager est caractéristiq u e: elle nous m ontre Joseph en prière dans sa cellule, agenouillé et les m ains jointes, sur lequel tom be soudain un rayon de clarté céleste. Ce tableau qui se réfère aux can on s iconographi­ ques populaires de la p einture religieuse, résum e la form ule de la pièce de Szym onow ic: on a affaire à une t r a g é d i e h a g i o g r a p h i q u e qui- se sert du schém a de l’affabulation édifiante, en laissant toutefois en suspens le dénouem ent, et d ont les personnages principaux sont un héros irrép rochable et son an tagoniste, in carnation du vice. Ce Joseph est un saint de la galerie des jésuites, un jeune hom m e pur dans le genre d ’Aloïse de G onzague ou de S tanislaw K o stka. Le

Castus Ioseph est un curieux exem ple des tran sfo rm atio n s que la

tragédie a subies sous l’influence de l’idéologie de la C ontre-R éform e et que l’on re tro u v era sous une form e plus com plète dans le théâtre jésuite.

La tragédie de la R enaissance n ’est représentée en Pologne que p a r quelques oeuvres qui ne form ent pas une ligne évolutive bien nette. M ais c ’est en vain aussi que l’on chercherait des chefs-d’oeuvre du genre à l’O uest de l ’E u ro p e: les chercheurs anglais et français qui

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112 Jan in a A b ra m o w sk a

étud ient le théâtre considèrent non sans raison le X V Ie siècle com m e une pério d e p ré p ara to ire p a r ra p p o rt aux grandes réalisations du siècle suivant. O n d irait que la tragédie est «ressuscitée» tro p tôt, à un m o m en t où elle ne p o u v ait servir à exprim er u n e vision tragique du m onde. L ’optim ism e et le didactism e de l’âge de la R enaissance sont essentiellem ent incom patibles avec le tragique d o n t le terrain de prédilection est l’inquiétude, le sentim ent de l’insuffisance des réponses qui peu v en t être données aux questions fondam entales de l’existence, l'échec de toutes les recettes qui p ro m etten t un b on h eu r universel, la conscience de l’existence d ’un «reste» qui échappe à to us les systèm es et q u ’on ne peut pas expliquer ni changer.

L a v i s i o n r e n a i s s a n t e d ’un m onde régi p a r un Dieu sage qui rappelle parfois la R aison du m onde des stoïciens et est le g aran t du Sens et de l ’O rdre, e s t é t r a n g è r e a u t r a g i q u e . Les c o n ­ ceptions anth ro p o lo g iq u es de l'hum anism e sont essentiellem ent o p ti­ m istes et la tendance des em p ru n ts à la pensée de la philosophie an tiq u e est caractéristique à cet égard. Le dualism e platonicien co n ­ duisit à voir en l ’hom m e un être im parfait, certes, m ais se tro u v an t sur le chem in de la perfection, dans le cham p d ’attra ctio n de l’A m our divin; sa situation interm édiaire entre les esprits célestes et le m onde des être inférieurs, les anim aux, se résum e dan s la fière form ule de «deus in terra». Au stoïcism e on em p ru n te la con cep tio n de la vertu qui se suffit à elle-même et la conviction orgueilleuse de la liberté intérieure de l’hom m e cap able de d om iner son destin.

Q uel que soit son éclectisme, le X V Ie siècle est un siècle de systèm es qui préten d en t à une mise en ordre générale du m onde, de p ro gram m es visant à réform er la société et à p erfectionner l’individu. D e tels program m es doivent nécessairem ent en traîner un accroissem ent du rôle de la persuasion et ce sont des fonctions de persuasion que l ’on im pose à l’art, en p articu lier à la littérature. Celle-ci sert à une sim ple édification m orale fondée sur la conviction, héritée de la période précédente, du caractère essentiellem ent distinct du bien et du mal.

C ’est p o rq u o i d ans la tragédie de la R enaissance il n ’y a p ra ti­ quem ent p as de conflit de valeurs, de situation dan s laquelle le héros est co n tra in t de transgresser une norm e m orale au nom d ’une autre norm e. L a situation trag iq ue fondam entale est le «revers de

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fortune», une ca ta stro p h e soudaine qui co n d u it à une réflexion générale sur le caractère éphém ère et incertain du b on h eu r conçu avant tout com m e un état de prospérité extérieure. C ette réflexion est form ulée presque obligatoirem ent dans chaq ue tragédie p a r un appel à quelques «topoi tragiques» que l ’on trouve d ’ailleurs aussi dans le lyrism e m éd itatif de la R enaissance. Les m ots-clefs so n t ici le D estin, la Providence et la F o rtu n e qui coexistent dans le systèm e de pensée syncrétique de l’époque.

La F o r t u n e , ou le B o n h e u r , désigne prafois sim plem ent la réussite d ans la vie ou, d ’une façon encore plus étroite, la richesse; tan tô t, p a r contre, elle signifie la to u rn u re du H asard qui résum e to u t ce qui d an s la vie hum aine est im prévisible et inexplicable. La F o rtu n e est parfois qualifiée de capricieuse ou de jalo u se parce q u ’elle p o rte ses coups le plus volontiers à l’im proviste, q u an d l’hom m e se sent en sécurité. O n lui attrib u e donc cette envie et cette délo y au té envers les hom m es, qui caractérisaient les dieux grecs.

Les caprices de la F o rtu n e con stitu en t su rto u t une m enace p o u r ceux qui occupent une position élevée, en particulier p o u r les rois. La chute d ’un m on arq u e est particulièrem en t profon de et do ulo ureuse, c ’est p o rq u o i les souverains sont les plus qualifiés com m e h éros de tragédie. C e raisonn em ent est lié à l ’image, très rép and ue au M oyen Age, de la roue de la F o rtu n e, qui peut du reste être interprétée com m e un essai de conciliation entre l’inégalité féodale et l’idéal égalitaire ohrétien. L a ro u e de la F o rtu n e ne se borne pas à faire tom ber les grands et à élever les petits, elle équilibre en quelque sorte co n stam m en t le bilan du bonh eu r. Les grands ob tienn ent plus, mais ils risq uen t d av an tag e; les petits, eux, vivent dans u ne sécurité relative. O n exige aussi d av antage des grands et c ’est eux que c o n ­ cerne l'exigence de l’h éro ïsm e34.

Le d o uble p ro venance — stoïcienne et biblique — de la n o tio n de P r o v i d e n c e entraîn e une pluralité de co n n o tatio n s qui ne sont pas to u t à fait con cordantes. T a n tô t identifiée à un Dieu ju ste et

34 O n tro u v e déjà c ette idée d a n s les tragéd ies d e S én èq u e, d o n t les c h o e u r s ne so n t p as d'esprit sto ïcien m ais ép icu rien . Les h u m b les qui n ’ont p as les m o y en s d ’a ttein d re d es vertus h éro ïq u es, p eu v en t o b te n ir un h u m b le b on h eu r s'ils ren on cen t à l'a m b itio n e t aux p a ssio n s. C f. P. G r i m a i , « L e s T r a g éd ie s de S én èq u e» , [dans:] L e s T ra g éd ies

de S én èq u e. .., p. 4.

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114 Janina A b ra m o w sk a

pro tecteu r, elle est ta n tô t plus proche de la Nécessité im pitoyable ou de rim m u a b ilité des stoïciens et signifie alors le caractère iné­ b ran lab le des lois auxquelles sont soum ises la n atu re et la vie hum aine. La coexistence de la F o rtu n e et de la Providence crée une virtualité de trag iq u e qui rappelle le conflit hégélien entre la réalité et la conscience: le co u rs de la vie régi p a r la Providence sage a une finalité et un sens, m ais l’hom m e n ’est pas à m êm e de saisir les inten tions divines, de son p o in t de vue le m onde sem ble dom iné p ar un h asard capricieux, p ar la F o rtu n e. La R enaissance n ’a pas c o n n u ce pendan t d ’in terp rétatio n dan s ce sens. La n o tio n de P ro vi­ dence sert plus souvent de soutien à la vision d ’O rd re et d ’H arm onie, elle trio m p h e en quelque sorte de la F ortune.

L a religion constitue en principe le d om ain e d ’une pensée do g­ m atiqu e, étrangère au tragique. Il semble p o u rta n t q u ’au X V Ie siècle les p r é m i s s e s d ’u n e v i s i o n t r a g i q u e p r e n n e n t n a i s s a n c e s u r le t e r r a i n d e l a r e l i g i o n , plus exactem ent de la pensée de la R éform e. La nouvelle in terp ré tatio n de la Bible, en p articulier de Y Ancien Testam ent, et le re to u r à l’héritage de pensée de saint A ugustin conduisent à une conception de l’hom m e p o u r laquelle celui-ci n ’est plus le m aître libre de son destin, le sujet qui accom plit un choix entre le bien et le m al, m ais un être déterm iné, l’objet des décisions de Dieu qui lui sont inconnues. La doctrine de la préd estin atio n im plique q u ’il existe des gens prédestinés à la d a m ­ n atio n et, par conséquent, condam nés au péché, q u o iq u ’elle n ’exem pte p erson ne de la responsabilité et o rd o n n e à tous d ’agir com m e s ’ils étaient élus. Il y a là, indubitablem ent, une source dangereuse d ’hérédité tragique qui fut d ’ailleurs efficacement refrénée au d éb u t p ar l’esprit zélateur d ’une religion m ilitante, confiante dans la vérité q u ’elle venait de découvrir, et qui fut com pensée p ar la directive de l’hum ilité et de l’obéissance.

Les prem iers dram es de la R éform e sont des oeuvres polém i­ ques souvent fondées sur les schém as éprouvés de la m o ralité; ils m etten t en scène un héros qui rejette les erreurs du papism e p o u r em brasser la vraie religion et qui, com m e le m archand N aog eorga de R aj, reçoit le ciel en récom pense. Les écrivains de la R éform e em p ru n te n t aussi volontiers à la B ible des thèm es tels que celui de l’en fan t p ro dique, de D avid, d ’A brah am , d ’A m an ou de N abu cho - d o n o so r, au trem en t dit des histoires qui m o n tren t la m iséricorde

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de Dieu envers ceux qui ont foi en lui, la protection q u ’il étend sur les fidèles et le châtim ent terrible qui attend les infidèles. La notio n de P rovidence q u ’on trouve dans ces textes est em prun tée à Y Ancien T estam ent, en fait elle n ’est pas tran spo sable sur le terrain d ’une religion universelle. La p ro tectio n spéciale de Dieu se lim ite aux individus ou aux groupes élus, elle ne com p rend pas l’h u m a ­ nité to u t entière.

Les dram es bibliques re n o u en t avec les pro to ty pes génériques du th éâtre m édiéval, notam m en t avec le m ystère; peu à peu cepen dan t, le principe de la régularité l’em p o rte et on voit finalem ent ap p a ra ître une tragoedia sacra ou tragoedia de Bibliis sumpta. Si le m ystère est généralem ent dépou rvu de tragique en raison de son caractère sacré, la tragédie est, elle, essentiellem ent an th ro p o c en triq u e; tran spo sé d ans ce nouveau code générique, le thèm e religieux subit une laïcisation inévitable. R icoeur a raison lo rsq u ’il dit que la tragédie a p p a ra ît to u jo u rs en m arge de la religion, q u ’elle est étran gère à l’o rthodox ie, m ais l’histoire du genre au X V Ie siècle p rou ve que cette m arge p eu t être un ch am p étendu et fécond. On trouve d ans les oeuvres de Bèze, de B uchanan, de D es M asures, de Jean de La Taille et aussi chez le cath olique G arn ier, un trag iq ue qui n ’a p p a ra ît

nulle p a rt ailleurs.

Les tragédies religieuses les plus intéressantes ont vu le jo u r en F rance à l'ép o q u e des guerres civiles et ce n ’est pas p a r h asa rd q u ’elles referm ent le thèm e de la c a ta stro p h e collective (souvent sur le m o tif de la chute de Jérusalem ), une cata stro p h e qui est une «vengeance divine» p rov oquée p ar les péchés et l’im piété de la n atio n , parfo is seulem ent du souverain. M algré les conclusions c o n so ­ lantes et le rappel des p ro phéties an n o n ç an t le re to u r de la G râce d an s l’avenir, une question se po se: la peine est-elle prop o rtio n n elle à la faute, le châtim en t to tal est-il m érité?

D ans la tragédie calviniste, un au tre thèm e ap p a raît tim idem ent qui sem ble tirer son origine de la doctrin e de la p réd estin atioh . Les tragédies qui on t p o u r sujet l’histoire de Saül m o n tren t le destin d ’un hom m e d o n t D ieu à d éto u rn é sa G râce. Le principe de la religiosité privée lancé p a r la R éfo rm e p o u r co m b attre l’a u to rité de l ’Eglise cath o liq u e se révèle à double tra c h a n t: c ’est la n atu re m êm e de la foi, en ta n t que d om aine de l’incertitude et des interp rétatio n s co n trad icto ires, qui devient l ’objet de la réflexion tragique.

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