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La "phrase métaphorique" chez les avant-gardistes polonais

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Janusz Sławiński

La "phrase métaphorique" chez les

avant-gardistes polonais

Literary Studies in Poland 21, 35-66

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Janusz Sławiński

La «Phrase m étaphorique»

ch ez les avant-gardistes p olon ais

Du point de vue de quelqu’un qui se sert de mots pour construire un énoncé (qui les aligne par conséquent en phrases) le répertoire lexical auquel il emprunte ses mots se caractérise par un double «excès», m ettant à sa disposition « p lu s» de mots que de significations nécessaires et - en même temps - «plus» de significations que de mots utiles. De ce point de vue, le répertoire lexical n ’est pas un agrégat désordonné d ’unités lexicales, mais un type de système oti la situation de chacune de ces unités est déterminée par ses virtualités homonymiques et synonymiques >.

Il semble que — dans son aspect sémantique — toute opération génératrice de phrase, vise ces deux dimensions du mot. C ’est q u ’elle est un acte de ch 'o ix d o u b l e : d ’un mot à partir de l’ensemble de mots sémantiquement équivalents et d ’une variante sémantique précise parmi les significations possibles de ce mot-là. En sa qualité d ’élément de l’ordre propositionnel, le mot se trouve situé en opposition à ses équivalents sémantico-lexicaux «abandonnés». Et son sens mis en valeur par le contexte de la phrase, se trouve mis en opposition à tous les autres possibles, du même coup éclipsés.

C'est en termes de sémantique que les poètes de l’avant-garde concevaient l’opération génératrice de phrase, et c'est dans les mêmes termes q u ’ils en définissaient la vertu poétique. La différence entre la phrase prosaïque et la phrase poétique devait consister en différence

1 C f. S. K e r c e v s k i , « D u d u a lism e a sym étriq u e du sign e lin g u istiq u e » . Tra­ vaux du C e rc le L in gu istiqu e de P ragu e, I. 1929.

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essentielle — en prose et en poésie — de cet acte de choix double qui, chaque fois, se rattache à une opération syntaxique. Dans la phrase prosaïque, le mot choisi se trouve coupé de ses équivalents synonymiques. En même temps, il se trouve dépourvu de son état d ’homonymie virtuelle. L ’idéal de la prose c ’est un énoncé ou les mots préciseraient, les uns par rapport aux autres, leur univocité, en devenant de cette façon des termes capables de désigner les objets. Fondam entalem ent différente est la dynamique du contexte de la phrase dans un énoncé poétique. Par rapport à ce qui a lieu en prose, intervient ici comme une s u s p e n s i o n d e c h o ix . Introduit dans l’engrenage des interactions syntaxiques, le mot ne rom pt nul­ lement ses attaches avec ses synonymes virtuels; au contraire, il y fait constam ment référence, en prouvant sa nécessité non pas en se coupant de ses rivaux en synonymie, mais par une allusion constante à eux. C ’est cela sans doute q u ’avait à l’esprit Julian Przyboś quant il écrivait, en traitant de la poésie de Mickiewicz: «hors du verbe de Mickiewicz, vibre en toile de fond vivante, et perceptible la m ultitude de tous les autres mots possibles de rem placem ent»2.

C ’est également par rapport aux virtualités sémantiques d'un mot que le choix se trouve comme suspendu. A utant dans la phrase prosaïque, les mots restreignent mutuellement leurs significations multiples et précisent leur sens, autant dans la phrase poétique leurs significations multiples se trouvent admises et confirmées3. Mis en rapport les uns par rapport aux autres selon un ordre syntaxique, les mots extorquent mutuellement les uns aux autres leur significations multiples et les précisent d ’une façon singulière. Ainsi la phrase poétique opère l’alliance entre les deux modalités contra­ dictoires du mot — lexicale et contextuelle. Il y intervient comme une projection de la virtualité lexicale sur l’actualisation syntaxique. Ce

2 J. P r z y b o ś , C z y ta ją c M ic k ie w ic za (En lisa n t M ic k ie w ic z), W arszaw a 1956, p. 272.

3 A prem ière vue, une telle o p p o sitio n p eu t p araître im p ertin en te, d a n s la m esure oti ce q ui sem b le être réellem en t à l ’o p p o sé d e la p o ly sé m ie p o é tiq u e c ’est la m o n o sé m ie des é lém en ts d e la phrase d a n s l ’é n o n c é scien tifiq u e et n o n en « p r o se » . Il n e faut p o u rta n t p as ou b lier q u e la m o n o sé m ie d ’un m o t (term e) d an s l ’é n o n c é scien tifiq u e n ’est p as la c o n sé q u e n c e , variab le se lo n c h a q u e ca s, du ch o ix sy n ta x iq u e d ’un sens, m ais c elle d 'u n e c o n v e n tio n m éta lin g u istiq u e q u i précise les sens sta b les d es m ots, in d ép en d e m m en t d es c o n te x te s p h ra séo lo g iq u es.

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e» c h e z les a v a n t-g a rd iste s 37

qui n ’est q u ’un ensemble de virtualités dans l’enceinte du répertoire lexical, se trouve, dans l’ordre syntaxique, affranchi et actualisé — précisément comme ensemble.

Il ne faut pourtant pas en conclure à une absence de l’opération de choix. Le choix suspendu a un caractère négatif uniquement par rapport à la prose. En poésie par contre, il suscite des liens positifs. Il est aussi un choix, non pas d ’un sens ou d ’un m ot mais précisément de la multiplicité sémantique ou de l’équivalence syno- nymique des mots. C ’est que la phrase poétique ne donne pas lieu à une reproduction simple de la polysémie et de la synonymie n a t u r e l l e s des mots, mais à leur utilisation et leur transposition à une fin précise.

La polysémie «spontanée» subit en quelque sorte l’intervention poétique qui non seulement l’actualise et la rend active, mais encore l’organise, c ’est-à-dire circonscrit. Cette intervention a pour instrument la m é t a p h o r e qui, selon une conviction générale, constitue le phénomène clef de la poétique d ’avant-garde et l’élément majeur de l’innovation poétique du groupe de Cracovie. Pour Peiper comme pour les maniéristes du XVIIe siècle, la m étaphore était «reine des figures de style»4. La m é t a p h o r e d u p r é s e n t — tel était le titre d ’un des premiers articles de program me du «pap e de l’avant-garde», pour reprendre le surnom conféré à Peiper par Karol Irzykowski, texte presque classique dans la théorie polonaise de la poésie. Plus tard, c ’est avec m odération que l’auteur se servira du terme de «m étaphore». Dans Nowe usta {La Bouche

nouvelle), il en aura forgé un autre, pour le supplanter, celui de

«pseudonym e», changement pour une large part verbal, tenant à sa volonté de rom pre avec les classifications ancrées dans la tradition. L ’extension de «pseudonym e» était indubitablement plus large que celle de «m étaphore», le premier de ces concepts équivalant à ce que nous pourrions appeler «incident interverbal de caractère poéti­ que», encore que les énonciations théoriques de Peiper indiquent d ’une façon probante que c ’est la m étaphore qui était à ses yeux un tel incident modèle. Celles de Przybos, de Brzçkowski et de

4 A p r o p o s de l'a n a lo g ie de c o n c e p tio n du rôle de la m éta p h o re entre le m aniérism e b a ro q u e et la p o é sie du X X e siècle, cf. G . R . H o c k e , M a n ierism u s in der L itera tu r. S p ra ch -A lch im ie u n d eso te risc h e K o m b in a tio n k u n st, H a m b o u rg 1959.

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Jalu K urek com prennent également de nombreuses form ulations rela­ tives au phénomène de la m étaphore. Bien que polémique envers quelques-unes des options initiales de l’avant-garde, Fessai magistral de Przyboś sur la m étaphore paru dans Twórczość5 a fructueusement développé ces options, tout en les surm ontant.

Bien q u ’étendue, la théorie de la m étaphore formulée par les avant-gardistes n ’était q u ’un fragment d ’une conception d ’ensemble dont plus d ’une facette n ’est restée q u ’à l’état implicite dans telle ou telle pièce de poésie, faute d ’avoir été théoriquem ent articulée. Il semble que cette théorie avait pour objet la m étaphore perçue non pas comme une figure de style ayant sa place précise parm i les autres tropes, mais comme principe constitutif de la poésie par lequel celle-ci se distingue nettement des autres types de discours. Selon ce principe, la poésie se. prévalait d ’une triple motivation dans la poétique d ’avant-garde. Elle était un mode précis, propre au discours poétique, de rapport au «m onde» — au sens le plus général du terme, un instrument d ’intervention poétique exploratrice dans la structure des objets. Elle était un moyen de comm unication lyrique accélérée sur l’axe moi — toi. Elle était enfin une relation interverbale spécifique, un rapport particulier entre les mots à l’intérieur de la phrase et des phrases entre elles — sur l’axe syntagmatique de la comm unication poétique. C ’est ce troisième profil de la m étaphore avant-gardiste qui seul nous intéressera dans les pages qui vont suivre.

Sur ce plan, son rôle essentiel se laisserait définir de la façon suivante: les relations que la m étaphore instaure entre les mots et les ensembles de mots sont une réinterprétation des rapports syntaxi­ ques «norm aux» par ce q u ’elles offrent en excédent sur eux: en effet, elles multiplient les relations interverbales au contact desquelles les rapports strictement syntaxiques perdent en exclusivité. Sans pour autant que la m étaphore bouleverse nécessairement les usages syntaxi­ ques. Mais même en respectant pleinement l’usage syntaxique, à un égard elle en prend toujours le contre-pied. En effet, autant l’ordre syntaxique tend à préciser univoquement ses éléments, autant la m étaphore agit en sens contraire, en libérant leur polysémie. C ’est dire que non seulement elle multiplie les relations à l’intérieur de

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e» c h e z les a v a n t-g a rd iste s 39

l’énoncé, mais encore instaure une tension entre elles. La p h r a s e m é t a p h o r i q u e — comme disaient les avant-gardistes — c ’est une configuration à l’intérieur de laquelle sont constam m ent en polémi­ que les relations sur l’axe de la conséquence avec celle dans l’ordre de la «sim ultanéité». La phrase prosaïque est comme unilinéaire: dans son étendue, les noms se rattachent les uns aux autres selon un ordre séquentiel. Par contre, dans la phrase ci-dessous:

W tedy

zjadacz, u zb ro jo n y w c h o c h lę

naw et nie w y sta w iw szy z barszczu uszek, w sto ja m u stn ych ro zk o p a n y ch w id elcam i w taczał bryły m iąs.

rozszerzał się trząsł,

p ęczn ia ł, w yp acając p oram i brzuszek.

(J P rzy b o ś, L e m enu )

[C ’est alors q u e : / le m angeur, arm é d ’u n e cuiller à p o t, / san s m êm e sortir les ra v io lis d e la so u p e, / se m et à en gran ger de gros m orceau x de via n d e / d a n s ces cen t c a v ité s b u cales creu sées aux fou rch ettes, / le v o ici q ui se d ila te, / qui frém it, / qui s ’enfle, / e n transpirant par to u s ses p o res / le co n ten u engrangé]

— dans cette phrase, l’alignement des mots non seulement donne de la consistence au schéma syntaxique, mais — de surcroît — instaure des oppositions à caractère de système. La synonymie s’en mêle en abondance: en effet les «raviolis» (en polonais: «petites oreilles») s’actualisent dans leur sens double: comme «les oreilles du m angeur» et comme «raviolis» précisément. Le mot «cavité» se trouve d ’emblée concrétisé comme «cavité bucale» pour aussitôt en révéler un autre sens, propre aux travaux publics («creusée») qui, à son tour, se trouve contesté par allusion au premier («creusée», mais — «aux fourchettes»)6. Nous y sommes en présence d ’un phénomène que Jerzy Pelc a nommé 1’« oscillation sémantique» de la m étaphore7. Elle consiste en mise en branle parallèle de plusieurs variantes

h U n e a n alyse p r o fo n d e d e tels m éca n ism es sé m a n tiq u es d a n s la p o é sie de J. P rzy b o ś se trou ve d a n s l ’essa i d e J. P r o k o p , « B u d o w a ob razu u P r z y b o sia »

(La Structu re d e l ’im age c h ez P .), Ruch L ite r a c k i, 1960, c. 1 — 2.

7 J. P e l c . « S e m a n tic F u n ctio n s as A p p lied to the A n a ly sis o f the C o n c e p t o f M eta p h o r» , |d an s:] P o e ty k a , W arszaw a 1961, p. 334.

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sémantiques d ’un même mot, variantes qui transparaissent l’un à tra­ vers l’autre. Cette coexistence des significations est la propriété fon­ damentale de la m étaphore8. A travers la succession syntaxique des

mots, se constitue l’ordre de «simultanéité», l’espace des significations d'un signe lexical qui coexistent simultanément.

Dans la phrase m étaphorique, ce qui motive la signification c ’est une autre signification alternative; les deux s’offrent en soutien l’une à l’autre en «rem placem ent» d'un soutien extra-linguistique. C ’est ainsi — écrivait Peiper — que la m étaphore «affranchit le dis­ cours poétique de son objet». Elle instaure des «rapports conceptuels

auxquels rien ne correspond dans le monde ré e l» y.

A force de se développer par des confrontations m étaphoriques des mots, la phrase dégage en quelque sorte d ’elle-même sa propre justification de phrase. Elle se détache de la réalité extérieure et de la réalité des sensations, en leur opposant une «réalité poétique pure» issue de l’«apparentem ent libre de concepts» l().

Cette «liberté» soulignée par Peiper appelle une explication plus large. Nous avons dit plus haut que la phrase poétique, telle que la concevaient les avant-gardistes, donne lieu, parallèlement aux rela­ tions syntaxiques, à des relations interverbales ou intersémantiques propres au système lexical. Elle doit constituer comme un équivalent en m iniature de ce système, équivalent qui se réalise — paradoxale­ ment - par la succession syntaxique des mots.

L’homologie y tient avant tout à l’analogie de cadre entre la situation des mots dans le système lexical et leur situation dans la phrase poétique, et non en transposition dans cette phrase, de toutes les implications d ’un mot dans le cadre d ’ensemble du sys­ tème. L'homonymie — car c ’est d ’elle uniquement q u ’il s'agit m ainte­

s Les fo rm u la tio n s th é o riq u e s d e P r z y b o ś p rou ven t q u e c ’est lui. p arm i les av a n t-g a rd istes, qui était le p lus co n sc ie n t d e c e tte p rop riété de la m éta p h o re. Cf. so n c o m p te rendu d e lectu re d e P o e z ja in tegraln a (L a P o é sie in tég ra le) de B rzçk ow sk i (1934), [dans:] L in ia i g w a r . vol. 1, K r a k ó w 1959. Il y écriv a it: «[B rzçk o w sk i] interprète à tort la p o ly sé m ie c o m m e p o ssib ilité de ch o isir tel ou tel autre sens. N o n , ce q u e je so u h a ite c ’est la c o n d e n sa tio n , il n'y a d o n c pas lieu de ch o isir, m ais d ’accep ter to u s les sen s p o ssib le s d ’u n e m éta p h o re à sig n ifica tio n m u ltip le» .

y T. P e i p e r , « M e ta fo r a ter a ź n ie jsz o śc i» (La M éta p h o re du p résen t), [dans:] Tędy. N o w e u sta , K ra k ó w 1927, p. 47.

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e» c h e z les a ra n t-g a rd iste s 41

nant — l’homonymie du signe lexical dans un système lexical, consiste en sa susceptibilité d ’assumer diverses significations ou réalisations sémantiques. Bien entendu, le cham p réel de ces significations possibles est en gros limité par la pratique linguistique collective, mais virtuelle­ ment (un système lexical n ’étant q u ’un ordre de virtualités!) il s ’agit d ’un cham p aux limites bien floues. En effet, la différence entre d ’une part les réalisations sémantiques d ’un m ot qui en confirment les significations consacrées par l’usage, et d ’autre part ses emplois uniques n ’est q u ’une question de fréquence probable — plus grande dans le premier cas, moindre dans le second. C ’est cette situation élémentaire d ’un mot dans le système lexical que reproduit en quelque sorte la phrase m étaphorique. Reproduit, dans la mesure oti elle insère le mot dans un contexte qui le rapporte à différents cham ps sémantiques à la fois, en actualisant sa disponibilité homony- mique. Par cela même, elle aligne les divers degrés de probabilité des applications sémantiques d ’un mot. Or, la «liberté» qui constituait pour l’auteur de La Bouche nouvelle le moment essentiel du procédé m étaphorique, n ’est rien d ’autre que le fait de passer outre à l ’échelle des sens d ’un mot, échelle établie par l’usage linguistique, c ’est-à-dire à la hiérarchie de fréquence de son voisinage «attendu» avec les autres mots. La phrase m étaphorique fait légitimer à égalité celles d ’entre les virtualités sémantiques d ’un mot, lesquelles, dans le système lexical, présentent de toute évidence un degré de légitimité inférieur. Elle juxtapose des probabilités extrêmes : les emplois usuels d ’un mot avec ses sens rares ou uniques, entièrement déterminés (extorqués, voudrait-on dire) par la pression du contexte expressif. La phrase m étaphorique instaure une tension entre les variantes sémantiques que l ’on attend d ’un m ot et les emplois inopinés de celui-ci1 >.

Le caractère de système de la phrase m étaphorique constitue donc une réinterprétation de la situation de fait d ’un mot dans le système lexical. Elle traduit l’attitude active q u ’adopte le poète à l’égard de la structure sémantique établie d ’un mot, en la rem aniant sur une certaine étendue et en form ant dans son enceinte une

11 Les rela tio n s m u tu elles entre les varian tes sé m a n tiq u es d'un m ot et ses « e m p lo is » d ans le sy stèm e lexical so n t traitées par V. Z v e g h i n t s e v , S e m a zjo lo - g ia , W arszaw a 1962. ch a p . « L e s E lém en ts d e la structure sé m a n tiq u e du m o t» .

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nouvelle configuration de virtualités, foyer d ’une cristallisation m o­ mentanée. Ce que Peiper a appelé «liberté» est précisément le rapport de cette configuration des emplois sémantiques d ’un mot, perpétuée dans la métaphore, à l’ensemble de la structure séman­ tique de celui-ci. R apport de polysémie délibérément «organisée» (issue d ’une expérimentation) à la hiérarchie «naturelle» des sens d ’un mot, dans un répertoire lexical s’ouvrant à la pénétration poétique.

La «liberté» ainsi conçue ne signifiait pas, selon la conception de l’avant-garde polonaise, le caractère arbitraire ou aléatoire de ce rapport. Quand, en entrant en polémique avec Walka o treść

{La Lutte pour le contenu) d ’Irzykowski, Peiper écrivait: «il n ’est

pas deux mots qui ne puissent s’associer l’un à l’autre dans une situation p récise»12 - il m ettait indubitablement l’accent sur la «si­ tuation» m otivant une métaphore. Dans toutes ses énonciations rela­ tives à cette dernière, il insistait sur ce point.

Sa conception de «liberté» était sous bien des rapports à l’opposé de celle que s’en faisaient le dadaïsm e et le surréalisme. En premier lieu, cette «liberté» dem eurait en opposition à l’arbitraire. A utant dans les deux courants susmentionnés, l’articulation poétique avait pour condition une désorganisation préalable du système lexical (et plus largement: du système linguistique) assurant une égalité des chances à toutes les réalisations possibles, autant ici l’on exigeait du créateur de prendre pour point de départ le système linguistique avec les restrictions et les échelles de possibilités q u ’il com porte car ce n ’est que par référence à elles que prennent un sens les restrictions et les hiérarchies q u ’il introduit lui-même. D ’oti la conception de Peiper attachait le même poids au bien-fondé de la m étaphore q u ’à la liberté. Une «liberté» justifiée — c'est ainsi que l’on peut résumer son postulat majeur.

Il n ’est toutefois pas indifférent de quelle manière doit se m ani­ fester ce bien-fondé d ’une métaphore. Les avant-gardistes en prenaient en ligne de compte deux variantes qui. sans être théoriquement alternatives, n ’en conduisaient pas moins, en poésie, à des solutions d ’un type foncièrement différent. Citée plus haut, la formule de

12 T. P e i p e r , « K o m iz m , d o w c ip , m eta fo r a » (Le C o m iq u e , le trait d 'esp rit, la m éta p h o re), [dans:] T ędy. p. 370.

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e» c h e z les a v a n t-g a rd iste s 43

Peiper constatant la possibilité d ’association m étaphorique de mots librement choisis était la conclusion d ’une analyse exemplaire polémi- quement orientée contre Irzykowski. L ’auteur de La Lutte pour le

contenu avait en effet tenté d ’établir les critères perm ettant de porter

un jugem ent de valeur sur les métaphores poétiques. Il a procédé à cet effet à une dém onstration, en assortissant le mot «silence» d ’adjectifs divers qui libéraient en lui diverses nuances sémantiques. De l’avis d ’Irzykowski, de telles associations se laissent hiérarchiser. C ’est ainsi q u ’il accordait le plus haut rang à «silence éloquent» et situait en ordre décroissant les autres «couples» («lourd silence», « vert silence », « silence d ’or », « silence sec » etc.) à coefficient décroissant d ’évidence m étaphorique. Au bas de cette échelle se trouvaient des associations entièrement libres, absurdes, du type «silence typhoïde» En haut de l’échelle se trouveraient donc des m étaphores se justi­ fiant d ’une manière convaincante par le contexte de l’usage linguisti­ que; les m étaphores assortissant des mots qui restent déjà, les uns par rapport aux autres, dans des relations établies (par le système linguistique), relations telles que l ’antinomie sémantique (l’oxymoron «silence éloquent»), l’identité partielle des champs sémantiques ou encore dans les relations consacrées par des emplois typiques (locu­ tions ou proverbes). Plus un tour m étaphorique appelle une justifica­ tion unique, propre à lui seul, et offre par conséquent une plus large part de «privé», plus bas il se situerait dans la hiérarchie. Aux plus bas échelons se trouveraient les procédés métaphoriques dont le caractère «privé» ne se prête à aucune vérification par les habitudes linguistiques.

Une telle hiérarchisation ne fut pas sans se voir opposer le point de vue de Peiper. L ’interprétation à laquelle il s’est livrée de la variante située le plus bas dans l’échelle d ’Irzykowski («silence typhoïde») est des plus significatives dans la mesure ou elle présente le projet d ’une solution poétique concrète oti cette association de mots — absurde en soi — se fait signifiante d ’une façon vérifiable. Voici cette interprétation-conclusion théorique qui se débouche sur une conclusion théorique:

13 C f. K . I r z y k o w s k i , W a lk a o treść. S tu d ia z lite ra c k ie j te o rii p o zn a n ia (La L u tte p o u r le contenu. E tu d es d e th éorie litté ra ir e d e la con n aissan ce), W ar­ szaw a 1929. p. 59 et ss.

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C la ssé le p lus bas, le silen ce ty p h o ïd e , est rangé par le d ém o n stra teu r parm i les ab su rd ités. S o y o n s p lus éq u ita b les et e ssa y o n s d e v o ir c ette m éta p h o re d ans le c o n te x te d ’une situ a tio n . U n e d a m e a ttein te de fièvre ty p h o ïd e est so ig n é e par un m éd ecin qui est son am i. La m a la d ie qui p rogresse assom brit le v isa g e de c elu i-ci. V ien t q u e lq u ’un p ou r s ’inform er de l ’état de la m alad e. Le m éd ecin reste m uet. S o n visage est p resqu e to u t aussi é m a cié q u e celu i d e la m alade et c ’est ce qui frap pe le visiteur qui, en d écriv a n t avec ém o tio n ce tte en trevu e avec le m éd ecin et le sinistre silen ce de celu i-ci, sera a m en é à dire: « c e sile n c e était lui au ssi ty p h o ïd e » . C ela sign ifie: relevan t de la fièvre ty p h o ïd e. A ttristé par la m a la d ie d e so n am ie, le m édecin en est c o m m e c o n ta m in é . U n c o n to u r d e situ a tio n p lu s relevé et l ’in sertion de la m éta p h o re d a n s un c o n te x te verbal ap p rop rié seraient d e nature à lui d o n n er un relie f p u is s a n t 14.

Cette citation comprend implicitement une explication de la «liberté» de la m étaphore. L ’on voit nettement que Peiper l’entend comme fonction de deux dispositions d ’esprit: 1) l’arbitraire face à la structure sémantique du mot, c ’est-à-dire face à l’extention possible de ses associations à prévoir avec d ’autres mots, et 2) le souci de la m otivation contextuelle de cet arbitraire et de sa vraisemblance aux yeux du lecteur. Un arbitraire absolu qui irait ju sq u ’à une rupture totale du lien entre d ’une part les variantes sémantiques du mot et d ’autre part son emploi poétique, équivau­ drait à un défi au système linguistique. Il s ’y interpose cependant un facteur intermédiaire qui obvie au risque q u ’entraîne l ’arbitraire du poète face aux virtualités du système linguistique. Un facteur qui établit un lien entre les extrêmes possibles et qui en favorise la coexistence. Ce facteur c ’est la situation que cristallise l’oeuvre: situation lyrique ou situation romanesque qui a comme équivalent verbal l’énoncé poétique. C ’est cette situation qui motive les applica­ tions sémantiques précises des mots et qui cautionne leur évidence du moment, explique en quelque sorte leur caractère d ’«idiotism e» face au système lexical. Cela ne signifie pourtant pas que la situation de la m étaphore dans une séquence de communication ne se prévale que d ’une seule motivation : les circonstances objectives. Ces circonstan­ ces expliquent l’énoncé pris dans sa totalité. Mais à l’intérieur de celui-ci — chose que Peiper a soulignée à maintes reprises — se produit subsidiairement un «m ouvem ent des significations» qui tend en quel­ que sorte à neutraliser les références extérieures de la comm unication

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e» c h e z les a v a n t-g a rd iste s 45

p o é tiq u e 15. La constance du m étaphorique fait que le lecteur n'a pas simplement le temps de rapporter les relations sémantiques aux relations objectives, son attention se concentrant principalement sur les premières, les secondes n ’étant invoquées q u ’à titre auxiliaire; elles jouent le rôle d ’une toile de fond de repère par rapport à I n a c ­ tion» des significations. La m étaphore trouve son appui direct dans le contexte des autres m étaphores et ce n ’est que l’ensemble de ce contexte qui est rapporté à une situation extraverbale homogène. Le «m ouvem ent des significations» dans les phrases métaphoriques est un mouvement d ’éloignement de la situation extraverbale, un mouvement vers l’autonom ie de la «réalité poétique pure», une tendance à l’autosuffisance du pseudonyme, mais qui, en dernier ressort, nécessite une justification situationnelle sans laquelle il cesserait d ’être perceptible. La nette prédilection de Peiper à des approches «rom anesques», anecdotiques, narratives (l’on sait que son oeuvre évoluait conséquemment vers des formes relevant de ce genre) se rattache de toute évidence à une telle conception de la m étaphore poétique. La toile de fond narrative constituait une sorte de comm entaire aux «incidents» m étaphoriques; elle offrait la clef pour décoder les associations de mots. Elle perm ettait d ’identifier celles-ci comme métaphores.

D ans les années 1930, la conception de la m étaphore professée par Peiper fut soumise à un jugem ent critique par d ’autres avant- -gardistes. Ce que Przyboś reprochait à la m étaphorique de l’auteur des Żyw e linie (Lignes vivantes) c ’était l’i n i m a g i n a b l e 16. A pénétrer plus profondém ent le sens de cette objection (qui s’explique p rin­ cipalement par la poésie de Przyboś lui-même), l’on découvre q u ’elle porte uniquement sur l’aspect linguistique de la m étaphore de Peiper. C ’était une critique de l ’arbitraire dont usait Peiper envers les virtualités sémantiques consacrées des mots. L ’inimaginable de sa m étaphorique serait de nature — pour ainsi dire — linguistique; elle tiendrait à la sous-estimation du rôle positif que jouent, dans la perception de la métaphore, les associations d ’idées déterminées par la structure hiérarchique sémantique des mots impliqués dans le

15 A cet égard, très sig n ifica tiv e est su rto u t l ’a u to -in te rp réta tio n d e P eiper d e son p o è m e N o g a (L a J a m b e), [dans:] T ędy.

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procédé de confrontation par métaphore. Or, Peiper prenait pleine­ ment conscience du rôle négatif de ces associations: il savait q u ’il n ’était pas possible de les contester arbitrairem ent, mais que leur contestation, pour être valable, devait s’assortir d ’une m otivation situationnelle appropriée. Les expressions m étaphoriques telles que «une phrase de cerises», «un moment en soie», « une ligne en sucre», expressions dont les critiques de Peiper ont dit à plus d ’une reprise q u ’elles étaient «baroques» ou «gongoristes», dem an­ daient au lecteur q u ’il y acquiesce en y percevant les équivalents verbaux de certaines situations précises. Ce n ’est q u ’à force de les adm ettre dans ce rôle q u ’il peut les interpréter en termes de vraisem­ blance des applications sémantiques des mots. Ce n ’est q u ’à partir de ce moment q u ’il perçoit q u ’elles actualisent la polysémie des mots et que cette polysémie équivaut à la tension entre leurs sens «fondam entaux» et leurs «em plois» divers. Peiper voulait que la m étaphore coupe radicalement le m ot de ses applications attendues, q u ’elle soit un emploi s’apparentant entièrement à l’idiotisme, ce qui l’amenait nécessairement à faire appel à sa justification anecdoti- que, situationnelle, pour donner à cette coupure du relief poéti­ que. Citée plus haut, la justification du «silence typhoïde» m ontre très bien le type de perception que visaient ses procédés m étaphori­ ques.

La variante du bien-fondé de la m étaphore dont il a été question plus haut se laisse qualifier de c o g n itiv e . La relation m étaphorique: un mot — un mot était considérée ici comme exposant de la relation: un mot — les circonstances extraverbales. Pour ce qui est du bien-fondé q u ’avait sans doute à l’esprit Przyboś en parlant de l’inimaginable de la m étaphore de Peiper, il se laisserait qualifier de l i n g u i s t i q u e . Il serait difficile de m ettre en opposition irréductible ces deux variantes du bien-fondé de la m étaphore d ’autant plus que, selon la conception de l’avant-garde, ils s’étayent plutôt q u ’ils ne s’excluent. La m otivation cognitive est, comme nous l ’avons souligné, une motivation des «incidents» linguistiques qui constituent les inform a­ tions majeures que véhicule un texte poétique. D ’un autre côté, le bien-fondé linguistique de la m étaphore ne met nullem ent à néant l’orientation cognitive de l’énoncé, chose dont il sera encore question plus loin. Mais, bien que ces deux bien-fondé soient simultanés, il n ’est pas sans importance pour les accomplissements littéraires laquelle

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e» c h e z les a v a n t-g a rd iste s 47

de ses variantes, cognitive ou linguistique, sera reconnue comme fondamentale.

La critique de Przyboś laissait transparaître en filigrane le postulat dem andant à la m étaphore de se justifier comme jeu de significations dans le contexte des idées linguistiques communes à Fauteur et au destinataire d ’un comm uniqué poétique. Dans la m étaphore de Peiper, devait intervenir, entre la signification attendue d ’un mot et son emploi inopiné, une situation extraverbale m otivant leur cohabita­ tion. Par contre, dans une m étaphore satisfaisant le postulat de Przyboś, ce rôle devait être joué par les possibilités sémantiques «interm édiaires» favorisant la correspondance entre les significations extrêmes possibles. En voici une illustration parm i les plus simples:

W y p ły w a sz n a m z ust k o tw ic ą , u śm iech em niezn an ych p o d ró ży , o , m a sz c ie n a tc h n ień n a szy c h , w iązan a m o w o lin.

(Jalu K urek, L a P o ésie)

(A n cre fixé à n o s lèvres, sou rire d es v o y a g es au lo in , ô m ât de n o s in sp iration s, d isco u rs n ou é d es co rd a g es.]

— dans l’association «discours noué des cordages» qui termine cette phrase, le m ot «noué» offre une double référence — à «discours» («discours n o ué» signifiant en polonais — la poésie) et à «cordages» («nouer» et «cordage» appartenant au même champ sémantique). Ces références expliquent l’association «discours-des cordages». Dans cette suite de trois mots, le deuxième actualise dans les deux autres l’élément sémantique q u ’ils ont en commun et qui obvie à leur caractère fondam entalem ent étranger l’un vis-à-vis de l’autre. Cet exemple des plus simples peut servir de point de départ à une revue de cas plus complexes. Voici le début d ’un poème d ’Adam Ważyk :

N ie c h c ę k lu cza o d p rzep aści, o d żad n ych studzien n ie jest perłą perła na d n ie m órz ukryta

K a m ie n ie kradną im io n a niebu K a m ie n io m — lu d zie.

Z g in ie k r ó le stw o rzeczy - będ zie rzecz p o sp o lita . (A p o lo g ie)

|Peu m 'en ch a u t la c lé d ’un ab îm e, d'u n p u its, / n'est pas perle une p erle ca ch ée d a n s les fo n d s m arin s. / Les pierres d éro b en t d es p rén o m s au ciel. / les h o m m es en so u stra ien t au x pierres. / P érira le ro y a u m e d es c h o se s — s'ensu ivra la ch o se p ubliq u e.]

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Le dernier verset de la citation actualise la simultanéité des deux sens du mot «chose» («res» en latin). Cette ambivalence a pour clef «la chose publique» (res publica — république) qui met en branle — rétroactivement — dans «le royaume des choses» un sens nettement «politique». La cassure antithétique de cette phrase, additionnellement relevée par l’opposition sémantique des deux verbes inaugurant les deux termes du verset: « p érira» — « s ’ensuivra», consiste en opposition de deux couples d ’éléments sémantiques. «Chose publique» se trouve opposée à «royaum e des choses» et comme «chose com m une» (ordinaire) et comme «république». A son tour, la fission est aussi l’apanage de la nature «royale» des choses. Elle intervient en antinomie de la nature comm une (ordinaire) des choses, en suggérant un caractère «hors du com m un», et à la fois du «républicain» (au sens politique du terme). C ’est dire que la métaphore s’y fonde sur une sorte de calem bour m ettant à égalité l’interprétation des unités sémantiques comme unités lexicali­ sées et leur interprétation conduisant à la délexicalisation.

C ’est dans l’oeuvre de Przyboś que les m étaphores de ce type sont les plus fréquentes. L ’auteur de W głąb las (Au fon d de la

forêt) et de Równania serca (Les équations du coeur) est allé le

plus loin de tous les avant-gardistes dans la recherche des moyens de motivation linguistique de la métaphore. Przyboś — écrit Prokop — «nous révèle des univers nouveaux non pas au moyen de visions plastiques éblouissant par l’imagination, mais dans la sém an tiq u e» 17. Le parallélisme des significations q u ’actualisent ses m étaphores s’expli­ que dans le contexte d ’une échelle précise des sens d ’un mot. Ce sont des métaphores « à clef» perm ettant de rapporter des applications sémantiques inopinées des mots à leurs applications attendues, des emplois d ’un m oindre degré de vraisemblance aux autres, plus vraisemblables. A titre d ’exemple:

P od p ło te m z desek grajek, o śle p io n y anioł roni

je d n o sk rz y d ło k ap elu sza p ió ro p o p ió r z e ...

(L e s q u a tre p o in ts cardinau x)

[D e b o u t, c o n tr e u n e clô tu re de p la n ch es, le m énétrier, an ge a v eu g lé, / laisse to m ­ b e r / u n e aile d e son ch a p ea u / p lu m e après p lu m e ...]

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e» c h e z les q va n t-g a rd istes 49

L’élément qui motive l’équation: «m énétrier» = «an ge» est la double signification, en polonais, du mot «aile»: aile d ’ange et aile de chapeau (bord de chapeau), le ménétrier étant coiffe d ’un chapeau. Ce terme d ’«aile de chapeau» ramène à un dénom inateur commun les deux suites de mots, distinctes et étrangères l’une à l’autre: «m énétrier» — «chap eau» et: «ang e» — «laisse tom ber» — «plume après plume». Banalisée par des emplois courants, l’expression m étaphorique «aile de chapeau» gagne en vertu expressive par le fait de son acception littérale. Ce procédé — retour au sens littéral des m étaphores usées — est des plus propres au discours poétique de Przyboś. Des phrases telles que: «Pavées de bonnes intentions, les rues de Varsovie ont pris congé de m oi» (à noter dans cette phrase tirée de Retour à la campagne, l’allusion au dicton polonais disant que l’enfer est pavé de bonnes intentions); «sans défense [...] ressuscité de mes blessures et de ma m ort» (cette phrase du poème Tant que nous vivons, titre qui est une reprise d ’un demi-verset de l’hymne national polonais, met en polonais directement en ieu le mot «résurrection»); «le sommet de l’épouvante» (Les Tatr as); «Quel champ incarner par ma chair?» (L ’Echo) — de telles phrases m ettent à contribution un procédé sémantique paradoxal dans son essence puisque engendrant une m étaphore nouvelle par la contesta­ tion, au moyen du sens littéral, du caractère m étaphorique tout fait d ’un m ot ou d ’une expression. Dans une m étaphore «normale», le sens littéral de l’expression utilisée ne constitue q u ’une toile de fond (plus ou moins estompée) pour les sens nouveaux «m obili­ sés» par le contexte dans lequel intervient l’emploi de cette expres­ sion 18. Ici c ’est le contraire qui a lieu, le rôle de toile de fond étant assumé par la valeur m étaphorique, le sens figuré des mots, et c ’est le sens littéral qui s ’avance au premier plan, rappelé en quelque sorte sous la pression du contexte. C ’est le sens littéral qui est ici générateur de m étaphore poétique.

Le retour au sens littéral des m étaphores usées n ’est q u ’un des procédés, sans doute le plus frappant, de la démarche exploratrice de Przyboś. Démarche qui tend à ce que les expressions m étaphori­ ques m arquent une référence à des schémas sémantiques ou clichés

18 C f. I. F ô n a g y , « O in form acji sty listy c z n e j» (D e l ’in fo r m a tio n stylistiq u e), P a m ię tn ik L ite r a c k i, 1962, c. 4.

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phraséologiques ancrés dans la pratique sémantique (p. ex. les pro­ verbes). Les réactions qui interviennent entre les mots d ’une phrase m étaphorique devaient en évoquer les situations dans des contextes «plus anciens» et être une actualisation fragmentaire de ces con- textes-là. C ’est ainsi que, rentré d ’un voyage, le poète po u r saluer sa mère, use de termes qui, par leur forme lexicale, font penser à Ave M aria. En inaugurant leur vie nouvelle dans l’énoncé poétique, les signes.expressifs empruntés à un contexte «plus ancien», ne se coupent pas de celui-ci; au contraire, ils en vivent et en perpétuent le souvenir. De telles références constituent la caution du bien-fondé linguistique de la m étaphore (de son «im aginable»). Une telle m étaphore informe en premier lieu de sa situation face aux habitudes et aux attentes linguistiques des lecteurs. A la différence de la m étaphore de Peiper, celle de Przyboś m ettait en premier lieu à contribution celles parmi les virtualités sémantiques des mots que la pratique linguistique avait déjà entérinées. Et qui, par consé­ quent, pouvaient se m ettre en rapport les unes avec les autres dans une séquence poétique, sans solliciter une justification objective. Au contraire: les tensions qui se produisent entre elles, dégagent d ’elles- -mêmes le contour de l’anecdote poétique. Comme c ’est le cas dans le fragment ci-dessous ou c ’est à p artir d ’un calem bour que se noue et se déploie l ’action. Calembour qui repose sur une homony­ mie propre au polonais qui se sert d ’un même terme {proch) pour désigner les cendres (d’un défunt) et la poudre (explosif):

G lo ria rzeźbi k am ien ie sztan d aram i na w ietrze, M arsyliank a w nich w skrzesza n ie z n a n e g o żołn ierza, idą rzu cić nie lo n t — w ieniec

na zd ep tanym ludzkim prochu

C zek a m na gest c o rozstrzygn ie ja k w yb u ch , l i c z ę . ..

(L ’ A r c)

[Aux éten d ard s qui flotten t au ven t. / la gloire scu lp te les pierres d o n t se lève, ressu scité par les so n s de la M a rseilla ise, le so ld a t in co n n u , / les v o ic i venir et p o ser, au lieu d 'u ne m èch e len te — une gerbe / sur les cen d res d es m o rts fo u lé es aux p ied s / J ’atten d s le geste d é c is if q u i, telle u n e e x p lo s io n .. . / je fais le c o m p te à rebours.]

L ’opposition «au lieu d ’une mèche lente — une gerbe» opère le réveil du double sens du m ot proch comme «cendres des m orts»

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L a « P h ra se m étaph oriqu e» c h e z les a va n t-g a rd istes 51

et comme «poudre», cette dernière sémantiquement rattachée aux m ots «mèche lente», «explosion» et à l’expression «je fais le compte à rebours». Les deux séquences de significations qui procèdent de ce calembour font vivre une anecdote lyrique à thème double, ce qui est le propre des oeuvres de Przybos, en rendant effective l’interférence des ordres de faits qui y cohabitent, l ’ordre objectif, en l’occurence le dépôt de gerbes auquel assiste le poète, et l ’ordre de faits virtuels, inscrit en quelque sorte dans le premier. Le «m ouvem ent des significations» — pour reprendre une fois de plus cette formule de Peiper — constitue donc ici une sorte d ’action préliminaire à l’action proprem ent dite des faits. D ans tous les exemples que nous venons d ’invoquer, l’alternance des significations dans la phrase m étaphorique a pour point de départ ou de référence des formes consacrées par la pratique linguistique de polysémie des mots ou des expressions. Ce sont elles qui introduisaient dans la m étaphore l’élément du vraisemblable dans l’invraisemblable, pour paraphraser la formule connue d ’Aristote.

Ce qui peut aussi provoquer (et rendre crédible aux yeux du lecteur) un parallélisme des significations, c ’est encore la ressemblance sonore entre deux mots (ou plus) dont un, en vertu de cette ressemblance, se trouve chargé — dans un contexte précis — de pro­ priétés sémantiques de l’autre. C ’est, bien entendu, une relation d ’échange dans la mesure oü les deux éléments mis en relation se com portent activement l’un par rapport à l’autre, même si ce n ’est pas toujours que les deux sens (directions) de cette interaction sont d ’un effet poétique égal. Il est certain par exemple que l’absence de présence réelle d ’un des éléments de cet échange, sa présence uniquement sous-entendue, répérable en fonction de l’environnement lexical, n ’est pas sans lui ôter du relief; s’il en conserve c ’est essentiellement comme facteur qui influe sur le sens des autres mots, alors que sa part dans l’interaction passe au second plan, le plan de toile de fond.

Une m étaphore qui se justifie paronom astiquem ent est, dans un sens, l’inverse de la m étaphore dont nous avons plus haut invoqué des exemples. Là, le fait m étaphorique avait pour amorce la polysé­ mie « to ute faite» d ’un m ot ou d ’une expression, alors q u ’ici c ’est la consonance du mot qui constitue le point de départ, et la polysémie dont elle serait le gage constitue le point d ’aboutissem ent:

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T ak; m ięd zy r z e k ą a r z e k ą i m ięd zy r z e c z ą a r z e c z ą p rom ien ie w id zę, nie ty lk o m i ę d z y r z e c z a .

(T. P eiper, L 'e x cu rsio n d e dim anche)

W d o le z a sz ło s ł o ń c e , s ł o ń s z e — jak k rew s ł o n e (J. B rzęk o w sk i, L e s fe m m e s d e m e s son ges)

Chez Przyboś, la paronom asie cherche à suggérer un prétendu apparentem ent étymologique des m ots:

D z ie ń na p o l a c h nie p rzesta w a ł r z ę p o l i ć . (L ’o b e re k ) Z ja k ą ł ą k ą sw oją w o lę ł ą c z y ć ?

{ L ’écho) Jaki w o l a r z ze ziem i w y gan iając w o ł u p o d górę

w y w o ł u j e —

{Il vit, a p p eler) P n i e zb łą k a n e w zielen i szły p o m im o w oli o k rążając się w łasn ym i cia ła m i : rosły Za p o to k ie m r o z łó g gałęził się i p i e n i ł i c o k rok b y ło cien iściej i d r z e w i e j

{A u trefo is)

Et l’on pourrait multiplier les exemples. Des exemples intra­ duisibles, la ressemblance sonore des mots n ’étant pas transposable d ’une langue à une autre. Mais pour illustrer quand même la démarche paronom astique de Przyboś, reprenons son Oberek (une danse populaire polonaise) et essayons d ’en donner l’équivalent en français: «Dans les c h a m p s , le jo u r n ’a pas cessé de c h a n to n n e r » . L ’analogie des sonorités donne lieu ici à une figure d ’étymologie faisant m onter le potentiel sémantique des mots qui en sont les termes, en leur im putant des sens se rattachant à leur prétendue racine étymologique commune. Elle libère une «plus-value» séman­ tique qui entre en rapports «systémiques» momentanés avec des valeurs «initiales»: «cham p» acquérant une valeur nouvelle par rapport à «chant» («chantonner»), rzeka (fleuve ou rivière) — par rap po rt à rzecz (chose), en raison de leur ressemblance sonore, et ainsi de suite. La forme même du m ot s ’en «dram atise»: elle révèle une dualité en quelque sorte intrinsèque, étant à la fois une

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e» c h e z les a va n t-g a rd istes 53

forme pétrifiée et la forme du mot — néologisme appelé à vivre par l’effort lexicogène du poète.

Nous n ’hésitons pas à rattacher à la catégorie des procédés métaphoriques les phénomènes de consonance auxquels on attribue généralement une seule fonction, celle d ’un élément de l’o r c h e s t r a ­ t i o n de l’énoncé poétique. Cette absence d ’hésitation est d ’autant plus autorisée que la conscience littéraire des avant-gardistes inter­ prétait toujours sémantiquement les faits de sonorité. Leur éloigne­ ment de program m e pour une orchestration perçue comme une valeur en soi, tenait le plus vraisemblablement à leur réaction an tifu turiste,9. La critique avant-gardiste du langage poétique des futuristes portait sur un certain nom bre d ’aspects de ce langage. L ’objection visant le caractère asémantique des «figures de sonorité» était étroitem ent liée à la critique des «m ots en liberté». Dans l’un comme dans l’autre cas, c ’est l’absence de rigueur qui était critiquée: rigueur syntaxique pour l’expression verbale, rigueur séman­ tique pour la sonorité. Plus précisément, il s’agissait de deux niveaux d ’une même rigueur, dans la mesure oti la motivation sémantique des procédés d ’orchestration est elle-même assujettie à la contrainte syntaxique.

Quoique le caractère des options métapoétiques de l’avant-garde polonaise légitime parfaitem ent l’interprétation sémantique des pro­ cédés d ’orchestration, il semble que son bien-fondé ne doit être en aucune circonstance sujet à débat, même quand les poètes m ani­ festent par program me leur conviction de la nature souveraine, «autonom e», de la sphère des sonorités dans l’énoncé poétique

19 N o s av a n t-g a rd istes av a ien t p rin cip a lem en t, sin o n ex clu siv e m en t, la c o n n a issa n ­ ce du p ro g ra m m e p o étiq u e du fu tu rism e italien , alors q u ’ils ign oraien t les idées en tièrem en t différen tes des futu ristes russes. Or ce so n t ces deraiers q ui, d ans b ien des p o in ts d e leur c o n c e p tio n du la n g a g e p o é tiq u e , étaien t très p roch es des ten d a n ce s des a v an t-gard istes de C ra co v ie, en p articu lier d an s l ’in terp rétation sé m a n ­ tiq u e d es p ro céd és d ’o rch estration du d isco u rs p o étiq u e. La q u estio n d es co r é la tio n s en tre les faits so n o r e s ex p érim en ta lem en t générés d a n s l ’é n o n c é p o é tiq u e , et les ten sio n s sé m a n tiq u es, a su rto u t é té étu d iée par A . K r o u t c h e n y k h , F aktu ra slow a. S d w id o lo g ia ru ssk o g o stich a . A p o k a lip s is w ru s sk o j lite ra tu rie (M o sco u 1923), q u i, ou tre to u te une série de d é v e lo p p e m e n ts th é o riq u e s, d o n n a aussi m aintes in te rp réta tio n s à valeu r d ’ex em p le. L a ten d a n ce à p ercev o ir l ’o rch estration d e l’é n o n cé en term es d e sém a n tiq u e, o p p o s e rad icalem en t les futuristes russes à M arinetti qui fo n d a sa c o n c e p tio n sur l ’o n o m a to p é e .

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et q u ’ils cherchent à y conform er leur création. Il convient toutefois d ’expliquer ce que nous avions à l’esprit en parlant du caractère générateur de m étaphore de tels procédés. Ce qui nous intéresse m aintenant, ce sont, bien entendu, uniquement les caractéristiques de consonance à l’intérieur de la phrase. Leur rôle dans la structura­ tion de l’ensemble de la com m unication poétique reviendra plus loin dans ces considérations. Les rapprochem ents du type:

C o tu robię m ięd zy tro sk ą a łanem o b ł ą k a n y przez b ł ę k i t o g r o m n y ?

(J. P rzy b o ś, R e to u r à la cam pagn e)

P o d rzeczy korą p ł o n i e i p ł y n i e

(A . W ażyk, A p o lo g ie)

. . . i w yn u rza się d o pasa niem a o cza m i błaga

od gad u j czy b o s k a czy b o s a O d p o w ie d z n ie n o g a lecz n a g a

(A . W ażyk, L e T ra n sa tla n tiq u e 1914)

— se fondent sur la confrontation de différents emplois expressifs (doubles dans les exemples cités) des mêmes phonèmes. Une telle confrontation confère du relief à leur homonymie et à leur aptitude à générer en commun diverses unités lexico-sémantiques. C ’est une m étaphore en deçà de l’expression, au-dessous du niveau de l’expres­ sion, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Elle a pour noyau le morphème rendu polysémique, fct procède par tension entre l ’identité ou ressemblance d ’un morphème d ’un m ot à l’autre et la différence de ses sens (entre «substance» et «fonctions») qui détermine la dynamique sémantique de la phrase. Dans certains cas, cette tension peut s’exercer par l’alternance de différents emplois expressifs des mêmes morphèmes:

Żart. żart, ż, art, A rtur

A rtur, je g o żo n a S tefa. S te fa . Stefan ia (T. P eiper, P a r ex em p le)

[Brocard, b rocart, art, A rthur. / A rthur, sa fem m e S tép h a, S téph a, Stéphanie]

Nous avons là à faire avec une «trasposition» spécifique de l’opération génératrice de mot à une série syntaxique. Un mot se décompose en parties qui, à leur tour se transform ent en mots

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L a « P h ra se m étaph oriqu e» c h e z les a v a n t-g a rd iste s 55

nouveaux. Le «brocard» initial (en polonais ¿art — plaisanterie ou trait d ’esprit) devient, au gré de transform ations successives, «A rthur» et «sa femme», en se révélant l’amorce non seulement d ’une phrase mais de tout un thème anecdotique. Ce type d ’extension de l’opéra­ tion lexicale à l’ordre de la phrase se retrouve fréquemment chez Brzçkowski («O podaj mi twe s e rc e jak s e r szwajcarski... » — O, passe-moi ton c o e u r comme tu me passes du f r o m a g e su isse ...;, «jest to smutne [...] i jak a m o n i a k i a m o wyciska Izy» — ceci est triste [...] et fait couler les larmes comme le font l’a m m o n ia c et a m o — et ainsi de suite). En effet, c'est fréquemment que ce poète exploitait le procédé consistant en confrontation directe d ’un m orphèm e inscrit dans un m ot plus vaste avec le même morphème qui constitue à lui seul un mot à part entière, les deux situés dans une même phrase. Une telle synecdoque spécifique soulignant la relativité du rapport de la « p artie» au « to u t» d ’un mot (Brzç­ kowski lui-même l’a qualifiée de «pars pro toto sonore», dans La

Poésie intégrale’, p. 16), plaçait à un même niveau les relations

intervenant à l’intérieur des mots et celles entre ces derniers. Brzçkow­ ski était celui qui est allé le plus loin de tous les avant-gardistes dans l ’exploitation des manières, multiples de «contiguïté sonore» des mots, démarche qui, sans leur être étrangère, ne les tentait pas excessivement, vu leur éloignement pour les hardiesses futuris­ tes. Aucun des avant-gardistes ne s’est livré à l’allitération avec autant de complaisance que Brzçkowski chez qui ce procédé s’étage et s’aligne à longueur de phrases entières.

Dans la séquence d ’allitération, les limites entre les mots s’estom­ pent et les mots eux-mêmes se trouvent comme prolongés, sans que chacun d ’entre eux cède entièrement le pas à son successeur dans la séquence; c ’est une cohabitation par tronçons qui s’instaure. Cet empiètement des mots qui se succèdent, facteur de continuité sonore (effet d ’orchestration), provoque, sémantiquement parlant, une tension entre les divers sens des mêmes morphèmes en fonction de leur position dans la phrase. La tension entre l’identité du son et la diversité des sens q u ’ils véhiculent. C ’est-à-dire entre la «sonorité» en tant que telle et la sonorité comme signe. La séquence d ’allitération est donc aussi une séquence métaphorique, à cette différence près que les faits m étaphoriques y interviennent au niveau des unités plus petites que le mot. De la succession

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des mots dans la phrase, se dégage l’espace des sens parallèles d ’un m orphèm e20.

Le bien-fondé cognitif de la m étaphore et son bien-fondé linguisti­ que n ’étaient pas, dans la conception avant-gardiste du langage poétique, les deux termes d ’une alternative. C ’étaient plutôt deux pôles ou tendances directionnelles extrêmes entre lesquels se situaient les oeuvres poétiques. L ’un et l’autre étaient, à l’état pur, des virtualités abstraites, sans pour autant que fussent abstraits les di­ vers degrés auxquels s ’en rapprochaient (ou s ’en éloignaient) les énoncés poétiques précis. Indubitablem ent, dans la poésie de Peiper, le bien-fondé cognitif de la m étaphore était plus prononcé que, par exemple, chez Przybos, alors que le bien-fondé linguistique tenait chez lui une place proportionnellem ent moindre. M ais c ’est l’opposition même entre les deux qui m arquait la conscience poéti­ que des deux poètes. Il semble q u ’elle était fonction d ’une antinomie plus générale structurant intérieurem ent la conscience collective de l’avant-garde. Une m étaphore se justifiant uniquem ent par des motifs cognitifs c ’est une opération dans laquelle le défi radical lancé aux habitudes linguistiques du lecteur doit s’expliquer par une situation objective créée par le poète. La décision subjective de modification de la structure sémantique d ’un m ot s’y vérifie donc par référence à un ordre subjectivement établi — à 1’« anecdote». Le lecteur est placé dans une situation oti il doit accepter ou rejeter la «règle de vérification» (de la métaphore) qui lui est imposée de l’extérieur, par l’énoncé poétique, tout comm e l’est d ’ailleurs la m étaphore elle-même. Par contre, la m étaphore motivée linguistiquement introduit des innovations sémantiques susceptibles de vérifications intersubjecti­ ves. Innovations qui, tout en m arquant un défi aux attentes du lecteur, ne s’en prêtent pas moins à l ’interprétation en termes de ces attentes. En effet, ce qui y introduit un effet de surprise n ’est pas seulement le divorce «libre» avec l’usage sémantique, mais également la possibilité de faire rentrer, inopiném ent cette «liberté» dans l’usage. Une telle m étaphore engage les données linguistiques (formes établies de polysémie des mots, les analogies entre les

20 P r z y b o ś a fait m en tion de la fo n c tio n m é ta p h o r iq u e d e l ’a llitér a tio n d a n s «O poezji in tegralnej», p. 37.

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L a « P h ra se m éta p h o riq u e » c h e z les a va n t-g a rd istes 57

formes des mots, affinité sonore e t£ ) qui se laisse identifier par le lecteur. A utant la m étaphore «cognitive» appelle le lecteur à accep­ ter inconditionnellement le choix du poète, autant celle-ci pressent en quelque sorte les conditions que le lecteur pourrait lui poser. L ’autre est l’instrument d ’une poésie qui cherche à être un m onolo­ gue arbitraire, celle-ci — la dém arche d ’une poésie qui aspire à être un dialogue. La conception avant-gardiste de la poésie oscillait constam m ent entre ces deux démarches. Leur querelle constante dé­ term inait la dialectique interne de cette conception. La dualité du bien-fondé des procédés m étaphoriques était l’un des symptômes de cette querelle. Pour ce qui est des autres, nous en reparlerons plus loin.

Tel que le concevaient les avant-gardistes, le rôle de la m étaphore était d ’instaurer en quelque sorte au-dessus des articnlations syntaxi­ ques dans la phrase, des relations systémiques extrasyntaxiques. L ’on pourrait dire, au risque de tom ber dans l’abstrait, q u ’il s’agit d ’une réinterprétation du linéaire en pluridimensionnel. La m étaphore poétique devait mesurer la capacité de ce « can al» que constitue la phrase, en m ultipliant les inform ations sémantiques dont il assure le débit et en astreignant les relations syntaxiques à se mettre au service de plus d ’un co uran t d ’inform ations. La phrase m étapho­ rique c ’est une phrase dont les articulations sont mises à l’épreuve de résistance. A l’époque de l’avant-garde, elle offrait une réponse au postulat d ’é c o n o m ie l i n g u i s t i q u e qui était l’un des postulat majeurs de l’avant-garde de* Cracovie. Conformém ent à ce postulat, l’une des grandes vocations du discours poétique était de surm onter la prodigalité avec laquelle on dépense les moyens de communication linguistique. La poésie se doit d ’y remédier par une mobilisation de toutes les possibilités inexploitées dans les autres domaines de com m unication linguistique. Ce qui, ailleurs, est de l’excédent et du superflu, doit ici être exploité à plein régime. La phrase m étapho­ rique offrait le modèle d ’une telle exploitation économique dans la mesure oti elle offrait la chance d ’une mise à profit multiple et parallèle de ses articulations.

Le m ot d ’ordre percutant du constructivisme dans les arts plas­ tiques et en architecture: «un maximum d ’effet avec un minimum de matériau» a trouvé son équivalent littéraire le plus complet dans

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la poétique de l’avant-garde dé C racovie21. Une filiation génétique y est à constater: le postulat de l ’économie de m atériau, les avant- -gardistes l’ont puisé dans le répertoire des propositions de program m e de courants tels dans les arts plastiques des années 1920 que le purisme (Ozenfant et Jeanneret), le suprém atisme (M alévitch)22. Dans les écrits de Peiper, ce postulat a été transposé, tout comm e nom ­ bre d ’autres propositions de program m e des arts plastiques d ’avant-

-garde — en directives de la dém arche poétique. En suivant les puristes qui voyaient dans les constructions fonctionnelles de la civili­ sation technique des modèles pour les créateurs d ’art, il dem andait à la poésie moderne de créer des dispositifs linguistiques a n a lo g u e s aux dispositifs techniques.

C ’est cette analogie qui fut battue en brèche par Irzykowski qui a toutefois pris trop à la lettre le postulat du chef de l’avant- -garde de Cracovie23. Conform ém ent à ce postulat, une oeuvre poétique doit se prévaloir d ’une structure économe au possible et, à l’instar des objets techniques, elle se doit d ’intégrer des éléments polyvalents, capables d ’assumer plusieurs rôles à la fois. Au niveau

21 En P o lo g n e , cette c o n sig n e a trou vé u n e ju stific a tio n th é o r iq u e la plus co m p lète d an s la revue B lo k (1 9 2 4 — 1926, au to ta l 11 ca h iers), o r g a n e d ’un groupe artistique (H enryk S ta ż ew sk i, T eresa Ż arnow er, M ieczy sła w S z czu k a et au tres) d o n t l ’influence s ’est m a n ifestée avec le p lu s de vigu eu r d a n s les idées d e l ’avan t-gard e p o lo n a ise en b eaux-arts et d a n s c e lle s de l ’a v a n t-g a rd e p o é tiq u e , à l ’é p o q u e de la se co n d e série de la revue Z w ro tn ic a .

22 Z w ro tn ic a a p u b lié aussi bien d es travaux d ’O zen fa n t et de Jeanneret (Le C orb u sier) q u e ceu x de M a lév itch . Et aussi d es a rticles d ’in fo r m a tio n sur les co u ra n ts d on t ces artistes et th é o ricien s éta ien t les rep résen tan ts. Le p rogram m e de P eiper sem b le devoir b ea u co u p aux idées fo rm u lées par un g ro u p e artistique qui avait p ou r foyer la revue L 'E sp r it N ou veau éd ité e à P aris au d éb u t des annćeś 1920 (Jeanneret, O zen fa n t, V in cen t H u id o b r o , P ierre R ev er d y , N ic o la s B e a u d o u in , M au rice R eyn al). C es affinités o n t é té so u le v é e s et a n a ly sées par S. J a w o r s k i , « K r y ty k a literack a i a rty sty czn a w ..Z w r o tn ic y " » (La C ritiq u e littéraire et artistiq ue d an s Z w ro tn ic a ), [dans:] Z e s z y ty N a u k o w e U J. F ilo lo g ia , z. 7, 1961. Le p ro g ra m m e esth étiq u e de L ’E sp rit N ouveau a fait l'ob jet d ’un article de W. T a t a r k i e w i c z , « Z estety k i fra n cu sk iej» (D e l ’e sth é tiq u e fran çaise), P rze g lą d W a rsza w sk i, 1922, n o . 5. L ’o n tro u v e d es n o tio n s sur ce c o u r a n t d a n s l ’étu de de Z. G a w r a k , Jan E pstein . S tu d iu m n a tu ry w s z tu c e f ilm o w e j ( / . E. E tu d e d e la nature en a r t cin ém a to g ra p h iq u e ), W arszaw a 1962.

2i D a n s l ’article « B u r m istr z m arzeń n ie z a m ie sz k a n y c h » (Le M aire d es rêves in h a b ités), [dans:] Słoń w śró d p o r c e la n y , W arszaw a 1931.

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