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"Jacques le Fataliste" au carrefour des genres, ou un dictionnaire irraisonné des lettres

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Academic year: 2022

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Université Jagellonne de Cracovie

JACQUES LE FATALISTE AU CARREFOUR DES GENRES, OU UN DICTIONNAIRE IRRAISONNÉ DES LETTRES

“Et votre Jaques n’est qu’une insipide rapsodie de faits, les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre” [293]

Le tour de Jacques le Fataliste venait toujours à la fin du semestre ; c’était le der­

nier des textes narratifs de la littérature française du XVIUe siècle dont on faisait lec­

turedirigée. Un jour nous avons remarqué qu’il se prêtait à merveilleà larépétition des genres romanesques pratiqués parlesLumières. Ils étaient tous là: roman philosophi­

que, roman picaresque, roman d’aventures,roman sentimental,roman réaliste, conte de moeurs, conte moral, conte galant et libertin. En cherchant attentivementon y trouvait également un brindu roman exotique et du roman noir. Aucun grand roman ne peut être rangé dans un seul tiroir, maisdanscelui-ci, la multitude de formes dépassait les normeset les usages. Il faisait penseràun dictionnaire portatif, irraisonné et irrévéren­

cieux, desgenres littéraires du XVDIe siècle. Du XVIIIe seulement ? Des genres an­

ciens étaient là, euxaussi: une structure baroque, une allégorie, un fabliau, et par sa forme ouverte il annonçait déjà l’antiroman.Une histoire de la littérature en abrégé- un dictionnaireuniversel des lettres... Nousavons tâchéde leraisonner .

DICTIONNAIRE RAISONNÉDES GENRESROMANESQUES PRÉSENTS DANSJACQUES LE FATALISTE DEDENISDIDEROT ALLÉGORIQUE,SYMBOLIQUE

Orientation dominante dans la littératureet l’art médiévaux, l’allégorisme était au XVIUe siècle décidément passé de mode. L’exemple cité communément par les com­ mentateurs de Jacques le Fataliste est celui del’épisode duchâteau “au frontispice du­

quel on lisait: ‘Jen’appartiens à personne etj’appartiens àtout lemonde. Vousyétiez

Diderot, Jacques le Fataliste. La pagination indiquée entre parenthèses renvoie à l’édition de Librairie Droz 1977. L’orthographe ancienne est gardée.

2 Voire arranger, contre l’admonition de Diderot : “Ceux qui ne savent qu’arranger feraient aussi bien de rester en repos”. Diderot à Sophie Volland, le 18 octobre 1760, cité après Librairie Droz

1977, note 221.

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avant que d’y entrer, et vous y serez encorequand vous en sortirez’” [29]. Considéré habituellement comme allégorie de l’inégalité des conditions, cet exemple est flagrant, mais à peu près unique (Diderotrépugnant cette figure).La symboliqueanimale sema­ nifeste à deux ou troisoccasions: lechien est symbole de l’attachement, dans les deux sens de ce mot: la fidélité d’abord (l’“amant” de la chienne de l’hôtesse), mais aussi celui de la subordination (“Chacun a son chien. Le Ministre est le chien du Roi; le Premier Commis est le chien du Ministre; la femmeestlechien dumari, ou le mari le chien dela femme [...] Les hommes faibles sontles chiens des hommes fermes” [232- 233]). Levoyage de Jacques et son maître peut être envisagé commeune quête spiri­ tuelle, quête qui s’avère finalement un retourau point de départ, carni l’un ni l’autre ne changent (Jacques reste “philosophedans ses propos” et“peuple danssesactes”, et le maître demeure convaincu de son libre-arbitre), mais où il est possible d’observer une modification des relations entreces deux personnages. Ou encore serait-il unere­

présentation symbolique de la vie, variationautour de la figure du homo viator? En outre, vue la richesse de la structure et du contenu de Jacques, il est possible de le considérer commele livredes livres,comme le Livre.

DIGRESSION

La structure du récità digression remonte à la tradition du roman baroque avec ses nombreuses histoires insérées et son entrelacement d’intrigues. Or, c’est le romancier anglais Laurence Steme qui a composé un roman non plus sur le principe des tiroirs ouverts pour un moment et fermés une fois l’histoire terminée, mais sur celui d’interruption constantedurécitprincipal par des digressionsde toute sorte, pas néces­

sairement desrécits secondaires; il a même muni son oeuvred’unecarte pour aider le lecteur às’y orienter. Diderot a lu la Viede Tristram Shandyen 1765, l’aadmirée eten afait son point de départ, mais tout en reconnaissantsa dette envers Steme, il convient de rappeler son tempérament du “faiseur de digressions perpétuelles” , tempérament qui le prédestinait à ce type de composition, ainsi que son expérience d’auteur des dialogues régis par unelogiquealéatoire de la conversation.

Or, les vingt-et-une histoiresquicoupent le récit du voyage du couple maître-valet et celuides amours de Jacques (interrompu etrenoué 180 fois autotal ), présentent des degrés différentsde “digressivité”. Au fait, elles sontrarementgratuites. Souvent, elles viennent illustrer et commenterun sujet du récitprincipal. Celui de l’inconstance dans l’amour,par exemple, est traité sur les tonalités diverses,par l’histoiresentimentale de Mme de laPommeraye, par la fable delaGaine etdu Coutelet, l’anecdote galante dela belle voisine deDesglands, l’histoire libertine du maître et Agathe, les fabliaux de Jus­

tine, Marguerite et Suzon.

3 Cohen 1976 : 207-208, Droz 1977 note 248, Didier 1998 : 59. Nous regrettons vivement de n’avoir pas pu consulter l’article de Jean Fabre sur ce sujet, ‘Allégorie et symbolisme dans Jacques le Fataliste’, dans Europäische Aufklärung, Hrsg. H.F. Friedrich und F. Schalk, München 1967.

4 Le mot est du président de Brosses qui “après avoir subi et compté vingt-cinq digressions, de neuf heures du matin à une heure, se prend à regretter la ‘netteté’ de Buffon”, Kempf 1964 : 43.

5 Le compte est d’Erich Köhler, cité d’après Cohen 1976 : 85.

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EXPÉRIMENTAL /ANTIROMAN

Jacques le Fataliste méritece nom dans la mesure où il affiche une remise encause des procédés du roman traditionnel(à ne pas confondre avec le roman dit romanesque ou d’aventures).

L’univers romanesque traditionnel y est bousculé.Le temps et l’espace sont indéfi­

nis, dilués, brouillés. Les échecs destentatives de reconstituer l’intinéraire des person­

nages etcelles de dater larédaction du texte témoignentde l’efficacité des techniques du brouillage mises au pointpar Diderot. Les personnages, eux aussi, sont dilués, dé­ pourvus de profondeur, parfois même de nom, etles histoires sont rendues inintelligi­ bles par de constantesinterruptions.

La structure paraît absente: le refus d’informer frappe dès le début (en contraste flagrant avec la pratique des débuts informatifs du siècle), la compositionestlâche, les épisodes se multiplient et s’enchevêtrent sans ordre apparent, les bifurcations et les fausses pistes pullulent (“Vous voyez,Lecteur, que je suis en beauchemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, troisans lerécitdes amours de Jaques, en le séparant de son maitre eten leur faisant courir à chacun tous les ha- zards qu’il me plairait. Qu’est-ce quim’empêcherait de marier le maitre et de le faire cocu ? d’embarquer Jaques pour les Isles ? d’y conduire son maitre ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? [5]”, “Commeils en étaient là, ils en­ tendirent à quelque distance derrière eux du bruitet des cris, ils retournèrent la tête et virent une troupe d’hommesarmés de gaules et de fourches quis’avançaient vers eux à toutes jambes. Vous allezcroire que c’étaient les gens de l’auberge, les valets et les brigands dont nous avonsparlé. Vousallez croire que le matin on avaitenfoncé leurs portes faute de clefs, et que ces brigands s’étaient imaginés que nos deux voyageurs avaient décampé avec leurs dépouilles. Jaques le crut [...] Nos deux voyageurs n’étaient point suivis” [18], “Le lendemainJaques se leva de grand matin, mit la tête à la fenêtre pour voir quel temps il faisait, vit qu’il faisait un temps détestable, sere­

coucha et nous laissa dormir son maitre et moi tantqu’il nous plut” [124]), et le tout finit par une trifurcationinsolente.

L’illusion romanesque est cassée, le romancier refusant son rôle traditionnel, celui d’un narrateur omniscient et discret. Diderotfeint d’ignorerd’où venaient Jacques et son maître, où ils allaient, si le capitaine de Jacques estmortounon etc; ilse met dans lerécit (narrateur fictif) etdialogue avec lelecteur(voirl’exemple supra),lui révèle les mécanismes de la création, tantôt affirme sa supériorité, tantôt se révolte contre sa condition d’esclave, souvent joue avec le lecteur (bifurcations, fausses pistes, trois épilogues à choisir). Parfois il l’agresse (“Comment s’appelaient-ils ? Que vous im­ porte?” [3]; “Ecoutez-moi, ne m’écoutez pas, je parlerai tout seul...” [87]. Qu’on est loin du gentil “Je suis obligé de faire remonter mon lecteurau temps dema vie..” d’un Prévost!)et s’en trouve agressé („Là, j’entends un vacarme... Vous entendez! Vous n’y étiezpas, il ne s’agit pas de vous.-Il est vrai [...]. Je vois deux hommes... - Vous ne voyez rien, il ne s’agit pas de vous, vous n’y étiez pas” [113-114]). Ce dernier exemple illustre un autre phénomène courant dans Jacques le Fataliste qui est le mélange du temps de l’aventure et celui de la narration. Tout ceci entraîne une forte ambiguïté du status de l’oeuvre, du lecteur, de l’auteur.

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D’inspiration stemienne, cette expériencede Diderot resteunique etincomprise aux XVUIe et XIXe siècles, en annonçant les romans ouverts et nouveaux, les machines à monter duXXe.

Antiromandonc, mais aussi roman antiromanesque (antibaroque, anti*aventure, anti-cape etépée) dans son refus et sa dérision du héros et de la matière romanesque, surtout de l’improbable et de l’extraordinaire . Le maître est un anti-héros, parti en voyage, quin’a pour butque devisiterl’enfant d’un autrequ’il est obligé d’entretenir, amantnaïf dupépar son amante et sonami, chevalier moins courageux que son valet et qui, après avoir tué pour se venger, s’enfuità toutes jambes de son cheval... Presque toutes les bifurcations et les faussespistes présententune option romanesque pour la rejeter aussitôt avec ricanement: “Que cetteaventure nedeviendrait-ellepas entre mes mains, s’il me prenait en fantaisie de vous désespérer! Je donnerais de l’importance à cette femme;j’en ferais la nièce d’un Curé du village voisin; j’ameuterais lespaysans de ce village. Je me préparerais descombats etdes amours” [7]. Des combats et des amours, l’essence même duroman d’aventures, ne servent plus,d’après Diderot, qu’à désespérer le lecteur... S’il pouvait voirle répertoire denos cinémas ettélévision,il se repentirait de ce diagnostic hâtif.

LIBERTIN,GALANT, GRIVOIS

Le roman libertin reste un concept flou. La frontière entre libertin, érotique, licen­

cieux, et grivois n’est pas toujourstrès claire etencore, durécitlibertin il faudrait dis­

tinguer le récit du libertin .

L’histoire des amours du maîtreestun contelibertin par sonambiance indécente et le vocabulaire qui frôle la chose (Agathe est “blanche, grasse, potelée, ce sont les chairs les plus fermes” [331]; le maître espère la trouver “un peu moins sévère à l’a venir”[317];dans son lit, il est “accablé de caresses” et“le mortel leplus heureux qu’il y ait aumonde” [337]), mais les deux amants, lui et le chevalier Saint-Ouin, gar­

dent la plus grande discrétion pource qui est des détails de ces nuits voluptueuses.

Eux-mêmes se considérant comme “galants” [330], ils sont libertins tous les deux en cela qu’ils cherchentetobtiennent “dessatisfactions interdites par les règles sociales” , mais il leur manque un projet de séduction (celui du chevalier Saint-Ouin qui, non content d’escroquer et de tromper son ami, veille à ceque l’aventure du maîtreavec Agathesetermine par un scandale public et l’intervention dela justice, ceprojet révèle delafriponnerie plutôt que dulibertinage). Un libertinplus accompli, c’estle marquis des Arcis. Il déploie tout un éventail de stratagèmes habituels de séduction, en com­ mençant pardetriviales offres d’argentetdebijoux: il envoiedeslettres et des espions, achète l’aidedu confesseur desd’Aisnon, se lancedans le mimétisme.Seulsson amour

6 Voir à ce propos le chapitre entier, Le roman romanesque, Barguillet 1981.

7 Montandon 1999 : 332. Un bon classement de ces genres est proposé dans les préfaces de Ces livres qu’on ne lit que d’une main et Romans libertins du XVUIe siècle, textes établis, présentés et annotés par Raymond Trousson, Robert Laffont, Paris 1993.

8 Romans libertins, p. X.

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et sa souffrance sauvent ce prédécesseurde Valmont de l’indignation du lecteur. Son projetdeséduction réussi, combiende temps garderait-il la jeune fille?

Plus sympathique que lui, la veuvecharmante, voisine deDesglands. Bien qu’il se traite d’une “libertine par tempérament” [338], le conte en sonhonneurn’estpas liber­

tin, sinon galant. La différencese cache dans l’intention, l’espace, le ton: la première est moins blessantequedans le projetlibertin, l’autre est le salon et non pas le lit, le dernier estplus raffiné.UnDenon ne désavouerait pasce portrait (et à cetteallure !) de la veuve: “Elle a passé toute sa vie en allant du plaisir au remords et du remords au plaisir, sans que l’habitude duplaisir ait étouffé le goût du plaisir [...] Elle n’accepta jamais l’hommaged’un sot ou d’un méchant, ses faveurs furent toujours la récompense ou dutalent ou dela probité. Dire d’un homme qu’il était ouqu’il avait été son amant, c’était assurer qu’il était homme de mérite [...] Les femmes qui redoutaient son com­ merce pour leurs maris, le désiraient pour leursenfans” [339].

Quant aux ébats amoureuxde Jacques avecJustine, dame Suzon etdame Margue­ rite, il nous semble qu’ilséchappent à la dénomination de “libertins”.Ici,point du dé­

coret du langage mondains, et les héros sont paysans, donc personnages auquel le terme de libertin ne s’applique pas, l’inconstance et les émois charnels étant inscrits dans la psychologie du personnage d’un hommedupeuple. On est descendu d’un ni­ veau, on a donné un pas de trop, ditun mot trop fort, et on est dans le grivois. Il est vraique Jacques procède par litote et périphrase comme sonmaître (“jenelui fis point de mal” [270], “je finis” [280], “elle se livrait à mon instruction” [286]), mais cequi provient de la galanterie de ce dernier,rajoutedu piquant au récit de l’autre.En plus, le maître se sent du coup dispenséd’être galant: en commentant les amours de son valet, il exige les détails et ne recule pas devant un tel mot cru: il s’informe sur les dimen­

sionsduderrièrede l’amie deJacquesetsurlapertedeson pucelage.

MÉTAROMAN

Outre de donnerson avis sur plusieurs genres romanesques, Diderot s’interroge et s’explique sur certains problèmes de la création: la consistance du personnage litté­ raire, les moyens de construire l’illusion, et plus généralement, sur les rapports de la vérité etde l’art,ceux dela morale etde l’art, etsurlegénie.

Le maître et Jacques reprochentà l’hôtesse le manque d’unité du personnage de Mlle d’Aisnon: “je n’ai pointdu tout été satisfaitde cettefille pendant tout lecours des menées de la Dame de Pommeraye et de sa mere. Pas un instant de crainte, pas le moindresigne d’incertitude, pas un remords [...] il fallait préparer ainsi le racommo- demçntde cettefemme aveclemari” [208]. Pourtant, aucundes personnages du roman n’est consistant...

La vérité ne suffit pas pour intéresser ou éblouir le lecteur, c’est l’art qui doit l’accompagner: “Lorsque j’entendis l’hôtes’écrierde sa femme, Quediable faisait-elle à sa porte,je merappellai l’Harpagon de Molière lorsqu’il dit de son fils : Qu’allait-il fairedans cette galère ?Etje conçus qu’il ne s’agissait pas seulement d’être vrai,mais qu’il fallait encore être plaisant” [21]. Et encore, un récit parfaitementvrai, parfaite­ ment objectif, est-il possible ? “N’a-t-on pas son caractère, son intérêt, son goût, ses

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passions, d’après quoi l’on exagere ou l’on atténué ?” [70] D’ailleurs, comment ra­

conter pour se faire comprendre ? Quel écrivain n’aurait pas exclamécommeJacques, au moinsune fois dans sacarrière:“Ah ! Si je savaisdire comme je saispenser ? Mais il était écrit là-haut quej’aurais les choses dans ma tête et que les mots ne me vien­ draient pas” [23]. Commentdonc faire pour trouverdes mots ? Qu’est-ce que le gé­ nie ? Il est proche de l’ivresse, dédaigne le “raisonné, compassé, académique” [298].

Quant à Jacques, il atortde s’accuserd’incompétence: detousles narrateurs du roman, lui seulobtient la plus haute récompense d’un conteur, celle de voir son auditeur en­ traîné par la narration au point d’être prêt à partir en défensedu personnage...

MORAL

Quand l’amour est absent de la peinturede la vie intérieure, ou n’y ocuppe qu’une modesteplace,cette peinture perdle nomde “sentimentale”etprend celui de “morale”. Marmontelet Baculard d’Arnaudy excellent. Plusieurs histoires et anecdotes insérées dansJacques méritent ce nom, telle anecdote du capitaineetdeson amiqui se battaient sans cesse,de Le Pelletiergiflé en demandantl’aumônepour ses pauvres, demonsieur Gousse, toutes suivies de longues discussions autour de la difficulté,voire impossibili­ té, de comprendre etde juger l’autrui. Est-il bon, est-ilméchant ? Bon au départ, mé­ chant une page plus loin - “et prononcezaprès cela sur l’allure des hommes! [87] - souventinqualifiable. Des opinions diversessont données - un noblen’a pas le même avis qu’un paysan sur une gifle reçue parcharité, mais les deux resteraientperplexes devant le portrait de Gousse - et le narrateur ne tranche jamais : “ilsavaient tous deux raison” [28]. Ces contes, sont-ils toujours “moraux” ? Les bonnes actions restent par­

fois sans récompense (celle de Le Pelletier), le vice est puni par hasard (l’intrigue de l’intendant échoit car il se trouveque l’exempt est ami du pâtissier) ou triomphe (ce sont ses victimes qui doivent fuir, non pas le pèreHudson),lecoupabledevient victime et vice versa (la vengeance de Mme de la Pommeraye) et le narrateur prône“la subli­ mité dans le mal” (dans les personnes de Mme de la Pommeraye et du père Hudson).

NOIR

C’est l’histoire duPère Angequi est teintée du noir,dubon noir à la française9 . La

victime innocente etle persécuteurtyrannique sont bien là:c’est un jeune carmeet les vieux moinesjalouxde son succès,qui le déclarent fou et essaientde le rendre tel. Le conte estbref et se concentre sur les faits, ni les procédés de persécution, ni l’espace lugubre du monastère ne sont décrits, mais chaque lecteur de La Religieuse saurait compléterladescription. Sans intervention deJean, Père Ange aurait partagé lesortde Suzanne Simonin.

9Jean Fabre voit la spécifité du récit noir à la française en ce que “moins roman d’atmosphère que

roman de moeurs, il présente plutôt le mal d’une manière naturelle et sobre que sous le signe du mystère”, Dictionnaire européen des Lumières, article “Roman noir”.

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PICARESQUE

Decegenre, pratiqué en Espagnedepuis la fin du XVIe siècle (en 1553 paraît le premier roman picaresque, Vie de Lazarillo de Tormes),à lamodeen Francedepuis la première moitié du XVIUe siècle (Gil Blasde Santillane, A. Lesage, 1715-1735),man­ quent certains éléments formels : l’écriture à lapremière personneetle personnage-clé.

Jacques, bien que l’hommedu peuple et valet àplusieursmaîtres, parlant de savie, dé­

pourvu d’une psychologie profonde, n’a ni expérience misérable, ni mentalitéde pica- ro. Pourtant, le couplefondamental valet rusé + maître est bien là, ainsi que le schéma narratif caractéristique de la littérature picaresque : une succession rapide d’anecdotes surgissant d’une façon imprévisible, anecdotesnarrées d’une façon comiqueetréaliste (cf. article“réaliste”), greffées sur le thème centraldu voyage. Ce voyage est à la fois réel, géographique (avec un décor etun personneltraditionnel: grandes routes et leurs dangers, hasards delachevauchée, fourvoiement, intempérie, brigands,contrebandiers, cavaliers de laMaréchaussée, bons et mauvais gîtes dont l’auberge, lieu derefugeetde repos, mais surtout celui de rencontreetdebavardage;laroute l’est aussi) et métapho­

rique, à travers lasociété française dont tous lesmilieux (paysans,chirurgiens, moines, aristocrates, libertins, militaires, représentants de la justice, gens de lettres etc.) sont représentés, avec leurs moeurs, leurs travers ou leurs vices. Référencesindirectes à Gil Blas sont facilement repérables, notamment l’un des épilogues proposés par l’auteur est copié duroman deLesage.

PHILOSOPHIQUE

Selon H. Coulet10 11 12, ilexiste deux façons dont la philosophie peut se manifester dans un texte littéraire : c’est dans les opinions des héros et dans la construction de l’intrigue. Le romande Diderotcommence par une invocationau hasard et termine par uneintervention fortuite du hasard; le thèmeduhasard - oudu destin -y est constam­

ment présent.Comme l’indique déjà le titre, l’un des hérosest fataliste. En effet, Jac­ ques se réclame de la philosophiedeson ancienmaître, le capitaine, épris de Spinoza . Après soncapitaine, Jacquesrépète des formules fatalistes: „tout est écritd’avance sur un grand rouleau du ciel qui se déploie peu à peu” et „chaque balle a son adresse”, quant à l’existence de 1’“auteur de ce rouleau”, c’est-à-dire Dieu, elle ne l’intéresse pas. Ix maître de Jacques n’estpas d’accord; or, curieusement, il apparaît dans son comportement moins libre que son valet: il a despréjugés, automatismes ethabitudes (consulter sa montre, prendre dutabac, interroger Jacques). Jacques, lui, agit comme s’il était libre, ilestactif, prudent, enthousiaste-voilàun paradoxe de Diderot . Quant

10 Coulet 1967 : 394.

11 Baruch Spinoza, philosophe hollandais du XVIIe siècle, professait le déterminisme et la nécessité absolue: l’homme n’est pas libre, sa destinée est fixée d’avance.

12 II commente ce paradoxe plus amplement dans sa Réfutation d'Helvétius : “On est fataliste, et à chaque instant on pense, on parle, on écrit comme si l’on persévérait dans le préjugé de la liberté, préjugé dont on a été bercé, qui a institué la langue vulgaire qu’on a balbutiée et dont on continue de se

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à la structure, elle paraît refléter le (dés)ordre du monde où l’incertitude est un prin­ cipe: “lesphrases, les voix, lesquestions, les récits - fragmentaires,discontinus -res­

semblent ainsiaux molécules dont le mondeestfait. Ils n’obéissent à aucun ordresou­

verain, à aucune providence, ils se rassemblent et se détachent, composant d’éphémères ouvrages”.

Les chercheurs ne cessent pas de sedemander si Jacques le Fataliste est une dé­

monstration ou une dérision du fatalisme. L’oeuvre étantriche et ambiguë, il se peut que les uns et les autres aientraison. Certains discernent entre un fatalisme fixiste et religieux (dont l’image du grand rouleau serait le symbole), objet de dérision, et un déterminisme(symbolisé par une gourmette, lien nécessaireentre les causes et les ef­

fets), cher à Diderot . Dans leurs discussions, le fatalisme, le déterminisme, le maté­

rialisme, le sensualisme et d’autres -ismes se côtoientet se confondent, tout comme les arguments tirés à lafois duroman, d’autres écrits duphilosophe, de sa correspondance, et desabiographie. Une autre polémiqueexiste au sujet de la place de la philosophie dans Jacques. Pourcertains, “Diderot avait besoind’écrire ce romanà cemomentdela vie, parce que sa réflexionphilosophique n’aboutissaitqu’àdes contradictions etàdes impasses, et qu’il espérait en sortir en créant une fiction” , d’autres refusent l’idéedu roman d’inquiétude,roman composépour résoudre les paradoxes et exorciser les dou­

tes, et considèrent la trame philosophique comme une matière parmi tant d’autres:

“plutôt qued’imaginer Diderot se servant du roman pour éprouverses idées, pourquoi ne pasimaginerDiderot exploitant ses idéespour bâtir un roman ?” .

RÉALISTE

“Parler du ‘réalisme’ est toujours un problème délicat, tant les interprétations du terme en sont diverses et tant la lecture que nous en faisons est influencéepar le ré­

alisme du XIXe siècle dans son entreprise de représentation totalitaire du réel” . Le renouvellement del’intérêt pouruncertain ‘réalisme’ semanifeste dans leslettresfran­ çaises dans le second quart duXVIIIe siècle, or, ce ‘réalisme’ ne seproposenullement dereprésenterleréel dans sa totalité, il consiste en un réseau d’allusions à partir des­ quelles seule une lecture attentive permet de reconstituer un fragmentdu réel . Défini commeutilité, non comme poésie, il ne surgit qu’au gré des besoins du narrateur : si nous apprenons qu’à l’époque, les portes des villes étaientfermées le soir, c’est uni­

quementparceque cela obligeaJacques et son maître à passerla nuit dans l’aubergedu

servir, sans s’apercevoir qu’elle ne convient plus à nos opinions. On est devenu philosophe dans ses systèmes et l’on reste peuple dans son propos”, cité d’après Cohen 1976: 66.

13 Ed. Bordas 1986 : 183, éd. Garnier 1962 : 891-892.

14 Didier 1998, chapitre “Le fatalisme”.

15 Cohen 1976 : 64-65, aussi 16-17.

16 Droz 1977 : CIII, CXII.

17 Montandon 1999 : 469.

18 Droz 1977 : CXXXII; Pomeau 1998 : 200.

19 Nous empruntons cette expression à R. Kempf commentant le décor chez Diderot, Kempf 1964: 182.

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Grand-Cerf. ‘Roman de moeurs’ serait meilleurterme pour désigner cet ancêtre des grands romans réalistes du XIXe siècle;Diderot, lui,parle à cepropos du ‘conte histo­ rique’ et évoque un moyen infaillible de construire l’illusion réaliste: le conteur

“parsèmera son récit de petites circonstances si liéesà la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcés de vous dire en vous-même : ‘Ma foi, cela est vrai ; on n’invente pas ces choses-là’” . Ces petites cir­

constances et traitsont été répertoriés pardes chercheurs; n’ayant pas pu consulter le répertoire le plus important , nous puiserons à celui, trèsinfirme, dressépar nos soins.

Un petittrait, c’est par exempleun serre-tête que Jacques, en secouchant, attache à son bonnetde nuit; unfragmentdu réel qu’il nous estpossible de recréerà partir du texte, c’est par exemple la vie des paysans sous l’Ancien Régime ou l’histoire de la jambe malade.

L’illusion réaliste se trouve renforcée parune onomastique réaliste (les aristocrates sont désignés par le nom portant la particule ‘de’,tels Mme de LaPommeraye etmar­ quis des Arcis, et les gens du peuple par un prénom seul : Jacques, Denise, Suzon) ain­ si quepar les allusions àdes personnages, lieux et événements réels (Mandrin le bri­ gand, Cabinet du Roi, château situé entre Châlons et St Disier, bataille de Fontenoy etc.). Cesallusionspeuvent être cachées, tellel’évocation d’unequerelle toutepareille à celle de Jacques et son maître, “où l’on avait entendu de l’une des extrémités d’un royaumeàl’autre le mairecrier à son serviteur : Tu descendras, et le serviteur crier de son côté: Je nedescendrai pas” [p. 227],où il est question, sansles nommer, du Roi et des Parlements.

Un autre réalisme présentdans le roman,c’est celui du langage. Les personnages parlent unelangue adaptée à leur condition sociale et chaque écart est scrupuleusement dénoncé. “Jaques, as-tu remarqué une chose? [...] C’est que cette femme raconte beaucoup mieux qu’il ne convient à une femme d’auberge” [148], observe le maître pourapprendre, le lendemain, que l’hôtesse aété élevée à Saint-Cyr; Mme de laPom­ merayeordonneà des fausses dévotes d’apprendre leverbiagede la mysticité [168]. En outre, l’on nepeutqu’admirer l’effort de Diderot de reproduire la langue parlée :énon­ cés segmentés, constructions rompues, anticipations et reprises, raccourcis, ellipses, cris, interrogations. Ecoutons l’exemple du tumulte qui se produit dans l’hôtellerie quand l’hôtesse fait tomber sa chienne: Nanon? Nanon ? vîte, vite, apportez la bouteille à l’eau de vie... ma pauvre Nicole est morte... démaillotez-la... Que vous êtes gauche ! - Je fais de mon mieux. - Commeelle crie ! Otez-vous delà, laissez-moi faire... Elle est morte !... Ris bien, grand Nigaud, il y a en effet de quoi rire... Ma pauvre Nicole est morte! [136]”. L’entretiennocturnede lapaysanneetde son mari est moins décent, mais tellement parfait, avec ses pauses, ses balbutiements, ses mots courts et essouflés... [25-28] La présence des dialogues peut être également considérée comme un élément réaliste, en cela que le discours direct, ense donnant pour unecita­

tion des paroles des personnages, paraît transcription fidèle, imitation parfaite de l’original, infiniment plus ‘vrai’ qu’un discours indirectqui interprète l’action en la ra-

20 Diderot, Les Deux Amis de Bourbonne, éd. Garnier, p. 791.

21 Smietanski 1965.

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contant22 ;unHemingway s’en souviendra. D’autres écrivains du XXe siècle apprécie­

ront le réalisme du rythmesinueux, sans cesse rompu, sans cesse renoué, jamais clos, proprede la pensée et de laconversation humaines : “Que le Diable emporte le Caba- retier et son cabaret !” [3] ; et le disparate de la structure seraconsidéré comme imita­

tion du celui de monde.

Et pourtant, dansune de nombreusesbifurcations, Diderot exprime sa méfiance en­ vers le genre : “Quel parti un autre n’aurait-il pas tiré deces trois Chirurgiens, de leur conversation [...]? Je vous fais grâce de toutes ceschoses que vous trouverez dans les romans, dans la comédie ancienne et dans la société”, car il ne s’agitpas “seulement d’être vrai”, ilfaut encore“être plaisant” [21]...

Or, c’est précisément une surabondance du réalisme qui produit des effets comi­ ques. Les termes médicaux, associés à une paraphrase savoureuse,expédient le pathé­ tique : “et à l’instant le Chevalier saisit un couteau qui était sur la table, détache son col, écarte sa chemise et, les yeux égarés, se place la pointe du couteau de la main droite à la fossette de la clavicule gauche, et semble n’attendre que mon ordre pour s’expédieràl’antique” [331, c’estnous qui soulignons].

SENTIMENTAL

Le roman sentimental,en développementsurtout dans le dernier tiers du siècle, apour objetlapeintureetl’analyse dessentiments oudela morale du sentiment. Dédaignant les péripéties, il s’attache à la vie intérieure, aux états d’âme, à l’histoired’un être saisi moins dans la durée que dans un moment de crise. Spécialité des femmes qui donnent la parole auxfemmeset qui observent l’homme de l’extérieur, ilmet enscène des êtres pour lesquels l’amour - très rarement physique - est la grande, l’unique affaire, l’occupation principale, le seul bonheurde la vie . Tous ces éléments sont au rendez- vous dans l’histoire de Mme de la Pommeraye, l’une de deuxlongues histoires insérées dans Jacques. L’histoire de sa vengeance surle marquis des Arcis émeut les auditeurs etsuscite une vivediscussion autour de son caractère etdu jugement de ses actes. Un pas de plus, et l’onest en plein récit d’analyse. Mais celle-ci aboutit à une impasse : il est peut-être possible de comprendre lesmotifsd’une personne, il est extrêmementdif­ ficilede lajuger.

A côté des grandes formes narratives, onrencontredansJacques une revue despetites:

Sentences : “Nous croyons conduire le destin, mais c’est toujours lui qui nous mène” [40], “Ah ! mon Maître, on a beauréfléchir, méditer, étudierdanstous les livres

22 Todorov 1969 : 34-36, cité d’après Proust 1974 : 212.

23Parmi les auteurs, les femmes dominent: Mme de Tencin, Mme de Graffigny, Mme Riccoboni, Mme de Genlis, pour ne citer que les plus talentueuses (pour une liste exhaustive, voir Romans de femmes du XVIlle siècle). Marmontel et Diderot font exception, mais dans les deux textes sentimen­

taux de ce dernier, La Religieuse et l’histoire de Mme de la Pommeraye, les narratrices sont des fem­

mes.

24 Op.cit., préface.

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du monde, on n’est jamais qu’un petit clerc quand on n’a pas lu dans le grand livre [230]” ; “M. le Secrétaire Richard le trouvait un franc original, cequi arriverait plus souvent parmi les hommes, si l’éducation d’abord,ensuitele grandusage du monde ne les usaientcomme ces pièces d’argent qui à force de circuler perdent leur empreinte” [254], “Rienn’est plus triste danscemonde que d’être un sot” [299], “Iln’ya guere de maximes de moraledont on ne fît un aphorisme de médecine, et réciproquement peu d’aphorismes demédecine dont on ne fît une maxime de morale” [346], “Mon Maitre, onpasse lestroisquarts de sa vie à vouloirsans faire [...] et à faire sans vouloir” [350]

etc. Une bourrée de proverbes ajoute au caractère peuple de Jacques: „Si la mer bouillait, il y aurait [...] bien des poissons de cuits“ [13], „Jacques mène son maître“ [230].

Portraits, genre tellement apprécié au XVIIe siècle, il attendra le XIXe pour s’insérer dans degrandescomédies humaines : dumaître [33], du frère Jean [53-54], de Gousse[84-87], del’hôtesse [138, 158], de Richard [231], de Jacques [236], dela belle voisinede Desglands [338]. Citons,à titre d’exemple, le premier : “Vous ne connaissez pasencore cette espece-là. Ila peu d’idées dans latête ; s’il lui arrivede dire quelque chose de sensé, c’est de réminiscence ou d’inspiration. Il a des yeux comme vous et moi; mais on ne sait la plupart du temps s’il regarde. Ilne dortpas,il ne veille pas non plus ; il se laisse exister : c’est safonction habituelle”.

Fable : à l’antique, sur l’impossibilité de savoir où on va, d’Esope [62] ou sur les glandsetlescitrouilles, de La Fontaine[348],et à l’obscène, de la Gaineetdu Coutelet [150].

Emerveillée par la richesse des formes, nous avons trouvéintéressant de nous inter­

roger aussi sur les lacunes. La première qui frappe dans ce que nous considérons comme le panorama de la littérature narrative du XVIIIe siècle, c’est l’absence de la forme épistolaire. Jacques n’a rien d’un roman par lettres, genre dix-huitièmiste par excellence. Mais s’agit-il vraiment d’une absence? Les billets et les lettres circulent dansl’histoirede la vengeancede Mme dela Pommeraye, eny jouant un rôle tout aus­

si important quedans les Liaisons dangereuses,roman deLaclos publié quelques an­

nées plus tard, en 1782 (dans ces deux histoires de séduction, la même règle est de vi­ gueur : seuleune lettre non-ouverte etrenvoyéen’est pas dangereuse pour son desti­ nataire). Or, aucune n’est rapportée, et pour cause : “Vous voudriez voir cette lettre [d’Agathe au maître]. Madame Riccoboni n’aurait pas manqué de vous la montrer.Et celle que Madamede la Pommeraye dicta auxdeux dévotes, je suis sûrque vous l’avez regrettée. Quoiqu’elle fût tout autrement difficile à faire que celle d’Agathe, et que je ne présume pas infiniment de mon talent, je crois queje m’en serais tiré, mais elle n’aurait pasétéoriginale [...] On les lit avec plaisir, mais elles détruisent l’illusion ; un historien quisupposeà ses personnages des discours qu’ils n’ontpastenus peut aussi leur supposer des actionsqu’ils n’ont pasfaites” [324-325].

Diderot rejette ce genre, tout comme il arefusé celuid’aventures. Yaurait-t-il dans Jacques d’autres refus ? Oui,par exemple celuidu roman historique. De la bataille de Fontenoy, Jacques ne retient qu’une blessureau genou. Diderotcroit, et sa description

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du tableau de cette même bataille leprouve , 25 que l’époque des récits deguerre héroï­

ques est révolue; par là, il annonce les descriptions des batailles d’un autrebourgeois, Stendhal. En avance surson temps,il refuseun autre courant àvenir, le naturalisme :

“N’allez-vous pas, me direz-vous, tirer des bistouris à nos yeux, couper des chairs, faire couler dusang etnous montrerune opération chirurgicale? A votre avis, cela ne sera-t-il pas de bon goût? [22].

Une autrelacune est celle duroman exotique. Diderot refuse“d’embarquer Jaques pour les Isles” [5], or, il rejete cette idée comme trop romanesque, sans critiquer le genre exotique en tant que tel. Auteur d’unromanexotique -oriental, en l’occurrence, Les bijoux indiscrets - dans Jacques, il nous revèleau moins leprincipedu commerce individuel d’outre-mer: “Voyez vos parens, proposez-leur de vous avancer une paco­ tille de bijoux.Embarquez-vous pourPondichéry [...]arrivé, vous ferez fortune” [49].

Le vieillard de l’île Maurice donnera la mêmerecette àPaul.

Lieu d’accueil de genres, il est aussi celui de textes d’autres auteurs. Jacques le Fataliste renvoie au total à une trentaine de textes littéraires, et les formes d’intertextualité, avouées ou masquées, de tonalité différente (admiratrices ou criti­

ques) et d’intention variée (clins d’oeil,désaccord, persiflage) sont fort nombreuses.

On trouve ici des références : “ça auraitpué le Cleveland à infecter” [47] ; cita­

tions : „Lasciva est nobis pagine, vita proba" [294] ; paraphrases : “que faisait-elle à la porte ?” [20] ; allusions : la paysanne“belle sous lelinge” [7] ne fait-elle pas pen­ ser à Manon Lescaut ?; continuation polémique, commecelle d’une pièce de Goldo­ ni : “Voilà dites-vous, le vrai dénoûment du Bourru Bienfaisant” [133]; plagiat avoué : “Voici le secondparagraphe copié de la vie de Tristram Shandy” [375], pla­ giat inavoué : “Vous prononcez hardiment tuer, voler, trahir, et l’autre vous ne l’oseriez qu’entre les dents ! Est-ce quemoins vous exhalez de ces prétendues impure­

tés en paroles, plus il vous en reste dans lapensée ? Et quevous a fait l’actiongénitale, si naturelle, si nécessaire etsi juste, pourenexclure le signedevos entretiens, et pour imaginer que votre bouche, vos yeux et vos oreilles en seraient souillés ?” [294], à compareravec “Qu’a faict l’action génitale, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oserparlersans vergogne etpour l’exclure des propos sérieux et réglez? Nous prononçons hardiment tuer, desrober, trahir, et cela nous n’oserions qu’entre les dents ?”de Montaigne .

L’édition Droz répertorie patiemment ces emprunts, mais aucun commentateur n’a encore, à notre connaissance, tenté d’analyser et classer les diverses formes d’intertextualité. De le faire au moins pour la source principale de Jacques, la Vie de Tristram Shandy, serait révélateur.

Carrefour de textes des autres, mais aussi celui d’autres formes du discours, no­

tamment des formes codées du discours oratoire :

plaidoyer (de la d’Aisnon devenue Marquise) : “Je me suis laissée conduire par faiblesse, par séduction, par autorité,par menacesà une action infâme, mais ne croyez

Bataille de Fontenoy, de Pierre Lenfant, “Salon de 1761”, dans Oeuvres, Versini, t. IV, p. 220, cité d’après Didier 1998 : 134.

26 Montaigne, Essais, La Pléiade, III, 5, p. 66, cité d’après Jacques le Fataliste, édition Droz, note 208.

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pas. Monsieur, que je sois méchante [...] La corruption s’est posée sur moi, mais elle ne s’y est point attachée...” [206], sermon (du maître à Jacques au moment où son cheval l’ammène sous les fourches patibulaires, signe funeste) : “Cher ami, je vous conseille de mettre votre conscience en bon état, d’arranger vos petites affaires [...].

Voyez, n’avez-vous rien à restitueràpersonne ? Confiez-moi vos dernières volontés et soyez sûrqu’elles seront fidèlement remplies. Si vous m’avez pris quelque chose, je vous le donne, demandez-en seulement pardon à Dieu, et pendant le temps plus ou moins court quenous avonsencore à vivre ensemble ne me volez plus.“ [75-76]; (de Mme de la Pommeraye aux d’Aisnon :) “Vous ne fréquenterezpoint les promenades publiques... [167-169], apologie (de Mme de la Pommeraye à la fin de son histoire [211-213]), invective (de l’auteurenvers des lecteurs) : “Vilains hypocrites, laissez- moi en repos. Aimez commedes ânesdébâtés,mais permettez que je dise J’aime, nous aimons, vous aimez, ils aiment; je vous passe l’action, passez-moi le mot. Vous pro­ noncez hardiment tuer, voler,trahir, et l’autre vous ne l’oseriez qu’entre les dents ! Est- ce quemoins vous exhalez deces prétendues impuretés en paroles,plus il vousen reste dans la pensée...” [294], consolation (de Jacques par son maître, après lamort deson capitaine) : “Pleurez sans contrainte, parce que vous pouvez pleurer sans honte ; sa mort vousaffranchit desbienséances scrupuleuses qui vousgênaient pendantsa vie...” [64], discourscasuiste (du confesseur corrompu à la d’Aisnon) : “Ensuite, il agitaitla question siunefemme devait céder ou résister à un homme passionné,et laissermourir et damner celui pour qui le sang de Jésus-Christ a été versé, et il n’osait la décider”

[191-192], discours quiétiste est mentionné sans être développé pendant le repas des d’Aisnon avec le marquisdesArcis, discours juridique (l’hôtesse, arbitrant la querelle entre Jacques et son maître, prononce une sentence-type de style parlementaire ; Jac­ ques, contagié par son langage, propose un arrangement de même style) : “Stipulons

1° : Qu’attenduque... [228].

Remarquons que toutes ces interventionsoratoires(sauf peut-être le plaidoyer de la d’Aisnon) sont immédiatemment subverties : la consolation est placée fort mal-à- propos carc’est son capitaine que pleure Jacques, etnon pas une amante ; parmi les tâches urgentes à accomplir avant la mort, le maître exhorte son valet de terminer l’histoire de ses amours ; àchaquerecommandation devie dévote vientun “car...” qui en dénonce le caractère hypocrite ; au discours faussement dévot de Mme de la Pom­ meraye (“Cette vie est si peu de chose quand on la compare à une éternité à venir ?”) répond le ton mondainement libertin du marquis (“Vous avez encore une vingtaine d’annéesde jolis péchés à faire,n’y manquez pas, ensuite vousvousrepentirez etvous irez vous en vanter auxpieds du prêtre, sicela vous convient...” [176-177].

Subversion annonce parodie, parodieaccompagne souvent satire et critique. A part la critique littéraire dont il a déjà été question, c’estla critique et la satire sociale qui sontles plus visibles dans JacquesleFataliste.

Satiredes prêtreset des moines, desmédecins,des gens de justice, cibles tradition­

nelsde dérision et d’indignitédes écrivainsdu XVIUe siècle. Les premiers sontdébau­ chés et intrigants, lesseconds incompétents et avides, lesderniers malhonnêtes et rapa­ ces. Sur dixecclésiastiques présentés individuellement dans le roman, il n’ya qu’un de sympathique: le curé de Mme de la Pommeraye. Jean est un fripon, la réputation du Père Ange est incertaine, l’amant de la d’Aisnon, son confesseur, lepèreHudson et le

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vicaire sont décidemmentméchants. Sur cinqmédecins, un est neutre (rencontré pen­ dantle voyage) et un plutôtsympathique (celui du château). Pour cequi estdu person­ nel juridique, personnel bas est efficace (le guet arrête le père Hudson chez la fille de joie, la maréchaussée poursuit et saisit le maître), ce sontlescadresqui distribuentune justicedistorsionnée. Sur trois juges mentionnés, deux sont sympathiques, car ilsaident les protagonistespersécutés, maisils lefont paramitié, non pas par un sens dejustice:

le commissaire estaussi prêt àaiderle maître innocent que le maître meurtrier. Tel un Beaumarchais, Diderot ne les décritpas, il les montre en action.

Il donne aussi son avis sur toutes les couches sociales. La vie des paysans est dure et les possibilités d’y.échapper peu tentantes: s’enrôler et se faire massacrer, prendre l’habit du moine et s’exposer à des intrigues monacales,devenir valet et passer, tel un objet d’usage quotidien, des mains en mains, comme Jacques même, donné par tel maîtreà tel autre et ainsi de suite, neuf fois au total [220], et qui se présente comme l’un des “tant d’autres lâches coquins [...], qui ont quitté les campagnes pour venir porter la livrée dans la Capitale” [352]. Mais les pauvres ne sont pas endurcis: “Le peuple n’est pas inhumain [...] est avide despectacles et ycourt parce qu’il estamusé quandilen jouit, etqu’il en est encoreamusépar le récit qu’il en fait quand il en est revenu. Le peupleestterribledans sa fureur, maisellene dure pas. Samisere proprel’a rendu compatissant“ [235] ; l’attitudede lapaysanne qui secoure Jacques en témoigne.

Les bourgeois sont à peine présents dans les figures de la famille d’Agathe et des usuriers parisiens. Mépriséspar de jeunesnobles, ils sont intrigants et avides, mais en les peignant en gris Diderot ne vise pas l’état entier. La noblesse est plus critiquée, toujours d’une façon indirecte. Deux images générales, d’“une vingtaine de vauriens qui s’étaient emparés des plus somptueux appartements où ils se trouvaient presque toujours à l’étroit, qui prétendaient, contre le droit commun et le vrai sens de l’inscription, que le château leur avait été légué en toute propriété” [30] et du cheval

“sot, orgueilleux, fainéant”, symbole d’“un habitantde la ville qui, fier de son premier état de cheval de selle, méprise la charrue” [352], voisinent avec les descriptions des comportements automatiques, oùdomine leréflexe irrésistible de se battre en duel etde se tuer pour venger uneoffense réelleou imaginée.

Jacques le Fatalisteau carrefour des genres... Cetitre n’est pas nouveau . Mais le mot ‘carrefour’ est trop plat, un ‘échangeur’ suivrait mieux à ce texteriche en sorties vers le présent, mais aussivers le passé et vers l’avenir,vers d’autres texteset d’autres formes du discours ; échangeur, avec samultiplicité des niveaux. Quant à la poésie et la philosophie, la deuxième abonde, mais la première ? Parcontre, nous y avonstrouvé une forteprésence duthéâtre etde la peinture.

En 1757, à l’instigation de Grimm, Diderot devient un critique d’art, écrivant pour la Correspondance littéraire les relations des Salons. Desannées plus tard, dans Jac­

ques le Fataliste, il mentionne les noms des grands artistes, donne son avis sur la peinture,et surtout insère plusieurs “portraits” et “scènes”, où il décrit le physique des personnages, leurs positions et gestes, tout comme s’il décrivait des tableaux. Il n’est pas coloriste, un peu comme les peintres de son temps, pour cela il faudra attendre

27En 1963, Roland Mortier plaçait ‘Diderot au carrefour de la poésie et de la philosophie’, Revue des Sciences Humaines, n.s. cxii. 485-501.

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Bernardin de Saint-Pierre et les impressionnistes ; c’est dans l’art de la composition qu’ilexcelle. Les commentateurs citent leplus volontiers le tableau dufiacre renversé; nous lui préférons le suivant: “Lecteur, j’avais oublié de vous peindre [c’est nousqui soulignons] le site des trois personnages dont il s’agit ici, Jaques, son maitre et l’hôtesse,faute de cetteattention,vous les avez entendus parler, maisvous ne les avez point vus ; il vautmieux tard quejamais. Le maitre, à gauche, en bonnet de nuit, en robe de chambre, étaitétalé nonchalamment dans un grand fauteuil de tapisserie, son mouchoir jette surlebras dufauteuil et sa tabatière à la main.L’hôtesse,surle fond, en face de la porte, proche la table, son verre devant elle. Jaques, sans chapeau, à sa droite, les deuxcoudes appuyés surla table, et la tête penchée entre deux bouteilles : deux autresétaient à terre à côtéde lui” [173].

Quand lespersonnages restent immobileset muets, c’est un tableau ; quandils bou­ gent et parlent, c’estduthéâtre.

Diderot était unhomme duthéâtre,auteur dramatique et inventeur d’un genre nou­

veau (drame bourgeois). Son amour et sa pratique du théâtre sont bien visibles dans Jacques le Fataliste. Les références aux auteurs antiques et modernes sont légion ; à une occasion Diderot remanie le Bourru bienfaisant de Goldoni. Le vocabulaire théâtral estlà,lui aussi : “Quand onintroduitunpersonnagesurla scene ilfaut que son rôle soit un” [208, c’est nous qui soulignons]. Mais c’est surtout un sens exquis du dialogue, dugesteetde l’espace qui fait de luile plus grand des dramaturges du roman français du XVUIe siècle.

Le „tableau“ que nous venons de citer au paragraphe précédent pourrait parfaite­

ment fairepartie des didascalies, avec une organisation de l’espace sur trois côtés : au fond, à droite, à gauche, condition élémentaire d’une réforme du théâtre dontDiderot prônait la nécessité. En racontant leurs histoires, les personnages commencent souvent par une explication spatiale, explication quifrappepar sonéconomie etpar lesouci de noter l’emplacement des portes : „tout le logement duCharron Maitre Bigre,mon par­

rain, consistait en une boutique et une soupente. Son litétait au fond de la boutique.

Bigre le fils, mon ami, couchait sur la soupente à laquelle on grimpait par une petite échelle,placée àpeuprès à égaledistance du litde son pere etde laporte de labouti­ que” [265].

Il se montre tout aussi soucieux de la mimique etla gesticulation des personnages, au point d’être soupçonné aujourd’hui de s’inspirer de traités techniques à l’usage des comédiens . Confiant plus en corps qu’en mot pour ce qui est de la vérité et de l’expressivité, il le fait parler, aussi bien dans son quotidien - “Tenez, mon Maitre,je devine, au coin de votre levre qui se releve et à votre narine gauche qui se crispe, que...

[262] (et Jacques est ungrand lecteur du langage du corps, quiatout de suite reconnu dans un secrétaire un ancien moine à quelques tics caractéristiques) - que dans les grandes scènes pathétiques comme celle de la d’Aisnon comparant devant le marquis des Arcis : “Au lieu de selever, elle s’avança vers lui sur ses genoux, elletremblait de tousses membres, elle étaitéchevelée, elle avait un corps unpeu penché, lesbraspor­ tés de son côté, la tête relevée, le regard attaché sur ses yeux et le visage inondé de

28 Kempf 1964 : 83.

29 Droz 1977, note 144.

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pleurs” [205]. Son corps ayant servi d’introducteur, elle se met à verbaliser, “un san­

glot séparant chacunde ses mots”,et c’estun monologue detragédie.

Ce monologue de la jeuned’Aisnon est tragique, mais Jacques abonde surtouten dialogues de comédie et en saynètes. Ces dernières, basées souvent sur une image, semblent languird’être montées au théâtre : tellela scène avec la compagne du docteur détroussée, celle avec le vicaireenfourché, ou encore la pantomime de la bouteille du mousseux. Rappelons cette dernière, la plus décente : l’hôtesse du Grand-Cerf “entre, pose ses deux bouteilles sur la table, et dit : ‘Allons, monsieur Jacques, faisons la paix...’ [...] Jacques la prit par le milieu ducorps,etl’embrassa fortement; sa rancune n’avait jamais tenu contre du bon vinet une belle femme ; cela étaitécrit là-haut de lui, devous, lecteur, de moi et de beaucoup d’autres. [...] En parlant ainsi elleavait placé une de deux bouteilles entreses genoux, et elle en tirait le bouchon ; ce fut avec une adressesingulière qu’elle en couvritlegoulotavec le pouce, sans laisseréchapper une gouttede vin. ’Allons, dit-elle à Jacques; vite, vite, votreverre.’ Jacques approcheson verre; l’hôtesse, en écartant son pouce un peu de côté, donne vent à la bouteille, et voilà le visage de Jacques toutcouvert demousse” [158]. Et la scène de lacourse au­ tourducheval [369-371], Jacques ayantcoupé les courroies pour faire tomber le maître etlui prouver par là, aprèsavoir épuisé desargumentsthéoriques, qu’il agit sans vou­ loir, nemérite-elle pas le nom d’une farcemétaphysique ?

L’omniprésence des dialogues et du temps présent dans la narration facilite l’adaptation de ce roman pour le théâtre; elle aété faite par un grand admirateur de Diderot, Milan Kundera .

Et la dernière remarque : la plupart des histoires racontées dansJacquesle Fataliste présentedespersonnages qui sont, dans leur vie privée, acteurs, auteurs dramatiques, metteurs en scène, personnages qui élaborent quotidiennement des intrigues, parfois d’une extrême complexité, en pensant à desmoindres détails et en instruisant les ac­

teurs sur le comportementà tenir(“pleurez, sanglotez, arrachez-vous les cheveux”, or­ donne le Père Hudson à la jeune fille qui va témoigner contre lui [245] ; le chef d’oeuvre du genre reste l’instruction de deux pages deMmede la Pommerayeà l’usage des d’Aisnon). Des contes d’amour, c’est ceque réclame le lecteur du XVIUe siècle, maisil est également friand des contes de jeu, d’intrigue, despectacle domestique. Un trait de moeurs: dansce siècle, la vie est théâtre, etla scène commence dans lacham- , 30 3132

bre .

30L’expression est de Huguette Cohen, 1976 : 88.

31 Jacques et son maître. Hommage à Denis Diderot en trois actes, 1981.

32On serait tenté de se poser la question: et la musique ? L’organisation musicale, musicalité des structures et du dialogue (alternance de la parole et de la pantomime etc. dans le Neveu de Rameau) dont parle Jacques Chouillet (Chouillet 1973 : II 532-533), est de toute apparence absente de Jac­

ques, pourtant, le texte est bien sonore: les personnages parlent beaucoup et écoutent volontiers, on entend leurs voix (murmures, cris, hurlements, rires, bégaiement), les bruits produits par les humains (toux, hoquet, crachements, bâillements, raclements de gorge, ronflements et reniflements) et autres (coups de sonnette, aboiements).

Est-il légitimed’approcher ainsi Jacques le Fataliste 1 Est-il possible que Diderot l’ait conçu en tant qu’un dictionnaire, un panorama, une encyclopédie de poche, une synthèse ? Ses intentions à l’égard de Jacques ne sont plus claires pournous que pour

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sescontemporains. Il nes’explique pas dans des paratextes. Ilne seconfie pasdans sa correspondance. Serait-ce une mystification suivant celle de la Religieuse ? Mais en quoi consisterait-elle et qui en serait le cible ? Aqui était destiné ce roman ? Lepre­

mierlecteur, ou plutôt l’auditeur, de Jacquesaété Meister fils,rédacteur de la Corres­ pondance littéraire, en 1771. De novembre 1778 à juin 1780, une deuxième version, augmentée, a apparu en feuilleton dans ce mensuel manuscrit pour les rois éclairés, mensuel comptant une vingtaine d’abonnés illustres, élite des lecteurs, connaisseursde la littérature européenne, capables de déchiffrer les allusions intertextuelles, non seu­

lement les plus universelles, mais aussi celles relevant des faits-divers littéraires de moindre importance dont la Correspodancelittéraire lesnourrissait depuis 1754. Dide­

rot,les croyait-il suffisamment ironiques poursavoir prendreleurs distancesvis-à-vis la technique romanesque traditionnelle? Apparemment oui. Les jugeait-il suffisamment subtiles pour vouloir s’enfoncer dans le labirynthe des histoires et des digressions? Peut-être non, si c’est effectivement lui enpersonne qui a suggéré lescoupures dans le manuscrit destiné à la publication dans la Correspondance littéraire, coupures qui concernent surtout les histoires inséréeset les digressions.Or,si ces coupures devaient alléger le roman-feuilleton, pourquoi se hâte-t-il, la publication terminée, d’insérer quatre autres additions parfaitement “secondaires” en alléguant leur intérêt, tout comme il a allégué le manque d’intérêt d’une vingtaine d’histoires et de digressions une année plus tôt ? Entamerait-il ainsi un jeu avec ses lecteurs, jeu consistant àcompléter parintervalles, tel un puzzle, l’histoire primitive, jeu interrompu après la premièrepartie, de sa propre volonté, de la volonté de l’éditeurou de celle des abon­

nés?Faisait partiede ce jeule fait de servir à destêtes couronnées ou en attente d’une couronne les aventures d’un valet plus brillantque son maître, aventures imprégnées d’une forte odeurpaysanne,ainsi que l’allégoriedu château où “une vingtainede vau-

Dans la première version publiée dans la Correspondance Littéraire en 1779, il manque des remarques de l'auteur sur l’invention et le génie, anecdote du poète de Pondichéry, remarques sur les fourches patibulaires, remarques sur la faculté d’auteur d’interrompre la narration, histoire de Gousse, histoire du pâtissier, scènes avec l’hôtesse (mari de l’hôtesse secourt un paysan, la chienne Nicole, hôtesse interpellée constamment par les servants et son mari, amorce de l’histoire du marquis des Ar- cis), bourru bienfaisant, remarques sur le vin dans la tisane et sur docteur Tissot, histoire de la perte du pucelage de Jacques, histoire de Bigre, fabliau de la dame Suzanne et la dame Marguerite, histoire du vicaire dupé, remarques sur l’obscénité, allusions à Rabelais, remarques sur les possibilités de la fiction ; l’éditeur se justifiant : “Nous craignons que ce récit coupé par beaucoup d’incidens plus bi­

zarres qu’interessants ne finisse par fatiguer nos lecteurs, et passant sur un grand nombre de détails qui pourraient paraître trop minutieux, nous nous hâtons d’arriver avec Jaques et son Maître dans une auberge où l’hôtesse fait à nos voyageurs l’histoire qui suit” (Droz 1977 : XLVIII). Nous croyons que Diderot a consenti à cet allègement du texte, conscient de son caractère de feuilleton, où l’attention du lecteur se trouve déjà suffisamment dispersée par les intervalles temporelles. Or, en juillet 1780, ce même éditeur publie quatre Additions faites à ‘Jacques le Fataliste' depuis la copie que nous avons eu l’honneur de vous envoyer (propos sur la prudence, sur les effets et causes, et sur la difficulté d’interpréter les circonstances faute d’expérience ; histoire de M. Le Pelletier quêtant pour les pau­

vres ; fabliau de la gaine et du coutelet ; propos sur les tableaux et description du fiacre cassé), tout en expliquant : “Nous osons présumer que détachés même de la liaison où il convient de les placer, ces fragments ne paraitront sans intérêt” (Droz 1977 : XXXVI). Le fait-il à l’instigation de Diderot ? S’agit-il d’un jeu ou des raisons extralittéraires, par exemple éditoriales ? Et la réinsertion des coupu­

res en 1786, serait-elle une sorte d’un hommage posthume à l’écrivain ?

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riens[...]s’étaient emparés des plus somptueux appartements [...] prétendaient, contre le droit communet le vrai sens de l’inscription,que le château leur avaitété légué en toutepropriété” [30] ?En tout cas, il devait les croire supérieurs au public français, car il n’ajamais essayé de publier ce roman, de son vivant, en France, désabusé peut-être parl’échecduPère defamilleen 1761. Mais a-t-ilvraiment écrit pour les abonnés de la Correspondance ? Il a écrit surtout pour lui-même, répondent aujourd’hui maints chercheurs, telle Huguette Cohen. Sur la carcasse d’un roman à digression, il aurait donc écrit un roman philosophico-critico-moralo-plaisant, un fourre-tout sur tout à l’usage privé. Mais pourquoi en a-t-il tellementdiversifié la forme ? Pour parodieret pour abolir “la spécieuse distinction des genres”, répondent SimoneLecointre et Jean Le Galliot, quiont bienremarqué,eux, l’extraordinaire multiplicité desformes littérai­

res et non-littéraires, et qui arguent que “l’intention parodique éclate le plus souvent dans le respect partrop scrupuleux des conventiones spécifiques d’un genre” , dans les “attentions formelles déçues” etdans l’accélération narrative (notamment, la ren­

contre du maître etdu chevalier Saint-Ouin : le maîtrede Jacquesvient, voit, vainc et s’enfuit). Cesarguments sontconvaincants, il pouvait biens’agir d’un ‘dictionnaire ir­ raisonné et parodiquedesformes du discours’, pourtant, la parodie ne concernant pas toutes les formesprésentes dansletexte, nous préférons penser toujoursque l’intention de Diderot était de rire, certes, mais aussi depasseren revue les formes et non pas de les abolir; que son projet aété encyclopédique, constructeur ; que Jacquesle Fataliste est bien un échangeuret non pas un dépotoir.

ÉDITIONSDES OEUVRES DE DENIS DIDEROT

Jacques le Fataliste et son maître. Bordas, Paris 1986.

Jacques le Fataliste et son maître, édition critique par Simone Lecointre et Jean Le Galliot, Librairie Droz, Paris-Genève 1977.

Oeuvres romanesques, édition de Henri Bénac, Garnier, Paris 1962.

BIBLIOGRAPHIE

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CoULET Henri, Le roman jusqu’à la Révolution, Armand Colin, Paris 1967.

Didier Béatrice, 'Jacques le Fataliste et son maître’ de Diderot, Gallimard, Paris 1998.

Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon, PUF, Paris 1997.

Kempf Roger, Diderot et le roman. Éditions du Seuil, Paris 1964.

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34 Droz 1977 : CXLVII.

35 Ibid., CLII.

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