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Widok Hofstadter et les paradoxes de la traduction

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Academic year: 2022

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Wrocław 2012

enrico monti

Université de Bologne / ILLE — Université de Haute-Alsace

HoFSTADTER ET LES PARADoXES DE LA TRADUCTIoN

1. DoUGLAS HoFSTADTER, UN INTELLECTUEL PoLYéDRIQUE Cet article se propose d’analyser une figure assez particulière de traducteur et traductologue contemporain, l’écrivain et chercheur américain Douglas Hofstad- ter (né en 1945). Douglas Hofstadter est professeur de sciences cognitives et de littérature comparée à l’Indiana University aux états-Unis. Il est également musi- cologue, musicien, membre de la prestigieuse American Philosophical Society et connu surtout pour son Gödel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid1, un essai qui a été récompensé par le Prix Pulitzer en 1980.

Il a fait un doctorat en physique (d’ailleurs il est le fils de Robert Hofstad- ter, qui reçut le prix Nobel en 1961 pour ses recherches sur les électrons), mais ensuite il a détourné son intérêt vers les sciences cognitives et l’intelligence artificielle, avec une capacité toute particulière pour la vulgarisation scienti- fique, qui le porte souvent à croiser les frontières entre art, musique, mathé- matique et littérature. Son profil universitaire témoigne aussi de l’originalité de son parcours et de son statut: « Although Douglas Hofstadter is nominally associated with a few departments at Indiana University, he is actually left pretty much alone to pursue his multifarious interests »2. Avec ses intérêts hété- roclites, Hofstadter joue un peu « à l’électron libre », en reprenant une marque chère à sa famille.

Ces quelques repères nous offrent d’ores et déjà les traits d’une figure d’in- tellectuel polyédrique et éclectique, qui se proclame « à la recherche pérenne de la beauté »3 et qui semble ressortir d’une époque où la spécialisation dans les domaines du savoir n’était pas aussi marquée qu’aujourd’hui.

1 D. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid, Basic Books, New York 1979.

2 Page web d’Hofstadter sur le site de l’Indiana University: http://www.cogs.indiana.edu/

people/homepages/hofstadter.html (consulté le 10.01.2011).

3 Ibidem.

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2. HoFSTADTER ET LA TRADUCTIoN

Dans mon étude de Hofstadter, je laisserai délibérément de côté plusieurs de ses intérêts de recherche, pour me concentrer sur l’intellectuel en tant qu’appartenant au groupe, d’ailleurs assez nourri, de ceux qui ont pratiqué et étudié la traduction.

Selon une interprétation de la pensée commune offerte par Peter Newmark: « Ceux qui peuvent écrivent, ceux qui ne peuvent pas traduisent et ceux qui ne peuvent pas traduire écrivent de traduction »4, une vision qui nous éclaire une fois de plus sur la faible considération dont la traduction jouit dans l’opinion publique — et encore moins l’étude de la traduction, la traductologie5. Hofstadter appartient à l’olympe des traducteurs qui, comme Newmark nous le rappelle, ont su écrire, traduire et écrire de traduction (tout comme Goethe, Benjamin et Valéry, entre autres).

Si on peut se poser la question de la trace que ses réflexions laisseront dans les études sur la traduction, on ne peut quand-même ignorer l’importance de son travail du point de vue sociologique, vue sa manière toujours originale d’adresser les questions de la recherche et de la visibilité de la traduction aux états-Unis.

Hofstadter s’est occupé de la traduction à plusieurs reprises à partir de la deuxième moitié des années 1990, lorsqu’il fait paraître un volumineux essai inti- tulé Le Ton beau de Marot: In Praise of the Music of Language (1997). Il s’agit d’un volume où il offre une série de traductions-variations à partir d’un poème de Clément Marot, ainsi qu’une série de digressions autour de la thématique de la traduction. À la même époque, il a également écrit un essai sur les nombreuses traductions de son livre Gödel, Escher, Bach, où il analyse la thématique, qui lui est particulièrement chère, des jeux de mots6.

Deux ans plus tard, en 1999, il a publié une traduction en vers, du russe en anglais, d’Evgenij Onegin, célèbre « roman en vers » d’Aleksandr Pouchkine; un ouvrage dont il existait déjà plusieurs traductions anglaises, la plus célèbre étant la controversée traduction littérale de Vladimir Nabokov7. Il faudra attendre dix ans avant que Hofstadter publie un nouvel ouvrage sur la traduction, qui fera l’objet de mes réflexions dans les pages suivantes.

4 « Those who can, write; those who cannot, translate; those who cannot translate, write about translation; however, Goethe and a host of respectable writers who wrote well, translated well and wrote well about translation are an obvious disproof of this adapted Shavianism » (P. Newmark, Ap- proaches to Translation, Pergamon, London 1980, p. IX). Sauf précisions, trad. E.M.

5 En 1980 encore, la situation ne diffère pas trop de la célèbre dépréciation du métier de tra- ducteur avancée dans les Lettres Persanes par Montesquieu deux siècles et demi auparavant.

6 « The Search of Essence ‘twixt Medium and Message’ », [dans:] D. Delabastita (dir.), Tra- ductio. Wordplay and Translation, St. Jerome, Manchester 1997, pp. 177–206. Hofstadter parle diffusément de la traduction de son Gödel, Escher, Bach (et en particulier de la version française, à laquelle il a collaboré en première personne) également dans Le Ton Beau de Marot: In Praise of the Music of Language, Basic Books, New York 1997, pp. 58–62.

7 Hofstadter a fait une nouvelle traduction en vers de ce poème, avec son goût tout particulier pour les défis, mais on ne se penchera pas ici sur le résultat de cet effort: A. Pushkin, Eugene Onegin.

A Novel in Verse, A Novel Versification by Douglas Hofstadter, Basic Books, New York 1999.

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3. UN oUVRAGE HYBRIDE: VERS UNE SYNTHèSE ENTRE THéoRIE ET PRATIQUE

That Mad Ache/ Translator, Trader: An Essay on the Pleasantly Pervasive Paradoxes of Translation (Basic Books, New York 2009) est le dernier effort d’Hofstadter dans le domaine de la traduction. Il s’agit d’un ouvrage singulier, car Hofstadter veut arriver à une fusion symbolique et théorique entre la spéculation sur la traduction et la pratique de la traduction. Il le fait en créant un livre qui contient deux livres à son intérieur, où la première et la quatrième de couverture sont en fait transformées en deux couvertures différentes: d’un côté on trouve la traduction anglaise qu’il a faite du roman La Chamade de Françoise Sagan, et de l’autre côté un long essai sur la traduction, intitulé Translator, Trader — énième variation sur l’éternelle paronomasie traduttore/traditore — et sous-titré An Essay on the Pleasantly Pervasive Paradoxes of Translation.

En considérant la présentation matérielle des deux parties, on remarque de premier abord que la traduction fait environ le double de l’essai (200 versus 100 pages) et garde un rôle principal dans la publication, comme en témoigne le fait que le code ISBN, normalement placé en quatrième de couverture, se trouve sur la couverture de l’essai — qui devient ainsi le B-side du volume. Exception faite de ce détail, les deux livres peuvent se lire indépendamment et il n’y a pas d’indi- cation explicite sur l’ordre à suivre. L’ordre logique semble suggérer une première lecture de la traduction, étant donné que l’essai aborde la problématique de la tra- duction en rapport au roman qui vient d’être traduit8; mais les lecteurs ont la pos- sibilité de choisir par où commencer9. En effet, si on exclut un passage où Hofs- tadter omet délibérément une citation de sa traduction, invitant ses lecteurs à la découvrir dans le texte, l’essai est parfaitement lisible sans la traduction à côté, grâce à une bonne mise en contexte des exemples. De la même façon, la traduction peut être lue indépendamment de l’essai, sans aucun problème de compréhension.

Même si les deux parties sont en dialogue l’une avec l’autre, elles demeurent donc indépendantes.

Comment justifier la présentation originale du volume? Il y a sans aucun doute une volonté innovatrice et ludique de la part d’Hofstadter. Il suffit de jeter un coup d’œil à ses publications pour relever son goût pour l’expérimentation par le recours à des effets typographiques (police, mise en page, etc.). Pourtant il est intéressant de réfléchir à la visée symbolique de cette mise en forme, qui semble proposer une évolution de la forme de la préface/postface du traducteur. Initiale- ment conçu comme préface et ensuite reconsidéré comme postface — pour lais- ser, dit-Hofstadter, le premier rôle à Sagan — cet essai n’a pas cessé de grandir et, une fois atteintes les 100 pages, le texte a pris et exigé une certaine autonomie. Les

8 Hofstadter nous informe que la traduction, faite en 2004, précède chronologiquement l’es- sai, écrit en 2005 (p. 69). Sauf indication contraire, les numéros de page fournis dans cet article se réfèrent à l’essai Translator, Trader.

9 Il se trouve ainsi que j’ai lu l’essai avant d’aborder la traduction elle-même.

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dimensions de l’essai, qui déborde largement les limites de son statut paratextuel, et la proéminence qui lui vient de la mise en page, expriment une claire volonté de donner aux mots du traducteur la dignité de texte à part entière, en l’affranchissant de sa position ancillaire de paratexte. Il s’agit en ce sens d’une affirmation impor- tante de la personnalité et du rôle du traducteur, dont la visibilité est égale, voire supérieure, à celle de l’auteur10. Aux états-Unis, pays connu pour l’effacement et l’invisibilité du traducteur — comme Lawrence Venuti nous l’a rappelé dans son The Translator’s Invisibility (Routledge, New York 1995) — il s’agit sans aucune doute d’une position à contre-courant.

4. HoFSTADTER TRADUCTEUR

Pourquoi Hofstadter a choisi Françoise Sagan et pourquoi a-t-il opté pour un roman « mineur » de Sagan? on serait tenté d’y voir un choix délibérément

« minoritaire » (minoritizing11, selon les mots de Venuti) de la part d’Hofstadter, en ligne avec le souci de visibilité de l’acte de traduction qui est l’un des objectifs de cet ouvrage. Si cette volonté est là, elle n’est pourtant pas manifeste: la raison de son choix est à rechercher essentiellement dans la passion, voire adoration, qu’Hofstadter ressent pour cet ouvrage (pp. 23, 35, 93). Publiée en 1965 (11 ans après le célèbre Bonjour Tristesse), La Chamade nous livre une histoire d’amour croisée entre deux couples de la haute bourgeoisie parisienne. Le roman a été tra- duit en plusieurs langues européennes, surtout à la suite du film qui en a été tiré en 1968 avec Catherine Deneuve.

Hofstadter, écrivain et intellectuel à la une du panorama américain, s’engage donc dans la traduction de ce roman 40 ans après sa publication, sans pour autant être ni traducteur ni romancier. De manière analogue, le romancier, nouvelliste et essayiste américain William Gass publie en 1999 Reading Rilke: Reflections on the Problems of Translation, où il propose une nouvelle traduction de Duine- ser Elegien et un essai sur sa traduction, sans avoir une préalable expérience dans le champ de la traduction ou dans la création poétique12. Le travail de traduc- tion de ces deux écrivains témoigne d’une volonté d’expérimenter, à travers le

10 La référence bibliographique complète du volume, telle qu’elle est élaborée par la Library of Congress, est emblématique à cet égard, tout comme le relief que le nom d’Hofstadter a dans les couvertures du livre: « Hofstadter, Douglas, 2009. That Mad Ache: A Novel / by Françoise Sagan;

translated from the French by Douglas Hofstadter. Translator, Trader: An Essay on the Pleasantly Pervasive Paradoxes of Translation, New York: Basic Books ».

11 L. Venuti, The Scandals of Translation, Routledge, New York 1998, p. 11.

12 Le livre de Gass est publié par Basic Books (également éditeur des livres de Hofstadter sur la thématique de la traduction): W. Gass, Reading Rilke: Reflections on the Problems of Transla- tion, Basic Books, New York 1999. on remarque également que Reading Rilke est paru la même année que la nouvelle traduction faite par Hofstadter du chef-d’œuvre de Pouchkine. Pour une étude de Gass traducteur de Rilke, voir E. Monti, « William Gass “translecteur” de Rilke », [dans:] Isa-

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« filtre » de la traduction, un genre où ils n’oseraient pas s’aventurer dans leur propre langue13.

En général, on peut sans doute remarquer que les écrivains-traducteurs ont une tendance à se lancer dans la traduction d’œuvres déjà traduites. Gass a retra- duit Rilke; Hofstadter était le quatorzième traducteur anglais de Pouchkine, et il est aussi retraducteur de La Chamade, car la première traduction anglaise du roman a été publiée en 1966, par les soins de Robert Westhoff, deuxième mari de Sagan.

Le choix de retraduire un roman déjà traduit pourrait trouver une justification par- tielle dans le fait que ces auteurs ont une maîtrise et une compréhension imparfaite de la langue de départ. Tout comme les « traductions de service » utilisées par cer- tains écrivains du passé pour leur « traductions d’auteur » servaient souvent à com- bler une connaissance insuffisante de la langue de départ14, plusieurs écrivains-tra- ducteur se sont sans doute appuyés sur des traductions précédentes, avant de leur donner une nouvelle voix littéraire. Cependant, Hofstadter est un bon connaisseur de la langue française et il affirme ne pas avoir regardé la première version tout au long de son travail de traduction, mais seulement par la suite, au moment de l’écriture de son essai — où il s’adonne aussi à des comparaisons entre les deux traductions (pp. 42–46, 52–53). En plus, il n’hésite pas à se servir de l’aide et de la collaboration de quelques amis francophones, détails qu’il dévoile au cours des fréquentes digressions autobiographiques de son essai (pp. 40–42, 82–83).

Si la raison de la retraduction15 n’est donc pas à rechercher dans une com- préhension limitée du texte source, elle ne réside pas non plus dans l’insatisfac- tion d’Hofstadter avec la traduction précédente, étant donné qu’Hofstadter affirme qu’il ignorait la première traduction au moment de sa décision de traduire La Chamade. Il faut exclure aussi la volonté, voire la nécessité, de renouveler la tra- duction selon les préceptes de l’industrie éditoriale, qui préconisent une nouvelle traduction tous les 20 ans ou presque: en effet, Hofstadter se dit assez hostile à l’idée de faire paraître une nouvelle traduction à chaque nouvelle génération

belle I. ost et al. (dirs.), Translatio in Fabula, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles 2010, pp. 194–201.

13 Une analogue fonction de filtre jouée par la traduction a été analysée par rapport à la ques- tion de la pseudotraduction comme outil de planification culturelle, qui se fonde sur le fait que sou- vent on accepte, dans une traduction, ce qu’on n’accepterait pas d’une œuvre autochtone. Voir à ce propos G. Toury, « Enhancing cultural changes by means of fictitious translations », [dans:] E. Hung (dir.), Translation and Cultural Change, John Benjamins Publishing Company, Amsterdam 2005, pp. 3–17.

14 Le cas le plus éclatant est sans doute la traduction/réécriture de Pound de la poésie clas- sique chinoise. Cependant, on peut citer de nombreux autres cas: il suffit de penser à la traduction des quelques écrivains italiens (Vittorini, Montale) des classiques de la littérature américaine après la deuxième guerre mondiale. Leurs traductions étaient souvent une réélaboration d’une version littérale faite par des dames de la haute bourgeoisie de l’époque — Lucia Rodocanachi était l’une des plus célèbres.

15 Pour le débat sur la retraduction, je renvoie au volume E. Monti, P. Schnyder (dirs.), Autour de la retraduction, orizons, Paris 2011.

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(p. 99). Apparemment, la volonté de traduire ce roman lui vient uniquement de son amour pour le texte et du désir d’une lecture plus profonde, telle que seule- ment la traduction peut offrir, comme le suggérait aussi Italo Calvino, lorsqu’il écrivait que « traduire est la vraie façon de lire un texte »16. Hofstadter justifie son besoin de traduire ce roman avec la volonté d’en tirer un plaisir qui ne pourrait pas être atteint avec la lecture seule: un plaisir qui passe non seulement par la traduc- tion, mais également par la transcription du roman français dans plusieurs cahiers, avec une ligne laissée libre pour y insérer, comme en glose, sa traduction anglaise (pp. 24–25)17. Tout cela d’une façon très artisanale, encre sur papier, comme pour souligner sa conception humaine, intime, presque artistique de l’acte du traduire.

Hofstadter est donc un scientifique qui décide, pour le simple amour d’un texte (et des défis de la traduction), de donner sa version d’un roman sentimental des années 1960, sans consulter la traduction précédente et avec des méthodes très artisanales (l’opinion des amis prévalant sur les outils lexicographiques). Et il le fait d’une manière très « visible », comme on l’a déjà pu remarquer en parlant de la présentation de son travail. Il veut clairement se rendre manifeste au lecteur:

quel est l’intérêt, se demande-t-il, d’une reproduction stérile du texte source? Les exemples présentés dans les paragraphes suivants nous donnent le ton de sa tra- duction, même s’il faut préciser que je propose des cas extrêmes de sa liberté de traducteur: il s’agit de cas que Hofstadter lui aussi analyse dans son essai.

Le premier exemple est le titre du roman: Mad Ache est l’anagramme du titre français du roman, ou mieux du mot « chamade ». Le mot « chamade »18 vient du lexique de la guerre et a acquis, selon le Trésor de la langue française, le sens mé- taphorique de « battre à un rythme accéléré sous le coup d’une émotion. Ex. Cœur battant la chamade ». Il s’agit sans doute d’un titre complexe à traduire dans ses multiples implications et il n’est pas un hasard que Westhoff avait gardé dans sa tra- duction le titre français La Chamade. En revanche, le Mad Ache, la « douleur folle » d’Hofstadter joue, de quelque façon, sur le sens métaphorique du mot par rapport au cœur. Hofstadter est manifestement fasciné par les jeux de mots19 et le fait que Sagan ne soit pas intéressée par cette pratique ne le préoccupe pas. Il affirme, « I am just being myself » (p. 65), en soulignant encore une fois de quelle façon la person- nalité du traducteur peut, voire doit, trouver une place dans l’opération de traduire.

Voici un autre jeu de mots qu’on trouve dans la traduction d’Hofstadter, mais non pas dans le texte de Sagan:

16 I. Calvino, « Tradurre è il vero modo di leggere un testo » [1982], [dans:] Saggi (1945–

1985), Mondadori, Milano 1995, pp. 1825–1831.

17 La « deuxième » couverture, celle de l’essai Translator, Trader, reproduit justement une page de son cahier de traduction.

18 « Chamade: Sonnerie de trompette ou appel de tambour émis par des assiégés et signalant à l’ennemi leur intention de parlementer (…) », Trésor de la langue française informatisé, en ligne:

http://atilf.atilf.fr/ (consulté le 10.01.2011).

19 Le titre de l’autre ouvrage consacré à la traduction cache d’ailleurs le calembour « Ton beau/

tombeau ».

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Pour la première fois surtout, elle pensa qu’Antoine était un « autre », et (…).

And most of all, for the first time it hit her that Antoine was not like her, but was another — an other, a not her — and (…) (p. 77).

Hofstadter découvre ici la possibilité d’une digression qui est, à mon avis, trop explicite pour être remarquable, et sans doute trop loin du style de Sagan pour être acceptable. Ici on est en train de lire un Hofstadter « célibataire » plutôt que le couple Hofstadter–Sagan, pour reprendre l’image conjugale qu’il introduit dans son essai à propos de l’acte du traduire. Il écrit d’ailleurs que l’auteur serait une sorte de mère de l’ouvrage traduit et que le traducteur incarnerait le rôle du père dans cet acte de

« procréation » (p. 98). Plus que de « procréation », on devrait peut-être parler pour Hofstadter de « récréation »20, vu le côté ludique de cette nouvelle création.

Si la marque du traducteur devient très visible dans ces deux exemples ponc- tuels, il y a sans doute un autre choix stylistique plus général qui contribue à la visi- bilité de la traduction. Il s’agit de l’utilisation de la variante linguistique de l’anglais américain et d’une langue généralement très idiomatique. À ce propos, Hofstadter ne souscrit pas au ainsi-dit « pacte atlantique », selon lequel dans les traductions anglophones on essaierait de garder une neutralité entre les variantes d’anglais amé- ricain et anglais britannique pour pouvoir les diffuser dans les deux pays. Hofstadter est très lié à l’anglais américain et il admet avoir utilisé plusieurs américanismes, jusqu’à une vingtaine par page, comme il découvre, avec une certaine horreur, à sa relecture de la traduction: « I plead guilty for saying things in the way I think that somebody whose native language is American English would say them (or rather would think them) », et encore « I took unusually many liberties » (p. 45)21. on est ici dans un des paradoxes de la traduction, qui doit nous rendre une histoire conçue, écrite et vécue dans une autre langue et culture (le français), comme si elle l’avait été dans notre langue. Et Hofstadter sur ce point hésite un peu, entre la volonté de ne pas trop acclimater le texte et celle de lui donner une vie dans sa langue-culture. C’est vrai que l’usage d’un langage neutre facilite en général cette suspension de l’incré- dulité qu’on met en acte lorsqu’on lit une traduction et les personnages parlent notre langue même si ce ne peut pas être le cas. Pourtant, Hofstadter sent de ne pas pou- voir se priver de sa langue et de ses nuances, et donc il accepte le paradoxe que des Français des années 1960 parlent comme des Américains contemporains, aussi dans la conviction que, lues dans leur contexte, ces expressions ne frappent pas le lecteur comme on pourrait le penser si on le lit hors-contexte. Voici un cas limite:

C’était agaçant, cette manie qu’avaient les gens richissimes de ne faire jamais, jamais que des affaires.

20 Je dois cette taxonomie à une suggestion d’Yves Gambier, lors du colloque.

21 Ezra Pound, dans une lettre adressée à Carlo Izzo, parlait ainsi de la « liberté » du traducteur:

« The best trans. is into the language the author wd. have used had he been writing in the translators (sic!) language, which leave a whale of space for the translator’s imagination » (C. Izzo, « Respon- sabilità del traduttore, ovvero esercizio d’umiltà », [dans:] idem, Civiltà Britannica, t. 2, Edizioni di Storia e Letteratura, Roma 1970, p. 390).

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God, it was a drag, this obsession of the super-rich for doing nothing but swinging deal after deal (p. 44).

À côté des américanismes, il y a la contrepartie de plusieurs mots que Hofs- tadter laisse en français, ce qui contribue à balancer ses stratégies de traduction, ou peut-être à les compliquer encore plus, augmentant l’« hétérogénéité » du dis- cours; ce choix nous renvoie encore une fois aux notions de Venuti, qui semblent revenir à plusieurs reprises, sans pour autant être jamais explicitées22.

Parmi les autres transferts audacieux proposés par Hofstadter, on remarque la distinction qu’il introduit entre le pronom personnel « tu » et « vous », distinction absente en anglais et recréée à travers l’utilisation de la majuscule pour le « vous » (you/You), choix qu’il décide d’expliquer dans une note en bas de page de sa tra- duction (p. 10).

Mais la réécriture plus éclatante est sans doute sa révision de la structure entière du roman: il décide d’organiser sa traduction en cinq sections, au lieu des trois pré- vues par Sagan, pour corriger, dit-il, une négligence de l’auteur, qui oublie d’ouvrir une nouvelle section avec l’arrivée d’une nouvelle saison (comme elle l’avait fait pour les trois premières saisons). Le paradoxe est que, d’un côté Hofstadter déclare un amour presque inconditionné, voire une vénération pour ce roman, et de l’autre côté il n’hésite pas à corriger, voire « améliorer » le texte là où il le juge nécessaire.

Voilà comment il s’explique, de façon toujours très directe et candide: « I’m pleased to have had the chance to try to make her work a bit more artistic, at least along this minor dimension, in English » (p. 97), ou encore « And although I truly admire Françoise Sagan’s writing, she’s no pope either » (ibidem). Le problème qu’on peut relever en ce cas dans la traduction d’Hofstadter est que, avec son but de précision et de clarté (héritage de son esprit scientifique?) il a parfois une tendance à trop expliciter, à ne pas garder une certaine ambiguïté du texte. Il s’oppose à ce qu’il appelle du verbal fog, le brouillard verbal, même lorsque cela pourrait bien être un choix stylistique de la part de Sagan. De l’autre côté, l’anglais américain utilisé par Hofstadter attire, par son usage particulièrement idiomatique, une attention que le français de Sagan ne semble pas réclamer. En tout cas, avec Hofstadter on est face à un traducteur très visible, qui ne veut aucunement se cacher derrière son auteur, et qui est très conscient et convaincu de ses idiosyncrasies.

5. HoFSTADTER TRADUCToLoGUE

Les re-traducteurs, on le sait, sont souvent plus verbeux que les traducteurs;

et Hofstadter non seulement ne fait pas exception, mais il pousse cette verbosité à ses limites, en écrivant un essai de 100 pages comme corollaire à la traduction d’un texte d’environ 200 pages.

22 The Scandals of Translation, pp. 8–30.

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L’analyse de ces 100 pages nous donne un aperçu du Hofstadter traducto- logue, même si l’étiquette ne soit pas la plus juste. En effet, il ne faut pas s’at- tendre à une approche scientifique ou systématique de la traduction, en ligne avec le caractère divulgatif de l’ouvrage. D’abord on remarque, au premier coup d’œil, l’absence de bibliographie dans l’essai, tout comme celle de notes en bas de page, ce qui montre une approche « libre » du sujet. Aucune étude sur la traduction n’est citée et Hofstadter n’hésite pas à manifester sa méfiance vis-à-vis de la théorie de la traduction: « I feel very uncomfortable with attempts to develop a scientific or precise or rigorous “theory of translation”. In my opinion translation is a subtle, subjective, esthetic art, not a precise science or set of rigid rules » (pp. 84–85). Il est assez clair qu’il ne s’intéresse pas aux Translation Studies comme discipline empirique, selon la définition de James Holmes. Son jugement négatif semble por- ter essentiellement sur une ambition prescriptive que les études sur la traduction ont abandonnée depuis les années 1960. D’ailleurs, si on voulait situer son étude dans le célèbre schéma d’Holmes, on pourrait le caser dans le filon des « Process- oriented Descriptive Translation Studies »23, étant donné son intérêt pour les pro- cès mentaux et verbaux qui ont lieu dans le cerveau du traducteur lors du travail, même s’il n’y a pas un véritable approfondissement des mécanismes cognitifs, comme on pourrait l’attendre de quelqu’un qui travaille dans ce domaine.

L’essai de Hofstadter demeure fidèle à sa finalité divulgatrice, proposant presque une mise en fiction de la traduction et un foregrounding du rôle du tra- ducteur. Le « je » du traducteur est prédominant et souligne la personnalité et les idiosyncrasies de l’auteur, au point qu’on a parfois la sensation de lire un récit au- tobiographique, dans les quelques passages où Hofstadter s’attarde sur sa vie et ses amis. L’humanité du traducteur et du travail de traduction est mise en avant dans cet essai, pour souligner la dimension personnelle et artisanale, voire artistique, de tout acte de traduction.

Au niveau stylistique on remarque une exubérance qui dépasse les standards de tout essai sur la traduction, dans une prose qui se nourrit de métaphores créatives, d’ironie, de jeux de mots, de bizarreries typographiques et d’autres acrobaties stylis- tiques. En particulier, c’est l’imagerie employée par Hofstadter pour définir son tra- vail de traduction qui frappe l’attention du lecteur, car la quantité de métaphores ori- ginales et inattendues dépasse largement l’utilisation faite de cet outil rhétorique dans le discours scientifique24. Au-delà de sa vision du traducteur comme « co-créateur » et « mari » de l’auteur (s’agirait-il d’une réponse à l’image stéréotypée de l’infidé- lité de la traduction?), on retrouve notamment les métaphores filées de la traduction comme performance musicale, du traducteur comme « chien en laisse », ou encore de

23 J. Holmes, « The Name and Nature of Translation Studies » (1972), [dans:] idem, Trans- lated! Papers on Literary Translation and Translation Studies, Rodopi, Amsterdam 1988, pp. 67–80.

24 Le discours traductologique ne fait pas exception à ce recours systématique aux métaphores.

Pour une étude des métaphores utilisées en traductologie, voir: J. St. André (dir.), Thinking Through Translation with Metaphors, St. Jerome, Manchester 2010.

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la « température » de la traduction — température qui augmente proportionnellement avec les libertés que le traducteur se prend dans son travail de réécriture.

6. CoNCLUSIoN

écrit par un grand divulgateur scientifique, avec une véritable passion pour la traduction, That Mad Ache/Translator, Trader est un ouvrage décidemment aty- pique. Et, à son tour, Hofstadter est une figure de traducteur et traductologue peu conventionnel, fasciné par les paradoxes et doué d’une verve stylistique capable de rendre accessible et captivant un essai qui, pour 100 pages, ne fait que traiter de la traduction d’un petit roman français des années 1960.

C’est sans doute cette verve qui fait que la réception du livre a été généra- lement assez positive. Bien que le succès soit évidemment loin de son bestseller Gödel, Escher, Bach, le livre a reçu une certaine attention critique dans la presse et sur Internet, sûrement due au prestige de son auteur, à l’originalité du projet édi- torial, mais aussi à la vague croissante d’intérêt que la thématique de la traduction semble avoir connu ces dernières années aux états-Unis25. Les comptes-rendus du livre sont globalement positifs26, avec quelques exceptions, qui ont dénoncé son approche simpliste, voir folklorique, vis-à-vis de la traduction27.

on peut conclure que Douglas Hofstadter ne laissera probablement pas, avec ce texte, une trace durable dans les études sur la traduction. Le spécialiste de tra-

25 Il est connu que les états-Unis traduisent très peu, environ 3% de leur production libraire, par rapport au 10–25% de la plupart des pays européens, comme on nous le rappelle Venuti (The Scandals of Translation, Routledge, New York 1998, p. 88). Voir également les statistiques plus ré- centes du CEATL pour la situation en Europe: http://www.ceatl.eu/wp-content/uploads/2010/09/sur- veyfr.pdf (pp. 9–10) (consulté le 10.01.2011); ou encore: M. Rich, « Translation Is Foreign to U.S.

Publishers », The New York Times, 17.10.2008. Par contre, plusieurs initiatives éditoriales récentes (Europa Editions, open Letter Books, Dalkey Archive Press, etc.), ainsi que le développement de plusieurs programmes universitaires consacrés à l’étude de la traduction, semblent invertir cette tendance, en consacrant une attention croissante à la littérature étrangère et au travail de traduction.

26 Parmi les comptes-rendus positifs, on peut citer: « While That Mad Ache by itself is hardly worthwhile, the edition the Hofstadter translation is published in very much is » (M. Horthofer, Complete Review, 2.05.2009), ou encore: « his actual translation of La Chamade is brilliant, highly readable, thoroughly engrossing and very nearly everything Françoise Sagan could have hoped for in an English version of her novel » (W. Grady, The Globe and Mail, 4.08.2009). En Europe, on mentionnera la critique positive parue sur Le Monde, où Alain Garric décrit le livre comme: « Un texte captivant sur la traduction (…) d’autant plus qu’il est absolument intraduisible » (Le Monde, 27.06.2009), ou encore celle parue dans la revue de traduction italienne Testo a fronte: « Un testo ricco di idee profonde e poliedriche sulla traduzione » (un texte plein d’idées profondes et polyé- driques sur la traduction), Testo a fronte 42, n° 1, 2010, p. 225.

27 Parmi les comptes-rendus négatifs, on peut citer: « However, those of us who are interested in reading more about the translator’s personal experience with a work from conception to fin- ish won’t find Hofstadter’s oversimplified, folksy approach worthwhile » (M. Carter, Three Percent Review); « New translation of French novel suffers from an excess of passion » (R. Markovits, The Statesman, 31.05.2009).

(11)

duction n’y trouvera pas de nouvelles idées, mais ce curieux volume ne s’adresse pas à ces spécialistes. Il s’adresse plutôt à ces lecteurs, américains surtout, qui

— confrontés à une traduction — ont la tendance à imaginer une opération méca- nique: « So, some drudge took all those sentences in Language A and put them into Language B… Big Deal » (p. 100). C’est à eux qu’Hofstadter veut parler, à ce lectorat — d’après lui assez vaste — qui ne voit pas la nécessité d’une réflexion sur le sujet. Avec son essai et sa traduction idiosyncratique et « visible », il leur montre qu’il s’agit effectivement d’un big deal, d’une affaire sérieuse. Et que le traducteur, en tant que « co-créateur » de l’œuvre qu’on lit, est un artiste à part entière. Pour le dire avec une anagramme d’Hofstadter28, qui résume assez bien sa position vis-à-vis de cette opération fascinante et paradoxale qui est la traduction:

translation = lost in an art.

HoFSTADTER AND THE PARADoXES oF TRANSLATIoN

Summary

Douglas Hofstadter (born in 1945) is a peculiar scholar: a Pulitzer-prize winner and a special- ist in cognitive science, he is nevertheless quite fond of translation, to the point of practicing (and studying) it in several publications since 1997. our essay focuses on his latest work in this field, That Mad Ache / Translator, Trader (2009). It is a double book, with two covers and two reading directions: on the one hand, readers will find Hofstadter’s retranslation of Françoise Sagan’s 1965 novel La Chamade (1965); on the other hand, turning their book, they will be faced with a long essay on the translation of that book into English. It is truly a double book, with theory and practice of translation going one towards the other, highlighting all along the role of the translator, too often underestimated in the Anglo-American publishing scene. Analyzing such a peculiar book, we should try to sketch an unconventional figure of a (re)translator and translation scholar: he is fascinated by the paradoxes and possibilities of translation, and his fame, together with his excellent vulgarization skills, manage to renew the charms of translation and share them with a larger audience.

Key words: Hofstadter, Douglas R., paradox, vulgarization, French-English

28 Dans Le Ton beau de Marot, un chapitre est intitulé: « Poetry — ¿ An Art Lost in/Transla- tion? — Try Poe!» (p. 136) et dans la présentation du volume on cite l’anagramme dans sa forme translation = lost in an art.

Cytaty

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