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Widok Entre l’histoire et le mythe : la Cour des Miracles dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo et Le Parfum de Patrick Süskind

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Wrocław 2014

anna kaczMarek

Université d’Opole

ENTRE L’HISTOIRE ET LE MYTHE : LA COUR DES MIRACLES

DANS NOTRE-DAME DE PARIS DE VICTOR HUGO ET LE PARFUM DE PATRICK SÜSKIND

[À la Cour des Miracles]

Le sang et le vin ont la même couleur Les filles de joie dansent avec les voleurs Mendiants et brigands dansent la même danse Puisque nous sommes tous des gibiers de potence Truands et Gitans chantent la même chanson Puisque nous sommes tous évadés de prison Voleurs et tueurs boivent au même calice

Puisque nous sommes tous des repris de justice... 1

HISTORICITÉ ET/OU MYTHIFICATION DE LA DIEGESIS DANS LE ROMAN HISTORIQUE

Le nom même de la Cour des Miracles évoque des associations d’ordre non seulement historico-sociologique, mais aussi littéraire et artistique. Désignant une sorte de bidonvilles ou de « mauvais quartiers » qui ont existé dans la plupart des grandes villes de France et d’Europe occidentale jusqu’au XVIIIe siècle, il véhicule en effet une image à double face : tout en étant marqué d’une réputation sinistre de centre de délinquance et de débauche, ce lieu constituait en même temps, au sein de la société hiérarchisée, une singulière structure sociale dont les membres vivaient

1 La Cour des Miracles, chanson de la comédie musicale Notre-Dame de Paris, paroles de Luc Plamondon, musique de Riccardo Cocciante.

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libres et égaux, ne fût-ce que dans une liberté de rebelles rejetant le pouvoir officiel et dans une égalité de hors-la-loi refusant toute division sociale. Ce mélange de caractéristiques contradictoires fait de la Cour un endroit en même temps pitto- resque et mystérieux, fantastique et dangereux, attirant et redoutable, exerçant une influence irrésistible sur l’imagination ; en effet, la Cour des Miracles de Paris, la plus célèbre de toutes, n’a cessé d’inspirer les hommes de lettres et les artistes.

Les preuves en sont visibles dans plusieurs domaines de l’art moderne. Ainsi, en littérature, on peut citer les deux œuvres qui font l’objet de la présente étude : Notre-Dame de Paris, roman historique « gothique » de Victor Hugo datant de 1831, considéré dès sa parution comme « à coup sûr le roman le plus populaire de l’époque »2, et le fameux roman « historico-policier » de Patrick Süskind, Le Parfum. Histoire d’un meurtrier, de cent cinquante ans le cadet du précédent (1985). Quant à l’art pictural, les illustrations de Gustave Doré dans Le Nouveau Paris, histoire de ses vingt arrondissements (1860), basées en grande mesure sur la vision de Hugo, sont sans doute les plus connues. Enfin, en musique, la comédie musicale Notre-Dame de Paris (1998), également inspirée du roman de Hugo, té- moigne autant de la puissance et de la plasticité de la vision hugolienne du Moyen Âge que de la ténacité du charme exercé par la Cour sur l’imagination des artistes.

La raison en est évidente : étant donné son caractère, le lieu en question, tout réel et historique qu’il fût, relève presque du magique, voire du mythique3.

Si l’on admet que « le roman historique est une œuvre de fiction dont le cadre temporel est historique »4, donc une œuvre dont la diegesis doit être basée sur

« l’arsenal documentaire, sources historiques, Mémoires, description minutieuse des costumes et pratiques culturelles, chansons d’époque »5, alors l’exactitude factuelle, l’« historicité » de tous les éléments de l’univers romanesque, dont les lieux, devient une condition sine qua non de la réussite de l’entreprise. Il ne faut pourtant pas oublier que le roman historique, en tant que vision particulière des temps passés, en même temps personnalisée et se réclamant de la vraisemblance historique, constitue aussi « un vecteur privilégié de l’élaboration de mythes et de mythologies, ces récits fondateurs appuyés sur un complexe d’images à l’in- térieur duquel le réel et la fiction se mêlent de façon intime »6. C’est justement cet aspect « mythique » de la fiction historique qui l’emporte parfois sur l’histo- ricité du récit, aboutissant à ce qui, aux yeux d’un historien, passerait pour des

2 T. Gautier, prospectus de l’édition de Notre-Dame de Paris de 1836, cité d’après : H. Scepi,

« Notre-Dame de Paris » de Victor Hugo, Gallimard, Paris 2006, p. 174.

3 Tout au long de notre texte, le mot « mythe » avec ses dérivés est utilisé dans le sens que lui attribue Mircea Eliade dans son livre Le Mythe de l’éternel retour (Gallimard, Paris 1969), c’est-à- dire « système dynamique d’archétypes, de symboles et d’images articulé en récit ».

4 B. Krulic, Fascination du roman historique. Intrigues, héros et femmes fatales, éd. Autrement, Paris 2007, p. 32.

5 Ibidem, p. 11.

6 Ibidem, p. 19.

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inexactitudes, des glissements, des transpositions temporelles et/ou spatiales.

Certes, la façon d’évoquer un passé, dans un roman historique, relève entièrement de l’imagination du romancier qui, en créateur tout-puissant, « se fait démiurge, maître évocateur de réalités qu’il a la puissance de ressusciter, inventeur génial d’une machine à remonter le temps »7 ; pourtant, un écart trop visible entre la die- gesis d’un roman historique et la vraisemblance attendue « expose [le romancier]

au regard impitoyablement prompt à déceler l’erreur, l’approximation naïve ou frauduleuse, le travestissement éhonté de l’histoire en mascarade à l’usage des ignorants »8. Ainsi, comme l’observe Philippe Van Tieghem, « la grande difficulté du roman historique consiste dans la juxtaposition de la documentation historique et de l’imagination romanesque »9, ou, pour préciser, dans la proportion entre l’« historique », le « vrai », et l’« inventé », la fiction qui transforme souvent un récit historique en « transhistorique », et, au sens plus large : mythique.

Il serait donc intéressant d’observer comment cette relation entre l’historicité (comprise ici comme la pertinence des détails historiques au plan temporel et spa- tial) et le mythique s’articule dans deux descriptions du même élément diégétique, créées à deux époques différentes et conformes à deux esthétiques dissemblables.

Prenons pour point de départ l’élément commun de l’esthétique romanesque de Victor Hugo et de Patrick Süskind : en construisant l’univers de leurs œuvres, les deux romanciers font appel à la légende de la Cour des Miracles. Et ce n’est pas par hasard que nous utilisons ici le mot « légende », car bien que les deux romans évoquent un lieu réel et que leur diegesis constitue, conformément aux règles gé- nériques du roman historique, « tout d’abord une mise en scène qui obéit aux cri- tères de la création littéraire »10, la Cour des Miracles dépasse, dans les deux cas, les cadres d’un simple lieu d’action. Certes, la trame historique lui sert de toile de fond, mais le caractère insolite du lieu en question y introduit du dépaysement, de l’inattendu, de l’aventure, et la Cour s’investit, dans les deux romans, d’un sens tout particulier au sein de l’intrigue romanesque. Ce sens, dans le contexte de la relation entre l’historicité et la valeur mythique de l’univers romanesque, vaut, nous semble-t-il, une analyse plus approfondie.

LA PART DE L’HISTOIRE :

LA COUR DES MIRACLES DE PARIS AU FIL DES SIÈCLES

L’axe central de notre réflexion ayant été défini, il sied de prendre d’abord sous la loupe l’aspect historique de l’élément diégétique qui nous intéresse dans les deux romans en question. Les Cours des Miracles (on en comptait une douzaine dans

7 Ibidem, p. 199.

8 Ibidem, p. 15.

9 P. Van Tieghem, notice à Notre-Dame de Paris, Hachette, Paris 1950, p. 8.

10 B. Krulic, op. cit., p. 10.

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Paris, et une au moins dans chacune des grandes villes de France), lieuxde ras- semblement de filous, pendards et malades simulés, étaient, selon les historiens,

« aussi anciennes que les gueux et la gueuserie »11. Dans son Histoire de Bicêtre (1890), Paul Bru écrit à ce propos : « Depuis plusieurs siècles, Paris et ses envi- rons étaient infestés d’une foule de vagabonds et de pauvres. La plupart, gens sans aveu, mendiants de profession, tenaient leurs quartiers généraux dans les Cours des Miracles »12. En effet, ces espaces de non-droit avaient pour « citoyens » l’écume de la ville –– mendiants, faux infirmes, voleurs, tueurs, brigands, vagabonds et filles de joie, qui formaient « au milieu de Paris [...] une société organisée, une peuplade indépendante, ne reconnaissant ni loi, ni religion, ni supérieur, ni police »13.

Comme le confirme le fameux Liber vagatorum (Livre des gueux), écrit vers la fin du XVe siècle, une grande partie des habitants des Cours étaient des be- listres, c’est-à-dire de faux mendiants qui sollicitaient la pitié des citoyens en imitant toutes sortes de maladies ou d’infirmités. Pour y arriver, ils utilisaient mille astuces14 ; en fait, « tous les moyens leur semblaient bons pour exciter la compassion des passants. Au besoin, ils demandaient effrontément l’aumône, l’épée au côté et la main sur la garde »15. Mais sitôt la frontière avec les rues de la ville franchie, les maux dont semblait affectée cette masse humaine disparais- saient comme par enchantement : « en […] entrant [dans les Cours], ils déposaient le costume de leur rôle. Les aveugles voyaient clair, les boiteux étaient redressés, les estropiés recouvraient l’usage de leurs membres, etc. ; chacun revenait dans son état naturel »16. C’est à ces « guérisons miraculeuses » que les Cours des Miracles devaient leur nom dans lequel le mot « miracle » était utilisé dans son sens biblique, à savoir celui de « fait prodigieux, non explicable scientifiquement, attribué à l’intervention d’une puissance divine »17.

Dans le livre mentionné ci-dessus, Paul Bru cite abondamment les pro- pos d’Henri Sauval (1620–1670), antiquaire et historien de Paris, auteur d’une Histoire et Recherches des Antiquités de la ville de Paris18. Selon Sauval, il y avait plusieurs Cours des Miracles à Paris sous le règne de Louis XIV ; la plus

11 H. Sauval, Histoire et Recherches des Antiquités de la ville de Paris, C. Moette, J. Chardon, Paris 1724, t. I, p. 510.

12 P. Bru, Histoire de Bicêtre (hôpital, prison, asile) d’après les documents historiques, Lecrosnié et Babé, Paris 1890, p. 15.

13 Ibidem.

14 Pour une description complète et détaillée des malices des faux malades, voir B. Geremek, Życie codzienne w Paryżu Franciszka Villona, PIW, Warszawa 1972, p. 178.

15 P. Bru, op. cit., p. 16.

16 Ibidem, pp. 351–352.

17 Cf. P. Sbalchiero, L’Église face aux miracles : de l’Évangile à nos jours, Fayard, Paris 2007, p. 11.

18 Publiée seulement en 1724 à cause du caractère « scandaleux » de certains passages. Cf.

B. Geremek, Ludzie marginesu w średniowiecznym Paryżu XIV-XV w., Wydawnictwo Poznańskiego Towarzystwa Przyjaciół Nauk, Poznań 2003, p. 75.

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célèbre, la Grande Cour des Miracles du quartier des Halles, « avait son entrée dans la rue Neuve-Saint-Sauveur et était située entre le cul-de-sac de l’Étoile et les rues de Damiette et des Forges »19. Citons quelques lignes tirées de la description qu’en donne Sauval :

Elle consiste en une place d’une grandeur très considérable et en un très grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n’est point pavé. Autrefois, il confinait aux dernières extrémités de Paris. À présent, il est situé dans l’un des quartiers les plus mal bâtis, des plus sales, et des plus reculés de la ville, comme dans un autre monde. Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues vi- laines, puantes, détournées ; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente tortue, raboteuse, inégale. J’y ai vu une maison de boue à demi enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourri- ture, qui n’a pas quatre toises en carré et où logent néanmoins plus de cinquante ménages chargés d’une infinité d’enfants, légitimes, naturels ou dérobés. On m’a assuré que dans ce petit logis et dans les autres, habitaient plus de cinq cents grosses familles entassées les unes sur les autres20.

Quant à la vie quotidienne et aux mœurs des habitants de la Cour, ils vivaient

dans des logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue, ils se nourrissaient de brigandages, s’engraissaient dans l’oisiveté et dans toutes sortes de crimes. Là, sans aucun soin de l’avenir, chacun jouissait du présent, et mangeait le soir avec plaisir ce qu’avec bien de la peine et parfois avec des coups il avait gagné tout le jour, car on appelait là gagner ce qu’ailleurs on appelait dérober ; et c’était une des lois fondamentales de la Cour des Miracles de ne rien garder pour le len- demain. Chacun y vivait dans une grande licence, personne n’y avait ni foi, ni loi, on n’y connaissait ni baptême, ni mariage, ni sacrement21.

Selon Sauval, cette Cour des Miracles était un endroit si dangereux que les

« lapins-ferrés » (les soldats du guet) n’osaient pas y entrer. Après plusieurs crimes particulièrement horribles qui y furent commis, et plusieurs tentatives in- fructueuses de la réduire entreprises par les forces du roi, elle fut enfin assiégée et assainie par le général de police La Reynie en 1668.

Cependant, elle ne disparaît pas complètement de la carte de la capitale, bien que, au XVIIIe siècle, le lieu ne porte plus le nom de Cour des Miracles et que sa lo- calisation ait changé : le nouveau « royaume des gueux » se trouve, à cette époque, dans le fameux cimetière des Saints-Innocents22. Cet endroit a servi de nécropole depuis les Mérovingiens jusqu’en 1780, recevant, du Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, des corps dont le nombre total est estimé à deux millions23. Les cimetières comptant depuis le Moyen Âge parmi les lieux publics les plus importants, celui des Innocents a été, pendant des siècles,

un lieu de vie, et en particulier un foyer de vie communautaire. C’est à la fois le séjour des morts et une place publique. Longtemps il bénéficia du droit d’asile, ce qui explique qu’il a toujours été

19 P. Bru, op. cit., p. 352.

20 H. Sauval, op. cit., t. I, p. 525.

21 Ibidem.

22 Situé dans le même quartier des Halles, mais plus au sud-est, à l’emplacement de l’actuelle place Joachim du Bellay, au centre de laquelle se tient aujourd’hui la Fontaine des Innocents, unique souvenir de l’ancienne nécropole.

23 http://www.landrucimetieres.fr/spip/spip.php?article275 ; consulté le 01.09.2012.

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un lieu de résidence. Mais le cimetière est d’abord un lieu de rencontre : on y conclut des affaires, on y traite des marchés (y compris amoureux : avec le moulin et la taverne, le cimetière est un lieu de racolage pour les prostituées). Des boutiquiers y sont installés […]. Des marchés et des foires s’y tiennent [...]. On y trouve des équipements collectifs [...] Surtout, on y danse, on y joue, on s’y amuse. Le bétail peut même y vaquer [...]. Ni les odeurs ni les ossements qui affleurent ne paraissent gêner les badauds [...] ou la jeunesse24.

Le cimetière des Innocents constituait donc « un espace confusément sacré, public et privé », où « une part de la population laborieuse de Paris trouvait non seulement son gagne-pain et son toit, mais encore un dense réseau d’appartenance sociale et professionnelle [...] à une microsociété, la communauté du cimetière »25. La nuit, le lieu jouissait pourtant d’une mauvaise réputation de « cloaque fan- geux », étant un des endroits préférés de rassemblement de ceux qui, n’ayant

« ni foi ni loi », faisaient peu de cas de la nécropole en tant qu’espace sacré, et qui, en même temps, étant habitués à toutes les monstruosités, n’avaient pas horreur des corps décomposés et de leurs exhalaisons méphitiques26. La présence de la fameuse fresque de Danse Macabre donnait à leurs rencontres une ambiance très particulière27.

ENTRE LA VÉRITÉ HISTORIQUE ET LES BESOINS DE L’INTRIGUE ROMANESQUE

Notre-Dame de Paris est un exemple modèle de la « veine médiévale » qui s’empare de toute une génération d’artistes et d’écrivains des années 1820–

1840 et qui arrive à son apogée vers 1830, année précédant la publication du ro- man : « un mouvement de curiosité passionnée [...] fait [alors] du Moyen Âge une ère porteuse d’une lumière spécifique, dont le rayonnement est toujours suscep- tible d’éclairer le versant de la modernité »28. C’est Walter Scott, « inventeur du

‘frisson historique’ et maître incontesté du genre pendant toute la première moitié du XIXe siècle, [qui] inaugure avec [son] roman (Waverley) une esthétique dont les exigences, critères et conventions fonctionnent d’emblée, pour la génération romantique, comme la référence absolue »29. Hugo, paraît-il, a été très tôt fasciné par l’univers médiéval et par son évocation à la Scott : « Dès l’aube des années

24 M. Daumas, La mort en Occident (XVIe–XIXe siècles), http://misraim3.free.fr/divers/- la_mort_en_occident.pdf, consulté le 02.09.2012.

25 Ch. Métayer, « Un espace de vie : les charniers du cimetière des SS. Innocents, à Paris, sous l’Ancien Régime », Revue de la Société historique du Canada 4, 1993, pp. 183–206.

26 Vers la moitié du XVIIIe siècle, le cimetière ne pouvait plus contenir les débris humains qu’on y inhumait, il n’était donc pas rare qu’ils traînent sur la surface de la terre. Cf. Ch. Métayer, op. cit.

27 Cf. B. Geremek, Ludzie marginesu ..., p. 78.

28 H. Scepi, op. cit., pp. 54–55.

29 B. Krulic, op. cit., p. 21.

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1820, il exprime un goût marqué pour les vestiges d’une ère qu’il imagine pouvoir ressusciter par les prodiges du verbe »30.

La vraisemblance de la fiction historique n’est réussie que si les « prodiges du verbe » vont de pair avec la véridicité et la précision des détails. Le romancier situe donc sa Cour, historiquement, au XVe siècle, à la fin du règne de Louis XI, et géographiquement, entre la rue du Caire et la rue Réaumur, ce qui correspond aux coordonnées de la Grande Cour décrite par Sauval. Le talent épique de l’écrivain a créé et immortalisé la vision d’un quasi-État, organisé selon des règles hiérar- chiques strictes qui précisaient la place de chacun et établissaient un singulier

« code d’honneur » des marginaux, respecté de ceux qui refusaient de respecter la loi royale, urbaine ou religieuse. Cette « corporation des gueux » avait sa propre langue, l’argot (d’où le nom donné parfois à ses membres, les argotiers), leur per- mettant de contourner les tabous imposés par la société et servant en même temps d’outil d’identification.

Or, selon de nombreuses sources historiques (dont les travaux de Bronisław Geremek, éminent médiéviste polonais), les structures comme celle décrite par Hugo ne sont nées qu’au XVIIe siècle. Au Moyen Âge, les lieux de concentration naturelle des mendiants et des criminels parisiens étaient les impasses, les culs- de-sac, les enclos et les cimetières, mais aucun « royaume de marginaux » bien délimité n’existait, semble-t-il, dans le Paris médiéval31. En effet, les descriptions hugoliennes de la Cour reprennent presque littéralement celles de Sauval, ce qui instaure un décalage de deux siècles entre le temps de l’action du roman et la réali- té sociale qu’il décrit. Soucieux de rassembler un matériau historique authentique, l’écrivain se montre donc peu respectueux de la chronologie, et ses descriptions, toutes convaincantes et détaillées qu’elles soient, se montrent historiquement ina- déquates. Si, dans la conception globale du roman, Hugo respecte la tradition du médiévisme romantique, en se permettant de prendre des libertés avec l’histoire, il effectue une « actualisation » de l’espace médiéval à ses propres fins qui sont bien définies : il veut ressusciter la fin du règne de Louis XI « non pas tant sous l’angle de l’exactitude factuelle, que dans les grandes lignes de son système poli- tique, moral, religieux et esthétique »32. C’est pourquoi l’écrivain ne semble pas voir d’inconvénient dans l’écart temporel entre sa vision de la Cour et la réalité historique de l’époque décrite ; il explique, au sujet de son roman, que

Le livre n’a aucune prétention historique, si ce n’est de peindre peut-être avec quelque science et quelque conscience, mais uniquement par aperçus et échappés, l’état des mœurs, des croyances, des lois, des arts, de la civilisation enfin33.

30 H. Scepi, op. cit., p. 56.

31 B. Geremek, Ludzie marginesu ..., p. 77.

32 H. Scepi, op. cit., p. 29.

33 Ibidem, pp. 29–30.

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Ce manque déclaré de prétention historique va de pair avec l’aspect profon- dément humain dont le roman entier est pénétré : « c’est [...] l’âme du peuple du Moyen Âge que Hugo veut ressusciter, cette âme qui n’a pas de nom, et dont le corps est l’ensemble de la société, les truands comme les bourgeois, le clerc comme le sonneur, le prêtre comme le roi »34. Par conséquent, la critique voit dans Notre-Dame de Paris une

entreprise de résurrection historique qui, par son caractère visionnaire, dépasse le cadre d’une simple reconstitution. S’il est vrai que l’atmosphère médiévale est rendue avec un fourmillement de détails qui ressuscitent le passé, le roman historique se double d’un roman poétique [...] et d’un roman d’idées : il s’agit de défendre les proscrits du genre humain35.

L’exactitude factuelle stricte est donc, dans le cas de Hugo, moins importante que l’objectif moral de son œuvre. Or, la défense des « proscrits du genre humain » n’est-elle pas un élément par excellence du mythe de la lutte éternelle du Bien et du Mal ? Nous voici face à une première conclusion concernant le rapport entre l’historicité et la dimension mythique du lieu décrit : dans Notre-Dame de Paris, la première est visiblement sacrifiée à la seconde, et les éléments respectifs de cette vision historiquement inadéquate du lieu, analysés ci-dessous, contribuent à lui donner un caractère monumental.

En revanche, l’auteur du Parfum paraît très préoccupé de la pertinence his- torique de l’univers interne de son ouvrage. Il faut souligner que, si Notre-Dame de Paris passe pour un « vrai » roman historique, Le Parfum est difficile à classer dans un genre narratif bien défini : « il [le roman] emprunte son cadre au roman historique, sa structure au roman d’apprentissage, son ambiance au roman noir, son ironie au roman philosophique, et même quelques touches surnaturelles au roman fantastique »36. Cependant, étant donné l’époque de l’action et le souci vi- sible d’authenticité du décor et des détails sociaux, le roman en question peut être considéré, dans une certaine mesure, comme « historique », quoique, sans aucun doute, il ne s’inscrit nullement dans la lignée des œuvres des imitateurs de Walter Scott. Cela n’empêche que Patrick Süskind, en homme soucieux de l’« illusion historique » que son roman est censé créer, est très bien documenté ; l’abondance et la précision des détails historico-géographiques sont bien visibles dès l’incipit du roman : celui-ci évoque un cadre temporel précis –– d’abord le XVIIIe siècle, puis 1738, année de naissance de Jean-Baptiste Grenouille, le protagoniste princi- pal du roman ––, et des noms réels de rues, délimitant ainsi un espace romanesque très concret et très exact du point de vue historique.

Le livre étant basé sur l’olfactif, l’auteur puise ses sources, entre autres, dans le fameux ouvrage d’Alain Corbin Le Miasme et la jonquille37, dans lequel

34 P. Van Tieghem, op. cit., p. 8.

35 A. Michel, C. Becker et al., Littérature française du XIXe siècle, PUF, Paris 1993, p. 138.

36 http://adeaf.nice.free.fr/leparfum-dossier-pedagogique.pdf, consulté le 02.09.2012.

37 A. Corbin, Le Miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social aux XVIIIe et XIXe siècles, Aubier-Montaigne, Paris 1982.

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l’histoire –– et la sociologie –– des lieux est présentée à travers l’histoire de l’odorat. Or, dès les premières lignes, malgré l’annonce que le lecteur entre « au royaume évanescent des odeurs »38, on se voit confronté à un univers pestilentiel qui fait basculer le siècle des Lumières dans celui des puanteurs. Il est donc lo- gique que dans cet univers infernal de mauvaises exhalaisons qu’est la capitale française dans la première moitié du XVIIIe siècle, le cimetière des Innocents, son endroit le plus malodorant, soit d’emblée prédestiné à jouer un rôle exceptionnel dans l’intrigue romanesque : l’image du lieu dans l’incipit, ainsi que la suite des événements qui y commencent et s’y terminent, permettent à Süskind de restituer la réalité du XVIIIe siècle et de donner une image fantasmatique39 de la ville.

Ainsi, l’analyse du rapport entre l’historicité et le mythique mène ici à des conclusions tout à fait différentes que dans le cas de Notre-Dame : dans le roman hugolien, la puissance épique de l’image tournée en mythe s’appuyait sur la liber- té d’interprétation et d’utilisation des sources par le romancier ; dans Le Parfum, l’exactitude factuelle devient une condition sine qua non de la force et de la plas- ticité de la vision romanesque. Autrement dit, la valeur mythique de l’image est construite, chez les deux romanciers, par des procédés opposés : Hugo prend dans les sources ce dont il a besoin et ce qui lui paraît assorti à sa propre vision du Paris médiéval, sans trop se soucier de l’adéquation historique, tandis que Süskind se sert de détails historiquement exacts, soigneusement sélectionnés, grâce à quoi le por- trait olfactif « réel » et objectif du Paris des Lumières devient une sorte de garantie de la solidité de toute la réflexion philosophique et de toute la symbolique du roman.

En termes de dramaturgie classique, puisque la situation géographique de la Cour des Miracles et même son nom évoluent au fil du temps, l’unité du lieu et du temps se trouve brisée d’un roman à l’autre. Pourtant, comme la fonction du lieu, ainsi que son ambiance, ne changent pas, on peut parler d’une certaine « unité de vocation » qui entraîne une unité, du moins partielle, d’action dans les deux romans. Car, loin d’être un simple lieu de l’action, le royaume des gueux s’inves- tit, dans les deux histoires, d’une valeur symbolique, s’inscrivant désormais dans une « typologie mythique des lieux ». Espace physique, lieu de prédilection des personnages et des figurants parce qu’elle est un des principaux lieux de l’action, la Cour véhicule aussi un message qui dépasse la dimension géographique (celle de lieu) et historico-sociale (celle de milieu). Si, pourtant, la dimension symbo- lique en tant que telle reste commune aux deux visions de la Cour, son symbo- lisme se décline d’un roman à l’autre. Il est donc temps d’entrer dans le détail des deux images pour en dégager ce qui nous permet de parler de « symboles » et de

« mythes » en tant que systèmes de symboles.

38 P. Süskind, Le Parfum. Histoire d’un meurtrier, Fayard, Paris 1986, pp. 6–7. Désormais toutes les références à cette édition seront présentées dans le texte sous la forme suivante : (P 6–7).

39 Mot utilisé au sens que lui donnent J. Laplanche et J.B. Pontalis dans Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, « Quadrige », Paris 2007, p. 152 : « conscient ou inconscient, le fantasme est une mise en scène comprenant le plus souvent deux personnes (ou plus) et une action qui les relie ».

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DEUX PÔLES MONUMENTAUX DE L’UNIVERS ROMANESQUE HUGOLIEN

Dans le roman historique ayant pour cadre temporel le Moyen Âge, « le donjon, le château, la citadelle, la cathédrale servent [...] de points d’appui à toute une évocation pittoresque [...] de la chevalerie »40. En effet, dans le roman hugo- lien, la cathédrale, un des points de polarisation de l’action et un des pôles prin- cipaux de la diegesis du roman, s’investit d’une importance toute particulière. En tant que point de convergence de deux pouvoirs, l’Église et la royauté41, Notre- Dame incarne en même temps les lois terrestres et divines, se classant ainsi du côté de l’ordre et de l’autorité. Au pôle opposé, on retrouve la Cour des Miracles, repaire de truands, lieu de refuge de tous ceux qui rejettent aussi bien le pouvoir du roi que les valeurs prônées par la religion. Et c’est entre elles deux, la cathé- drale et la Cour, que s’étend la scène d’un jeu diabolique dans lequel les prétendus méchants sont en fait les victimes de monstres déguisés en bons, ce qui inverse l’éternel modèle manichéen du combat du Bien et du Mal. En effet, le roman tout entier semble basé sur un singulier qui pro quo des bons et des méchants42.

La cathédrale et la Cour délimitent donc en quelque sorte l’univers roma- nesque tout entier dont elles sont deux points culminants. Décrites de façon sy- métrique, par des chapitres entiers (respectivement La Cruche cassée, livre II, et Notre-Dame, livre III), elles sont toutes les deux des créations monumentales, quasi-vivantes, dotées de pouvoir mystérieux :

Même si la cathédrale [...] [et] la Cour des Miracles [...] sont conçu[e]s comme des dimensions limitées et closes, un spectateur attentif, un lecteur expérimenté comprendra tout de suite que ce n’est pas le cas qu’il n’en est pas le cas. Ces milieux topographiques limités et clos sont des endroits passionnants et mystiques en mouvement perpétuel. Ici, la joie et la douleur, l’amour et la haine s’entremêlent43.

Dans les descriptions de Notre-Dame, le symbole et l’édifice le plus splen- dide de la capitale, « la réalité objective topographique est dépassée, l’édifice a

40 H. Scepi, op. cit., p. 28.

41 Le pouvoir royal étant sacré et l’édifice étant protégé par les archers du roi.

42 Car aussi bien Claude Frollo, archidiacre de Notre-Dame, que Phœbus de Châteaupers, ca- pitaine des archers du roi, censés représenter les forces de l’ordre, deviennent des oppresseurs, des traîtres : sous l’emprise du désir fou que leur inspire Esmeralda, le premier est prêt à trahir son Dieu, l’autre à tromper sa fiancée et à compromettre son honneur de chevalier par une relation avec une étrangère considérée comme sorcière. En revanche, chez le monstrueux Quasimodo, bossu, boiteux et borgne, personnage dont le visage même provoque la répugnance et la peur, l’extrême laideur cor- respond à une extrême grandeur d’âme : il est finalement celui qui aime le plus sincèrement et le plus profondément, non seulement avec les sens, mais de tout son cœur, et qui meurt d’amour, réalisant singulièrement la signification du mot ANANKÉ (fatalité) gravé dans une galerie de la cathédrale.

43 T. Inal, « Notre-Dame de Paris » : mariage du romanesque et du fantastique, [dans :]

A. Abłamowicz (dir.), Le Roman de l’histoire dans l’histoire du roman, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, Katowice 2000, p. 96.

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désormais une nouvelle dimension et une nouvelle fonction »44: celle de maison pour Quasimodo, celle d’abri pour Esmeralda, celle du centre du monde pour Frollo. La splendeur de « la grave et puissante cathédrale »45, qui, comme toute grande œuvre architecturale, est « l’ouvrage des siècles » (ND 139), est soulignée par sa hauteur majestueuse, son décor splendide, la lumière dégagée par ses cierges et ses vitraux. Ressemblant à « un navire enfoncé dans la vase » (ND 131), la cathédrale « forme un tout avec Quasimodo, Esmeralda et Frollo, elle devient un être réel dans lequel se confondent le grotesque et le sublime, elle devient un protagoniste »46. Le même procédé descriptif –– le dépassement de la « réalité topographique objective » –– est visible dans la description des ruelles louches menant à la Cour, où personne n’ose entrer ; leur étroitesse et les ténèbres qui y règnent les transforment en « corridors obscurs, [...] cellules donnant sur l’enfer [qui] [...] annoncent la présence d’une ville secrète et mystique à l’intérieur de la ville de Paris, l’idée d’un lieu fantastique »47.

Si la cathédrale est objet d’admiration et d’extase, ce sont les sentiments d’an- goisse et de peur qu’engendrent les ruelles sinistres, aux pavés noircis, comme cette « longue ruelle, laquelle était en pente, non pavée, et de plus en plus boueuse et inclinée » (ND 98), où le poète Gringoire s’engouffre un soir. Cette ruelle, évo- cation du topos du labyrinthe, mène à « une vaste place, irrégulière et mal pavée », un espace clos, séparé du reste de Paris et protégé par la muraille d’enceinte de la ville. C’est là que se trouve

cette redoutable Cour des Miracles, [...] cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris ; égout d’où s’échappait chaque matin, et où revenait croupir chaque nuit, ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage, toujours débordé dans les rues des capitales ; ruche monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l’ordre social; hôpital menteur où le bohémien, le moine défroqué, l’écolier perdu, les vauriens de toutes les nations, [...] de toutes les religions, [...] couverts de plaies fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands ; immense vestiaire, en un mot, où s’habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouaient sur le pavé de Paris (ND 101–102).

Les expressions utilisées, toutes négatives (« égout », « ruisseau de vices »,

« monstrueuse », « hôpital menteur »), ne laissent aucun doute sur le caractère sinistre de cette ville dans la ville. Les adjectifs péjoratifs, tels que « monstrueux » ou « hideux », sont le contre-pied des mots valorisants utilisés dans le portrait de la cathédrale (« sublime », « vénérable ») ; remarquons qu’un tel vocabulaire donne à toute l’image un aspect un peu démesuré.

Une solidarité étrange règne parmi les habitants de ce lieu, due à l’égalité de leur condition de rejetés de la société, de déshérités : « Les limites des races et des

44 Ibidem.

45 V. Hugo, Notre-Dame de Paris, Gallimard, Paris 1984, p. 132. Désormais toutes les réfé- rences à cette édition seront présentées dans le texte sous la forme suivante : (ND 132).

46 T. Inal, op. cit., p. 96.

47 Ibidem.

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espèces semblaient s’effacer dans cette cité [...]. Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladies, tout semblait être en commun parmi ce peuple; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé, chacun y participait de tout » (ND 102). On voit partout « des visages bachiques, empourprés de feu et de vin », on entend « le gros rire [...], la chanson obscène » (ND 104), « des rires aigus, des vagissements d’enfants, des voix de femmes » (ND 102), des jurons, des querelles, et le tinte- ment des pots ébréchés. À cause de toutes les langues qu’on peut y entendre, c’est une vraie tour de Babel ; à cause du rituel diabolique du sabbat que les païens y célèbrent, d’après la superstition populaire, c’est un lieu magique. Pour Gringoire, qui connaît bien la misère mais tâche de rester un homme honnête, ce « cabaret de brigands, tout aussi rouge de sang que de vin » (ND 103) est « comme un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant, fantastique » (ND 102).

Parmi ces individus, égaux dans la misère et le vice, il y a pourtant un supé- rieur : c’est Clopin Trouillefou, le roi des mendiants, dit « roi des Thunes, succes- seur du Grand Coësre, suzerain suprême du royaume de l’argot » (ND 107). Assis sur un tonneau faisant figure de trône, il a « je ne sais quel air hautain, farouche et formidable qui [fait] pétiller sa prunelle et [corrige] dans son sauvage profil le type bestial de la race truande » (ND 109). Toute la société de la Cour lui obéit, et sa parole fait loi ; assisté de deux adjoints qui portent les titres –– aussi pompeux qu’ironiques –– de « duc d’Égypte et de Bohème » et d’« empereur de Galilée » (ND 107), il juge ses « sujets », les punit et les récompense. C’est lui qui donne Esmeralda en « mariage » à Gringoire, c’est lui qui prend la tête de la révolte des truands qui tentent d’assiéger Notre-Dame pour délivrer la bohémienne. Il est le seul personnage qui se distingue vraiment parmi cette foule de « larves », de

« masses vagues et informes » (ND 98) que constituent les citoyens de la cité des gueux ; il n’est donc pas erroné de constater que

la Cour des Miracles [chez Hugo] ne circonscrit pas un lieu directement offert à la description. C’est plutôt un contenant sans autre caractéristique que l’humanité interlope qu’il renferme : un grouille- ment d’individus louches, argotiers et truands, tous difformes, hideux, menant une vie nocturne et souterraine48.

LE CERCLE DE LA VIE ET DE LA MORT DANS LE PARFUM Dans le roman de Süskind, le royaume de l’argot, élément du cadre, donc de l’« historicité » de la diegesis, n’apparaît que deux fois ; mais il surgit aux endroits pertinents du récit : en fait, l’action du roman s’ouvre et se referme dans le cime- tière des Innocents.

48 H. Scepi, op. cit., pp. 194–195.

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Le Parfum étant un roman sur l’odeur, la description du décor, dans l’incipit, est dominée par des impressions olfactives ; et le lecteur plonge dès les premières lignes dans un univers infernal :

Et au sein de la capitale, il était un endroit où la puanteur régnait de façon particulièrement infernale, entre la rue aux Fers et la rue de la Ferronnerie, c’était le cimetière des Innocents. Pendant huit cents ans, on avait transporté là les morts de l’Hôtel-Dieu et des paroisses circonvoisines, pendant huit cents ans on y avait jour après jour charroyé les cadavres par douzaine et on les y avait déversés dans de longues fosses, pendant huit cents ans on avait empli par couches successives charniers et ossuaires (P 6–7).

C’est là que naissent les deux héros du roman süskindien –– le « support » inodore, le simulacre qu’est Grenouille, et le vrai protagoniste, l’odeur, objet de convoitise de Grenouille :

Or c’est là, à l’endroit le plus puant de tout le royaume, que vit le jour, le 17 juillet 1738, Jean-Bap- tiste Grenouille. C’était l’une des journées les plus chaudes de l’année. La chaleur pesait comme du plomb sur le cimetière, projetant dans les ruelles avoisinantes son haleine pestilentielle, où se mêlait l’odeur des melons pourris et de la corne brûlé (P 7).

Grenouille est un être exceptionnel : né au milieu des exhalaisons fétides, il est à la fois doté d’un génie unique, son odorat, et dépourvu d’un élément essentiel, l’odeur. Entouré d’un univers dominé par des exhalaisons, mais lui-même inodore, il est comme dépourvu de raison d’être, voire du droit d’existence. Remarquons à ce propos que sa naissance contient d’emblée des germes de la mort, la puanteur elle-même renvoyant au déclin et à la pourriture, et le décor sinistre du cimetière doublant encore cette symbolique. Ce qui est aussi très significatif, c’est que le hé- ros ne commence pas sa vie par un souffle, mais par « un cri meurtrier » (P 130) : lui-même paraît mort et donne la mort, où donc aurait-il pu naître, sinon dans un champ de la mort ?

C’est donc au cimetière que s’effectue l’osmose initiale des odeurs et du per- sonnage de Grenouille. Exclu de la communauté des hommes, c’est là aussi qu’il commencera son parcours d’apprentissage qui se doublera d’une quête initiatique, jonchant sa route de meurtres froidement commis pour trouver une odeur idéale et régner en maître absolu sur le monde. Et c’est là également que ce parcours se ter- minera : revenu de sa pérégrination à travers la France, ayant trouvé son odeur de rêve et conscient du pouvoir qu’elle lui procure, Grenouille retourne au cimetière.

Celui-ci se peuple, la nuit, « de toute la racaille possible : voleurs, assassins, surineurs, putains, déserteurs, jeunes gens à la dérive » (P 277), transformant cet asile de mort en repaire de marginaux semblable à celui de Notre-Dame de Paris ; pourtant, dans Le Parfum, les habitués du cimetière, s’ils font partie d’une « com- munauté » unie momentanément par leur lieu de séjour, ne sont pas organisés en une structure hiérarchisée et n’ont aucun « code d’honneur ».

Par rapport à la description hugolienne, le décor du lieu est beaucoup plus lu- gubre : « Le terrain du cimetière s’étendait sous [l]es yeux [de Grenouille] comme un champ de bataille bombardé : ravagé, labouré, coupé de fosses, parsemé de

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crânes et d’ossements, sans un arbre, ni un buisson ni un brin d’herbe ; un vrai dépotoir de la mort ». L’élément olfactif y est toujours dominant : « La puanteur de cadavre était si oppressante que même les fossoyeurs avaient quitté les lieux » (P 277). Elle force les gueux à allumer « un petit feu de camp » qui doit « cuire des aliments et absorber la puanteur » (P 278). Ce feu autour duquel se rassemblent les marginaux fait écho au roman de Hugo : dans ce dernier, le trône de Clopin se trouvait près « d’un grand feu qui brûlait sur une large dalle ronde » (ND 104).

Grenouille, né au cimetière, y trouve de son propre gré la mort. C’est un dénouement en même temps fantastique et spectaculaire, imprévisible mais expli- cable. Grenouille a consacré sa vie à un idéal : « maîtriser le cœur des hommes », les dominer et se faire aimer ; au moment où il y parvient, il découvre qu’en réalité il les hait profondément, et il renonce à profiter de sa réalisation. Ainsi le diabo- lique Grenouille tombe-t-il victime de son propre pouvoir : devenu égal à un dieu qui dirige les hommes, il n’a plus sa place parmi eux. Même s’il voulait extério- riser sa haine, il ne pourrait pas le faire puisque son parfum désormais le masque.

La scène du dépeçage du héros par des gueux que le parfum a transformés en cannibales, avec ses nombreuses hyperboles, parodie le style épique propre aux

« vrais » romans historiques :

Ils se précipitèrent vers l’ange, lui tombèrent dessus, le plaquèrent au sol. Chacun voulait le toucher, chacun voulait en avoir sa part, en avoir une petite plume, une petite aile, avoir une étincelle de son feu merveilleux. Ils lui arrachèrent ses vêtements, ses cheveux, lui arrachèrent la peau, le plumèrent, plantèrent leurs griffes et leurs dents dans sa chair, l’assaillirent comme des hyènes. Mais un corps humain comme cela, c’est coriace, cela ne s’écartèle pas aussi simplement, même des chevaux ont du mal à y arriver. Aussi vit-on bientôt l’éclair des poignards qui s’abattirent et tranchèrent; des haches et des couteaux sifflèrent en frappant les articulations, en brisant les os qui craquaient. En un instant, l’ange fut découpé en trente parts et chaque membre de la horde empoigna son morceau et, tout plein de volupté goulue, se recula pour le dévorer. Une demi-heure plus tard, Jean-Baptiste Grenouille avait disparu de la surface de la terre jusqu’à la dernière fibre (P 278–279).

Finalement, Grenouille ne subit-il pas le même sort que les fleurs auxquelles il voulait soustraire « l’âme odorante » ?

La scène finale prouve d’ailleurs que l’anéantissement de Grenouille, tout comme sa naissance, n’aurait pas pu se faire dans un autre décor. On y devine comme une paraphrase ironique de la sentence biblique « tu n’es que poussière et tu retourneras à la poussière » : ta chair est née dans la puanteur des cadavres, semble dire le narrateur, et tu as été un monstre ; tu retournes donc parmi les cadavres, mais sans chair et sans odeur, celles-ci étant absorbées par d’autres monstres habitant l’inferno du cimetière profané.

Chez Süskind, la Cour des Miracles est donc le point de départ et celui d’ar- rivée du héros. Mais elle ne fait pas que cela : elle ouvre et clôt la réflexion es- thétique et philosophique sous-jacente du roman. Siège de mauvaises odeurs qui y trouvent leur sublimation, elle pousse le héros à chercher une odeur apothéo- tique et détermine ainsi son parcours qui se terminera là où il avait commencé :

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Grenouille a vécu pour trouver l’odeur idéale, l’odeur de la toute-puissance, fai- sant de lui un quasi-Dieu ; une fois ce rêve réalisé, plus rien ne lui reste à faire ou à vivre. Le cercle se referme.

CONCLUSION

Un roman historique est un roman de passions humaines : il s’intéresse « non aux mœurs vénérables des siècles révolus, ni aux coutumes des temps présents, mais aux ‘hommes’, aux caractères, à la peinture des passions, qui sont les mêmes dans tous les états de la société »49. La Cour des Miracles est, dans les deux ro- mans analysés, théâtre et témoin de ces passions, et par conséquent, de la vie et de la mort des protagonistes. Ils semblent liés à ce royaume des rejetés par un lien indéchirable : soit ils appartiennent d’emblée au monde des marginaux, soit ils y adhèrent suite à leurs actions ; quoi qu’il en soit, ils paraissent tous voués à s’y retrouver un jour. Esmeralda, belle, noble de cœur, chaste et douce, est pourtant une « bohémienne », une fille d’origine inconnue, une sans patrie ; elle est donc renvoyée à la Cour où les forces de l’ordre voient sa place. Quasimodo, laid et dif- forme, semble être né pour mener une vie de truand. Pour tous les deux, c’est donc leur aspect extérieur et leur statut d’êtres qui s’inscrivent mal dans les règles de la bonne société qui les rangent, aux yeux des autres, parmi les gueux. Par contre, Frollo et Phœbus, d’apparence nobles et dignes, trahissent les principes qui ont jusque-là régi leur vie : la religion et l’honneur, et deviennent des « gueux de cœur ».

Quant à Grenouille, il est un être à part, qu’il serait très difficile de qualifier d’être humain au plein sens du terme ; en effet, sa nature semble refléter celle du roman : tous deux sont des palimpsestes, des énigmes, possédant plusieurs facettes qui se multiplient au fil de la réflexion.

La Cour des Miracles apparaît donc comme théâtre, aussi bien réel que sym- bolique, des événements-clés des deux romans. Chez Hugo, devenue un orga- nisme vivant, elle délimite, avec la cathédrale comme contrepoint, l’espace de la lutte du Bien et du Mal, thème crucial du roman. Dans un tel contexte, peu importe son historicité : la vision est bien « médiévale », ténébreuse et monumentale, al- lant bien de pair avec l’intrigue, réalisant son lot obligatoire d’aventures et sa part de mystère. Chez Süskind, la vision fantasmatique de la ville de Paris part d’une restitution minutieuse de la réalité topographique à travers l’olfactif, et le lieu en question, ainsi décrit, s’inscrit dans l’axiologie de la vie et de la mort : la Cour devient l’alpha et l’oméga, la genèse et la conclusion du récit, figurant et réalisant ainsi le cercle mythique du temps.

49 B. Krulic, op. cit., p. 37.

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Un autre sens mythique se dégage du nom même du lieu, dans lequel le mot

« miracle », à part son sens biblique mentionné ci-dessus, s’investit d’une signi- fication toute nouvelle. En effet, grâce à la Cour ou par son intermédiaire, il se produit bien des miracles dans la vie des personnages hugoliens et du protagoniste süskindien. Le miracle d’amour pour Quasimodo qui découvre la tendresse et la douceur, ignorées jusque-là ; le miracle du désir pour Frollo qui se croyait libre des tentations charnelles ; le miracle qui, à plusieurs reprises, sauve Esmeralda de la mort ; le miracle des retrouvailles d’Esmeralda et de sa mère, après des an- nées de séparation. De même, le pouvoir que l’odeur divine procure à Grenouille, dans Le Parfum, relève sans doute du miraculeux : ce monstre sans émotions, ce meurtrier sans scrupules devient un ange aux yeux de ceux qui sentent l’odeur qui se dégage de son mouchoir. D’ailleurs, le fait que, étant né dans le lieu le plus puant de la capitale et possédant un nez incroyablement sensible, il est lui-même dépourvu d’odeur, n’est-il pas, pour le moins, insolite ?

Si donc « le roman historique est une représentation, aux deux sens du terme : tout à la fois une image vraisemblable de la réalité et un miroir de l’imaginaire, de la culture et d’une époque données »50, le lecteur de Hugo et de Süskind, confron- té à deux représentations du même lieu à deux époques différentes, pourra choisir entre la plasticité de la vision hugolienne, moins « correcte » du point de vue de l’historicité mais possédant une force extraordinaire d’influence sur l’imagina- tion, et la rigueur documentaire de celle de Süskind, rendant l’image plus fidèle, mais nettement moins épique et pittoresque. Quelle que soit la vision qu’il préfère, il assistera à un spectacle intéressant.

BETWEEN HISTORY AND MYTH: THE COURT OF MIRACLES IN VICTOR HUGO’S THE HUNCHBACK OF NOTRE-DAME

AND PATRICK SÜSKIND’S PERFUME

Summary

The Court of Miracles, slum districts of Paris, was the refuge for thieves, criminals, prostitutes and false beggars who faked injuries and diseases to solicit people for money. The phenomenon of this ‘society of outlaws’ inspired many authors and artists. In Victor Hugo’s The Hunchback of Notre-Dame and Patrick Süskind’s Perfume, the Court of Miracles becomes not only a geographical, historical and social reference, as required in historical novels, but also a mythical space, involving rich symbolism and fulfilling a special function in the two novels’ action.

Key words: Cour des Miracles, Victor Hugo, Patrick Süskind, history, myth.

50 Ibidem, pp. 10–11.

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