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Le passé - objet de la foi

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O R G A N O N 8 (1971) PROBLÈMES GÉNÉRAUX

K rzyszto f Pomian (Pologne)

LE PASSÉ — OBJET DE LA FOI *

Le récit de l’origine troyenne des Francs, noté pour la prem ière fois p ar Frédégaire, auteur présum é de la chronique écrite en Bourgogne entre 640 et 660, ainsi que — dans une au tre version — p ar le Liber Historiae Francorum (726-727), gagna une énorm e popularité dans l’histo­ riographie de presque toute l’Europe médiévale. Dans la période com­ prise entre la chajrnière du VIIe et d u V IIIe siècle et le XVe siècle on; trouve près de 60 textes qui le citent sans aucune critique; il est certain qu’une investigation plus détaillée p erm e ttrait d ’en augm enter consi­ dérablem ent le nombre. Toutefois, à l’appui de la thèse selon laquelle les historiens du Moyen Age auraient considéré le récit de l’origine troyen­ ne des Francs comme une vraie présentation du passé lointain de ce peuple, tém oignent non seulem ent les calculs, mais aussi les faits sui­ vants:

1) Nous rencontrons le récit troyen d ’une p art dans des chroniques et des écrits d’im portance secondaire, destinés à un large public, et de

l’autre, dans les oeuvres d ’auteurs passant pour des représentants ém inents de la litté ratu re de leur époque. Citons, à titre d ’exemple, les historiens: P aul Diacre, Siegebert de Gembloux, O tton de Freising, R adulphe de Diceto et Joannes Długosz; les écrivains politiques: Jean de P aris et M arsile de Padoue; les théologiens: Hugues de Saint-V ictor et R ichard de la même abbaye.

* L’auteur renvoie à son livre Przeszłość jako przedm iot wiary. Historia i filo­ zofia w m yśli średniowiecza (Le passé — objet de la foi. L’histoire et la philo­ sophie dans la pensée du Moyen Age), Warszawa 1968, p. 471 — où il donne une documentation détaillée des affirmations ici présentées. Des deux fils: historique et philosophique, qui s’entremêlent dans ce livre, l ’article présent ne tient compte que du premier. Il omet donc entièrement le cinquième chapitre intitulé „La liberté de Dieu et la nécessité de la nature”, contenant une analyse des plus importantes doctrines philosophique des X llle et XIVe siècles.

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2) Les historiens ne se contentaient pas de copier sur leurs prédéces­ seurs une des variations du récit troyen, ou même les deux. A p artir du X IIe siècle on avait tenté de le rendre conforme aux inform ations four­ nies p ar d ’autres messages, ce qui n ’au rait aucun sens s’il eût été consi­ déré comme une simple fiction.

3) Ce qui est plus significatif encore, c’est qu’on faisait appel à ce récit pour s’en servir en guise d ’argum ent dans les controverses poli­ tico-légales. On trouvait, p ar exemple, qu’il donne un bien-fondé aux aspirations de l’Empire au pouvoir universel; au contraire, dans les ouvra­ ges d ’historiens et de publicistes français, le récit troyen était depuis le X IIIe siècle, sinon p lutôt déjà, un des éléments de la doctrine d ’une souveraineté totale du Royaume.

4) Nous ne pouvons citer aucun ouvrage historique, écrit sur le continent européen d u ran t la période examinée, qui au rait critiqué le récit troyen en dém ontrant qu’il est invraisem blable, plein d ’anachro­ nismes et de contradictions. Seuls les historiens anglais, à p a rtir du X IIe siècle, s’opposaient aux revendications des Français quant à leur origine de Troie, mais cela s’explique uniquem ent p a r des raisons politiques, dont témoigne le fait qu’ils acceptaient en même temps le récit con­ currentiel de l’ascendance troyenne de la dynastie anglaise.

5) Ce n ’est qu’à la fin du XVe siècle, quand ap paru t en France l’histo­ riographie hum aniste, q u ’on note des tentatives de dégrader le récit troyen au rang d’une légende. La polémique en cette m atière dura presque cent cinquante ans, car les partisans de la nouvelle école se sont heurtés à une forte résistance.

Le récit troyen est représentatif de toutes les légendes ethnogéné- tiques qui se rencontrent à p artir du VIe siècle dans l’historiographie des peuples inconnus aux Anciens ou bien considérés par ces derniers comme barbares. Chaque récit de ce genre était répété par plusieurs générations d ’historiens; si certains étaient attaqués, ils l’étaient uni­ quem ent p ar des étran gers défendant les intérêts politiques d’un autre pays. C ette situation ne change qu’au XVe siècle. Nous avons donc un fondem ent pour affirm er qu’à l’époque du Moyen Age on trouvait que ces récits fournissent des inform ations véridiques sur le passé lointain des différents peuples. Sous ce rap po rt l’historiographie médiévale diffère tellem ent de celle des temps modernes, que l’attitu d e à l’égard des légendes ethnogénétiques peut être considérée, dans ce domaine, comme un critère de périodisation.

Il en résulte la question suivante: quelle idée de l’histoire et des devoirs de l’historien s’exprim e-t-elle dans la conviction que les légendes ethnogénétiques fournissent des inform ations véridiques sur le passé? Comme on rem arque facilem ent, il s’agit de découvrir les caractères distinctifs de la pensée historique médiévale qui décident de la diffé­ rence en tre cette dernière et la pensée historique des temps modernes.

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Le passéobjet de la foi 85 I. LA VISION ET LA CONNAISSANCE

Les déclarations des historiens du h a u t Moyen Age prouvent qu’ils doutaient très souvent que l’on puisse p arler d’événem ents auxquels on n ’a pas participé et dont on n ’a pas été témoin, ou bien de personnes qu’on n ’a ni connues, n i pu connaître puisqu’elles vivaient av an t la naissance de celui qui écrit. Selon ces historiens, écrire l’histoire c’est représenter ce qu’on a vu soi-même; en introduisant une différenciation en tre les inform ations obtenues ex auditu et celles provenant ex visione, ils considéraient invariablem ent que les deuxièm es sont meilleures. Leur point de vue en cette m atière perm et de supposer que les doutes dont il fu t question plus h au t découlaient du raisonnem ent suivant: les inform ations obtenues par ouï-dire sont moins certaines que celles du témoin oculaire; chaque au teu r décrivant des événem ents qu’ils n ’a pas vus lui-même, risque que les lecteurs ne voudront pas considérer comme vraies les inform ations qu’il rapporte et ju geront qu’elles sont inventées. L ’auteur doit donc p arer ces objections en dém ontrant que, bien qu’il n ’ait pas vu ce qu’il décrit, sa relation est néanm oins absolu­ m ent vraie, car elle s’appuie sur des inform ations de témoins oculaires ou de personnes dignes de confiance qui les ont obtenues de ces derniers; l’auteur, lui, ne se borne qu’à n oter ce qu’il a appris, il n ’ajoute rien et ne change rien, les seuls rem aniem ents qu’il fait parfois, sont de caractère purem ent stylistique.

Il semble donc que l’écrivain du h au t Moyen Age désirant présenter des événem ents qui — à son avis — s’étaien t réellem ent produits, se tro uvait obligé de choisir entre la description de ce qu’il a vu lui-même et l’identification avec un tém oin oculaire; il ne voyait aucune au tre possibilité, et surtou t pas celle de pouvoir connaître le passé p ar l’in ter­ m édiaire des messages soumis à une vérification critique, c’est-à-dire des sources.

Afin d ’expliquer com ment cela fu t possible que l’historien ait ainsi compris son rôle, nous en appelerons à l ’épistémologie de saint Augustin. De nom breuses données prouvent qu’entre le VIe et le XIe siècle son oeuvre avait influencé tous ceux qui déployaient une activité sur le plan culturel. Selon nous, elle avait pu le faire, puisque les hommes du h au t Moyen Age étaient, pour ainsi dire, des adeptes spontanés de l’augustinisme; dans les oeuvres de l’évêque de Hippone ils retrouvaient leurs propres pensées. Nous essayerons de m ontrer plus loin qu’il en était ainsi parce que ces gens pensaient, to u t comme Augustin, au moyen de catégories d’unité et de pluralité, cette m anière de penser leur é ta n t imposée p ar les relations sociales dans lesquelles ils étaien t imbriqués.

Selon Augustin, la vision c’est un contact im m édiat entre le sens corporel entièrem ent passif et l’objet physique entièrem ent passif, exi­ stan t indépendam m ent de ce dernier; ce contact se réalise grâce à

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l’acti-vite des sources de lum ière qui se trouvent à l’ex térieu r aussi bien du sens que de l’objet. C’est pourquoi l’identification de toute connaissance, no­ tam m ent de la connaissance rationnelle, avec la vision, signifie que toute connaissance est un contact im m édiat en tre le pouvoir cognitif et son objet, l’identification de la raison avec «le regard de l’intellect» signifie qu’elle est passive, et l’identification de Dieu avec la plus haute source de lum ière signifie qu’il est le seul facteu r actif de la connaissance rationnelle et, indirectem ent, de toute connaissance en général.

L ’identification de n ’im porte quel acte cognitif avec un contact im­ m édiat en tre le pouvoir cognitif correspondant et son objet, entraîne plusieurs conséquences im portantes. En prem ier lieu, le problèm e de la connaissance sensorielle et de la connaissance rationnelle revêt dans l’épistémologie d ’A ugustin la form e d ’une question sur l’opportunité ou l’u tilité de la connaissance sensorielle. En second lieu, cette épistémo- logie ne se laisse d’aucune façon concilier avec une théorie de l’abstrac­ tion, c’est-à-dire avec une théorie qui attrib u e à l’homme le pouvoir de connaître les objets définis comme idéaux p a r l’interm édiaire des données sensorielles ou, ce qui revient au même, le pouvoir de connaître les universaux par l’interm édiaire des choses individuelles. En troisième lieu enfin, si l’acte cognitif est un contact im m édiat entre le pouvoir cognitif e t son objet, on ne peut connaître que l’objet qui est accessible dans le présent. P ar conséquent, le passé qui n’a pas été connu alors qu’il était le présent, ne p ou rra jam ais devenir l’objet de la science conçue comme contact immédiat, comme vision. A utrem ent dit, le passé qui ne fut pas connu lorsqu’il était le présent, est inconnaissable.

C ette thèse n ’est aucunem ent abolie par l’existence de messages oraux ou écrits rela tan t un tel passé, car l’absence d’une théorie de l’abstraction fait qu’il n ’est pas possible de considérer le mot comme une synthèse de l’élém ent sensoriel et de l’élém ent rationnel, du son et de la notion; pour A ugustin il est un objet purem ent sensoriel. Les messages rela tan t le passé ne perm ettent donc pas de le connaître. E t p ou rtan t chaque indi­ vidu possède des inform ations sur des choses et des événements qu’il n ’a pas perçus directem ent, et il les considère comme vraies. Il fau t donc trouver un au tre moyen, différant de la connaissance, de s’inform er sur les choses et sur les faits qui ne pouvaient pas être connus. Ce moyen c’est la foi.

Nous acceptons toutes les inform ations sur les choses que nous n ’avons pas connues nous-mêmes parce que nous possédons des relations de p er­ sonnes affirm ant avoir observé im m édiatem ent ce dont elles nous infor­ m ent, et nous, en nous appuyant sur notre connaissance de ces personnes, nous considérons leurs affirm ations comme indubitables. Ainsi nous ba­ sons l’acceptation des inform ations transm ises p ar d ’autres personnes sur la confiance que nous leur témoignons, sur n o tre conviction que ces per­ sonnes ont réellem ent vu ce dont elles nous inform ent. La foi consiste

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donc en une reconnaissance de l’au to rité de celui qui nous fait croire à quelque chose; et la vérité des inform ations obtenues grâce à l’acte de foi est fondée sur l’autorité de l’inform ateur. L ’autorité, conçue de la sorte, a un caractère rationnel, car nous l’attribuons à une personne ou à une institution grâce au contact im m édiat avec cette dernière, c’est-à- -dire à une science que nous avons d ’elle.

A yant différencié la connaissance et la foi, nous découvrons les deux possibilités perçues p ar l’écrivain m édiéval désirant présenter des évé­ nem ents qui, selon lui, avaient eu lieu en réalité. La connaissance immé­ diate et la foi, l’objet et la parole, le présent et le passé, la vision et l’au­ dition — voilà les seules voies entre lesquelles il pouvait choisir.

Nous exam inerons m aintenant quelles étaient, pour l’historien, les conséquences du fait qu’il acceptait, quoique il ait pu ne pas s’en rendre compte, des opinions sur la n atu re de la connaissance identiques à celles d’Augustin.

II. LA FOI HISTORIQUE

Les historiens du h aut Moyen Age acceptaient ces opinions sur la n atu re de la connaissance, ce qui s’exprim ait dans leur conviction que le passé est un objet de foi; on ne p eu t com prendre leurs procédés sans tenir compte de ce fait.

La prem ière conséquence d’avoir considéré le passé non pas comme un objet de la connaissance, mais comme un objet de foi, est que l’hi­ storien du h au t Moyen Age ne connaissait pas la notion de la «source» dans le sens que lui attrib u a la science m oderne à p a rtir du XVIIe siècle environ; au lieu de sources il a des messages qui ém anent de personnes ou d’institutions jouissant d ’une auctoritas, éventuellem ent confirm és p ar ces personnes ou institutions; nous allons définir ce genre de messages tou t sim plem ent p ar le term e «autorités». P arlan t le plus généralem ent, une source c’est chaque message vérifié p a r l’application de certains procédés de la critique historique qui nécessitent toujours sa confron­ tation avec d ’autres messages; l’historien puise dans la source des infor­ mations sur les événements, mais il n ’en prend pas la perspective, qui y est contenue, de la vision de ces événem ents et se crée une telle per­ spective lui-même. C’est justem ent sous ce rapport que l’au to rité diffère substantiellem ent de la source; en prem ier lieu, l’autorité n ’est point soumise à une vérification critique (ici s’im posent certaines réserves dont il sera question plus loin); en second lieu, l’historien en prend non seule­ m ent des inform ations sur les événem ents, mais aussi la perspective de leur vision. A utrem ent dit, l’historien s’identifie avec le participant aux événem ents ou avec leur tém oin duquel le message émane, et il attein t la plus parfaite identification quand il répète sans modifications ce qui était contenu dans l’inform ation dont il bénéficie. L ’historien du h aut

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Moyen Age ne pouvait pas soum ettre les messages à une vérification critique dans notre acception de ce term e, car il supposait qu’il ne dispose pas et ne peut disposer d ’aucune science d ’un passé qu’il n ’a pas connu im m édiatem ent; il pouvait soit accepter, soit reje ter les messages obtenus, selon q u ’il reconnaissait ou q u ’il ne reconnaissait pas l’autorité des p er­ sonnes qui les avaient produits ou fournis.

La discussion ne pouvait donc avoir pour objet que la question si ladite personne ou institution a droit à l'auctoritas, et si cette auctoritas englobe aussi les sujets dont le message informe. D’une m anière ou d ’une autre, la critique a pour objet une personne ou une institution connue im m édiatem ent et elle consiste à confronter les moeurs d’une personne ou le caractère d ’une institution avec les modèles m oraux, politiques et religieux reconnus par l’historien. Le message prend de l ’autorité s’il ém ane d’une personne pieuse ou vertueuse ou, éventuellem ent, de quel­ qu’un qui occupe un h au t rang social; il peut aussi prendre de l’autorité en v ertu d’une sanction institutionnelle qui lui est accordée; enfin, la personne et son oeuvre jouissent d ’une certaine auctoritas par le fait même d ’être situées dans le passé. La m anière de traiter le message com­ me une autorité et non pas comme une source, était non seulem ent un fait de conscience, mais aussi — sinon en prem ier lieu — un fait institu­ tionnel. L ’historien m édiéval n ’avait pas de libre accès aux messages; il dépendait de celui qui en disposait et qui, d’habitude, les rendait acces­ sibles dans un b ut défini. L ’historien recevait donc les inform ations de quelqu’un qui en même temps s’en p ortait garant, qui garantissait leur authenticité par ses qualités personnelles ou p ar sa position sociale, in ­ dépendam m ent du fait qu’il les fournissait oralem ent ou sous la forme d’un tex te qu’il n ’avait pas écrit lui-même.

Les gens du Moyen Age, surtout de sa prem ière période, pour lesquels le passé était un objet de foi, considéraient qu’un texte écrit ne contient aucune m arque de sa propre authenticité, mais doit toujours être ga­ ran ti par quelqu’un; l’historien ne pouvait donc établir ni les circonstan­ ces dans lesquelles le texte avait été écrit, ni qui était son auteur, car toutes les dém arches qui y m ènent p arten t du principe que le passé peut être connu. C’est pourquoi l’historien du h aut Moyen Age n ’avait aucune raison de considérer que la tradition orale fournit des inform ations moins bonnes et moins certaines que celles qui se trouvent dans les messages écrits. E ntre la tradition orale et le message écrit il n ’y avait donc, de sa perspective, aucune différence substantielle; dans les deux cas, il recevait des inform ations garanties par des personnes définies, représentant non seulem ent elles-mêmes, mais telle ou au tre institution, et le moyen par lequel ces inform ations lui étaient transm ises avait une im portance pu­ rem ent technique q u ’on pouvait ne pas prendre en considération. Aussi les historiens m édiévaux profitaient-ils de la tradition orale sans scrupule ni hésitation.

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Le passéobjet de la foi 89 Puisque l’historien recevait toujours le message de quelqu’un qui le lui fournissait dans un b u t défini, désirant décrire quelque chose qu’il n ’avait pas vue et n ’avait pas pu voir lui-mêm e, il devenait entièrem ent dépendant du fournisseur du message. Sa dépendance des autres person­ nes ou d ’institutions é ta it particulièrem ent forte quand il voulait s’occu­ per d’un passé lointain. Au contraire, en écrivant l’histoire contempo­ raine, en p arlan t des événem ents qu’il avait vus personnellem ent, l’hi­ storien disposait d’une certaine autonomie. La situation dans ce domaine n ’a commencé à changer qu’au X IIIe siècle et se trouva, en définitive, totalem ent renversée.

Tout cela ne signifie pas cependant que l’historien ait entièrem ent négligé le contenu même du message lequel, pour ê tre acceptable devait rem plir deux conditions: il ne pouvait pas s’opposer à la foi religieuse et, en plus, devait être conforme à la nature, c’est-à-dire dépourvu d ’élé­ m ents fabuleux.

L ’analyse des textes perm et de constater que le term e «nature» était employé dans le h aut Moyen Age uniquem ent comme appellation du facteur intelligible unifiant chaque chose particulière et déterm inant la sphère d ’activités qu’elle peut accomplir et aussi de changem ents qu’elle peut subir sans que soit atteinte son identité. E ntièrem ent étrangère à la pensée du h au t Moyen Age est la conviction qu’il existe un facteur qui unifie la p luralité des choses particulières en d éterm inant les lois du mouvem ent et du changem ent auxquelles elles sont toutes soumises, un facteur im m anent au monde, invariable, et occupant une place interm é­ diaire, pour ainsi dire, entre les choses particulières et Dieu. Il n ’y a pas de N ature — il y a seulem ent des natures. L ’attitu d e à l’égard de ces na­ tu res est am bivalente: d ’une p a rt elle reconnaît leur stabilité et de l’autre, elle suppose le u r variabilité; en reconnaissant leur autonomie, elle sup­ pose aussi leu r dépendance de Dieu. Aussi, l’homme du h a u t Moyen Age ne pouvait-il pas affirm er qu’un événem ent est impossible puisqu’il est contraire à la nature; cela serait en désaccord avec la conviction que les natures dépendent totalem ent de la toute-puissante volonté divine. Mais il ne pouvait pas affirm er non plus que chaque événem ent est possible, car cela à son to ur au rait été incompatible avec la conviction qu’il existe dans le monde un certain ordre établi par Dieu, qui se m anifeste p ar le caractère perm anent et ordinaire des phénomènes. La solution de ce problèm e consistait à adm ettre qu’on peut considérer un certain événe­ m ent soit comme contraire à la n a tu re de l’être défini, au teu r supposé de l’événement, soit comme contraire à la n atu re de n ’im porte quel être créé. Dans les deux cas l’événem ent peut être considéré comme contraire à la nature, donc impossible, et son récit — comme un conte fabuleux, seulem ent si l’on indique une n atu re créée qui est son auteur; chaque événement comme tel, c’est-à-dire conçu indépendam m ent de son auteur, est possible puisqu’on peut toujours l’a ttrib u er à l’intervention divine.

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Nous connaissons dans la pratique historiographique des exemples de l’application de ce critère.

Les historiens du h au t Moyen Age se servaient donc de certains pro­ cédés critiques; ce n ’étaien t toutefois que des procédés conditionnés par le principe que toute connaissance est une connaissance immédiate. L ’objet de la critique devait être accessible à l’historien dans le pré­ sent; cette condition était remplie p ar l’auteur ou le garant du message et p ar son contenu, dans la m esure où celui-ci se prononçait sur les évé­ nem ents en indiquant leurs auteurs. Dans le deuxième cas on pouvait en appeler à l’ordre qui règne dans le monde des n atu res et qui peut être connu im médiatem ent. L orsqu’on savait que le message n ’est pas un conte et que son fournisseur ou au teu r m érite Vauctoritas, il n ’y avait pas de raison de le rejeter. L ’incom patibilité ou la divergence des messa­ ges rem plissant ces deux conditions ne pouvait constituer le fondement pour disqualifier l’un d ’eux; en fait, pour faire un tel choix autrem ent qu’en nian t l’autorité de l’un de ces messages, l’historien au rait du suppo­ ser qu’il possède lui-m êm e une certaine science du passé, ce qui ne s’accorderait pas avec sa conviction que le passé est un objet de foi. C’est pourquoi, lorsqu’on avait affaire avec deux autorités considérées comme égales, on citait tout sim plem ent les inform ations qu’elles avaient four­ nies, même si celles-ci n ’étaient pas concordantes.

Tout ce qui fu t dit ju sq u ’ici dém ontre d’une façon n ette qu’à l’époque exam inée la vérité historique était conçue autrem ent qu’aux temps mo­ dernes. Ecrire la vérité, c’est pour l ’historien du h au t Moyen Age au tan t que tran sm ettre fidèlem ent, en gardant «humilitas historicae fidei», les opinions qui lui sont connues sur les événem ents, ou éventuellem ent sa propre relation de ces derniers, s’il les avait observés ou s’il y avait par­ ticipé lui-même. L ’historien ne se considérait donc pas comme quelqu’un qui p ar son propre effort de recherche établit comment les choses se pas- saient-elles en réalité, du point de vue d’un observateur idéal, situé en quelque sorte au-delà de tou t système de références; selon lui, il était et devait être le m iroir des opinions qui circulent su r les événements.

L ’attitu d e à l’égard du passé considéré comme un objet de foi s’ex­ prim ait aussi dans la façon d’apprécier les messages en fonction de leur utilité cognitive. La tradition orale et la tradition écrite avaient les mêmes droits, e t les différences qui les séparaient étaient considérées non pas comme im portantes du point de vue épistémologique, mais comme techni­ ques. H autem ent appréciée était su rto u t la relation orale du témoin ocu­ laire, reçue de lui im m édiatem ent; car ce contact im m édiat p erm ettait de lui croire en se fondant sur la connaissance de sa personne, et le fait q u ’il avait vu de ses propres yeux ce qu’il racontait, p erm ettait à l’historien d’obtenir une perspective toute prête, donc d’app araître dans le rôle de celui qui se limite à enregistrer fidèlem ent les paroles d’au tru i sans y ap­ porter n ’im porte quoi qui soit puisé à l’extérieur. Dans cette situation,

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c’est celui qui raconte, qui était le vrai historien tandis que celui qui écrit fonctionnait seulem ent en ta n t qu’enregistreur entièrem ent passif sur le plan cognitif qui, en s’identifiant, en quelque sorte, avec le fournis­ seur de l’inform ation, obtenait avec l’objet un contact m axim alem ent rap ­ proché de la connaissance immédiate. Au contraire, en ce qui concerne les messages écrits, on considérait que les ouvrages n arratifs sont plus utiles que les documents; l’autorité des textes n arratifs dérivait de leurs valeurs littéraires, ce qui faisait s’estom per la lim ite en tre l’histoire et la litté ­ rature, et en particulier en tre l’histoire et l’épopée. Le document, à la différence du texte narratif, ne fournissait à l’historien aucune perspec­ tive des événements en raison desquels on l’av ait dressé, mais prouvait seulem ent que certaines décisions avaient été prises; aussi, le docum ent servait-il à l’historien seulem ent en cas de conflits, quand il fallait don­ ner le bien-fondé de l’état actuel en dém ontrant qu’il dure depuis long­ temps; les docum ents ne pouvaient être exploités dans aucun au tre but. Bref, on considérait comme idéale une situation où l’historien peut jouer le rôle d’un copiste et non celui d’un chercheur.

Il est donc compréhensible que l’historien médiéval se servait rare­ m ent de procédés p erm ettan t d’ex traire des inform ations de quelque chose qui originairem ent n ’était pas destinée à cette fin. Cela avait lieu quand il voulait décrire la plus ancienne histoire de son propre groupe, au sujet de laquelle il ne pouvait rien apprendre des n arratio n s déjà existantes. Mais alors surgissaient deux difficultés. Les traditions du groupe avaient, en règle générale, un caractère païen et, en plus, elles ne renseignaient pas sur des liens entre, d ’une part, le groupe et l’hi­ stoire biblique, et de l’autre, le groupe et l’antiquité greco-romaine, c’est-à-dire le monde de la culture. La solution de la prem ière difficulté consistait à in terp réter les anciennes croyances d ’une façon évhém ériste; en adm ettant que les dieux païens ne sont que des hommes déifiés et en tran sfo rm ant leurs diverses relations m utuelles en liens de succession tem porelle, on pouvait faire de l’ensemble des anciennes croyances et de m ythes quelque chose de semblable à l’histoire, les fonctions des anciens dieux y étant remplacées p ar les événements. On liait une telle histoire, reconstituée p ar l’interprétation évhém ériste des vieilles croyances, aux renseignem ents de la Bible et aux événem ents de l’antiquité classique, en appliquant le raisonnem ent p ar analogie et l’étymologisation des noms. Le prem ier procédé p erm ettait d’étab lir le lien entre différents peuples; celui-ci, même s’il avait existé dans un passé très lointain, était néanm oins connu im m édiatem ent comme lien d ’ethnonymes. Le deuxième — p arlan t exactem ent: l ’établissem ent de l’étymologie ex causa et ex origine — p erm ettait de déterm iner l’origine du nom, donc aussi de l’objet qu’il désignait.

Toutes ces dém arches des historiens du haut Moyen Age deviennent compréhensibles lorsqu’on tien t compte de leur conviction que chaque

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connaissance est une connaissance immédiate; cette conviction, acceptée inconsciemment comme règle évidente et observée lorsqu’ils rassem blaient et élaboraient les informations, témoigne, mieux que n ’im porte quelles déclarations, de l’augustinism e spontané des historiens m édiévaux. Leurs procédés, envisages d ’un point de vue moderne, sem blent avoir un carac­ tère arb itraire et absurde, ce qui résulte du fait qu’on leur im pute le désir de connaître le passé; or, ces historiens n ’avaient pas pu se proposer un tel but, car ils considéraient chaque connaissance comme immédiate et, de ce fait, le passé était pour eux un objet .de foi.

Examinons m aintenant les opinions, acceptées par les historiens du h au t Moyen Age, sur le déroulem ent de l’histoire et sur leu r place dans le temps; cela nous p erm ettra de découvrir les liens en tre ces opinions et 1’ idée de la connaissance historique que nous venons de présenter.

III. LA DURÉE ET LE CHANGEMENT

L ’homme, tel que le concevait la pensée du hau t Moyen Age, est un être dépourvu de toute influence réelle sur le monde et sur ses éléments; il est un tel être parce qu’il constitue un élém ent du monde et il l’est dans la m esure dans laquelle il le constitue. De plus, l ’homme en ta n t qu’élé­ m ent du monde, non seulem ent ne peut influencer celui-ci, mais il ne peut même pas le connaître; le connaissance est possible seulem ent parce que l’homme possède une âme capable de se libérer de l’influence du corps. L ’homme considéré comme un être passif c’était l’image fidèle de la dépendance des gens du h au t Moyen Age du milieu naturel, et de chaque individu — de la collectivité. En s’efforçant de lier en un tout cohérent les diverses inform ations su r la nature, sur la vie sociale et sur l’histoire, la pensée transform ait cette constatation véridique du fait de la passivité hum aine dans les conditions existantes en un principe ordon­ nant, purem ent form el et universellem ent applicable: chaque chose qui est une partie d ’une totalité, ne peut aucunem ent influer sur la totalité dont elle constitue une partie; seulem ent ce qui se trouve à l’extérieur de la totalité peut exercer une influence sur cette dernière. Si l’on com­ prend ainsi la corrélation entre la totalité et ses parties, on ne peut, à v rai dire, appeler la totalité de ce nom; il faut plutôt la considérer comme une unité qui intègre de l’extérieur un certain ensemble d ’élém ents hétérogè­ nes et qui se caractérise p ar le fait d ’être une pluralité. Or, la pensée du hau t Moyen Age ne connaît pas la question du rap p o rt de la totalité et de ses parties, m ais elle est absorbée, par contre, par le problème du rapport de l’un ité et de la pluralité, et c’est dans cette prise de position précisém ent que ce renferm e l’opinion, dont nous venons de donner une caractéristique, sur le rôle de l’homme dans le monde.

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la pensée du h au t Moyen Age, il faut expliquer ce que signifie «être à l’extérieur», caractéristique de la relation en tre l’unité et la pluralité. Or «être à l’extérieur» c’est su rto u t précéder dans le temps: chaque unité est antérieure à la pluralité qu’elle unifie, et c’est ainsi que se m anifeste sa capacité d’exister indépendam m ent de cette dernière. En second lieu, chaque unité est l’au teu r de sa pluralité; la p lu ralité se m ontre donc génétiquem ent dépendante de l ’unité puisqu’elle lui est redevable de son être. En troisième lieu, chaque unité est un facteur gardant constam m ent la plu ralité dans l’être; sans son activité constante, la p luralité cesserait d’exister. En quatrièm e lieu, l’unité est située, dans le sens spatial, à l’ex­ térieu r de la pluralité q u ’elle unifie. En cinquième lieu, chaque unité diffère de la pluralité correspondante p a r sa m anière d’être, elle possède une n atu re différente. En sixième lieu, chaque unité est plus parfaite que sa pluralité; leur relation réciproque est une relation de b u t et de moyen, le b ut de chaque p luralité étan t son unité. Une pensée qui emploie les catégories d’unité et de pluralité, comme elles ont été définies ici, est donc sim ultaném ent et inévitablem ent une pensée hiérarchisante, qui considère l’ensemble de l ’être comme une chaîne où chaque maillon supérieur est plus p arfait que le maillon inférieur, c’est-à-dire constitue son antécédent temporel, son auteur, son conservateur et son but.

Le principe ordonnant, que nous venons de présenter, se retrouve dans des domaines très différents: dans la spéculation arithm ologique, pour laquelle «un» n ’est pas un nombre, mais un germe de nombres; dans la définition du rap p ort de Dieu et du monde, qui se caractérise p ar l’absence de la notion de la n atu re comme facteur unifiant, im m anent au monde; dans l’appréhension du rap p o rt des choses particulières et de l’espèce, celle-ci considérant l’espèce comme un modèle qui existe in­ dépendam m ent de ces choses et autrem ent qu’elles, un modèle servant à Dieu pour m ultiplier la pluralité d’objets identiques, et dans ce sens — comme leur auteur. Rem arquons, entre parenthèses, qu’on note ici un lien intime entre l’ontologie de l’unité et de la p luralité et l’épistémologie de la connaissance immédiate; car la réponse présentée m aintenant à la question sur le rap p ort des choses individuelles et de l’espèce, exclut la possibilité même de connaître les universaux au trem ent que p ar voie immédiate, puisque ceux-ci ne sont pas accessibles dans les choses particulières. D’une m anière analogue, la signification de la parole, comme ce qui décide de son unité, du fait qu’elle n ’est pas un simple amalgame de sons, mais un tout articulé, doit être située au-delà de celle-ci; la parole ne peut donc être une unité de l’élém ent sensoriel et de l ’élém ent spirituel. Comme il est facile de rem arquer, une telle appré­ hension de la parole — conséquence de principes généraux — p erm et de choisier seulem ent entre un réalism e extrêm e et un nominalisme égale­ m ent extrêm e, niant la possibilité d’une connaissance im m édiate des objets non sensoriaux et considérant que la signification de la parole

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c’est chaque chose particulière qu’elle désigne; la parole qui ne désigne aucune chose particulière n ’est, de cette perspective, rien qu’un son, et elle ne peut être rien d’autre.

Le problèm e de la corrélation entre un groupe particulier ou un individu hum ain et l’hum anité en ta n t qu’espèce, est examiné, lui aussi, au moyen de catégories d ’u n ité et de pluralité. Ainsi l’hum anité fut-elle créée dans la personne d ’Adam qui était une nature hum aine renferm ée dans un seul corps. Le péché originel est la cause la division de l’hum a­ nité en groupes particuliers. La rédem ption du péché d’Adam p ar le Christ doit m ener à la restitution de l’unité perdue. Dans le monde divisé, son po rteur est l’Eglise, corps m ystique du Christ, et elle se réalise dans la participation à l’Eglise m anifestée p ar la célébration des jours de fête et p ar l’adm inistration des sacrem ents. Le facteur unifiant l’hum anité se trouve donc au-delà de l’ordre temporel, et tous les groupes particuliers, situés dans cet ordre, doivent être soumis à une unité supé­ rieure; c’est elle qui est le but, et eux ne sont que des instrum ents ayant pour tâche de coopérer dans la réalisation de sa mission. Le différend entre la papauté et l’empire, dont les aspects politiques ne nous intéressent pas, perm et de constater que des deux côtés on pensait au moyen des mê­ mes catégories: on était convaincu qu’il doit exister une institution qui se­ rait le p o rteu r de l’unité, que cette institution ne peut être une oeuvre hum aine et qu’elle doit bénéficier d’une m anière d ’ê tre qui la différencie­ rait substantiellem ent de celles qui exercent le pouvoir dans les groupes

particuliers; on proclam ait enfin que tous les groupes de ce genre doivent être subordonnés à celui en qui l’unité de l ’espèce hum aine revêt une form e visible, concrète et personnelle. Le fait que dans leur pro­ pagande politique, les deux parties antagonistes avaient recours à ces

opinions, est la m eilleure preuve en faveur de la thèse que nous défen­ dons, selon laquelle tous les hommes vivant dans le h au t Moyen Age — pour cette raison précisém ent qu’ils vivaient à cette époque — pen­ saient au moyen de catégories d ’unité et de pluralité, et ne pouvaient penser autrem ent.

En pensant au m oyen de catégories d ’unité et de pluralité on intro­ duit égalem ent un certain classem ent du temps du monde et du temps de l’homme; cela consiste — p arlan t le plus généralem ent — à dis­ tinguer entre trois é ta ts ou dimensions du temps: le passé, défini comme é ta t d’une u nité prim itive, non différenciée; le présent, qui se caractérise p ar la coexistence de l’unité et de la pluralité; le fu tu r, c’est-à-dire l’unité retrouvée. Un tel classement du tem ps conduit, en prem ier lieu, à la conclusion que chaque passé est plus parfait que le présent, puisqu’il est plus près de l’état initial quand existait seulem ent l’unité prim itive. Un cas particulier de l’attitu d e considérant le passé comme un temps de valeurs supérieures, est la conviction que la n atu re de l’objet est déterm i­ née univoquem ent par sa genèse, car la sphère de possibilité d’action

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Le passéobjet de la foi 95 d’un objet quelconque est déterm inée p ar son passé, donc p a r les circon­ stances dans, lesquelles cet objet fu t appelé à exister. En ordonnant le tem ps conform ém ent aux catégories de l’u n ité et de la pluralité, l’homme du h au t Moyen Age devait donc considérer incomplètes toutes les infor­ m ations sur un objet quelconque qui ne fournissent pas de réponse à la question: quelle est, en effet, l’origine de cet objet? C’est pourquoi les historiens, et non seulem ent eux, en appellent si souvent à l’étym olo- gisation et à l’interprétation évhém eriste, donc à des procédés qui per­ m ettent de répondre à cette question précisém ent.

De même, dans le tem ps de l’histoire de l’Eglise, le passé le plus lointain, avant la chute d’Adam, est tou t particulièrem ent apprécié, car il est une période d’unité prim itive, quand toute l’hum anité était concentrée dans un seul corps; le deuxièm e mom ent privilégié, c’est la présence du C hrist parm i les hommes, car alors aussi la n a tu re hum aine se renferm e dans une seule personne. A p a rtir de l’incarnation, le tem ps semble suivre deux tracés; il y a le tem ps de l’Eglise, de l’histoire sainte, qui est celui de l’unité, c’est-à-dire de la durée ininterrom pue e t invariable, e t aussi le tem ps de la vie profane — celui de la pluralité; nous nous en occuperons plus loin. Le fu tu r, lui, est un état valorisé positivem ent, mais non pas le fu tu r créé p ar les hommes dans l’histoire profane; com­ me temps d ’unité retrouvée, le fu tu r doit être situé au-delà de l’ordre temporel, et Dieu seul peut ê tre considéré comme son créateur. Puisque la rédem ption est unique et définitive, la possibilité d’une nouvelle divi­ sion de l’unité récupérée est donc exclue et, p ar la même, est exclue aussi la conception cyclique du temps.

L ’attribu tio n au tem ps de l’histoire sainte du caractère linéaire re­ lève donc de l’appréhension christocentrique du temps, de la conviction que l’incarnation est l’événem ent le plus im portant dans l’histoire du monde. Cette conviction se rencontre aussi dans l’in terp rétatio n allé­ gorique des événem ents décrits p ar l’Ancien Testam ent; elle est une tentative de rap po rter to u t le temps, non seulem ent le présent et le fu tur, mais aussi le passé, à l’incarnation comme point central, comme sens de to u t ce qui s’est produit antérieurem ent. L a même conviction que l’incarnation a une im portance centrale, que l’époque qu’elle a com­ mencée durera dès lors continuellem ent, ju sq u ’à la fin du monde, se reflète dans le seul schéma de périodisation utilisé p ar les historiens du h au t Moyen Age. C’est la division de l’histoire en six époques: d ’Adam à Noé, de Noé à A braham , d’A braham à David, de David à la captivi­ té de Babylone, de la captivité de Babylone à la naissance du Christ, de la naissance du C hrist à la fin du monde. On y voit n ettem en t que toutes les césures de périodisation se situent au x moments d ’une in ter­ vention im m édiate de Dieu dans le devenir hum ain et que, dans cette séquence, l’avènem ent du C hrist est l’événem ent final, la plus grande

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grâce que Dieu ait pu accorder à l’homme. Désormais rien d ’encore plus im portant ne p ou rra arriv er dans l’histoire.

Cette conception christocentrique de l’histoire s’est m anifestée aussi dans le système chronologique créé par Denys le P eit qui supposait que les événem ents survenus après la naissance du Christ doivent être rap­ portés non pas à la création du monde, comme ceux qui ont eu lieu antérieurem ent, mais à la deuxième date décisive. De la sorte, la chro­ nologie se m ontra entièrem ent adaptée au classem ent du temps qui résu ltait de l’application à ce dernier des catégories d ’unité et de p lu ra­ lité. Cette vision concrétisée de l ’ordre temporel, sa transform ation en une suite de dates, p erm ettait d ’y situer chaque événem ent si seulement celui-ci pouvait être sychronisé avec les événem ents qui se trouvaient déjà dans l’ordre en question. En introduisant une chronologie uniforme, opposée à la m ultiplicité des systèmes de datation appliqués dans dif­ férentes villes et dans différents pays, on im posait une certaine perspec­ tive de la vision de l’histoire d ’après laquelle cette dernière était une histoire universelle qui se déroulait pareillem ent dans chaque lieu ha­ bité par les hommes. Cette universalité résu ltait précisém ent du fait qu’il existait une date, ou p lutôt un événem ent d ’im portance authen­ tiquem ent universelle — la rédem ption par le Christ du péché originel. L ’appréhension, présentée ici, de l’histoire sainte, dont les traits distinctifs sont: la durée, le caractère linéaire, l’universalité et la discon­ tinuité, qui se m anifestait p ar l ’établissem ent des différences entre les époques, apparaît le m ieux dans les ouvrages sur l’histoire de l’Eglise inspirés p ar l’oeuvre d’Eusèbe de Césarée. La prem ière im portante innovation qu’il avait introduite était l’allégation dans les ouvrages historiques de messages antérieurs; la deuxième, c’était l’importance qu’il attrib u ait à la chronologie — résu ltat de la conviction que l’his­ toire de l’Eglise réalise le plan providentiel. Chaque événem ent apparte­ n an t à cette histoire comme m anifestation de l’action divine, doit être situé dans le tem ps d’une façon précise, car l’instant même auquel il s’est produit n ’était pas choisi fortuitem ent et, par là même, devint sanctifié pour toujours. La sensibilité à la chronologie et l’allégation des messages font de l’histoire de l’Eglise, un genre tout p articulier d ’historio­ graphie. Il est notable qu’aucun auteur cultivant ce genre n ’introdui­ sait dans ses oeuvres de récits ethnogénétiques, parce que, pour lui, le mom ent initial était l’acceptation du christianism e p ar le peuple qu’il décrivait, donc l’adhésion à l’unité représentée par l’Eglise; to u t ce qui avait lieu antérieurem ent était sans importance.

C’est dans De civitate Dei de saint Augustin que l’histoire sainte devint définitivem ent opposée à l’histoire profane. P our lui, l’histoire profane n ’est pas du domaine de la durée; elle est, p ar contre, soumise à la loi du changem ent qui gouverne l’homme corporel et ses produits. Cela mène à la conclusion que cette histoire se déroule en cycles: les

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E tats naissent, atteignent le m axim um de leur puissance et disparais­ sent. L ’histoire profane, conçue de la sorte, ne peut être universelle, car dans chaque collectivité le tem ps suit une au tre direction; alors que l’une a tte in t son apogée, l’au tre se trouve au fond de son déclin. Aussi les événem ents particuliers de l’histoire profane n ’ont-ils, par eux-mêmes, aucun sens, puisqu’ils ne m ènent à rien et ne servent à rien. L eur signification ap p araît seulem ent lorsqu’on les rap p o rte à l’histoire sainte, c’est-à-dire quand on les situe dans le plan providentiel. On ne peut com prendre l ’histoire profane que du point de vue de l’histoire sainte.

Pour introduire les événem ents profanes dans l’histoire sainte il fallait p a rtir du principe que l’histoire profane, elle aussi, a un objectif qu’elle vise, cet objectif n ’étan t toutefois pas renferm é en elle puisqu’il lui est imposé de l’ex térieur et se trouve à l’extérieu r d ’elle. Son objectif, tout comme dans l’histoire sainte, c’est le recouvrem ent de l’unité, c’est- -à-dire la libération de l’homme du pouvoir des nécessités naturelles et du temps. Cette vision de la libération donne à l ’histoire sainte une expression optimiste, car elle y introduit une sorte de progression, un rapprochem ent graduel à la plénitude des valeurs qui est la base de l ’espérance. Du point de vue de l’histoire profane, la vision du fu tu r et la distribution des valeurs dans le tem ps, qui se conjugue avec celle-ci, se présentent d’une m anière entièrem ent différente. Comme il résulte du principe d ’une correspondance en tre six siècles du monde et six périodes de la vie individuelle, l’époque qui succède à l’incarnation est un tem ps de vieillesse et du déclin. La fin du monde est annoncée dans l’ordre tem porel par les guerres et les destructions, p ar les incursions des barbares et p ar la décadence des moeurs, bref p ar la dissolution pro­ gressive des liens sociaux. Toutefois, un tel fu tu r ne p eu t être un objet d ’attente; il doit être, en revanche, un objet de répulsion; on ne p eut l ’a t­ tendre avec espérance, mais c’est dans la crainte q u ’il fau t se p rép arer à son avènem ent. Ce serait une e rreu r de détacher le tem ps de l’histoire profane, qui est celui d’une régression, du temps de l’histoire sainte, qui est un tem ps d’approche à la plénitude des valeurs; ces deux a tti­ tudes face au tem ps et ces deux opinions sur lui coexistent l’une avec l’au tre et le problèm e intellectuel et m oral de chaque individu pensant est de les m ettre en concordance.

La conviction que le tem ps de l’histoire profane rem plit, dans tous les domaines, une fonction destructive, que les valeurs y sont rangées dans un ordre de succession dim inuant, faisait resso rtir to u t p articu ­ lièrem ent le problèm e de la relation en tre l’histoire profane et l’histoire sainte, ou, en term es plus généraux: entre le domaine du profane et celui du sacré. En apercevant dans le tem ps profane rien qu’une force destructive, en considérant toutes les choses tem porelles comme pas­ sagères et succeptibles de destruction, donc sans valeu r du point de 7 — O r g a n o n 8/71

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vue de la durée éternelle, on pouvait arriv er — et parfois on ar­ rivait réellem ent — à condam ner toute activité tem porelle non orientée directem ent vers le salut individuel. A côté de cette attitude extrêm e il y avait cependant une au tre qui essayait de rendre valable la culture et l’activité tem porelle en reconnaissant qu’elles rem plissent une fonction d ’instrum ent à l’égard de la religion; ses défenseurs étaient forcés d ’oscil­ ler constam ment, car d’un coté ils s’opposaient à l’attitude nihiliste vis-à-vis de la culture et de l’au tre ils résistaient à la tentation de voir dans la culture un b u t parfaitem ent indépendant. Ici app araît la même ambivalence que nous avons constatée auparavant en p arlan t de l’appréhension de la n atu re et de l’attitu d e à l’égard du temps; on la retrouve facilem ent en exam inant les solutions des problèm es tels que celui du rap p o rt des sens et de l’intellect, du corps et de l’âme, du monde et de Dieu, du trav ail et de l’ascèse, de la vie sociale et du salut individuel, de l’E tat et de l’Eglise.

Afin de conférer une valeu r à la culture dans le monde tem porel soumis à la régression, on lui a attrib u é une m anière spécifique d ’être dans le temps, pareille à la durée, mais n ’étant toutefois pas une durée véritable. Elle ne l’é ta it pas puisque l’on considérait les produits hum ains particuliers comme des oeuvres de personnes qui sont passées, et aussi les produits mêmes, dans leur form e concrète sensorielle, comme pas­ sagers et succeptibles de destruction; elle était toutefois pareille à la durée, car dans chaque produit on apercevait un certain modèle gardant une actualité invariable. Le problèm e pouvait donc être résolu au mo­ yen d’une conception spécifique du passé profane qui consistait à con­ sidérer celui-ci comme inaccompli, comme se prolongeant en quelque sorte dans le présent de chaque fois, duquel aucune césure distincte ne le sépare. Car pour une telle césure il n ’y a pas de place dans un temps rem pli d ’ac­ tions hum aines qui ne diffèrent pas substantiellem ent les unes des autres. Il n ’y a même pas de place pour la chronologie, car celle-ci introduit un élém ent de discontinuité en distinguant certains événements aux­ quels elle attrib u e des dates. Une telle attitu d e à l’égard du passé profane dem eure en accord parfait avec l’idée du tem ps impliquée par l’opinion que les renseignem ents sur le passé sont fondés sur la foi, et par la directive qui exige de l’historien qu’il s’identifie avec le message reçu. En effet, la directive d’identification faisait considérer les hommes vivant antérieurem ent comme des autorités, car elle faisait croire à leurs paroles, excluait toute possibilité de les contrôler et, par là même — faisait du message un modèle que l’historien devait seulem ent im iter, donc attrib u ait au message une certaine form e de durée. La façon de com prendre le passé que nous venons de présenter, a donc les mêmes conséquences que la reconnaissance de celui-ci comme objet de foi.

Chaque historien désirant décrire l’histoire, devait résoudre le pro­ blème de la relation entre la religion et la culture, entre l’Eglise et les

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groupes ou institutions situés dans l’ordre de la vie tem porelle. La p re­ mière chose à faire était de choisir une perspective définie de la vision de l’histoire, c’est-à-dire s’identifier avec quelque groupe ou institution; le plus souvent l’historien acceptait le point de vue de l’institution qui lui fournissait les renseignem ents sur le passé. De son point de vue c’était entièrem ent justifié et même indispensable, et il ne pouvait s’im aginer aucune autre situation.

Si l’historien, qui s’identifiait avec un groupe ou une institution, désirait s’occuper de son passé, il devait, en prem ier lieu, répondre à la question de la genèse; les raisons de cette nécessité fu ren t expliquées plus haut. Du m om ent qu’il avait trouvé la réponse à cette question, grâce aux méthodes que nous connaissons déjà, l’historien se trou v ait en face du problèm e concernant l’histoire du groupe ou de l’institution dans la période en tre leur apparition et l’instan t où il les décrivait. En résolvant ce problèm e, l’historien devait dém ontrer que la m anière d’ê tre du groupe se rapproche le plus de la durée, sans toutefois être identique à cette dernière. Cela signifie, en fait, que l’on adm et certains changements: par exemple, la tribu que l’on décrit se déplaçait d’un lieu en autre; mais ces changem ents ne peuvent po u rtan t pas influer sur ses caractères essentiels et elle dem eure toujours vaillante, victorieuse et indépendante d’un pouvoir étranger. L ’impossibilité de situer dans le schéma chronologique les changem ents de l’institution ou du groupe décrits ne présentait pour l’historien aucun obstacle, car les dates ne sont indispensables que dans l’histoire sainte qui tra ite des interven­ tions de Dieu dans l’histoire, donc des m om ents particulièrem ent sancti­ fiés; en revanche, dans l’histoire profane c’est la continuité qui est essentielle. Ainsi, en tê te du questionnaire de l’historien s’occupant du passé laïque viennent les questions sur la genèse et sur la continuité, tandis que la question des dates ne s’y trouve point.

Si, au contraire, l’historien désirait décrire le présent, il devait le regarder de la perspective du fu tu r pour lequel le présent sera un tem ps passé inaccompli et qui y cherchera des modèles propres à im iter; ce n ’est qu’ainsi qu’il pouvait conférer une valeur au présent et ju stifier sa des­ cription. Il devait dém ontrer que les événem ents qu’il décrit ont leur pla­ ce dans le plan providentiel, q u ’ils sont des instrum ents au m oyen des­ quels Dieu réalise ses décisions. Cela im posait im m édiatem ent un critère défini de choix entre les événements, perm ettan t d ’y distinguer ceux qui m éritent d’être éternisés p ar écrit. Ces événem ents devaient être inspirés p ar Dieu, c’est-à-dire extraordinaires en quelque sorte. A utrem ent dit, on essayait de considérer chaque événem ent comme un miracle, dans le sens attrib u é à ce m ot p ar Augustin. On transform ait un tel événe­ m ent en un modèle capable de du rer en om ettant la date de l’année et parfois aussi celle du -jour. Nous voyons que toutes ces dém arches

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étaient subordonnées à un seul objectif: m o ntrer dans l ’histoire non pas ce qui change, mais ce qui dure.

L ’appréhension du tem ps profane, présentée plus haut, faisait que l’historien du h au t Moyen Age é tait non seulem ent entièrem ent inca­ pable d ’év iter les anachronismes, mais se tro uvait encouragé, pour ainsi dire, à les com m ettre p ar le caractère même de l’objectif qu’il se propo­ sait. Les anachronism es et l’interpolation des messages antérieurs, leur rem aniem ent et, en général, to u t ce que nous appelons fausseté et in­ vention mensongère, découlait d’une tendence à élim iner de l’histoire tout changement, à m o ntrer sa continuité; cela résu ltait d’une conviction, que l’essentiel c’est ce qui dure et non pas ce qui change, et que ce qui est essentiel doit, de ce fait, ê tre invariable.

Nous voyons donc que les recherches faites p ar les historiens médié­ vaux, to ut comme leurs opinions sur l’histoire, se ju stifien t et se con­ ditionnent m utuellem ent. Cela ne signifie po u rtan t pas qu’en pensant au moyen de catégories d ’unité et de pluralité, les individus ne se soient pas heurtés à des problèm es ne com portant pas de solution satisfaisante et définitive; ces problèm es fu ren t déjà m entionnés précédemment. L’effort de les résoudre, ta n t dans la vie p ratique que dans la réflexion théorique, m ena à la conviction qu’il fau t changer le u r form ulation et recourir aux traditions qui ju sq u ’ici n ’étaien t pas prises en considération. L ’envergure que p rit aux X IIe-X IIIe siècles la recherche de nouvelles inspirations, prouve nettem ent combien général é ta it le sentim ent d ’in­ suffisance de l’ancien savoir; mais elle prouve aussi que les essais, en tre­ pris pendant plusieurs siècles, de venir à bout des problèm es imposés par le fait de penser au moyen de catégories d ’unité et de pluralité, n ’ont pas été vains puisqu’ils ont créé des bases pour assim iler des notions inconnues auparav ant et des inform ations inaccessibles. En effet, pour com prendre la pensée du plein Moyen Age, il ne fau t pas chercher à expliquer pourquoi les gens de cette époque exprim aient leurs opi­ nions en com m entant des textes antiques ou orientaux; le fait même qu’ils savaient trou ver ces textes perm et de soutenir qu’ils étaient déjà préparés à com prendre leur contenu.

IV. LA VÉRITÉ ET LE TEMPS

À la base de toutes les innovations introduites par la pensée des X IIe- X IIIe siècles se trouvait une nouvelle m anière de com prendre les pos­ sibilités de l’homme, au tre que celle adoptée dans le h au t Moyen Age; on reconnaissait que l’homme est un être productif, capable de changer certains aspects partiels des objets et ceux de lui-même. Cependant, on restait toujours convaincu que l’homme ne peut changer aucune totalité, ni celle à laquelle il appartient lui-même, ni celle qui, comme lui, cons­ titue une partie d’une totalité supérieure. La pricipe selon lequel chaque

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totalité est parfaitem ent indépendante de ses parties, et constitue ainsi une unité dans le sens que nous avons expliqué ci-devant, ce principe dem eure en vigueur et avec lui la catégorie de la pluralité. Ces caté­ gories resten t valables ta n t dans l’une que dans l’au tre étape de la pensée m édiévale et leur présence fonde une continuité s’exprim ant p ar le fait que les gens des X IIe-X IIIe siècles revenaient aux problèm es posés par les siècles précédents et avaient recours au x anciennes solutions. Mais la continuité n ’est pas identité, car m aintenant l’application de ces catégories devait s’accorder avec la nouvelle appréhension des possibi­ lités de l’homme, avec l’attribution d ’une im portance ontologique à son activité productive.

L ’homme doit sa capacité de changer les aspects partiels des objets et ceux de lui-m êm e au fait qu’il constitue une union de l’âme et du corps; il app artien t au monde comme com positum transform ant les choses, et dépasse les lim ites de celui-ci comme âme intellectuelle. Les relations entre l’unité spirituelle et les fonctions du corps, qui y sont subordonnées, doivent donc être conçues de deux façons. Du point de vue du corps, l’âme c’est quelque chose d ’ex térieu r et d ’indépendant; bref, c’est une unité dans le sens strict de ce term e. Mais du point de vue du monde, auquel l’homme participe en ta n t que compositum, l’âme n ’est qu’une p artie de l’homme, différant du corps p ar sa spiritualité et p ar le fait qu’elle est la source de son activité. Du point de vue du monde, auquel il participe comme artifex, l’homme est donc un systèm e com­ posé de deux parties: de la partie active et de la p artie passive; la prem ière a un caractère spirituel, la deuxièm e — un caractère corporel. Un raisonnem ent analogue s’applique à l ’influence que l’homme exerce su r lui-même en cultivant les arts libéraux. Ici c’est l’individu hum ain, comme être spirituel, qui constitue le su jet et l’objet des activités. Il est, bien entendu, une certaine totalité, un ensemble d ’opérations intel­ lectuelles subordonnées à une unité. Du point de vue de l’ensemble de différentes opérations intellectuelles cette unité doit être quelque chose qui en diffère et qui n ’en dépend pas. Mais l’individu est aussi une partie d’une totalité plus large, car il participe à la science. Conçu du point de vue de la science, il app araît comme un systèm e composé d’une partie active générale et d’une p artie passive qui est le principe de l’individualisation. La nouvelle appréhension de l’homme se m ani­ feste donc par une lim itation du principe ordonnant, jusqu’ici universel, qui introduisait une division dichotomique en une sphère d’unité et une sphère de pluralité. Désormais on range dans la sphère de la p lu ralité uniquem ent ces parties, qui elles-mêmes ne sont pas des totalités, et on adm et que chaque totalité qui est une p artie d ’une au tre totalité, ou bien — ce qui revient au même — chaque partie de quelque to talité qui, elle même, est une totalité, participe à celle-ci comme systèm e composé d’une partie active et d’une p artie passive. La catégorie de la p luralité

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se dévoile donc comme une sorte de notion limite, pouvant être appli­ quée à certaines parties seulem ent; le rôle principal revient dès lors à la catégorie du systèm e ce qui donne une nouvelle signification à l’op­ position entre la notion de la to talité et celle de la partie.

Cela mène à une reconstruction interne de toute la structu re de la science dans laquelle il fau t introduire m aintenant les nouveaux problè­ mes et les faits aperçus grâce au nouvel outil conceptuel. Ce processus se déroule dans une atm osphère pleine de controverses et de conflits. Ainsi p ar exem ple l’attitud e vis-à-vis du passé devient l’objet de la discussion. Tous sont d ’accord que le passé est un tem ps de valeurs supérieures, d’autorités et de modèles. Les traditionalistes sont toutefois d’avis que le présent n ’a qu’à im iter le passé et y puiser, car il n ’est pas en mesure d’apporter lui-m êm e quoi que ce soit de valable; c’est seulem ent au moyen d’une im itation fidèle, que le présent peut créer quelque chose de précieux, redevable au passé de toutes ses qualités. Les novateurs soutiennent, au contraire, que les gens du présent, puisqu’ils bénéficient de l’acquis de leurs prédécesseurs, peuvent y ajo u ter des contributions durables et pré­ cieuses. Les prem iers considèrent donc le présent comme une pluralité intégrée de l’extérieur p ar des modèles du passé, les autres le considèrent comme un système, comme une union de la tradition et de l’innovation, de ce qui est adopté du passé et de ce qui est le nouvel apport. Une telle attitu d e était impossible d u ran t le h au t Moyen Age quand on pensait au moyen de catégories d’unité e t de pluralité.

On peut dire la même chose de la nouvelle façon de com prendre l’unité de la tradition. A p artir du X IIe siècle, on trouve que celle-ci con­ siste dans une identité substantielle d’autorités qui diffèrent l’une de l’au tre accidentellement, ce qui a pour résu ltat qu’il fau t retro u v er l’h ar­ monie entre leurs opinions obscurcies par des apparences de contradiction. C’est cette façon de com prendre la tradition qui s’exprim e dans les règles form ulées par A belard dans le prologue au Sic et Non, dans l’oeuvre d’Alain de Lille et dans les nom breuses sommes écrites au X IIIe siècle. Comme nous le voyons, le concept même de l’autorité est autre aux X IIe-X IIIe siècles q u ’il ne l’était dans le h au t Moyen Age; on tient compte des garanties extérieures des affirm ations, décidant de leur autorité, mais on trouve m aintenant q u ’elles sont une condition qui, quoique né­ cessaire, ne suffit pas po u rtan t pour pouvoir considérer ces affirm ations comme justes. La raison peut accepter les affirm ations d ’une autorité, mais seulem ent si elle les in terp rète convenablem ent, si elle constate leur conform ité aux déclarations d’au tres autorités et découvre ainsi l’unité cachée sous la m ultiplicité apparente d’opinions; la participation à cette u n ité confère aussi une nouvelle qualité à la raison même. L ’interprétation un it donc le passé au présent, l’autorité à la raison, la tradition à l’inno­ vation, la durée au changement, ceux-ci se ren contrant et s’entrem êlant en elle. De ce fait précisém ent il fau t exponere rever enter les cas p arti­

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