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Écrire et lire la folie : rencontrer le fou dans ses textes

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Academic year: 2021

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DOMINIQUE

ROUGÉ

I

Écrire et lire la folie

Rencontrer le fou dans ses textes

Wydawnictwo Naukowe Uniwersytetu Pedagogicznego | Kraków 2012

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Écrire et lire la folie

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Uniwersytet Pedagogiczny im. Komisji Edukacji Narodowej w Krakowie

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D O M I N I Q U E

ROUGÉ

Écrire et lire la folie

Rencontrer le fou dans ses textes

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Recenzenci

drhab. Krzysztof Jarosz

prof, dr hab. Michał Piotr Mrozowicki

®Copyright by Wydawnictwo Naukowe UP & Dominique Rougé Kraków 2012 Redakcja Krystyna Olszynka Projekt okładki Janusz Schneider ISBN 978-83-7271-727-6 ISSN 0239-6025 Wydawnictwo Naukowe UP Redakcja / Dział Promocji

30-084 Kraków, ul. Podchorążych 2 tel./faks 12-662-63-83, tel. 12-662-67-56 e-mail: wydawnictwo@up.krakow.pl

Zapraszamy na stronę internetową http://www.wydawnictwoup.pl

Układ typograficzny i przygotowanie do druku Janusz Schneider

Druk

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À la mémoire de Paul À Anna Maria

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Introduction

La psychopathologie que nous traçons est une psychopathologie à deux voix: elle procède de la rencontre humaine.

Eugène Minkomski. Traité de psychopathologie.

De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit.

Friedrich Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra.

En Novembre 2005 nous avons soutenu à l’Université Pédagogique de Cracovie une thèse de doctorat consacrée à Adam Zagajewski à travers les traductions de

sa poésie en français. Nous voulions rencontrer le poète exilé sur la terre (prosaï­

quement à Paris) au cœur de sa nostalgie, et comme Walter Benjamin « racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère »‘. La tâche que nous nous étions fixée était ardue et nous obligeait continuellement à déjouer le piège que constitue l’ethnocentrisme. Nous avions décidé de nous appuyer résolument sur notre subjectivité plutôt que de la nier (tout en essayant de la contrôler, dans une certaine mesure, grâce à l’emploi d’une méthode).

Ecrire sur la folie et son écriture, sa lecture par les spécialistes de la santé mentale et sur les écrits « scientifiques » que ces spécialistes rédigent est pour nous la continuation de la démarche qui était la nôtre dans cette thèse de doctorat. Le but que nous nous fixons aujourd’hui est de rencontrer l’étranger qu’est le fou, au cœur de son drame, sans nous considérer comme le dépositaire du bon sens. Paul Balvet1 2 a, pour une grande part, inspiré cette étude, lui qui à la fin de sa vie

1 Benjamin Walter, La tâche du traducteur in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 259. 2 Valérie De Oliveira dans sa thèse de médecine a retracé le parcours professionnel de Paul Balvet (1907-2001) ; ce travail donne beaucoup d’informations sur la pratique hospitalière de

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avait abandonné son métier de psychiatre pour se consacrer à l’exégèse biblique, il nous confiait qu’à travers cette nouvelle passion il continuait de rencontrer l’être humain comme il l’avait fait du temps de sa carrière médicale. Par ailleurs, ce vieil homme nous confiait que le Don Quichotte de Cervantes demeurait son livre de chevet et que le Chevalier à la triste figure incarnait pour lui les valeurs de la folie en tant qu’expérience tragique. Comme Paul Balvet, bien plus que la lecture de Freud ou Lacan la lecture des écrivains nous a le plus appris sur les déchirements de l’âme, sur la difficulté de supporter notre exil sur la terre et de trouver un sens à l’inexplicable. Cette lecture nous a aidé à comprendre l’expérience de la folie comme la découverte de récits d’écrivains demeurés inconnus du grand public et qui ont noirci des pages pour exprimer l’indicible, pages qui sont comme une bouteille jetée à la mer en quête d’un lecteur inconnu. Nous ne quittons donc pas le chemin que nous avons suivi à la recherche du poète polonais qui déclarait : « Nous habitons la nostalgie »3. Lui aussi s’intéressa à la rencontre de l’autre et étudia dans sa jeunesse le drame de la folie en suivant l’enseignement du psychia­ tre humaniste cracovien Antoni Kępiński.

Ce travail est imprégné de nostalgie car il est une prise de distance avec notre regard romantique de jeune étudiant vivant dans l’illusion que la folie comme la littérature pouvaient changer la vie. Nous partagions l’enthousiasme des thuri­ féraires d’une littérature censée enchanter le monde et qui aurait été capable de « guérir la vie » étouffée par la médiocrité de l’ordre établi, par les tenants d’une raison « totalitaire », d’une morale oppressive : ces thuriféraires célébraient le poète comme un élu et vouaient un culte à Hölderlin qui, dans le poème Le pain

et le vin, s’écrie :

« Je ne sais plus, - et pourquoi dans ce temps d’ombre misérable, des poètes ? Mais ils sont, nous dis-tu, pareils aux saints prêtres du dieu des vignes, Vaguant de terre en terre au long de la nuit sainte »4.

Ils considéraient Antonin Artaud comme un prophète maudit, lui qui, interné à l’asile de Rodez, vitupérait : « J’ai besoin de poésie pour vivre, et je veux en avoir

ce désaliéniste, même s’il ne prend pas en compte les convictions philosophiques et religieuses de ce médecin ni les déchirements politiques qui furent les siens. De l’aliéniste au psychiatre.

Itinéraire de Paul Balvet, thèse de médecine, Lyon, 2000.

3 Zagajemski Adam, Kierkegaard parle de Hegel in Palissade Marronniers Liseron Dieu,

Paris, Fayard, 1989, p. 24.

4 Hölderlin Friedrich, Le pain et le vin, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Galli­ mard, 1967, p. 813.

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autour de moi. Et je n’admets pas que le poète que je suis ait été enfermé dans un asile d’aliénés, parce qu’il voulait réaliser au naturel sa poésie »5.

Si nous avons fait le deuil d’une langue universelle, d’un retour aux temps d’avant Babel que notre réflexion sur la traduction devait nous aider à retrouver, de même aujourd’hui la folie ne nous apparaît plus comme une libération et nous ne sommes plus assuré qu’elle soit à l’origine du génie des œuvres de Nerval ou de Nietzsche. Notre travail se focalisera donc sur une relecture de textes fous mais aussi sur notre passé de lecteur. Elle sera une relecture de textes de spécialistes qui, eux aussi, se trahissent dans leur discours sur la folie et qui tantôt l’objec­ tivent tantôt l’exaltent, s’en protègent par la louange ou le dédain. Nous allons revenir dans ce travail sur l’utopie d’une époque où certains pensaient que sous les pavés se cachait la plage.

Temps étranges où les fous côtoyaient les prisonniers, les prostituées, les im­ migrés et d’autres minorités opprimées, que l’imaginaire d’une jeunesse exal­ tée et le discours d’une certaine intelligentsia portaient au pinacle. Ces idéalistes voyaient ces « damnés de la terre » comme le levier qui permettrait de renver­ ser l’ordre établi mais une partie de ces minorités si présentes dans ce discours n’aspirait en aucun cas au changement comme si elle préférait à la « liberté » la « servitude volontaire ». Ceux qui appelaient ces parias à la révolte se récla­ maient d’idéologies philosophiques ou politiques6 multiples : de l’existentialisme, du structuralisme, du maoïsme, du castrisme, etc. En ce qui concerne les mouve­ ments de la mouvance libertaire, Pierre Fédida a repéré le danger totalitaire que dissimule leur discours de libération sexuelle et écrit : « La revendication du désir et du plaisir, l’appel à la jouissance, etc. relèvent d’une opération de signification systématique qui fait de ces concepts des objets totalitaires de la langue et les rend à la limite terroristes »7. Souvent la relecture des textes des auteurs les plus exaltés de cette époque et leur comparaison avec la production actuelle de leurs auteurs nous a évoqué l’évolution des personnages de L’éducation sentimentale. Elle nous a remis en mémoire des vers du Roman inachevé d’Aragon dans lesquels le poète sourit amèrement de ces jeunes gens qui veulent changer le monde puis,

5 Artaud Antonin, Lettres de Rodez, Œuvres complètes, tome IX, Paris, Gallimard, 1971, p. 193-194.

6 Le terme d’idéologie est connoté péjorativement, Raymond Aron déclarait avec humour que « l’idéologie ce sont les idées que soutient mon adversaire », René Kaës considère l’idéologie comme un mouvement défensif qui permet de cimenter un groupe autour d’un même idéal et qui protège l'individu de l’angoisse. L’idéologie, études psychanalytiques, Paris, Dunod, 1980. L’utilisation du slogan va de pair avec le discours idéologique et est en contradiction avec la parole pleine ou vive.

7 Fédida Pierre, L’absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 322.

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à leur tour, deviennent des adultes prisonniers du conformisme et respectueux des convenances.

Lire les textes fous c’est osciller continuellement entre deux écueils : soit nous nous tenons à une distance si respectueuse qu’il nous est impossible de rencontrer l’écrivain sans l’objectiver, soit nous procédons à une lecture fusionnelle qui nous fait croire que nous sommes en communion avec lui mais nous ne lisons que nous même et fuyons ainsi l’angoisse que suscite la folie. Cette dernière attitude res­ semble à celle que George Steiner apercevait chez certains traducteurs : « Comme avec un coquillage, le traducteur peut très bien écouter de toutes ses forces et prendre le bruit de son pouls pour le ressac d’une mer étrangère »8.

La première de ces lectures, nous l’avons rencontrée chez certains professeurs de notre jeunesse qui avaient tendance à voir les personnages comme des types pathologiques. Il était question de l’hystérie d’Hamlet, de l’érotomanie d’Adrienne

Mesurât ou de la dépersonnalisation chez Meursault, ce qui conduisait dans un

second temps à détecter chez l’auteur un « vice caché ». Celui qui procédait à ce genre de lectures se proposait comme incarnation de la norme. L’homme « nor­ mal »9 appartenait de préférence à la bourgeoisie intellectuelle. Ce type de lecture a conduit par contrecoup à toutes les dénonciations outrancières et populistes d’une certaine antipsychiatrie et aussi aux critiques acerbes de Pierre Bourdieu et de son école. Nous verrons que les lectures structuralistes ressemblent d’une cer­ taine manière à celles-ci et évacuent le sujet de l’écriture en déifiant la langue.

La deuxième lecture, qui est bien souvent une réaction à la première, tend à idéaliser l’expérience folle. Parfois même, le fou ne devient plus qu’une arme ou un prétexte, il est donc à nouveau dépossédé de sa subjectivité. La folie est d’autant plus belle sur les pages d’un livre qu’elle ne se montre pas agressive, raciste ou réactionnaire. Le fou de papier permet d’oublier le fou rencontré dans la rue ou le métro. Le danger d’une telle lecture est quelle cède progressive­ ment la place à une lecture désenchantée qui bien vite se transforme en lecture objectivante.

Les lectures des spécialistes de la littérature (qui parfois se prétendent scientifi­ ques) connaissent un processus analogue. Les lectures savantes souvent stérilisent

8 Steiner George, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1998, p. 512.

9 André Pieyre de Mandiargues dans sa préface à L’homme-Jasmin d’Unica Zürn écrivait que Nerval était le type d’homme qui ne savait pas vivre et ajoutait au sujet de l’homme nor­ mal : « Quant au type de l’homme qui sait vivre, si vous avez l’infortune de le rencontrer, mettez- le, autant que possible, dans un sac avec quelques pavés (pesants), après qu’il aura consommé ses produits de bonne marque, puis engouffrez-le à des profondeurs d’où son souvenir même n’ait aucune chance de remonter ! », Paris, Gallimard, 1970, p. 7. Joyce Mac Dougall, qui plaide pour une certaine anormalité, dit que pour l’homme « normal » une madeleine trempée dans du thé n’évoque rien.

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le texte et ne servent alors qu’à appliquer une grille préétablie. Parfois la sophisti­ cation de leur formulation décourage le lecteur. Qui n’a pas ressenti de l’irritation, confronté au pédantisme d’un Barthes ou d’un Genette ?10 II arrive que les tra­ vaux « savants » par réaction suscitent des lectures « spontanéistes » et dépourvues de méthodes qui reposent sur un anti-intellectualisme, parfois démagogique. Elles prennent le parti de l’auteur contre le critique (forcément écrivain raté).

C’est donc pour éviter une attitude spontanéiste et uniquement réactive que nous avons dû élaborer une méthode, qui a pour origine notre défiance envers les lectures structuralistes, afin de rencontrer le fou dans son texte. Il nous faut confesser les sentiments ambivalents qui nous habitent et sont le fondement de notre rapport aux penseurs structuralistes et à leurs œuvres11. Nous critiquons ces penseurs mais nous les respectons. En effet, ils nous ont stimulé et inspiré dans notre recherche, nous nous sommes construit contre eux et voudrions être en accord avec cette sentence de Hegel qui énonce que « la vertu ne ressemble pas seulement à ce combattant dont la seule affaire dans la lutte est de garder son épée immaculée, mais elle a aussi entrepris la lutte pour préserver les armes ; et non seulement elle ne peut pas faire usage de ses armes, mais elle doit encore maintenir intactes celles de son ennemi et le protéger contre sa propre attaque, car

10 Les lectures linguistiques bien souvent encourent le reproche de dépoétiser les textes quelles soumettent à leur méthode, de plus elles se veulent scientifiques. Nous nous accordons avec George Steiner qui pense que la linguistique « s’apparente moins aux sciences exactes ou mathématiques qu’à la littérature, à l’histoire et aux arts ». Après Babel, op. cit., p. 173. L’expression lacanienne de la méprise du sujet supposé savoir définit assez bien pour nous les convictions de certains de ces « scientifiques ».

11 La plupart des penseurs structuralistes qui proclamaient la mort du sujet, se moquaient du psychologisme et évacuaient l’affect du discours, étaient des êtres fragiles psychiquement. Cependant, nous ne pouvons à notre tour réduire leurs œuvres en employant des méthodes que nous réprouvons. Richard Besses a évoqué ce problème dans sa thèse de doctorat soutenue en 2002 à l’université Lumière Lyon 2, Territoire de la psychologie et identité du psychologue.

Pour ce qui est de Michel Foucault et de son œuvre, le lecteur peut trouver quantité d’infor­ mations dans les livres de Didier Eribon, Michel Foucault 1926-1984, Paris, Flammarion, 1989 et Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994. Ces deux ouvrages sont quelque peu hagiographiques. En ce qui concerne Lacan, la biographie d’Elisabeth Roudinesco est précieuse même si elle fonctionne de façon paradoxale. Les entorses à l’éthique du maître sont considérées comme preuves de son génie, par ailleurs l’auteur ne vérifie pas toujours ses sources, Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée Paris, Fayard, 1993. Joël Dor dans son Introduction à la lecture de Lacan, 2 tomes, Paris, Denoël, 1985, 1992 a donné une excellente synthèse de l’œuvre lacanienne, il sait rester compréhensible et ne sombre pas dans le culte du maître. Il existe sur Foucault et Lacan une multitude d’ouvrages qui vont des recherches les plus approfondies et sérieuses, aux recueils de ragots, jusqu’aux livres « idolâtres » et aux pamphlets de peu de tenue.

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toutes sont de nobles parties du bien pour lequel elle s’est mise en campagne »12. Le reproche principal que nous adressons à ces penseurs est de proposer une vision désespérée et désespérante du monde, de priver l’homme de son libre arbi­ tre, de poser la structure comme un horizon indépassable comme Sartre le faisait du marxisme dans La critique de la raison dialectique13. En ce qui concerne le fou et ses écrits, nous ne considérons ni Foucault ni Lacan comme des apôtres de la libération mais comme des théoriciens pessimistes. Le premier considérait que la folie est absence d’œuvre14, le second qui était plus (selon la boutade de Jean Laplanche) l’homme d’un recours que d’un retour à Freud, voyait le fou (psycho­ tique) comme un « handicapé de naissance » de la fonction symbolique, un « a- sujet ». Son œuvre qui, selon nous, empêche tout questionnement par l’imposition de dogmes ne tient pas compte de l’avertissement que son auteur formula dans l’admirable première phrase de son discours de Rome en 1953 : « Tel est l’effroi qui s’empare de l’homme à découvrir la figure de son pouvoir qu’il s’en détourne dans l’action même qui est la sienne quand cette action la montre nue »15.

Nous nous appuierons dans notre étude sur notre connaissance de la psy­ chanalyse freudienne mais elle constituera un outil parmi d’autres dans notre recherche, en aucun cas nous ne la considérons comme un dogme, un horizon indépassable. Antonino Ferro s’inspirant d’Umberto Eco voit La psychanalyse

comme une œuvre ouverte et Jacques Hochmann, lecteur de Roy Schafer et

Ricœur déclare dans une intervient : « Pour moi la psychanalyse n’est pas une science. Elle n’a pas de valeur explicative en termes de causalité. Je l’appellerais une « matrice d’histoires », « une machine à donner du sens » qui aide à structu­ rer nos phénomènes mentaux et nos récits intérieurs »16. Freud a toujours oscillé

12 Hegel G.W.F., La phénoménologie de l’esprit 1, Paris, Aubier, 1941, p. 317.

13 Pour François Dosse la tendance des structuralistes à ontologiser la structure provient de leur tentative pour trouver une issue à leur désarroi existentiel : « Celle-ci (la structure) s’est donnée, au nom de la Science, de la Théorie, comme l’alternative à la vieille métaphysique occidentale », Histoire du structuralisme I, Paris, La Découverte, 1991, p. 10.

14 Foucault qui, par ailleurs, répète sans cesse qu’il n’appartient pas à l’école de pensée structuraliste, n’a jamais vraiment répondu aux critiques sur sa théorie de l’absence d’œuvre, le plus souvent il a eu recours à la raillerie et a affirmé que ses contradicteurs n’avaient pas compris son propos.

15 Lacan Jacques, Fonction et champ de la parole et du langage en psuchanaluse, Ecrits,

Paris, Seuil, 1966, p. 242.

16 Hochmann Jacques, Autisme deux siècles de polémique. Rencontre avec Jacques Ho-

chmann, Sciences Humaines n°206, juillet 2009. Pour sa part Roy Schafer considère que « la

psychanalyse est une discipline interprétative, non une science du monde physique, et ses in­ terprétations s’appliquent à des êtres humains engagés dans des actions de modes divers », Un

nouveau langage pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1990, p. 392.

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entre la conviction que dans la cure ou les lectures d’œuvre d’art on retrouvait des fragments de vie réelle déformés par le refoulement (il se comportait alors en archéologue historiciste) et l’idée que la psychanalyse était une reconstruction, une machine à donner du sens, à inventer des fables. C’est vers cette seconde hy­ pothèse que nous inclinons. La lecture des textes littéraires ou fous ne relève pas pour nous d’une activité scientifique, contrairement au point de vue que soutient André Green, mais d’un jeu de l’esprit qui exclut l’esprit de sérieux. Si pour ana­ lyser un jeu il faut d’abord être capable de jouer, il en est de même pour la lecture des textes. A notre avis la psychanalyse pas plus que la critique littéraire ou la lin­ guistique ne sont des sciences et ceux qui n’en prennent pas conscience s’égarent dans un Scientisme qui s’ignore. La psychanalyse freudienne nous a aussi aidé à débusquer nos illusions, prendre conscience de nos partis pris et nous conduit à toujours rechercher les facteurs subjectifs qui peuvent influer sur notre recher­ che. Ce travail sur nous-même est ce que Anne Clancier nomme le contre-texte. Cependant, nous sommes conscient qu’il ne s’agit que d’un idéal jamais atteint.

Ce regard que nous jetons sur les textes a été aussi aiguisé par notre lecture des penseurs du cercle herméneutique et de phénoménologues comme Eugène Minkoiuski ; c’est dans leurs œuvres que nous avons puisé l’optimisme nécessaire pour avancer sans nous décourager et nous adhérons à leur idéal qui est de ren­ contrer l’Autre non pas comme un double mais comme un être unique et à jamais séparé de nous. Cet optimisme contrastait avec la désespérance structuraliste. La lecture de Minkoiuski et de Ludwig Binswanger nous a renforcé dans la convic­ tion que la contemplation esthétique de la folie ou une lecture du même type des écrits fous est une faute éthique et que ce qui prévaut c’est d’être avec le fou, par­ tager avec lui et non de l’ostraciser ou l’idéaliser. Cette attitude n’est pas facile car la proximité du désastre, le refus de la mise à distance peuvent susciter l’angoisse, la perte des repères nécessaires pour ne pas s’égarer, c’est la mésaventure que connut le héros de la nouvelle Salle 6 de Tchékhov, médecin qui voulut briser les barrières qui séparaient l’aliéniste du patient interné17.

Il nous faut maintenant présenter la ligne directrice de ce travail qui se divise en huit chapitres. Il s’agit avant tout pour nous de rencontrer l’autre quand nous lisons son œuvre, peu importe qu’il soit un maître reconnu comme Flaubert ou Proust ou un « obscur » comme le sont restés Louis Wolfson ou Marc Burton. Nous savons aussi que si Nerval a enchanté notre adolescence comme Hölderlin notre jeunesse, nous ne devons pas taire que leurs œuvres sont le fruit du travail et du talent de l’artiste et de la souffrance du damné. Par ailleurs, contrairement à ce que pensaient Artaud ou Lombroso, la folie est rarement liée au génie artistique et bien

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plus souvent elle s’accompagne d’un marasme improductif. De même, elle n’an­ nonce pas la révolution, elle tend à figer le temps et à empêcher tout élan vital.

Dans nos deux premiers chapitres nous nous focaliserons sur ce que cer­ tains appellent l’écriture intime, d’autres l’écriture de soi, il existe encore d’autres dénominations. Nous nous interrogerons sur les motivations de leurs auteurs, relèverons divers paradoxes et verrons que ce genre d’écriture s’est généralisé avec le déclin des croyances religieuses, l’abandon des grandes utopies politiques. Ces désaffectations ont entraîné un repli des êtres vers la sphère du privé. Nous confronterons aussi les conceptions des grands théoriciens de ce genre d’écrits, en particulier celles de Georges Gusdorf et de Philippe Lejeune. Enfin nous dis­ tinguerons les différents types d’écritures intimes.

Notre troisième chapitre présente l’évolution des représentations de la folie à travers le temps. Nous partons de l’époque où le fou est considéré comme un insensé, ensuite nous visiterons les temps où il possède le statut d’aliéné, puis ceux où il sera étiqueté comme malade mental pour arriver à notre XXIe siècle où la folie est ravalée au rang de trouble envahissant de la personnalité, période qui voit l’avènement du comportementalisme, lequel se veut a-théorique. Nous ne traiterons pas de la « nuit sécuritaire » actuelle, régression qui fait du fou « un individu à risques » et qui risque de conduire à un retour à une psychiatrie ré­ pressive. L’axe central de ce chapitre sera une confrontation des idées lancées par Michel Foucault avec celles d’autres penseurs et de psychiatres.

Dans notre quatrième chapitre nous traiterons des auteurs qui écrivent à par­ tir de leur folie. Nous isolerons la représentation romantique de la folie, dont le prototype est l’œuvre de Nerval, de la représentation réaliste que l’on rencontre dans les derniers contes de Maupassant18. Artaud, pour sa part, incarnera la folie messianique qui a inspiré la génération issue des mouvements contestataires de 1968. Nous traiterons ensuite des fous littéraires, individus extravagants qui ont focalisé l’intérêt de Charles Nodier, Raymond Queneau et André Blavier. Il ne faut pas confondre ces fous littéraires avec les écrivains bruts que célébrèrent Dubuffet et Thévoz. Ces individus, qui écrivaient dans la solitude de l’asile, sont décrits par les deux auteurs que nous venons de citer comme de bons sauvages qui n’ont pas été corrompus par la civilisation. Nous terminerons ce chapitre par une réflexion sur les récits de folie dans la France de la fin du XXe siècle, textes

18 II nous faut bien préciser que ce n’est pas la folie qui est romantique ou réaliste mais la façon de la considérer. Quand nous parlons de folie révolutionnaire, nous envisageons la conception de certains individus qui voient la folie comme une arme qui peut être utilisée contre 1’ « ordre bourgeois ». De même il nous arrive de parler du regard esthétique qui, focalisé sur la beauté de la création folle, oublie la douleur qui est à son origine.

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qui sont les précurseurs des autobiographies narcissiques d’aujourd’hui dont le but des auteurs n’est plus de changer la vie.

Le cinquième chapitre montrera que si les psychiatres et les psychanalystes ont lu les fous, ils ont aussi écrit sur eux et ainsi nous ont donné souvent leurs autobiographies camouflées. Ces savants oscillent toujours entre l’objectivation de l’auteur et sa reconnaissance. De plus, ils ont souvent cherché dans les œuvres littéraires et la biographie de leurs auteurs un matériel pour édifier leur appa­ reil théorique. Par ailleurs, certains romanciers nous ont proposé des ouvrages qui peuvent être lus comme de remarquables études de psychopathologie. Il est même des auteurs qui se sont pris comme modèle de leur étude. Les dernières pages de ce chapitre se focaliseront sur la lecture par les psychanalystes des écrits fous, ainsi que de la littérature qu’ils veulent lire, armés des concepts qu’ils ont élaborés. Nous verrons que les points de vue des héritiers de Freud divergent. C’est souvent la lecture des chefs d’œuvre de la littérature qui leur a permis de progresser dans leurs recherches sur les mystères de l’âme mais ils sont devenus aussi les « analysés » de ces chefs d’œuvre.

Le sixième chapitre sera une présentation de notre méthode de lecture, nous présenterons différents types de lectures dont celles des penseurs du cercle her­ méneutique qui nous ont aidé à travailler sur les textes, ainsi que du contre-texte, notion introduite par Anne Clancier. Cette psychanalyste et écrivain élabora ce concept à partir de celui de contre-transfert. Son utilisation permet au lecteur de maîtriser sa subjectivité et de s’en servir comme d’un outil dans sa lecture.

Dans le septième chapitre nous analyserons le récit de Louis Wolfson Le

Schizo et les langues, ouvrage rendu célèbre par la préface que lui donna Gilles

Deleuze. Contrairement à de nombreux auteurs, nous ne nous attarderons pas sur les procédés linguistiques employés par l’écrivain mais nous concentrerons plus sur l’univers infernal qu’il décrit en nihiliste et sur la Babel qu’est la ville dans laquelle il vit. Dans les rues de cette ville où résonnent des langues de tout l’univers, chaque être est pour le Schizo un danger potentiel et le son de langue anglaise blesse ses oreilles.

Notre huitième chapitre sera consacré à une lecture de Vous qui entrez de Marc Burton. Ce récit qui est demeuré inconnu du grand public raconte l’ex­ périence délirante d’un jeune homme, vue de l’intérieur. Le lecteur est en droit de se demander si c’est le héros du récit qui délire ou le monde qui l’entoure. A l’époque où l’auteur vécut sa tragédie, la barbarie nazie avait mis en place un programme pour exterminer les êtres « différents » au rang desquels les fous se trouvaient au même titre que les juifs, les tsiganes, les homosexuels et d’autres encore. La pénurie alimentaire qui sévit à cette époque de l’occupation engendra une famine qui décima la population des asiles de France.

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Nous avons déjà indiqué que ce travail est une continuation de notre re­ cherche initiée dans notre thèse de doctorat qui était inspirée en grande partie par la lecture de l’ouvrage majeur d’Antoine Berman L’épreuve de l’étranger. La lecture de la littérature nous a beaucoup aidé afin de rencontrer l’autre en tant que semblable irréductiblement différent. Adolescent, la lecture de Nerval nous enchanta, puis jeune homme ce fut le tour de celle d’Hôlderlin, ces deux poètes, indissociables de leur destin tragique, nous conduisirent à nous passionner pour le thème de la folie dans la littérature. Nous avions tendance à l’époque à identi­ fier génie et folie, ce n’est que bien plus tard que cette illusion disparut et il nous sembla alors que l’écriture était avant tout pour celui qui y recourait une planche de salut. Aujourd’hui nous n’en sommes plus si sûr. Celui qui écrit se découvre- t-il ou se perd-il dans les mots ? Nous n’avons pas de réponse. Pour nous, écrire cette étude est bien plus l’occasion de poser de nouvelles questions, d’ouvrir de nouvelles pistes de recherches que de prétendre être le dépositaire d’une vérité sur la folie, la littérature, la folie dans la littérature. La folie, selon nous, est une potentialité cachée en chaque homme, elle est une expérience humaine. Si tout au long de cette étude nous polémiquons avec certains auteurs, nous leur devons cependant de la reconnaissance car ils nous ont permis de penser par nous-même et ainsi de tracer notre propre chemin. Il nous faut donc remercier Jacques Lacan et Michel Foucault. Le philosophe, qui se voulait prophète de la mort de l’homme, connaissait parfaitement l’œuvre de l’annonciateur de la mort de Dieu qui affir­ mait qu’ « on a peu de reconnaissance pour un maître, quand on reste toujours élève »19 20. Au cours des recherches que nous avons conduites, nous avons décou­ vert nombre d’auteurs qui s’étaient aventurés sur les mêmes chemins que nous et nous leur sommes redevable d’une partie de notre inspiration. Il nous faut donc citer Françoise Tilkin et Monique Plaza, Juan Rigoli et Frédéric Gros, Gladys Sinain et Marcel Gauchet, tout comme les historiens de la psychiatrie qu’étaient H.F. Ellenberger et Jacques PosteP.

Cette recherche est dédiée à la mémoire de Paul Balvet dont nous relisons toujours avec émotion la conférence de 1947 sur la valeur humaine de la folie ; chaque nouvelle lecture nous ouvre des horizons et nous permet de conserver un regard optimiste sur l’expérience extrême qu’est la folie. Roger Gentis et Jacques Hochmann nous ont stimulé par les réflexions contenues dans leurs ouvrages et

19 Nietzsche Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, Œuvres 2, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 343.

20 Lorsque nous achevions la rédaction de ce travail, nous avons pris connaissance du doc­ torat de Julie Froudière, Littérature et aliénisme : poétique romanesque de l’Asile (1870-1914),

U.F.R de Lettres, Université Nancy 2. Ce travail remarquable et érudit, recoupe en partie notre champ d’investigations et se réfère à nombre des auteurs que nous citons.

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les encouragements qu’ils nous ont prodigués, l’un comme l’autre ont consacré (à côté d’une pratique de clinicien hospitalier) une grande partie de leur œuvre au thème qui est l’objet de cette étude. Nous n’aurions pu réaliser ce travail sans l’aide que nous a fournie la bibliothèque de la Rotonde du centre hospitalier Le Vinatier à Lyon-Bron et nous remercions plus particulièrement Mme Denise Si- raud, sa documentaliste. Stéphane Grisi comme Claude Burgelin, spécialistes de l’autobiographie ont accepté aussi de nous conseiller, nous leur en sommes recon­ naissant. Catherine Zimmer et Madeleine Hillairet avec dévouement et patience ont relu notre texte et donné des conseils pour le mettre en forme, nous tenons à leur exprimer notre gratitude.

Il nous faut, pour conclure ces remerciements, citer nos collègues de l’Institut de Philologie Romane de l’Université Pédagogique de Cracovie, et plus particu­ lièrement Joanna Pychomska et Renata Niziołek, qui nous ont soutenu par leur gentillesse quotidienne et enfin exprimer notre profonde reconnaissance à Anna Józefoinska pour sa présence constante et son aide dans les moments de doute.

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Ecrire sur soi

L’autobiographie et l’automobile sont les fléaux de l’époque.

Francis Marmande.

Les paradoxes de l'écriture intime

Écrire sur soi c’est occuper à la fois les positions de sujet et d’objet de son obser­ vation ou de son jugement. Cela peut être aussi une volonté de dire la vérité, de ne rien cacher de ce que l’on a de plus intime, poussé par un désir de transparence à soi-même ou aux autres. Pour certains ce n’est que de la complaisance. De nom­ breux critiques reprochent à l’autobiographie de se substituer au roman, à l’inti­ miste d’être en manque ou en panne d’inspiration. Un auteur comme Milan Kun­ dera considère même qu’elle a contaminé l’art romanesque qui souvent n’est plus qu’une confession plus ou moins camouflée de l’auteur. L’écrivain et critique Serge Doubrovsky a ainsi inventé le terme d’autofiction dans lequel on peut englober aussi bien les œuvres de Proust que celles de Céline et de tant d’autres. L’écrivain intimiste n’est-il qu’un autophage se nourrissant de sa chair ou un coprophage dé­ vorant ses déchets ? Ferait-il mieux de ne pas mettre au jour « son misérable tas de petits secrets » dont parle Malraux et qu’il recèle comme chaque être humain ? Mais pourquoi aujourd’hui dans le grand public cet engouement pour les récits de vie, les journaux, les correspondances ? Nous voyons dans les librairies et les supermar­ chés s’amasser sur les étalages des livres dans lesquels des individus connus ou non se racontent avec complaisance. Ces livres se vendent bien et possèdent un lectorat fidèle. Ils remplissent les chariots de la ménagère à côté des denrées indispensables du quotidien. Ils sont devenus des produits de consommation.

Nous avons bien affaire à un phénomène de société, ces ouvrages souvent sont vite digérés, oubliés, nous sommes bien loin des Confessions de Saint Augustin

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ou de Jean-Jacques. Cependant, notre propos ne se veut ni élitiste ni méprisant. Notre interrogation est la suivante : Pourquoi ce besoin ou désir de se raconter s’est-il généralisé ? Pourquoi le lecteur ressent-il une telle avidité de connaître les secrets, les turpitudes de son prochain ? Est-ce chez lui une forme de voyeurisme ou une recherche de son identité dans ou à travers la vie d’autrui ? Cette vogue de l’écriture intime et de sa réception par le lecteur nous parle de notre société, des changements de valeurs qu’elle connaît, des valeurs qui la fondent. Peut-on rapprocher cette culture du moi de ce que le sociologue Alain Ehrenberg appelle

La fatigue de soi1? D’un déclin ?

Il nous faut ici ouvrir une parenthèse avant que d’aller plus loin et signaler que nous avons rencontré un écueil sur notre chemin, il réside dans la difficulté de définir certains concepts. Nous allons parler d’écrits intimes, d’auteurs inti­ mistes, ce qui peut paraître paradoxal puisque nous traitons de textes publiés ou d’auteurs qui dévoilent au tout venant leur intimité. Peut-être vaudrait-il mieux employer le terme d’écriture personnelle ? Mais, pour nous cette désignation demeure trop floue, elle peut aussi englober le curriculum vitae ou la lettre de motivation. Małgorzata Czermińska nous dit que Gombroiuicz au début de son

Journal rejette l’idée « d’insincère sincérité de l’intimiste »2. En effet il écrit: « Ce

journal, je le rédige à contrecœur. Sa sincérité insincère me fatigue. Pour qui est-ce que j’écris ? Si c’est pour moi, pourquoi cela va-t-il à l’impression ? Et si c’est pour le lecteur, pourquoi fais-je semblant de dialoguer avec moi-même ? Te parlerais-tu de manière à ce que les autres t’entendent ? »3. Sebastien Hubier parlant des correspondances de Kafka dit : « L’intimité semble affaire de degré et correspond au désir de l’auteur de choisir lui-même ses lecteurs, dans lesquels il voit finalement autant d’alter ego »4. Nous emploierons donc les termes d’écriture intime et d’intimiste tout en étant conscient qu’ils peuvent paraître inadéquats à certains de nos lecteurs et ne nous donnent pas une entière satisfaction.

Ecrire sur soi c’est donc se considérer « soi-même comme un autre » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Paul Ricœur qui peut apparaître comme une banalité ou un cliché éculé. Cet acte constitue une objectivation de soi-même et simultanément témoigne d’une subjectivité exacerbée. Pour certains adeptes de la psychanalyse il s’agit de l’illusion d’une personnalité narcissique, d’un leurre puisque le miroir ne nous renvoie que notre image et de plus une image inversée.

1 Ehrenberg Alain, La fatigue detre soi, Paris, Odile Jacob, 1998.

2 Czermińska Małgorzata, Autobiograficzny trójkąt (świadectwo, wyznanie i wyzwanie),

Krakom, Universitas, 2000, p. 34 (traduction personnelle).

3 Gombromicz Witold, Journal, tomel: 1953-1956, Paris, Christian Bourgois, 1981, p. 63. 4 Hubier Sebastien, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie

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Pour le chrétien traditionaliste d’autrefois, cette écriture relève du péché d’orgueil, est une usurpation de titre. Georges Gusdorf signale la mégalomanie de l’inti­ miste : « L’auteur d’une autobiographie, d’un journal intime ou d’un autoportrait se trouve doublement impliqué dans ses écritures ; il est lui-même la mesure et le critère de ce qu’il écrit, à la fois meneur du jeu, arbitre du jeu et enjeu du jeu »5. Une autre question nous taraude, proche de celle que nous avons posée il y a quelques lignes : l’adjectif « intime » convient-il pour des textes dont l’auteur montre plus qu’il ne cache, montre pour cacher, cache pour montrer, joue avec lui-même et le lecteur ? Ceci pose le problème de la sincérité de l’auteur mais il nous faudrait être Dieu pour « sonder les reins et les cœurs », savoir quand Saint Augustin ou Jean-Jacques disent le vrai ou l’embellissent, s’abandonnent aux dé­ lices de la complaisance. Par ailleurs le lecteur de ces textes est placé dans le rôle de témoin, de juge, de procureur ou d’avocat de la défense.

Nous serons amené à différencier divers types d’ouvrages appartenant au champ de l’écriture de soi : autobiographie, autoportrait, autofiction, journal, etc., mais nous nous attellerons à cette tâche dans notre deuxième chapitre dans le­ quel nous confronterons les différents points de vue des théoriciens de l’écriture intime et traiterons de l’évolution de leur pensée. Si ce chapitre s’intitule Ecrire

sur soi, c’est aussi et surtout pour nous une façon de rendre hommage à Georges

Gusdorf dont la lecture nous a stimulé dans notre volonté de conduire cette étude jusqu’à son terme. Le penseur français, qui a commencé à baliser le chemin de notre champ de recherche au lendemain de la seconde guerre, parle d’écritures du moi. Cependant, nous préférons employer le terme d’écriture de soi afin d’in­ sister sur la dimension spéculaire propre à ce type d’écriture. Celui qui se contem­ ple dans le miroir d’encre de son écriture ne saisit que son reflet, la saisie de son image est illusoire. Gusdorf évoque ainsi le drame de l’intimiste qui sonde les profondeurs de son être : « L’homme de l’introspection est lui-même responsable de la malédiction qui pèse sur lui. Il a défait le nœud de sa propre personnalité. Il s’est volontairement privé de tout moyen normal pour parvenir à la conscience de soi, les formes usuelles d’intelligibilité lui paraissent toutes frappées d’insuffi­ sance »6. Par ailleurs, nous identifiant avec un certain jansénisme nous avons du mal à nous défaire de l’idée que « le moi est haïssable ». Le concept de Moi nous semble une auberge espagnole, à la définition incertaine.

Dans son essai de 1948, Qu’est-ce que la littérature ?, Jean-Paul Sartre s’écrie : « Il n’est pas vrai qu’on écrive pour soi-même : ce serait le pire échec ; en projetant ses émotions sur le papier, à peine arriverait-on à leur donner un

pro-5 Gusdorf Georges, Les écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 127. b Ibidem, p. 42.

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longement languissant. L’acte créateur n’est qu’un moment incomplet et abstrait de la production d’une œuvre ; si l’auteur existait seul, il pourrait écrire tant qu’il voudrait, jamais l’œuvre comme objet ne verrait le jour et il faudrait qu’il posât la plume ou désespérât »7. Maurice Blanchot s’accorde avec lui lorsqu’il écrit dans Le livre à venir que « l’écriture intime n’est qu’une rumination ayant pour enjeu de sauver son petit moi ou sauver son grand moi en lui donnant de l’air »8. Il est évident que nous n’allons parler dans notre étude que d’œuvres publiées (ceci est une lapalissade) et nous n’éprouvons pas une considération particulière pour ceux qui fouillent dans les tiroirs ou profanent les tombes des défunts. Nous sommes donc confronté à un problème éthique, qu’illustre le non-respect du testament de Kafka par Max Brod (la trahison de la promesse de son meilleur ami nous a permis de découvrir des pages qui nous émeuvent, nous dérangent).

Sartre prolonge sa réflexion et nous propose son credo : « Il n’y a d’art que pour et par autrui »9. Le philosophe rédige et publie son texte à la période où le soleil de l’existentialisme est au zénith et ses considérations proches de celles des penseurs marxistes de la littérature peuvent sembler dogmatiques voire réduc­ trices. Nous allons toutefois suivre le philosophe dans les dédales de son raison­ nement en posant après lui une question en trois volets : Qu’est-ce qu’écrire ? Pourquoi écrire ? Pour qui écrit-on ? Mais nous nous focaliserons sur des textes « intimes » : des journaux ou des autobiographies.

Sartre réfléchissant sur la littérature, toujours selon la même optique, affirme : « Ecrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur. C’est recourir à la conscience d’autrui pour se faire reconnaître comme essentiel à la totalité de l’être »10. Le philosophe ne fait que transposer dans le champ littéraire ses conceptions de L’être et le néant, nous les retrouvons dans sa psychanalyse existentielle de Baudelaire (1947), elles ne seront absentes ni de Saint Genet, comédien et martyr ni de la somme consacrée à Flaubert qu’est L’idiot de la famille. Celui qui écrit sur soi dévoile un monde au lecteur mais ce monde n’est pas limité à sa personne ; lorsqu’il parle de lui il révèle le monde qu’il habite, il parle des êtres et des choses qui l’entourent. C’est pour cela que la formule de Jean Giono : « On n’est pas le témoin de son temps, on n’est que le témoin de soi-même (ce qui est déjà très joli). On ne sert personne au surplus»11, nous semble en partie inexacte. En effet nous ne sommes nous-mê­

7 Sartre Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature 1, Paris, Gallimard, 1948, p. 49-50. 8 Blanchot Maurice, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1986, p. 256.

9 Sartre Jean-Paul, ibidem, p. 50. 10 Ibidem, p. 67.

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mes que dans une époque et un espace donnés, dans lesquels nous avons été jetés (pour parler comme Heidegger). Małgorzata Czermińska considère que « même la narration la plus narcissique contient aussi des traces de l’existence du monde extérieur dont elle témoigne qu’elle le veuille ou non »12.

Avant que de réfléchir sur les raisons qui conduisent à écrire sur soi, il nous faut préciser que l’acte d’écriture ne fait que prolonger l’acte de parole. Parler comme écrire consiste à exprimer, extérioriser son intériorité, pour les autres ou pour soi-même. II faut souligner, ce qui est évident, que le dialogue est plus fréquent que le monologue mais ce dernier souvent sert à compenser l’absence d’autrui, le solitaire s’adresse à un interlocuteur imaginaire, s’invente un double. La sentence « verba volant, scripta manent » signifie que l’une des fonctions de l’écriture est de figer la parole, conserver ce qui autrement serait oublié ou dé­ formé. Néanmoins si la parole ne peut restituer la pensée dans son intégralité, il en est de même avec l’écrit. Ecrire comme parler c’est traduire sa pensée et une perte inévitable en résulte ; ce qui est dit ou écrit n’est que la partie immergée d’un iceberg. Cette idée a été longuement développée par George Steiner dans son essai Après Babel. L’écrivain intimiste ne peut donc qu’échouer dans sa vo­ lonté mégalomaniaque de se dire, de faire son portrait, de s’immortaliser ce qui l’entraîne à écrire toujours plus et à se trouver toujours moins. Kierkegaard, dans son volumineux journal intime, proclamait ce paradoxe que « le langage est le pire des mutismes ». Nombre de ses héritiers suivent son chemin et cherchent eux aussi le mot de la fin. Bien qu’ils soient conscients de la vanité de leur quête, ils écrivent pourtant des pages et des pages afin de dire l’indicible. Pierre Lepape ironisait à propos de ces écrivains qui rêvent du silence comme d’une oasis dans un désert de bavardage et qui se répandent dans des œuvres aux dimensions considérables. Maurice Blanchot qui se réclamait de Mallarmé incarnait pour Pierre Lepape le prototype de ces auteurs du ressassement. Il n’était pas le seul et le Louis-René des Forêts du Bavard, Cioran et tant d’autres apparaissent comme des intimistes prisonniers, enfermés dans une macération sans fin. Ces écrivains parfois sombrent dans la graphomanie que Milan Kundera définit ainsi : « N’est pas la manie de- créer une forme mais d’imposer son moi aux autres. Version la plus grotesque de la volonté de puissance »13. Cruelle destinée pour ces chantres de l’effacement ! Tous ces auteurs de l’indicible, du grand soir du silence en arri­ vent à fétichiser l’écrit.

Celui qui écrit sur soi pour se connaître ou se dévoiler est bien souvent confron­ té à l’impuissance du langage. Le jeune Antonin Artaud, souffrant de l’incapacité

12 Czermińska Małgorzata, op. cit., p. 235.

13 Kundera Milan, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 161.

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à rendre dans ses textes son inadaptation à la vie, a bien exprimé son drame dans des formules devenues célèbres et souvent répétées comme des slogans par ses thuriféraires : « Toute l’écriture est de la cochonnerie », « Tout vrai langage est incompréhensible ». Ecrire pour se dire c’est effectuer un mouvement sur place qui se substitue à l’action ou donne l’illusion de celle-ci. L’intimiste se donne pour tâche non pas de dire le monde pour le transformer, à la suite de Lénine et Sartre, mais de se dire afin d’approcher sa vérité au risque de se voir traité par les écri­ vains de l’engagement de Belle âme (la critique d’inspiration marxiste parlerait de

petit bourgeois idéaliste). Comme le Sisyphe d’Albert Camus il reprend toujours

la même recherche désespérée et pourrait comme Samuel Becket, en conclusion de L’innommable, écrire : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent - étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait si elle s’ouvre »14.

Le moi est haïssable

Écrire sa vie, la raconter rétrospectivement dans une autobiographie, se peindre dans un autoportrait, décortiquer ses états d’âme au quotidien dans un journal intime, répétons-le, c’est une tentative de s’attribuer un savoir sur soi que seul possède le créateur, c’est croire à son omniscience, penser détenir la vérité abso­ lue sur soi-même, vouloir revenir aux temps d’avant le péché originel. Le début des Confessions de Rousseau, si souvent cité, voire moqué, en est l’exemple : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi »15. Jean-Jacques ne fait preuve ni de modestie ni d’humour mais n’est-ce pas le propre de tout intimiste ? Il n’y a pas chez lui de fausse pudeur. Pourtant un diariste comme Gombrowicz se moque de lui-même, l’auteur de La pornographie commence son Journal en tournant en ridicule l’égocentrisme du diariste.

« Lundi. MOI. Mardi. MOI. Mercredi. MOI. Jeudi. MOI. Vendredi »16. Claude Roy intitule, le premier tome de son autobiographie Moi Je et se demande à la pre­ mière page si son passage sur terre relève du tourisme ou du voyage d’affaires.

14 Beckett Samuel, L’innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 212.

15 Rousseau Jean-Jacques, Les Confessions, tomel, Paris, Gallimard, 1973, p. 33. 16 Gombrowicz Witold, Journal, tomel, op. cit., p. 9.

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Ceci nous conduit à nous attarder sur l’écueil que constitue l’absence d’équiva­ lence entre le sujet de l’expérience et celui de l’écriture, sur cette faille cachée dans les profondeurs de l’homme dont parlent philosophes et théologiens. Certains autobiographes en sont bien conscients, tel le peintre Kokoschka qui dans les pre­ mières pages de son autobiographie Ma vie écrit : « Il est impossible d’établir une équivalence entre ce qui me tient terriblement à cœur et ce qu’en fait de goût et de philosophie contemporains une dame gâtée par exemple attend en toute naïveté de l’histoire d’une vie »17. Non seulement, nous ne pouvons nous dire totalement, mais de plus notre lecteur découvre un être autre que celui que nous lui peignons. Baudelaire se leurre quand il pense mettre son cœur à nu, il demeure à la surface. A notre avis, ce paradoxe est incontournable et constitue le fond sur lequel se déploient nos considérations, c’est sur lui que reposera notre réflexion ultérieure à propos des récits d’expériences délirantes : le «fou » n’est-il pas considéré par les spécialistes et les profanes comme étant étranger à lui-même, aliéné ?

Pascal qui condamne le moi haïssable, ou plutôt le culte de ce moi, raille chez Montaigne « le sot projet qu’il a de se peindre ! »18. Celui qui prétend dire la vérité sur lui-même usurpe la place de Dieu tout-puissant qui seul « sonde les reins et les cœurs ». Le philosophe écrit encore à propos du moi : « Il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il veut les asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres »19. Pierre Nicole, disciple de Pascal, écrit en 1664, deux ans après la disparition de son maître : « Feu M. Pascal qui savait autant de véritable rhéto­ rique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de

je et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet que la piété chrétienne

anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime »20. Michel Le Guern dans son article Pascal : le moi considère que cette position est insoutenable et conduit à l’utilisation de stratagèmes pour réintroduire le moi de façon clandestine. Nous verrons plus loin que, paradoxalement, l’ascète qu’était le philosophe janséniste annonce le Michel Foucault des Mots et les choses. Il sem­ ble dénier le fait que le moi est semblable à notre ombre, qu’il nous est possible de la pourchasser mais pas de l’étreindre, elle est comme la pesanteur dont Icare nia la réalité et qui le fit s’écraser à terre. Dans les Pensées, la haine de soi, l’appel

17 Kokoschka Oskar, Ma vie, Paris, PUF, 1986, p. 31.

18 Pascal Biaise, Les pensées in L’œuvre de Pascal, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gal­ limard, 1952, p. 838.

19 Ibidem, p. 863.

20 Le Guern Michel, Pascal : Le moi in Le fait de l’analyse, numéro 2, Moi, Paris, Autre­ ment, 1997, p. 180.

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à l’humilité sont encore dictés par un moi incontournable, celui du philosophe. Ces mêmes Pensées ne sont pas dépourvues d’un caractère autobiographique. Nietzsche admirateur de Pascal, mais pourtant ambivalent dans ses jugements sur le philosophe janséniste, le voyait comme une victime du christianisme qui, selon lui, était un suicide de l’esprit, une invention contre nature. Il s’exclame dans L’Antéchrist : « Le plus lamentable exemple, c’est la corruption de Pascal qui croyait à la corruption de sa raison par le péché originel, tandis qu’elle n’était corrompue que par son christianisme ! »21.

Les penseurs structuralistes, dont nous allons parler maintenant, sont dans une certaine mesure les descendants de Pascal et Kierkegaard. Comme eux, ils raillent le narcissisme de leurs contemporains, mais dans une visée antihumaniste que certains assimilent à un nihilisme dangereux. Leurs ouvrages ont inspiré quantité de lectures des textes intimistes, en particulier ceux de Rousseau. C’est pour cela que nous leur accordons un statut privilégié, ce qui ne veut pas dire qu’entre le siècle de Pascal et l’apogée du structuralisme, après la seconde guerre mondiale, personne n’ait dénoncé les illusions « moïques » des écrivains de l’intime. Les penseurs de l’antihumanisme sont imprégnés par la lecture des trois maîtres du soupçon - Marx, Nietzsche, Freud. Ce dernier, dans un article qui date de 1917

Une difficulté de la psychanalyse, affirme que l’amour-propre de l’humanité a

subi trois grandes vexations, conséquences des découvertes de Copernic, Darmin et enfin de lui-même. Freud nous annonce que : « Le moi n’est pas maître dans sa

propre maison »22. Sur ses traces, Lacan dans son séminaire sur le Moi, déclare :

« Le noyau de l’être ne coïncide pas avec le moi »23. Quelque temps avant, dans sa conférence Le mythe individuel du névrosé, il disait : « Qu’est-ce que le moi, sinon quelque chose que le sujet éprouve d’abord comme à lui-même étranger à l’intérieur de lui ? »24. L’illusion de se saisir soi-même, de faire son autoportrait, ressemblerait à celle de « L’illusion de la conscience de se voir se voir, où s’élide le regard »25 repérée par Lacan dans le livre XI de son séminaire.

Toute cette réflexion sur le moi nous conduit à questionner le projet de l’in­ timiste de se dire sans intermédiaire. Pour Serge Leclaire, élève de l’auteur des

Ecrits,- « il est clair qu’aucun sujet ne saurait se réduire à son moi plus proche du

21 Nietzsche Friedrich, L’Antéchrist, Œuvres tome 2, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 1043. 22 Freud Sigmund, Une difficulté de la psychanalyse in L’inquiétante étrangeté et autres

essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 186.

23 Lacan Jacques, Le séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la

technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 59.

24 Lacan Jacques, Le mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2007, p. 46.

25 Lacan Jacques, Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psy­

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personnage, de l’apparence ou du rôle que de la conscience ou de la subjectivité à proprement parler Le moi est le lieu des identifications imaginaires du sujet »26. Ces élaborations de la psychanalyse structurale trouvent leur inspiration dans une réflexion approfondie sur la psychose paranoïaque et dans un rejet de la psycho­ logie du moi (d’origine américaine !), condamnée comme une volonté d’adaptation du sujet à l’ordre capitaliste. L’antipsychologisme de ces auteurs les amène à des généralisations, des amalgames mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler. Dans son

discours de Rome, Lacan proclame : « Le moi de l’homme moderne a pris sa

forme, nous l’avons indiqué ailleurs, dans l’impasse dialectique de la belle âme qui ne reconnaît pas la raison même de son être dans le désordre quelle dénonce dans le monde »27. Cette Belle Ame ressemble au juge-pénitent de La chute et surtout à l’auteur des Confessions, que Lacan et ses élèves identifient au paranoïaque.

Ce discours lacanien sur le moi illusoire a parfois des allures de terrorisme intellectuel et refuse toute liberté à l’être humain incarcéré dans un discours qui le précède : « Le sujet aussi bien, s’il peut paraître serf du langage, l’est plus en­ core d’un discours dans le mouvement universel duquel sa place est déjà inscrite à sa naissance, ne serait-ce que sous la forme de son nom propre »28 29. Le texte lacanien est saturé d’expressions utilisées comme des slogans par les initiés : des formules comme « Le sujet supposé savoir » ou « un discours qui ne serait pas du semblant » sont devenues des mots de passe qu anonnent les disciples. Cette façon de procéder a été critiquée par nombre d’auteurs et cela bien avant que la mode structuraliste ne décline. Mikkel Borch-Jakobsen dans son étude Lacan le

maître absolu29 dénonce chez le psychanalyste parisien une volonté d’asservir

les esprits, de prendre la place des autorités déchues. Pour cet auteur le discours fétichiste et fétichisé de Lacan est une résurgence du vieil idéalisme et instaure une nouvelle trinité : Symbolique, Imaginaire, Réel. Il voit dans l’Autre lacanien le substitut dissimulé d’une transcendance d’origine religieuse. L’humain égaré dans les mirages de l’imaginaire, qu’un auteur comme Denis Vasse (psychana­ lyste et jésuite réputé) assimile à la sphère du péché originel, ne trouverait son salut que par l’accession à la fonction symbolique, il doit passer de l’aliénation de la parole vide à la libération de la parole pleine30. Jacques Hochmann moque

26 Leclaire Serge, À la recherche d’une psychothérapie des psychoses in Écrits pour la

psychanalyse, tome 2, Paris, Seuil/Arcanes, 1998, p. 102.

27 Lacan Jacques, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Écrits,

op. cit., p. 281.

28 Lacan Jacques, L’instance de la lettre dans l’inconscient, Ecrits, op. cit., p. 495. 29 Borch Jakobsen Mikkel, Lacan le maître absolu, Paris, Flammarion, 1990.

30 François Dosse évoque le fait que Lacan a recruté dans des milieux religieux nombre de ses disciples et considère que sa doctrine qui pose le monde comme fantasme est un idéa­

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Lacan en qui il voit un descendant du vicomte De Bonald (1754-1840), écrivain réactionnaire qui fut un défenseur acharné des principes monarchiques et d’un catholicisme traditionaliste. Il émigra sous la révolution et à la restauration propa­ gea ses conceptions dans ses ouvrages. Il rapproche aussi cet auteur de l’aliéniste Benedict Morel (1809-1873), dont le nom demeure associé à la théorie pessimiste de la dégénérescence qui fut en vogue au XIXe siècle. Cette conception est une reprise du mythe du péché originel, elle hante toute l’œuvre romanesque d’Émile Zola. Hochmann ironise : « Le sujet « infatué » (comme disait Lacan) englué dans cette contemplation de soi-même, se prend au leurre de son moi, il ignore que sa vérité vient d’ailleurs, quelle ne peut venir que d’un autre hors de lui ». Après avoir cité De Bonald il continue sur le même ton : « O prétention insoutenable du cogito cartésien et de la conviction individuelle quand seule l’autorité de la tradition incarnée dans la société et dans son langage, fonde toute sa pensée »31. Ainsi, pour le psychanalyste lyonnais l’antihumanisme lacanien foisonne en idées héritées de l’intégrisme catholique, il voit en Lacan l’héritier des aliénistes pessi­ mistes du XIXe siècle. Pour l’auteur des Ecrits, l’intimiste ayant la prétention de se dire est prisonnier d’un discours qui le dépasse, il est pris dans sa toile d’arai­ gnée. « Ça parle en lui ». Heidegger aurait dit « On Parle ». Pauvre Jean-Jacques qui ose écrire : «Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais »32.

En 1966, alors que Les Ecrits de Lacan viennent d’être rassemblés en volume, paraissent Les mots et les choses de Michel Foucault, succès de librairie, accueilli tantôt avec ferveur, tantôt hostilité. Auparavant, le philosophe avait publié en 1962 une étude sur Rousseau, juge de Jean-Jacques, et s’était intéressé aux écri­ vains de la folie comme Raymond Roussel auquel il avait consacré un ouvrage en 1963. Dans cet ouvrage le philosophe prophétise la mort de l’homme de façon quelque peu grandiloquente. Pour lui, celui qui écrit n’est pas sujet de son discours mais est parlé, prisonnier d’un langage qui ne lui est pas propre : « On a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les lisme. Pour cet auteur « le signifiant-maître se situe partout et nulle part, échappe au monde intra-mondain, et en même temps s’y repère. Comme Dieu, il n’est qu’un nom », Histoire du

structuralisme I, op. cit., p. 303. Certains ont affirmé de façon polémique que Lacan est le

Monseigneur Lefebvre de la psychanalyse.

31 Hochmann Jacques, Un ancêtre de Benedict Morel et de Jacques Lacan : Le Vicomte de Bonald ? Contribution à une étude de l’influence catholique traditionaliste sur un cou­

rant de la psychiatrie française, communication inédite de l’auteur.

32 Rousseau Jean-Jacques, Les Confessions, op. cit., p. 31.

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yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe »33. Ce discours, qui attaque sans aucune pitié le vieil humanisme, crispera nombre de penseurs d’obédiences philosophiques divergentes (aussi bien chrétiens que marxistes). Gusdorf relève une contradiction entre ce qu’écrit Foucault dans son œuvre philosophique et ses engagements politiques ; en effet le prophète de la mort de l’homme milite en faveur des opprimés : fous, « déviants sexuels », prisonniers, en se réclamant des droits de l’homme. Dans sa célèbre conférence Qu’est-ce

qu’un auteur ?34 prononcée en février 1969 devant la société française de philo­

sophie et à la discussion de laquelle prirent part, entre autres, Jacques Lacan et Lucien Goldmann, Foucault va encore plus loin dans l’art de la provocation, il se demande s’il est encore possible d’écrire sur soi, de signer un texte. Pourtant, le philosophe écrit et publie sous son nom. (L’intimiste Cioran pensait-il aussi aux épigones du penseur en écrivant « Je préfère un concierge pendu à un écrivain vivant » ?) Foucault comme Blanchot se réclament de Mallarmé dans leur entre­ prise de destitution du sujet de l’écriture.

Roland Barthes dans Le degré zéro de l’écriture s’exprime ainsi : « Mallarmé, sorte de Hamlet de l’écriture, exprime bien ce moment fragile de l’Histoire, où le langage littéraire ne se soutient que pour mieux chanter sa nécessité de mourir. L’agraphie typographique de Mallarmé veut créer autour des mots raréfiés une zone vide dans laquelle la parole, libérée de ses harmonies sociales et coupables, ne résonne heureusement plus »35. Et, Barthes écrit un peu plus loin dans ce texte : « Ce langage mallarméen, c’est Orphée qui ne peut sauver ce qu’il aime qu’en y renonçant et qui se retourne tout de même un peu ; c’est la Littérature amenée aux portes de la Terre promise, c’est-à-dire aux portes d’un monde sans littérature, dont ce serait pourtant aux écrivains à porter témoignage »36. Non seulement, il semble impossible d’écrire sur soi mais encore d’écrire à la première personne. Pourtant, Foucault et Barthes évolueront, le premier en 1983 publiera un article sur lequel nous reviendrons plus loin L’écriture de soi, le second en 1974 une autobiographie qui ne s’assume pas : BARTHES par Roland Barthes. Il nous faut ici signaler que les biographies de Lacan, Foucault, Barthes nous éclai­ rent sur leurs œuvres qui sont, et c’est la revanche des écrivains de soi, inspirées en grande partie par leur vie intime. Leurs œuvres peuvent donc être lues comme des autobiographies qui ne s’avouent pas, elles se veulent avant tout antihuma­

33 Foucault Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 25.

34 Foucault Michel, Qu’est-ce qu’un auteur ?, Dits et écrits, tome 4, Paris, Gallimard, 1994.

35 Barthes Roland, Le degré zéro de l’écriture suivi de nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1972, p. 55.

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nistes. Ainsi, Lévi-Strauss affirmera que la disparition de l’homme de la surface de la terre n’aurait pas plus d’importance pour le cours de l’univers que celle d’une espèce d’insectes. Lacan répétera que « Le signifiant désigne le sujet pour un autre signifiant », Foucault et Barthes rêveront d’un pur langage désincarné. André Green objecte à Lacan qui exclut l’affect de sa théorisation (au nom d’un refus du psychologisme) que cet affect est le signifiant de la chair et qu’il permet de désendeuiller le langage. C’est ce signifiant de la chair qui prédomine dans les récits intimes, leurs auteurs écrivent dans une langue incarnée où « le Verbe s’est fait chair ». Dans les années 1980, le philosophe et psychanalyste Pierre Fédida définira le structuralisme comme l’idéologie dépressive de notre temps. Dans sa réponse, non dépourvue d’un ton polémique à Foucault lors de la discussion qui suivit la conférence Qu’est-ce qu’un auteur ?, prononcée aux lendemains de la révolte étudiante de Mai 68, le philosophe marxiste Lucien Goldmann critiquera les apories de la pensée foucaldienne, ses impasses, il achèvera son intervention en citant une phrase inscrite sur les murs de la Sorbonne pendant la commune étudiante : « Les structures ne descendent pas dans la rue ». Pour sa part, Gérard Genette dans son article Structuralisme et critique littéraire reproche aux struc­ turalistes d’inventer des structures en croyant les découvrir et de les privilégier aux dépens des substances. Pour lui : « le structuralisme n’est pas seulement une méthode, il est aussi ce que Cassirer nomme une « tendance générale de la pen­ sée », d’autres diraient plus brutalement une idéologie »37.

Jacques Hochmann, preuves à l’appui, démontre que la vulgate structuraliste rejoint celle d’un Joseph de Maistre qui écrivait en 1821 : « Qu’importe à l’œuvre que les instruments sachent ce qu’ils font : vingt ou trente automates agissant en­ semble produisent une pensée étrangère à chacun d’eux ; le mécanisme aveugle est dans l’individu ; le calcul ingénieux, l’imposante harmonie est dans le tout ». Le même Joseph de Maistre doit-il être considéré comme un inspirateur de Fou­ cault ? Hochmann cite ces propos de 1796 : « Il n’y a point d’homme, j’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes etc.... Je sais même grâce à Montes­ quieu, qu’on peut être persan. Mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir ren­ contré de ma vie. S’il existe c’est bien à mon insu »38. Cet auteur, comme Lucien Goldmann, sous-entend que dissimulée derrière une rhétorique exaltée, Foucault propose une conception « réactionnaire » du monde.

La critique littéraire marxiste, et pour cause, n’a jamais goûté aux délices de l’intimisme quelle ravale au rang d’idéalisme petit bourgeois. Pour ces penseurs, il ne convient pas de s’attarder à décrire ses états dame ni même à décrire la

réa-37 Genette Gérard, Figuresl, Paris, Seuil, 1966, p. 155.

38 Hochmann Jacques, Un ancêtre de Benedict Morel et de Jacques Lacan : Le Vicomte

de Bonald ?, op. cit.

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