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L'axiologie de Stanisław Ignacy Witkiewicz

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Academic year: 2021

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Małgorzata Szpakowska

L’axiologie de Stanisław Ignacy

Witkiewicz

Literary Studies in Poland 16, 113-141

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M ałgorzata Szpakow ska

L ’A xio lo g ie de Stanisław Ignacy Witkiewicz*

Je ne reg re tte rien tant, m on c h er m onsieur, qu e la p o rce la in e ... (Cz. M ilosz, « C h an so n de la porcelaine»)

La vision ca tastro p h iste du développem ent de la société, le p ro ­ fond pessim ism e dans le traitem ent de l ’histoire, la conviction de la fin inéluctable vers laquelle ten d rait l’individualism e européen: tous ces m otifs, qui sont présents d ans la totalité de l’oeuvre de W itkiewicz, co rresp o n d en t à sa conception du m onde des valeurs. T ous ces m otifs dérivent en effet d ’une thèse initiale: de la co n ­ viction du dépérissem ent des sentim ents m étaphysiques dans ce m onde actuel qui est de plus en plus dém ocratique et égalitaire. P our W itkiewicz cependant, l’expérience m étaphysique — l’expérience de l’inquiétude existentielle liée au caractère étranger du «moi» dans le m ond e — constitue une expérience qui participe à la con sti­ tu tio n d ’u n hom m e véritable en m êm e tem ps q u ’elle est le fonde­ m ent de toutes les sphères spécifiquem ent hum aines de l’activité hu ­ m aine, de la religion, de l’art, de la philosophie.

Si l’on pose ainsi le problèm e, on voit im m édiatem ent ce couple — caractéristiq ue de W itkiewicz — de l’axiologie et de

l’an-* V ersio n abrégée d ’un ch ap itre du livre Ś w ia to p o g lą d S ta n isła w a Ignacego W it­

k ie w ic z a [L a C on ception du m onde de S. I. W .). W rocław 1976. La trad uction

fran çaise d es c ita tio n s de P o żeg n a n ie je s ie n i et de N ien a sy cen ie est d ’A lain van C ru gten (S. I. W i t k i e w i c z , L ’A dieu à l'au tom n e, L au san ne 1972; L 'In assou visse-

m en t, L a u sa n n e 1970). C erta in es tra d u ctio n s d e s N ow e f o r m y w m a la rstw ie so n t

d ’A n to in e B a u d in (S. I. W i t k i e w i c z , L es F orm es n ou velles en p ein tu re e t les m a ­

len ten du s q u i en décou len t, L au san ne 1979). 8 — L iterary S tu d ie s in P o lan d . XV I

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114 M a łg o r z a ta S zp a k o w sk a

thropologie. Effectivement, le déclin de la culture (c’est-à-dire des trois sphères précitées) est lié, dans sa conception, au déclin des grandes personnalités, ses textes esthétiques o n t tou jours une d im en ­ sion an th ro p o lo g iq u e; la décadence dém ocratiq ue de l ’individualism e a des conséquences dan s le m onde des formes. Le développem ent social déterm ine donc le destin futur de ces sphères auxquelles on a ttrib u e p ar ailleurs, d an s la conception de W itkiewicz, une valeur au to n o m e et d o n t l’auteu r v oudrait, de to u t son co eu r, défendre l’autonom ie.

C e problèm e n ’est guère original, on s’est collette avec lui p en ­ d a n t to u te l’époque du m odernism e; com p arer les différentes p osi­ tio ns peut donc être instructif. Je ne prétend s pas ici épuiser le sujet; je voudrais seulem ent attirer l’atten tio n sur les traits les plus rem arq uab les. Il me faut aussi recou rir à un concept assez simplifié du m odernism e considéré com m e un ensem ble de conceptions, su r­ to u t esthétiques, qui sont app aru es et o n t fonctionné en Pologne au to u rn a n t des X IX e et X X e siècles. A cet ensem ble o n t co n trib u é des thèses et des p ostulats qui étaient contenus dans ce q u ’on a appelé les «m anifestes m odernistes» — ceux de Przybyszew ski, de G órski, de Przesm ycki, de B rzozow ski, dans Forpoczty {Les

Avant-postes), m ais aussi la m u tatio n m arxiste de tels principes

ch ez M archlew ski ou chez K elles-K rauz, m ais aussi ce qui, des doctrines naturalistes, était entré dans le circuit fam ilier, m ais aussi, enfin, ce que le lecteur averti de cette époque re n co n trait dans les revues d ’avant-garde, ce qui déterm inait son horizon intellectuel. Et dans cet horizon, le m ot d ’ordre « l’art p o u r l’art» occupait une place centrale tandis q u ’à l’artiste échoyait un rôle exceptionnel. C ep en d an t, il ferait fausse route, celui qui v ou drait voir ici de l’escapism e.

Au fond, en effet, les m odernistes ne cultivaient pas ta n t l’esthé­ tique que l’an thropologie; p o u r eux, l’art était m oins im p o rtan t en ta n t q u ’art q u ’en tant que sphère apécifiquem ent hum aine. P our Przybyszewski com m e p o u r K elles-K rauz — p o u r utiliser deux nom s faciles à opposer — l’art constituait su rto u t, in dépendam m ent du fait q u ’on l’estim ait hautem ent, une voie m enan t à la con stitutio n, à la consolidation ou au m aintien de l’hum anité. En rejetan t les obligations extérieures — obligations didactiques, m orales, obligations de prop ag an d e — l'a rt devenait lui-m êm e une obligation. E t cela,

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L ’A x io lo g ie de W itk ie w ic z 115

parce q u ’il co n stitu ait un m oyen qui m enait à l ’ab so lu com pris d ’une façon ou d ’u n e autre.

T out com m e le m ot d ’o rd re de «l’art p o u r l ’art» chez les m odernistes, le co n cep t de la F orm e P ure chez W itkiew icz co n sti­ tu e un des concepts centraux. L ’art qui devrait être délivré de to u t service social, l’art — b u t en soi, l’art non soum is aux principes habituels de la v raisem b lan ce... W itkacy a écrit a b o n d a m m e n t là- -dessus. D ’un au tre côté cepend ant, ce concep t de la F orm e P u re a été associé, d ans sa conception, à l’expérience m étaphysique p a rti­ culière, qui est liée à ce M ystère de l’Existence q u ’on ne peut p énétrer p ar d ’au tres m oyens, q u ’on ne p eu t saisir q u ’u n instant, p a r cette expérience. Ainsi d onc l’art, chez W itkiewicz aussi, est lié à une sorte d ’absolu.

L ’analogie est évidente et il est difficile de la considérer com m e accidentelle. D ans l’u n et l ’au tre cas, tan t chez les m odernistes que chez W itkiewicz, l’esthétique constitue une partie de la m étap hy ­ sique, et l’art (mais parfois, il n ’est pas seul) est un m oyen p erm e tta n t de transgresser les limites hum aines, de nouer un co n tac t avec l’absolu. E t voilà que po ur la com préhension des conceptions de W itkiew icz et p o u r la définition de la place q u ’il occupe au sein des divers co u ran ts intellectuels du XXe siècle, il sem ble p articu lière­ m ent im p o rtan t de déterm iner quels sont les traits spécifiques de l’art (et peut-être p as seulem ent de l’art) qui font q u ’au sein des diverses sphères de l ’activité hum aine, cet art occupe — de l ’avis de W itkiew icz — une place privilégiée. U ne question auxiliaire, d ’o rd re plus histo riq u e déjà, sera celle-ci: les réponses q u ’a proposées W it­ kiewicz sont-elles sem blables à celles données p ar les m od ern istes? W itkiew icz a bâti son esthétique dans un sentim ent de ca ta stro p h e. L ’hum an ité avait justem ent a ttein t ce degré de développem ent où l’instabilité sociale s’accom pagne du dépérissem ent des sentim ents m étaphysiques, du rejet de l’absolu. Les dram es et les ro m an s de W itkiew icz illustrent cette thèse, m aintes fois répétée dans ses textes théoriq ues, selon laquelle on ne p eu t revenir p a r aucun m oyen artificiel aux sentim ents m étaphysiques perdus (ou qui viennent ju ste d ’être perdus). Elles s ’étaient épuisées, elles aussi, ces sphères dans lesquelles les sentim ents m étaphysiques avaient trouvé leur expression ju s q u ’à ce m om ent de l’histoire de l’hum anité.

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116 M a łg o r z a ta S z p a k o w s k a

reprises; de ces énoncés qui diffèrent quelque peu en tre eux, on p eut extraire une form ule com m une. Ainsi donc, l ’expérience m é­ taphysique est liée à l’unité de la personnalité qui est donnée di­ rectem ent à l ’hom m e. L ’ontologie dualiste de W itkiew icz attrib u e à chaque Existence Particulière — aussi bien à une Existence h u m ain e q u ’à une m olécule de m atière — un dualism e m étaphysique. Ce d u a ­ lisme peut être défini de diverses façons: en ta n t q ue dualism e des qualités «perceptives» et des qualités «em piriques», en tan t que dualism e de l ’«unité» et de la «m ultiplicité», en ta n t que dualism e de l’existence p o u r soi et de l’existence p o u r les autres — p o u r faire référence à un au tre langage qui ne soit plus celui de W it­ kiewicz.

Le M ystère de l'E x isten ce est l ’unité d an s la m u ltip licité et son in fin itu de d an s l ’infim e c o m m e d a n s le grand, c o m p te tenu de la n atu re n écessairem en t lim itée de to u te E xistence P a r tic u liè r e 1.

Ainsi s’exprim ait W itkiewicz dans son « In tro d u c tio n philo so p h i­ que» aux Formes nouvelles en peinture. Le dualism e o n to log iqu e s'accom pagne donc — pour au tan t, bien sûr, q u ’il soit, ne serait- -ce que partiellem ent, conscient — du sentim ent du m ystère et de ce qui en découle, c ’est-à-dire de l’inquiétude m étaphysique.

C ette base o ntologique des expériences m étaphysiques, cette accep­ tatio n d ’un dualism e m étaphysique de l ’être peut susciter certaines réserves et il faut se dem an der p ou rq u o i W itkiewicz s ’est décidé en faveur d ’une telle solution alors que, con naissan t l’histoire de la philosophie, il ne pouvait ignorer que dans leur ensem ble, les solutions dualistes étaient considérées com m e em barrassantes et que les p h ilo ­ sophes s ’efforçaient, p a r principe, de les éviter. C epen dant, W itkiewicz a mis l’accent, très nettem ent, sur le dualism e de sa position. Il l’a souligné lors de polém iques avec les conceptions philosophiques m o- nistes de ses co n tem p o rain s: avec l’em piriocriticism e, avec le bergso­ nism e, avec le pragm atism e. Il suffit de rappeler ses philippiques des Formes nouvelles en peinture qui d aten t donc de l’époque où les prém isses de sa philosophie personnelle étaient to u t juste en voie de form ation .

Aux doctrines q u ’il attaq u a it, il rep ro ch ait de ne pou vo ir co n sti­ tuer, au fond, d ’individualité hum aine autonom e. Effectivem ent, le

1 W i t k i e w i c z , L e s F orm es n ou velles en p e in tu re , p. 14. A les p a g es su iv a n ­ tes F N .

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L ’A x io lo g ie de W itk ie w ic z 117

psychologism e de M ach a cherché en quelque sorte l’individualité dans le îlot des im pressions; le bergsonism e l’a fondue en un c o u ra n t de conscience; le pragm atism e a rédu it l’existence hum aine au niveau biologique. W itkiewicz, lui, s ’est efforcé de constituer et de diffé­ rencier l ’individualité, de distinguer la sphère du «moi» de celle du «non moi». L ’é tat de la philosophie de son époque ne lui a pas perm is d ’accepter des considérations naïves, de s ’abstraire du p ro b lè ­ m e; la question du bien-fondé de l ’unité transcendentale de l’aper- ception ne pouvait être tout bonnem ent éludée. A yant com pris — com m e beaucoup avant lui — q u ’on ne pouv ait en aucune façon l’édifier sur les prém isses de l'u n ou l ’au tre psychologism e, W it­ kiewicz a décidé de l ’adm ettre sim plem ent com m e donnée.

Ce qui lui fournissait un argum ent, c ’était l’expérience directe- de sa p ropre identité et il a fait m aintes fois référence à cet arg u ­ m ent psychologique, com m e à une raison ultim e. Et, à son to u r, l’individualité hum aine au to n o m e lui a été nécessaire p ou r sa c o n ­ stru ctio n d ’une théorie. Elle a été — si l’on peut dire — la valeur la plus proche de son coeur. M ais le m onde ne s’arrêtait pas là, et W itkiewicz lui-m êm e s’en re n d ait com pte. C ette individualité a u to ­ nom e — qui n ’était réductible à rien, qui n ’était déductible de rien — elle avait p o u rta n t un corps, elle vivait dans le m onde, elle en tra it en co n tac t avec d ’autres gens. Elle fonctionnait dans la société, elle était soum ise aux lois de la n atu re — et to u t cela n ’avait guère de traits com m uns avec son autonom ie. Le dualism e on to lo giq ue était donc le prix q u ’il fallait payer p o u r entretenir cette individualité auton om e. Et, par conséquent, en ch a n ta n t sans cesse la louange de l’intellect et en p o stu lan t l ’aspiration à la Vérité A bsolue, W it­ kiewicz devait co nsen tir à ce que l’existence soit, en fin de co m p te, un m ystère.

M ais plus l’hom m e-conscience est hom m e, plus il se rend co m pte de la présence de ce mystère. O n peut dire q ue W itkacy a voulu p arta g er les frais de sa p ro p re capitulation philosophique avec de tels hom m es, au nom de la dignité de ceux q u ’il poussait à cette c a p itu latio n . Il semble d ire: je ne perds pas de vue la valeur la plus h au te qui est en vous, m ais vous ne pouvez particip er à cette valeur q u ’à certaines conditions. Vous devez notam m en t affirm er votre p ro p re individualité. Et ce n ’est ni facile ni agréable. D an s l’« In tro d u c tio n philosophique» qui a déjà été citée, il a écrit:

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L ’ex p érien ce de l’in q uiétu d e m éta p h y siq u e en so i p eu t c o m p o r te r une n u an ce d ép la isa n te, du fait de la d ép récia tio n de to u te ch o se q u ’en traîn e la m ise en c o n ta ct avec l ’infini, le m ystère ou la m ort et d o it co n d u ire à u n e tra n sfo rm a tio n c o n ­ c e p tu elle d e cet éta t (F N , p. 20).

D onc, l’hum anité véritable est à ce po in t indigne q u ’elle p ro d u it une im pulsion de m ystification, d ’autoduperie. C om m e ils sont exposés à ce danger, ces dom aines privilégiés d ’activité q ue co n stitu en t la religion, la philosophie et l’art!

C ’est la religion qui a le m oins intéressé W itkiewicz, relativem ent du m oins. Peut-être la raison en est-elle q u ’il la consid érait com m e une sorte d ’anachronism e; il déclarait aussi son indifférence à l ’égard des questions qui y avaient tr a it2. Q ue la religion ait attein t son crépuscule, c ’était p o u r lui une évidence, la conséquence d ’un long processus qui d u ra it sans doute depuis l’A n tiqu ité grecque; c ’est la G rèce justem ent, avec ses écoles philosophiques et son art n a tu ­ raliste et, plus encore avec son « prototyp e des institu tio ns d ém ocra­ tiques représentatives de n otre époque» (FN , p. 131) qui avait mis un term e à la religiosité prim itive.

La crise de la religion s’était donc com m encée il y a bien long­ tem ps déjà. Aussi fallait-il — selon W itkiewicz — rem o nter à des tem ps beaucoup plus lointains p o u r parvenir à une image de la foi auth entique. D ans les Formes nouvelles. .., il a fait référence à l’Egypte antique:

La relig io n , la p h ilo so p h ie et la scien ce co n stitu a ie n t a lo rs un d o m a in e u n iqu e où l'esprit h u m ain se trou vait aux prises avec l ’im pénétrab le M ystère d e l ’E xistence (F N , p. 134).

Plus souvent encore, il citait l’exemple des croyances professées p ar des clans prim itifs qui n ’étaient pas définis plus précisém ent. Le M ystère de l’Existence, ce m ystère fondam ental d ev ait alors être appliqué à to u t le caractère m ystérieux de la nature, de cette natu re q u ’aucune science n ’avait encore étudiée, qui restait incom ­ préhensible et qui constituait une source de m enace. D an s l’article intitulé «D u ra p p o rt de la religion avec la p h ilo so p h ie ...» , W it­ kiewicz a écrit que la religion prim itive était née

2 C f. p .ex . S. I. W i t k i e w i c z , N ie m y te d u sze (L es A m es m a l la v é e s), W arszaw a 1975.

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L 'A x io lo g ie de W itk ie w ic z 119

[ ...] <je l’o p p o sitio n de l’individu au reste de l’E xisten ce; au ssi, d ans ce se n tim en t d ’o p p o sitio n , l ’u n ité de cet individu en soi ainsi que l ’u n ité du m o n d e extérieu r d a n s bon en se m b le d evaien t se renforcer directem en t. C 'est ici que réside la so u rce d e cette in q u ié tu d e m étap h ysiq u e d o n t les im ita tio n s ultérieures son t les sy m b o le s d ’un cu lte d o n n é , sy m b o les p erso n n els ou im p e rso n n els qui représentent certa in es p u issa n c e s3.

C ette phrase est digne d ’atten tio n. Elle ap p a raît dans le con tex te de la polém ique avec le fonctionnalism e de B ronisław M alinow ski. Il est inconcevable — dit W itkiewicz — que les sentim ents m étap h y ­ siques, les sentim ents religieux en l’occurrence, puissent n aître d ’une chose qui leur soit qualitativem ent com plètem ent étrangère. Il de­ vient «im possible de déduire ces sentim ents pris leur spécificité de sentim ents de la vie co u ran te (peur, faim, am our etc)»4. Il reste donc to u jo u rs une place, dans la culture, po ur l’élém ent irréductible, p o u r les sentim ents m étaphysiques qui ne se laissent réduire à rien, qui sont une conséquence de la prise de conscience p a r l’hom m e de sa situation ontologique. L a religion n ’est donc pas née uniquem ent — com m e le pensent les évolutionnistes, les fon- ctionnalistes et autres m atérialistes — de la peur et de l’ignorance; la peur et l’ignorance n ’o n t pu se tran sfo rm er en religion que parce que l’inquiétude causée p ar les phénom ènes de la vie co rresp o n ­ d ait à l ’inquiétude m étaphysique p ro p re à l’hom m e.

M ais to u t cela s ’est passé il y a bien longtem ps. Les divinités créées p ar les peuples prim itifs se trou vaient à la limite du M ystère et du co n n u , elles étaient «un élém ent à la fois conn u et m ystérieux, à m i-chem in entre les êtres familiers et les abîm es du M ystère Eternel» (EN , p. 135). M ais du m om ent où leur an th ro p o m o rp h i- sation com plète est ap p aru e dans la religion prim itive, on a biffé, effacé les principes originels. La religion grecque, ce n ’était déjà plus que des fables sur des dieux en tous po ints sem blables aux hom m es. Les sentim ents m étaphysiques s ’étaient trouvé une issue quelque p art ailleurs. Le m ystère s ’était transform é en théâtre, le vécu religieux en vécu esthétique, accom p agnant la création artistique et le public des oeuvres d ’art. C ep endant, un changem ent essentiel s’était pro d u it. W itkiew icz écrit:

3 S. I. W i t k i e w i c z , « O sto su n k u religii d o filozofii. U czu cia m etafizyczn e ja k o p o d sta w a u c z u ć religijnych i rozw ażań filo z o ficzn y ch » , Z e t, 1932. n o 4.

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120 M a łg o r za ta S zp a k o w s k a

T o u t c o m m e il y eut une é p o q u e , en peinture et en scu lp tu re, où la Form e Pure c o n stitu a it une u n ion avec l’essen ce m éta p h y siq u e qui p r o v e n a it des con cep ts religieux, d e m êm e il fut une ép o q u e où paraître sur scène c o n stitu a it u n e u n ion avec le m y th e 5.

La m u tatio n artistique du vécu m étaphysique est donc indépen­ d ante du contenu, de l’essence m étaphysique. C ’est peut-être sur cela que repose l’im m édiateté de l’art, opposée au caractère indi­ rect de la religion et de la philosophie: c ’est dans l’art que la situation existentielle de l’hom m e trouve son expression directe. D ’une façon ou d ’une autre, en dépit de la persistance des sentim ents m étaphysiques, la religion a com m encé à s’éteindre à d a te r de l ’anthro- p o m o rp h isatio n grecque des divinités.

Et to u t ce q u ’on considère actuellem ent com m e étan t la religion constitue u n ensemble vide de dém arches m écaniques qui résultent un peu de l’accoutum ance sociale, un peu du besoin d ’étouffer p ar quelque chose — fut-ce p ar une apparence — l ’inquiétude m étaph y­ sique. M ais ce ne sont, justem ent, que des apparences. T outes les tentatives p o u r faire revivre la religion dans le m onde d ’a u jo u rd ’hui sont d ’avance condam nées à l’échec. D ans L ’Adieu à l ’automne, A thanaze B azakbal dit, et ce, en accord — si l ’on pense à d ’autres textes — avec l ’opinion de W itkiewicz lui-m êm e:

T o u te s ces idées a ctu elles d e ren aissan ce de l ’in tu itio n et d e la m éta p h y siq u e, to u tes ces n o u v elles se cte s, ces so c ié té s « m éta -q u elq u e c h o se » , ce so n t toutes d es sy m p tô m e s de ce q u e la grande religion est co m p lè te m e n t d éch u e, m ais tou te la m asse d es naïfs s ’en réjou it c o m m e si c ’était le d éb u t de q u e lq u e c h o se de g r a n d ... (p. 183).

La défaite de la religion — W itkiewicz tenait p o u r définitivem ent m ort ce dom aine de l’expression hum aine — sem ble à certains égards digne d ’une atten tio n spéciale. En effet, la religion est, plus que l’art ou la philosophie, un phénom ène social, m êm e si l’on accepte que to u te la «triade m étaphysique» provient d ’une source com m une. Et voilà que ce déclin de la religion est expliqué p ar W itkiewicz (c’est en to u t cas particulièrem ent mis en évidence ici) d ’une façon qui est su rto u t sociologique, en s ’accom pag nan t m ême d ’une indica­ tion assez détaillée des processus sociaux concrets qui y ont mené.

5 « W stęp d o teorii C zystej F orm y w teatrze» (In tro d u ctio n à la th é o rie de la Form e P ure au théâtre), [dans:] N o w e F orm y w m a la rs tw ie , W arszaw a 1959. p. 278.

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L 'A x io lo g ie de W itk ie w ic z 121

D ’un autre côté, nous savons p o u rta n t que le vécu religieux au th en ­ tique est le vécu m étaphysique dont le sujet est l ’individu hum ain autonom e. O n se dem ande donc com m ent il est possible que les changem ents qui surviennent dans la société puissent violer quoi q ue ce soit dans les vécus de cette individualité autonom e.

P o u r rép ondre à cette question, il faut de nouveau se référer à l ’anthropologie dualiste de W itkiewicz, à la double n atu re de l’hom m e. L ’hom m e est to u t à la fois biologique et conscient, social et individuel. Il est — com m e l ’a écrit K rzy szto f P om ian — déployé, en deux tendances. «La prem ière de celles-ci, c ’est l’asp iration — inséparable de la conscience qui est au service de l’individu — à un co n tac t avec le beau, avec la vérité, avec le bien, c ’est donc l’aspiration à p ratiq u er l’art, la science, la religion ou la philosophie. L ’au tre tendance, ce sont ces aspirations au b on h eu r qui sont co n sti­ tutives de la corporalité, à un b on h eu r com pris com m e l ’assouvisse­ m en t de tous les besoins et de toutes les im pulsions, com m e le relâchem ent de toutes les ten sio n s» 6. Selon W itkiewicz, la réalisation de la seconde de ces tendances n ’est possible q u ’au détrim ent total de la prem ière: le «bonheur» équivaut à une «socialisation» totale des individus et donc à un anéantissem ent de l’individualité.

L ’extinction des valeurs individuelles n ’est bien sûr pas le but que se serait d onné cette société en cours de perfectionnem ent; m ais elle constitue le prix inévitable de ce perfectionnem ent. Les sociétés prim itives, esclavagistes ou féodales — avec toutes leurs inégalités bien tracées — m ettaien t sans cesse l’hom m e face à ce q u ’on p o u rra it définir com m e un reflet de sa condition ontologique. La société dém ocratique et égalitaire ne fourn it pas de telles expériences à ses m em bres tous les jo u rs. C et état de choses se reflète d ’abord dans les form es de la conscience collective — et c ’est ainsi q u ’il faut expliquer le fait que dans la « triade m étaphysique», c ’est la religion — qui était aussi le plus fortem ent liée à la vie sociale — qui a subi le déclin le plus précoce. C ependant, la conscience indi­ viduelle est aussi soum ise à la pression des changem ents sociaux qu o iq u e cette pression agisse avec un certain retard. C ’est bien

6 K. P o m i a n , « P o w ie ść ja k o w y p o w ied ź filo zo ficzn a » (Le R om an en tan t que l ’é n o n c é p h ilo so p h iq u e ), [ d a n s:] S tu d ia o S ta n isła w ie Ignacym W itk iew iczu , W rocław 1972, p. 29.

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122 M a łg o r za ta S z p a k o w sk a

p o u rq u o i — en dépit de la d ém o cratisation — la créatio n artistiqu e est possible, du m oins p en d a n t quelque tem ps encore. M ais plus po u r longtem ps.

L a m enace du déclin de l ’art envahissait W itkiewicz. Et ce d ’a u ta n t plus que — su rto u t dans sa prem ière phase d ’activité — c ’est précisém ent dans l ’art, en raison du caractère individuel de la création artistique, q u ’il voyait un rem ède à l ’extinction des sentim ents m étaphysiques et au déclin de l’individu. D a n s L es Formes

nouvelles en peinture, il a écrit, en soulignant le caractère crucial

et m enaçant des changem ents qui s’accom plissaient dans le m onde co n tem p o rain :

L 'art est a u jo u r d ’hui l ’u n iq u e faille qui n o u s perm ette d ’ob server ces horribles c o n v u lsio n s, cru elles et in sen sées, d issim u lées so u s le m a sq u e parfait de la so c ia li­ sa tio n [ ...] Les form es de l’art de n otre ép o q u e révèlent la m o n str u o sité de n o tr e ex isten ce d an s sa vérité et on trou ve en elles le beau ultim e, m orib ond que rien, v ra isem b la b lem en t, ne réussira à rétablir (F N , p. 46).

Ainsi donc, l’a rt est en train de m o u rir et c ’est là, ju stem ent, que se trouve la tragédie. Il faut cepend ant de nouveau réfléchir là-dessus: p o u rq u o i est-ce à l’art précisém ent — parm i d ’autres dom aines privilégiés — q u ’est échu ce privilège particulier? On a déjà dit que l’art, à la différence de la religion ou de la philosophie, p erm ettait un assouvissem ent d i r e c t de la faim m étaphysique. C ette capacité, l’art la doit à la F orm e Pure.

W itkiewicz traite l’oeuvre d ’art selon un principe expressif. D ans

Les Formes nouvelles en peinture, il écrit:

L ’oeu v re d ’art d o it naître — p a s s e z -m o i l ’ex p ressio n g ro te sq u e * — des tripes les plus v iv es de l ’in d iv id u , tou t en étan t lib érée au m axim u m de cette «viscéralité» d a n s so n résultat. V o ilà la recette, m ais q u ’il est difficile de l ’exécu ter U.c.).

En d ’autres term es, l ’oeuvre d o it en arriver à une transform atio n particulière des peurs, des expériences, du vécu de l’artiste en une co n stru ctio n form elle telle q u ’elle satisfasse au p ostulat de la réalisa­ tion de l’unité dans la m ultiplicité. M ais, en m êm e tem ps, l’oeuvre d ’art doit être une co n stru ctio n telle q u ’elle soit capable égalem ent d ’apaiser directem ent l’inquiétude m étaphysique des récepteurs: «de ceux qui conçoivent l’unité de l’E tre et leur solitude en lui à travers

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L ’A x io lo g ie de W itk ie w ic z 123

l ’unité de la form e q ue constitue une oeuvre d ’art déjà crée» (FN , p. 21). Il se p ro d u it donc une analogie entre l ’expérience de l’artiste et l’expérience du récepteur de l ’oeuvre d ’art. L ’élém ent c o n stitu tif de ces deux expériences, c ’est la F orm e Pure.

Le concept de form e n ’est pas particulièrem ent clair chez W it­ kiewicz. Les mises au p o in t de K o n stan ty P uzyna o nt ap po rté un certain o rd re dans cette affaire7. P uzyna dén ote deux conceptions de la form e qui so nt liées étroitem en t aux arts plastiques: ce sont, com m e les a distinguées W itkiewicz, les form es «silhouettes», propres à la peinture, ainsi que les form es «réelles» typiques de la sculpture, de l ’espace en trois dim ensions. D ans une signification ultérieure, la form e ap p a raît dans la définition «conception de la form e» p o u r désigner, à ce q u ’il sem ble, le m ode de co m position de l ’oeuvre. W itkiewicz lui-m êm e a écrit à ce sujet: «Il ne s’agit pas, essentielle­ m ent, de cubes ni de zigzags. L a chose im portan te, c ’est la co n ­ structio n, c ’est-à-dire la com position». Enfin, P uzyna a distingué une dernière acception qui est la form e esthétique autrem en t dit la F orm e P ure, celle-là précisém ent qui nous intéresse le plus dans ces considératio ns; c ’est, selon les propres paroles de W itkiewicz: «la form e d ’une oeuvre d ’art donnée que nous devons définir com m e une certaine unité dans la m ultiplicité, com m e dotée du caractère de l’unité en soi»8. Voilà qui, des considérations sur la forme, nous ram ène im m édiatem ent à la situation m étaphysique du sujet

N ous avons donc, com m e le con state Puzyna, affaire à une théorie esthétique de base dualiste. D ’un côté, toutes les considé­ ra tio n s de W itkiewicz sur les technicalia de la peinture, sur le m ode d ’association des couleurs et de com position de la surface p einte; de l’autre, la conception de l ’art — m oyen d ’expression de l ’angoisse m étaphysique. «C ette conception-là — dit Puzyna — suggé­ rait q u ’il s’agissait d ’u ne oeuvre autonom e, indépendante de l ’artiste qui l ’avait créée, obéissante à certaines lois de la form e q u ’il était possible de définir et d ’associer dans un système de règles. L ’au tre conception parle de l ’oeuvre com m e d ’une projection d ’une

7 K. P u z y n a , « P o jęcie C zystej F orm y» (C o n cep t de F orm e Pure) — cf. cet v o lu m e , p. 101.

8 « S zk ice estety czn e» (E ssais d ’esth étiq u e ), [dans:] N o w e fo rm y vr m a la rstw ie, v o lu m e , p. 101.

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124 M a łg o r z a ta S zp a k o w sk a

personnalité d o n t l’unité décide de l ’unité de l ’œ u v re ; il n ’y a pas de m oyen de séparer l’oeuvre de l ’artiste et l’unité de l’oeuvre en général ne se laisse saisir en aucune règle. La prem ière concep tio n était une théorie de l ’a rt en tan t que form e, la seconde était une théorie de l’art en ta n t q u ’expression; la prem ière était une théorie form istę, la seconde une théorie m anifestem ent expressionniste»9.

La théorie form istę de W itkiewicz a été l’objet des plus grandes polém iques dans l’entre-deux-guerres; on n ’a pas perçu en général, à cette époque, l’aspect expressioniste. C ’était du reste assez co m ­ préhensible: la trad itio n expressionniste du m odernism e, encore vive en ce tem ps-là, sem blait, en quelque sorte, l ’état «naturel» de l’art alors que les idées form alistes co n stituaien t une nouveauté. M ais le for- misme de W itkiewicz n ’est pas pleinem ent conséquent — m êm e si l’on fait abstractio n de la base dualiste indiquée plus haut. En d é n o m b ra n t très soigneusem ent les diverses cond itions form elles auxquelles l ’oeuvre devrait satisfaire, W itkiewicz fait passer co u p sur co up to u t le p roblèm e sur un au tre terrain, il opère une capitu latio n évidente. L ’oeuvre d ’art devrait être et ceci et cela — m ais d ’ab ord , on ne p e u t pas, au fond, exprim er ces indications en term es de concepts («la co n d itio n d ’une satisfaction esthétique profo nde, c ’est de ne pouvoir co m p ren d re pou rq u o i une com binaison donnée de qualités constitue une unité» 10) et de surcroît, le critère décisif de la valeur de l’oeuvre, c ’est sa capacité à susciter des ém otions m étaphysiques («Un bon tableau est u n t a b l e a u q u i é v e i l l e , n e s e r a i t - c e q u e c h e z u n s e u l i n d i v i d u , le s e n t i m e n t m é t a p h y s i q u e à travers sa F o rm e Pure. C ’est là, hélas, la seule définition possible», (FN, p. 110. C ’est W itkiewicz qui souligne). C ’est bien sûr un critère su bjectif et ce qui, en lui, se prêterait éventuellem ent à une justification objective — cette unité dans la m ultiplicité, la F orm e P ure — est ex definitione inexplicable car lié au M ystère.

La théorie expressionniste concerne p a r contre ce processus suivant lequel des «tripes» de l’artiste naît une oeuvre qui ne se trouve pas au niveau des «tripes», une oeuvre qui procure à l’artiste et au récepteur des expériences m étaphysiques, expériences d o n t il a déjà été question plus haut. Il faut m aintenan t s’occuper un instant

9 P u z y n a , op. c it., p. 264. 10 N o w e f o r m y w m a la rstw ie, p. 26.

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L ’A x io lo g ie de W itk ie w ic z 125 de la situatio n de l’artiste. W itkiewicz a absordé ce sujet à m aintes reprises dans ses oeuvres littéraires; ses dram es et ses rom ans fou r­ m illent de personnages artistes, et su rto u t d ’artistes ratés: leur exemple perm et de mieux expliquer peut-être le m écanism e de la création que ne le ferait celui d ’authen tiques génies.

Le thèm e de l’artiste et, plus précisém ent, de la form atio n de l’artiste, c ’est le thèm e du to u t prem ier W itkiewicz, tel q u ’il nous est connu à p a rtir des oeuvres connues à ce jo u r, c ’est le thèm e des 622 upadki Bunga (622 chutes de Bungo). D an s ce ro m an , on peut trouver deux o ppositions fondam entales qui, en ra p p o rt avec ce problèm e, on t intéressé l’au teu r: c ’est l’o p p o sitio n de l’«artiste de la vie» à l’artiste véritable ainsi que l ’o ppo sition des expériences de la vie de l’artiste aux possibilités de leur tran sfo rm atio n artistique dans l ’oeuvre.

La prem ière op po sitio n est exprim ée souvent à haute voix: les trois amis — les héros du ro m an — rep résen ten t les trois variantes de com portem ent possibles. Le prince E dgar N everm ore est sim ple­ m ent un artiste de la vie; le b aro n B rum m el représente une po sitio n interm édiaire, m ais qui est égalem ent orientée, en fin de com pte, vers la vie; Bungo, de m êm e que ce T ym beus qui rem plit à son égard le rôle de précepteur sont d ’avis que la vie devrait céder la place à l ’art.

D ans son article «Aux sources du th éâtre de W itkiewicz», Jan Błoński a écrit: «On peut facilem ent résum er la leçon des 622

chutes de B u n g o : l’art de la vie détruit l ’a rt to u t c o u rt; l’artiste de

la vie est l ’ennem i m ortel de l’A rtiste » 11. Błoński considère d ’ailleurs cette opposition com m e capitale p o u r l’ensem ble de l ’oeuvre de W it­ kiewicz, et en m êm e tem ps — ce qui sem ble essentiel dans le cadre de la question qui a été initialem ent posée — com m e ra tta c h a n t étro item ent W itkiew icz au m ode de pensée m oderniste sur l ’art. P o u r W itkiewicz com m e p o u r les m odernistes en effet, l’art est une façon d ’atteindre ce qui est au d e l à de la vie, il est, p ar là, la voie qui perm et de toucher à l’absolu, indépendam m ent de ce que d o it être cet absolu (Ame N ue, Form e P ure ou au tre chose). L ’art parce q u ’il se fonde sur une expérience m étaphysique, est pour W itkiewicz — de m êm e que la religion l’avait été — quelque chose

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126 M a łg o r za ta S zp a k o w s k a

de fondam en talem ent différent de l’activité n orm ale de la vie. Et c ’est ici que le problèm e ap paraît.

E tant donné, en effet, cette différence entre l ’art et la vie, toute activité de la vie d o it différer de l ’activité artistique. M ais d ’un au tre côté, l ’artiste, qui est to u t de m êm e un hom m e, d o it, en ta n t q u ’hom m e, différer des autres hom m es, il d o it im prim er la m arque de son étrang eté dans to u t ce q u ’il fait, pas seulem et di­ rectem ent, d ans son oeuvre. Le thèm e de l’«artiste de la vie» est bien connu du m odernism e; c ’est d ’ailleurs, en p artie, un héritage du rom an tism e: ce so n t tous les byronism es, c ’est le dandysm e de B audelaire, ce sont, enfin, les surhom m es de Nietzsche. P our les surhom m es, l’a rt ne p eut être un b u t; le b u t, c ’est eux-mêm es, et l’a rt est p o u r eux un m oyen qui leur perm et d ’afferm ir leur p ro p re personnalité. M ais alors, l ’a rt devient un instrum ent, non plus un but, il cesse d ’être l’art véritable, il perd son autonom ie.

Il est difficile de dire dans quelle m esure les m odernistes ont été conscients de cette difficulté. Przybyszewski a écrit:

C ’est l ’être m éta p h y siq u e q u i est en l ’artiste, celu i qui crée, d o n t l ’instrum ent n 'est q u e l’essen ce in d iv id u elle, c ’est celu i-là qui fa ço n n e , se lo n ses b eso in s, la vie intérieure de l’artiste. [Et ailleurs, on tro u v e:] L ’art n ’a au cu n b ut, il est but en so i, il est a b so lu , car il est un reflet de l ’a b so lu , de l ’A M E 12.

C ’est, à p ro p rem en t parler, une façon d ’esquiver le problèm e. L ’artiste et un être privilégié et, en m êm e tem ps, to u t à fait passif: il est une sorte de m édium p a r l’interm édiaire duquel s’exprim e l’A m e A bsolue; to u te la tâche de l’artiste (tâche p ar ailleurs fort ardue) consiste à étouffer en soi la conscience réflexive au p oint que l’A m e A bsolue puisse s’exprim er librem ent. Et justem en t l’artiste — en ta n t q u ’artiste — ne d o it m anifester aucune activité liée à la vie; sa création, son existence d ’artiste doivent être on ne peu t plus indépendants des contingences de la vie. La surhum anité de l’artiste repose sur sa capacité de réd u ctio n ; la mise à nu qui s’accom plit dans la création artistiqu e n ’est p as une mise à nu de soi, m ais une mise à nu de l’absolu, en face de l’artiste transcendant.

C hez W itkiewicz, cette question est légèrem ent plus com plexe. En effet, l’absolu n ’est pas seulem ent intérieur et l’artiste, devant

12 S. P r z y b y s z e w s k i , N a drogach d u szy (Sur les voies de l'âm e), K ra k ó w 1900, p. 8, 15.

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L ’A x io lo g ie de W itk ie w ic z 127 cet absolu, n ’accepte pas le rôle du m édium passif. Ce qui rem plit, chez W itkiewicz, un rôle parallèle à celui de l’absolu des m odernistes, c ’est l’expérience m étaphysique liée à l’unité de individualité opposée à la m ultiplicité du m onde extérieur, c ’est donc quelque chose qui a besoin, précisém ent, com m e d ’un élém ent indispensable, de l’indi­ vidualité hum aine. L ’expérience du m ystère se crée au co n tac t du «m oi» et du «non m oi»; il n ’est donc pas indifférent de savoir ce q u ’il adviend ra de ce m oi. L ’individualité de l’artiste est em pêtrée dans son oeuvre p ar ces «tripes» déjà m entionnées, ces tripes qui, au cours du processus de la création, doivent subir une «détri- pation». Le prem ier ro m an de W itkiewicz est consacré, ju stem en t, à cette q u estio n : il tente de m on trer l’éducation atistiq ue d ’un jeune hom m e que de nom breuses «chutes» o rientent sans cesse du côté de la vie et d étournent, p a r là-m êm e, de sa vo catio n hau tem en t glorieuse, de la création artistique. Les élém ents au to b io g rap h iq u es ajo u ten t à cette histoire un certain p iq u a n t; c ’est en m êm e tem ps le ro m an le plus «réaliste» (au sens traditionnel de ce term e) de W itkacy. L ’histoire de l’éducation artistique de B ungo p eu t p o u rta n t bien être traitée, d ’une certaine façon, com m e le récit de l’expérience personnelle de l’au teu r; cela ne change rien au fait que cette histoire constitue une tentative de dénouem ent d ’un prob lèm e th é o ri­ que authentique.

A en ju ger p ar les péripéties de B ungo, la tran sfo rm atio n de la vie en art consiste, sem ble-t-il, non à éviter la vie, m ais à c o n ­ server en face d ’elle la capacité de regarder de l ’extérieur ce q u ’on vit — to u t en conservant, sim ultaném ent, l’intensité et l’au then ticité de ce q u ’on vit. En d ’autres term es, cette tran sfo rm atio n , c ’est être à la fois l’intérieur et l’extérieur de la vie. Ce n ’est p as une tâche des plus faciles; c ’est p o u rq u o i la vocation de l’artiste s ’accom pagne d ’h ab itu d e d ’une certaine infirm ité spirituelle, de l’in ap titu d e à se plonger pleinem ent dans l ’ém otion, d ’une intervention continuelle de la conscience réflexive. La victoire sur les «tripes», c ’est, au fond, l’aspiration à la connaissance de soi.

Błoński qualifie de m oderniste la position de W itkiewicz qui est exprim ée dans B u n g o 1*. C ependant, avec un tel qualificatif, étan t

,J J. B ł o ń s k i , « P o d r ó ż d o W itkacji» (V o y a g e à W itkacja), T w ó rc zo ść , 1972, no 11, p. 84.

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128 M a łg o r za ta S zp a k o wsk a

do nné la divergence indiquée plus h a u t en tre W itkiewicz et ce Przybyszewski que nous avons cité à titre d ’exemple, on ne peut être absolum ent d ’accord. Différent est le traitem ent de l’individualité de l’artiste, différent aussi le caractère de l ’absolu vers lequel l’artiste tend p a r son art. R épétons-le: l’absolu m oderniste se situe p a r ra p p o rt à l’artiste transcen dan t tandis que l’absolu de W itkiewicz est lié au vécu du dualism e ontologique. D ans le m odernism e, l’individualité de l’artiste se ré d u it; chez W itkiewicz, elle se constitue.

Est com m une, p ar contre, la conception de l’art expressive (chez W itkiewicz, nous nous en souvenons, cette conception est à demi expressive). C om m u ne aussi, l’a ttrib u tio n à l ’art de traits éternels et universels. Przybyszewski écrivait tout sim plem ent:

L ’art est la réalisation de ce qui est étern el, il est ind ép en dan t de to u t c h a n g e ­ m ent, d e to u t hasard, libre du tem p s et d e l ’espace [ ... l ’art] ne c o n n a ît q u ’une seule c o n tin u ité im m ém o ria le, q u e la se u le p u issa n ce de l ’être de l ’â m e, il a sso cie à l ’â m e de l ’h o m m e l’âm e de l ’o m n in a tu re, il c o n sid èr e l ’âm e de l ’individu c o m m e u n e m a n ifesta tio n de cette autre â m e 14.

Voilà qui, trad u it en langage o rdin aire dénote la conviction du caractère universel des valeurs esthétiques auxquelles l’artiste p a r ti­ cipe. O n peut trouver la m êm e conviction chez Witkiewicz.

C e qui était la vérité en A rt du tem p s d es E gyp tien s ou d ans la C h in e a n cien n e est vrai aussi p ou r n o u s et le restera aussi lo n g te m p s q u e la d ém o cra ­ tisa tio n et la m é ca n isa tio n ne feront pas de n o u s d es a u to m a tes in cap ab les d ’ép rou ver le sen tim en t m éta p h y siq u e (F N , pp. 47 — 48).

C ela signifie donc que l’art ne se prête pas à un traitem ent historique, que sa relativisation n ’a aucun sens: si quelque chose est l’art, ce quelque chose l’a été et le sera en tous tem ps, du m oins ju s q u ’à ce q u ’il se trouve q u elq u ’un qui soit capable de l’apprécier.

Effectivement, dès lors que l’art a été rattach é à l’expérience, é p ro u ­ vée p ar l’hom m e, de son p rop re statu t ontologique, il n ’y a pas de raison de le voir changer si ce statu t ne subit pas de changem ent. L ’hétérogénéité des cultures n ’a pas été niée p ou r au ta n t: on ne dit to u t de même p as que les arts de l ’Egypte et de la C hine antiques é t a i e n t i d e n t i q u e s ; W itkiew icz se contente de soutenir que la v é r i t é de ces deux arts (et de tous les autres) a toujours été la même. M ais dès lors q u ’il en est ainsi, il convient de se

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L 'A x io lo g ie de W itk ie w ic z 129

dem ander p o u rq u o i cet a rt qui s ’appuie sur des principes universels devrait décliner précisém ent m ain ten an t, et su rto u t en q uo i devrait consister ce déclin prévu.

W itkiewicz a com pris cela, semble-t-il, de la façon suivante. L ’essence d l’a rt est im m uable. Par contre, sa form e concrète s’est changée, bien sûr, au cours de l’histoire. L ’art apparaissait sous sa form e la plus pu re lo rsq u ’il co n stitu ait une unité avec la religion, avec le m ythe: le vécu religieux était alors égalem ent le vécu esthétique. Il n ’existait pas alors de ru p tu re entre la form e et le contenu, l ’a rt accom plissait pleinem ent sa vocation m étaph y­ sique. Son déclin a com m encé avec le crépuscule grec, le crépuscule des anciens m ythes, avec la «vulgarisation de la religion, l’assim i­ lation des dieux aux hum ains et le développem ent intellectuel dans le processus de la d ém ocratisation de la société» (FN, p. 167). C ’est alors q u ’est né l’a rt «naturaliste» qui a eu le pouvoir p a r la suite. Le conten u a pris le pas sur la form e; ce qui était rep ré­ senté s ’est mis à cacher com plètem ent la façon d o n t c’était rep ré­ senté, et cepend ant, en vertu des principes de W itkiewicz, l’art orienté vers la transm ission du vécu de tous les jo u rs, non vers la perception de l’un ité dans la m ultiplicité, n ’est p as du to u t un art nul.

D e la transm ission de l’unité dans la m ultiplicité s’occupe, il est vrai, l’art abstrait. M ais la renaissance de la Form e P ure au X X e siècle a, au fond, un caractère artificiel, c ’est, com m e le d it W itkie­ wicz, «un acte de désespoir dirigé con tre la grisaille envahissante de la vie» (F N , p. 170). Il est vrai que la possibilité de se «réaliser» existe encore dans l’art (FN . p. 172), il est vrai — et c ’est très caractéristiq ue — que m êm e d ans L ’Inassouvissement, dans la période ultim e des révolutions sociales spasm odiques, sur un fond de d ép rav a­ tion et de bouffonnerie générales, le seul qui garde une certaine dignité, c ’est, justem ent, l ’artiste, le m usicien Tengier, m ais l’éto n n an te puissance de l ’art ne d u re ra pas longtem ps. En effet, l ’art est c o n ­ d am né à l ’exterm ination, et ce, p o u r deux raisons. O n p eu t appeler celles-ci raison im m anente et raison transcendante. 11 faut s’occuper de chacune d ’elles séparém ent.

T o u t d ’ab ord , une des limites de l’art est causée p ar la nécessité interne. La renaissance co n tem porain e de la Form e P ure est, com m e on l’a dit plus h aut, une dém arche artificielle et l’on voit, dès

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à présent, les effets fatals de ce caractère artificiel. L ’«inassouvisse- m ent p ar la form e» engendre des co ndition s p articu lièrem en t propices au bluff ordinaire, à la tricherie, les critères s ’estom p ent, on ne sait pas très bien ce qui a de la valeur, ce qui n ’en a p as,, n ’est q ue trom perie. En m êm e tem ps, la renaissance artificielle de la Form e P u re exige des artistes u ne finesse de plus en plus poussée, du raffinem ent qui se transform e peu à peu en perversion artistique et finalem ent en dégénérescence pure. Il s ’ensuit alors un «m anque d ’audace formelle» qui est la trahison de l ’art. D e plus, il existe un au tre danger, le plus g ra n d : le n om bre des co m bin aiso ns stricte­ m ent form elles est lim ité et sera bientôt épuisé, to u t sim plem ent. En fin de com pte donc, W itkiewicz nous dit:

L'art m eurt su ite à l’ex tin ctio n du se n tim en t d e l ’in d iv id u a lité, d a n s une so c ia lisa tio n cro issa n te, su ite à l ’ép u isem en t de to u te s les c o m b in a is o n s p o ssib le s d ’a c tio n s, suite à l ’a p p a ritio n de la p erversion a rtistisq u e q u i en d é c o u le ; il m eurt, enfin, par suite d e sa p ro p re d é m o c r a tis a tio n 15.

D ans cette form u lation on t trouvé p lace ces causes q ue nous avons qualifiées ici d ’im m anente et de tran scen d an te. A vant d ’ab o rd er ces dernières, il faut rem arqu er que l’a rt qui dégénère sous l’in­ fluence d ’une nécessité interne perd la signification th érap eu tiq u e qui était la sienne jusqu e là: il cesse de ré p o n d re à l’inquiétude m étaphysique des hom m es.

C ep end an t, l’a rt ne m eurt pas seulem ent parce q u ’il a épuisé lui-m êm e ses p ro p res possibilités, m ais aussi parce q u ’il ne trouve presque plus de créateurs ni d ’ad m irateu rs. D a n s la société co n ­ tem po raine — et ce sera plus vrai encore d a n s la société future, si le développem ent d o it se poursu ivre d an s la direction prévue par W itkacy — le m écanism e social écrase et an é an tit to u te individualité, to u te p erso nnalité — le po u v o ir des m asses est lié à l’an éantissem ent de l’individu. C ’est la cause transcen d an te du déclin de l’a rt: les masses n ’on t plus besoin, to u t sim plem ent, d ’aucun art. Les m asses — la foule, ce m on stre déshum anisé du ca ta stro p h ism e de W itkiew icz — ne pensent q u ’à assouvir leurs besoins élém entaires, biologiques, elles se lim itent à leur corp o ralité. Il n ’y a d on c pas de raison d ’éprouver l’inquiétude m étaphysique ni de chercher un refuge d ans l ’art. La

15 «O a rtystyczn ym teatrze» (D u théâtre a rtistiq u e ), [dans:] N o w e fo rm y w m a ­

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L ’A x io lo g ie d e W itk ie w ic z 131 description la plus ju ste de cette situation est alors constituée p ar la sentence que, d an s L ’Inassouvissement, S turfan A bnol a consignée dans l’album de Liliane, sa fiancée:

M es oeu v res ne p én étrero n t so u s au cu n to it d e c h a u m e , car h eu reu sem en t, il n ’y aura p lu s alors de to it d e ch a u m e . Il n ’y aura p lu s d e jo ie d ’au cu n e sorte d an s le m o n d e et seule la c o c h o n n e r ie s ’infiltrera p areillem en t p a rto u t (vol. 2, p. 128).

Le troisièm e des dom aines que distingue W itkiewicz, nous nous en souvenons, c ’est la philosophie. M ais cette questio n exige d ’em blée une certaine explication. C ’est une chose de p ra tiq u e r la philosophie, de se p oser des q uestions bien définies et de chercher des réponses à ces q uestion s; c ’est au tre chose d ’interpréter u n tel phénom ène dans une réflexion philosop hique, sur la base de la cultu re dans son ensem ble. W itkiew icz était incontestablem ent un philosophe, le créateu r d ’un certain systèm e plus ou m oins réussi; m ais, en m ême tem ps, W itkiew icz était un théoricien de la cu ltu re et il s ’intéressait à la fonction que la p hilosop hie a rem plie et co n tin u e à rem plir dans cette culture. N o u s avons donc affaire à une situ ation qui a crée des con dition s favorables à l ’app aritio n du dualism e qui a suivi, d ’un dualism e an alo gu e à celui q u ’on peut observer sur le terrain esthétique. D ’un côté, le système de W itkiewicz est une ontologie dualiste; de l’autre, ce so n t des considérations sur le fonctionnem ent de ce systèm e p h iloso ph ique et des autres systèm es philosophiques, sur ce q u ’ils ap p o rte n t à l’hom m e. D ans le prem ier cas, on parle

explicite d ’une asp iratio n à la vérité absolue; dans l’autre, on délibère

sur les besoins que p eu t assouvir, dans la vie d ’un hom m e, cette asp iratio n à la vérité absolue.

A la philosophie considérée com m e un système, à la m étap hy­ sique que lui-m êm e cultivait, W itkiewicz a ttrib u a it l’indépendance à l ’égard des sciences ou de to u t au tre conditio nn em ent. D ans l’article intitulé «D u ra p p o rt de la religion et de la p h ilo so p h ie ...» , il a parlé ab o n d am m en t d u fait que ces deux dom aines ne s ’excluaient pas l’un l’autre, que du co n tra ire: les conclusions tirées de l’un sont en quelque sorte mêlées aux conclusions qui découlent du second. C ela se passe ainsi parce que la p hilosophie n ’im plique pas l’esthétique. L ’existence ne d oit pas avoir de «but» ni de «sens» et la tâche de la philosophie n ’est pas du to u t de les rechercher.

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132 M a łg o r za ta S zp a k o w sk a

O n ne peu t que croire au sens de l ’Existence, et c ’est ici, préci­ sém ent, que s’achève la philosophie et que com m ence la religion. En élargissant cette conception, il est possible de com p ren d re que W itkiewicz n ’ait pas attrib u é à la philosophie — et p a r ph ilo ­ sophie, il entendait su rto u t l ’ontologie — de sens idéologique. La vérité absolue est — parce q u ’elle est absolue — inconditionnée, m ais elle n ’im plique pas davantage de directives. P ar co ntre, la p h ilo sop hie traitée fonctionnellem ent, com m e une form e de l’expression hum aine, est, bien, sûr, non autono m e, elle se réfère à ceux qui la p ra tiq u e n t. Sa valeur dépend alors de son degré d ’expression de l’expérience m étaphysique, d ’expression conceptuelle, indirecte, «m édiatisée» p ar l’intellect.

D ans les années trente, la philosophie com m ence à occup er une place particulièrem ent privilégiée dans la triade de W itkiew icz: c ’est cette m êm e place qui revenait au p a ra v a n t à la création artistique. Il faut ici attirer l’atten tio n sur un fait. Voilà que W itkiew icz n ’a nulle p a rt décrit, en principe — ni dans ses rom ans ni dans ses d ra ­ m es, et m oins encore dans ses textes théoriques qui lui fournissaient de m oindres possibilités expressives — ce choc que l’hom m e d o it é p ro u ­ ver au con tact du M ystère de l’Existence, à l’expérience de sa p ro p re u n ité p arfaite dans la m ultiplicité, ce choc qui devait lui être ap p o rté p a r l’art. Ses héros o nt éprouvé des sentim ents m étaphysiques — ou p lu tô t quasi-m étaphysiques — dans des circonstances d ’un to u t au tre type. D ans L ’Adieu à l ’autom ne, A thanase B azakbal ép rou vait un tel éblouissem ent après avoir usé d ’une certaine q uan tité de cocaïne, en co n tem p lan t le p an talo n de son am i Lohyski. G enesyp K apen d an s L ’Inassouvissement atteignait à deux reprises les secousses m é­ tap h y siq u es: une fois, à la façon de K an t, à la vue d ’un ciel éto ilé; l’au tre fois au cours de sa n uit de noces, en étran g lan t son épouse Eliza. En aucun de ces cas, un des dom aines privilégiés de W itkiew icz n ’est entré en jeu. Il est vrai q u ’il y a d ans l’oeuvre de W itkiewicz une description m inutieuse du choc de l ’expérience m étaphysique, mais cette expérience ne s ’est pas constituée en liaison avec la création artistiq ue ni avec la religion, mais bien en liaison avec la philosophie.

D ans L a Seule issue, Isidore était surpris p a r l’expérience m étap hy ­ sique lors d ’une p rom enade où ab o n d aien t les considérations o n to ­

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L ’A x io lo g ie d e W itk ie w ic z 133 logiques. Le com m entaire d o n t l’auteu r a pou rv u l’expérience de son héros est intéressant.

C et in stan t m êm e où l ’on regarde du c o in de l’oeil le m o n d e entier, y c o m p r is so i-m êm e ne d o it p as être saisi d a n s d es d im e n sio n s ro m a n esq u es, p su d o -a rtistiq u es. O n p ou rrait écrire là -d e ssu s un p o è m e , si l'on avait du talen t. [ ...] m ais il serait to u t aussi b ien , en faisan t a b stra ctio n de la m atière co n cep tu elle du p o è m e , de c o m p o se r un p rélude, de pein d re un p etit tableau fo rm istę ou m êm e zo n iste (ça ne fait rien). ¿le m od eler ou de sculpter une sta tu ette etc., m ais alors ce ne serait p lu s la m ôm e c h o se , ce serait jeter le v o ile a d o u cissa n t du beau sur le feu exaspéré d es m ystères étern els, c o m m e d isait N ad razil Ż y w io ło w ic z , en se r ep o sa n t au p a y s, après ses affaires, sur les tas de co rp s d es p rem ières fille tte s 16.

D ans cette description, il faut attirer l’atten tio n sur trois choses. P rim o, l’expérience m étaphysique équivalait dans ce cas à l ’expérience esthétiq ue: W itkiewicz soutient q u ’il ne peut la décrire p ar les m oyens du ro m an (le rom an, c ’est to u t de m ême, com m e il l’a souligné à m aintes reprises, un genre «souillé»), m ais il préten d ait q u ’on p ouvait la tran sm ettre à l’aide d 'u n e oeuvre relevant de l’art p u r : d ’une oeuvre poétique, plastique, musicale. Secundo, le m écanism e de l’expérience philosophiqu e est le m êm e que celui de l ’expérience esthétique: ce «regard du coin de l ’oeil», ce n ’est rien d ’autre que l ’éloignem ent d o n t il a été question à l ’occasion de l’analyse de la situation de l’artiste, lequel, grâce, précisém ent, à un tel «regard de côté» sur son p ro p re vécu, s’est libéré des com plexités de la vie. T ertio, et c ’est là le plus im p o rtan t, il ressort de la conclusion de la citatio n que l’expression de l’expérience m étaphysique p ar des m oyens artistiques serait en mêm e tem ps un adoucissem ent de cette expérience. Ainsi donc, l ’art déform e l’expérience m étaphysique. 11 se p ro d u it do nc un reto u rn em en t des affirm ations précédentes de W it­ kiewicz. Celui-ci, nous nous en souvenons, soutenait que seul l ’art p erm ettait la transm ission directe de l’unité dans la m ultiplicité tandis que la philosophie avait besoin, p our ce faire, d ’une m édiation conceptuelle. A présent, to u t indique que ce sont les m oyens a rti­ stiques qui m ènent à cette déform ation lénifiante tandis que la p h ilo ­ sophie, elle, est capable de tran sm ettre l’expérience du M ystère de l’existence sous une form e intacte.

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134 M a łg o r z a ta S zp a k o w sk a

C ette evolution est liée à un changem ent général survenu dans l ’appréciation de la philosophie. L ’époque des Formes nouvelles en

peinture, c ’était celle où W itkiewicz ne se c o n te n ta it pas de critiqu er

les doctrines philosophiques existantes — et il n ’a jam ais fait m arche arrière en ce dom aine — m ais où il é m e tta it aussi des réserves à p ro p o s du rôle de la philosophie d an s son ensemble, de ses possibilités de transm ission des expériences m étaphysiques. D a n s la philosophie de son tem ps, il décelait les sym ptôm es d ’une crise sem blable à celle que subissaient la religion et l’art. Le déolin im m anent de la philosophie consistait, selon W itkiewicz, en une lim itation d ’am bition fort répréhensible. P a r suite des changem ents sociaux survenus dans le m onde, du dépérissem ent de la person nalité et de la socialisation croissante, et aussi sous l’influence du dévelop­ p em ent des sciences exactes et d ’un hédonism e superficiel et général, la philosophie a trah i sa vocation. En effet, les philosophes n ’aspirent plus à créer un système m étaphysique ultim e, m ais ils con cen tren t to u te leur atten tio n sur des solutions partielles.

D ’un p o in t de vue théorique, c ’est, co m m e le so uten ait W it­ kiewicz, un p u r non sens. Il a répété m aintes fois, n o tam m en t dans l ’opuscule «Les Sciences exactes et la p h ilo so p h ie » 17, q u ’en philosophie, à l’inverse de ce qui se passe d an s les sciences exactes, les hypothèses et les solutions partielles étaien t to u t sim plem ent im possibles puiqu e to u te conception p h ilo sop hique p articulière en ­ traîn a it, «im pliquait» un systèm e total. C es affirm ations c o n tra ­ dictoires d o n t ch acune se réfère à une au tre m étaphysique — que l ’au teu r en soit ou non conscient — ne font q u ’éloigner de l’ultim e vérité, de la vérité absolue. Le relativism e p h ilo so ph iqu e est inad­ missible, il est co n traite à l’essence de la philosophie.

C ependant, la philosophie contem p o rain e consente aisém ent à ce relativism e. Ou bien elle est p ragm atiqu e, et, p ar son p ro gram m e m êm e, elle se satisfait de solutions partielles; ou bien elle est b alb utie­ m ent intu itif à la Bergson (il serait in stru ctif de p ro céd er à un relevé des invectives que W itkiew icz a ém ises à l’adresse de Bergson et de les co m p arer avec celles q u ’il a prononcées à l’intention de C hw istek: que détestait le plus W itkiewicz — l’in tuitio nism e ou le ralativism e?; dans les deux cas, une telle position co n stitu e un acte

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L 'A x io lo g ie de W itk ie w ic z 135 de capitulatio n. La seule sphère de vérité absolue qui subsiste encore dans la philosophie contem poraine, c ’est la logique, la «lo­ gistique» com m e on disait du tem ps de W itkacy. C ette logique, ce­ pen d an t, est on ne p eu t plus inappropriée, détachée de la réalité; de plus, elle ne facilite en rien sa description. Ce qui rend le m ieux sans do u te le ra p p o rt entretenu par W itkiewicz avec la logique, c ’est le petit récit facétieux de Benz dans L ’Inassouvissement :

U n certain m o n sieu r q ui était d é g o û té d e la lo g iq u e a prétendu q u ’il suffirait de p rendre un seul sig n e, par ex em p le un p o in t, et d ’ad m ettre c o m m e règle d ’a ctio n : « N e rien faire avec c e sign e» — alors la p erfection serait attein te (p. 99).

La philosophie a dégénéré aussi dans sa fonction. Les ra tio n a ­ lisations qui ont été réalisées en son sein ne parv ien n en t plus à saisir les vérités ultim es, elles entraîn en t la recherche d ’u n e sanction de l’état existant. D a n s Les Formes nouvelles, on dit ca rré m e n t: «T oute philosophie, to u t système n ’est égalem ent q u ’une façon de se rassurer face au M ystère inexplicable» (p. 152). La philosophie est donc une ap p arence de solution. Elle apaise, elle perm et d ’oublier le M ystère de l’Existence et de passer, la conscience tran qu ille, aux affaires pratiqu es. Au lieu de prov oquer un choc et de co nstituer l ’un ité de la p ersonn alité — en re n d an t l’hom m e conscient, en toute acuité, de son statu t ontologiqu e — la philosophie perm et à cette unité de se perdre. A u lieu de frapper l’esprit p ar l ’étran geté de l’Existence, elle s ’efforce par tous les m oyens de dissim uler cette étrangeté.

U ne telle co n ception p erdure plus ou m oins ju s q u ’à l ’époque de

L ’Inassouvissement, m ais p a r la suite, d ’autres m otifs app araissen t

d ans l’oeuvre de W itkiewicz. La philosophie prend l’avantage sur l ’a rt d ans la m esure où, selon W itkacy, on ne peut rien faire avec ce dernier tandis que la prem ière offre encore une chance de création d ’un systèm e com plet c ’est-à-dire d ’une appro che de la vérité absolue qui soit tout à fait accessible. On peut évidem m ent expliquer ce virage p ar la biog rap hie de W itkiewicz: de peintre et de d ra m a ­ turge q u ’il était, l’au teu r est devenu, avant tout, un philosophe. Il publie de plus en plus de textes dans ce dom aine et p arm i ces textes, il en est aussi d o n t le titre-m êm e peut être reçu com m e un pro g ram m e : «D e l ’im po rtance de la philosophie p o u r l’e sth é tiq u e » 18,

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