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Academic year: 2021

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Alina Witkowska

Troie, une fois de plus...

Literary Studies in Poland 18, 7-39

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Articles

A lina W itkow ska

Troie, une fois de pl us . . .

La G ra n d e E m igration est un des phénom ènes les plus ex trao rd i­ naires et les plus m ystérieux de l’histoire polonaise. Le nom déjà est un peu parad o x al, car l ’adjectif « g ra n d e» ne désigne pas ici le nom bre, m ais les dim ensions qualitatives du phénom ène. Il y eut assez bien de P olonais d an s l’ém igration, m ais sans excès, plus de 6.000 sans doute. M ais l’adjectif « g ra n d e » contient une ap précia­ tion de la valeur, et non de la g ran deu r prise dans un sens de considération q uantitative. C et adjectif n ’a pas non plus connu tout de suite un usage généralisé. Ce ne sont pas les ém igrés eux-mêm es qui l’on t créé; le prem ier spécialiste du phénom ène, Lubom ir G adon, ne le connaissait pas non plus. A dire vrai, il n ’en m an q u ait pas alors, de ces gens qui se posaient des questions sur la signification de la vie en ém igration, après l’insurrection de novem bre 1831, et qui l’accusaient d ’avoir pillé le pays, de l’avoir privé de ses talents, de développer une m anie du com m andem ent et une tendance im m odérée à fom enter des insurrections. C ’était là le point de vue des orientations conservatrices qui, tim idem ent au début, avaient élevé la voix p o u r protester et qui, après la défaite de l’insurrection de janvier 1863, s ’en priren t avec énergie et à grand b ru it à l’ém igra- tion et à son autorité. Les sta ń c zy c y 1 et les gens de lettres qui étaient proches, p ar leur conception du m onde, de l’école historique de C racovie choisirent l’ém igration com m e cible — une cible qui leur était com m ode à beaucoup d ’égards — de leur m atraq uag e critique.

1 S ta ń c zy c y : parti co n serv a teu r de G alicie, rep résen tant le program m e d ’en ten te avec l ’A utricne, o p p o se à la p o litiq u e des co n ju r a tio n s et par co n sé q u en t à la lutte pour l ’in d ép en d an ce n a tio n a le.

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Il ne semble pas q u ’ils aient rem p o rté de succès sensibles dans cette lutte. Il est très difficile de venir à b o ut des m ythes. Et l’ém igration qui suivit l’insurrection de N ovem bre devint un mythe polonais du salut. U n m ythe aussi réel et irréel à la fois que le récit de Virgile ra co n tan t Enée q u itta n t T roie en flammes. La nation savait q u ’en terre étrangère s’étaient rassem blés ceux qui avaient q uitté la T roie polonaise en em p ortant, p o u r sauver leurs valeurs, les saintes reliques, les vieillards vertueux qui se souvenaient encore de la Pologne libre, et les poètes-prophètes — ces gardiens de l’esprit de la n ation. Il y avait donc, quelque p art, un centre de la polonité, une P ologne libre, cette grande cause de la G ran d e E m igration.

M ais les vieux ont cette particu larité q u ’ils m eurent. Les gens vieillissent, la vie p o u rsu it son rythm e non héroïque, les prophètes aussi q uittent, ab a n d o n n en t leurs cothurn es de p ro p h é tie auxquels tous étaient habitués. Et tel fut le lot de la G ran d e Em igration. Son cours, ju s q u ’au finale, devait donc être bref. Or, il ne le fut pas quoique cette société repro duisît m al ses rem plaçan ts: les enfants des ém igrés — su rto u t ceux issus de m ariages m ixtes — ne parlaient plus du to u t polonais.

D ’une façon générale, on considère que c ’est l’année 1863 qui lim ite la durée de la G ran d e E m igration. E ntre les d ates des deux grandes insurrections — celle de N ovem bre et celle de Janvier — se situent la form ation, l’épanouissem ent et le crépuscule de la G rande E m igration. Ses chefs spirituels, ses poètes de génie — Słowacki, M ickiewicz, K rasiński — ne sont plus, ses grands vieillards — N iem ­ cewicz, Kniaziewicz — se sont éteients, beaucoup de ses m ilitants politiques se sont dispersés; avant l'insurrection de Janv ier déjà m o u rait A dam C zartoryski, ce personnage rem arq u ab le de la scène politique de l’ém igration. O n peut dire que c'est une ém igration dom inée p ar le rom antism e qui est entrée dans l’H istoire, un ro m a n ­ tisme qui était celui d ’une génération, d ’une conception du m onde et d ’un style politique de pensée. Ce style supp osait la p rim au té de l ’idée insurrectionnelle sur to u te au tre form e d ’action et attrib u ait à l’insurrection le rôle de com m andem ent, face au pays. C ’était un rôle déduit de la conviction de l ’im portance de l ’aînesse spirituelle, du charism e des saints nom s et des grands personnages rassem blés dans l’ém igration. Ce rôle se fo ndait aussi sur l’expérience acquise au com b at p ar les particip an ts de l ’insurrection. En effet, l’ém igra­

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tion co nsidérait son existence en exil com m e la conséquence de l’insurrection de N ovem bre. Le phénom ène de la durée de la G rand e E m igration s’explique p ar le besoin spirituel — ém an an t su rto u t de P olog ne — de l ’existence d ’une telle institution et p ar la persistance d 'u n certain style dans la pratiq u e de la politique p olonaise: il fallait s ’engager dans le m ouvem ent arm é ju s q u ’à l’Indépendance, d an s le co m b at p o u r la liberté, en s’unissant à l’E urope des peuples. D e tels efforts com blèrent l’intervalle de tem ps entre l’insurrection de N ovem bre et 1863. M ais il ne suffit pas de co nstater que l ’ém ig ratio n fut renforcée p ar les vagues d ’ém igrés venues coup sur coup de Pologne p o u r avoir pris p art, de près ou de loin, à des essais ratés de conspiration. Ces gens au raient pu devenir to u t sim plem ent de ces émigrés qui se m ettent à m ener une vie norm ale d an s un pays étranger. Bien sûr, de ceux-là, il y en eut aussi, m ais la m ajorité en tra dans l’orbite d ’un m onde créé p ar la G ra n d e E m igration, sous l ’égide éthique du com bat p o u r la liberté, où que ce com bat ait lieu. C ’est p o u rq u o i l ’ém igré sans toit, l’ém issaire, l'éternel voyageur qui possède juste ce qui trouve place dan s son baluchon est vraim ent le citoyen im m ortel de la Pologne dans l ’ém igration, et P aris — P aris objet de haine et d ’am o u r — est le centre fixe de ces frères dispersés.

La fuite des années changea bien des choses dans l’opinion que l’ém igration avait de l’im m inence de la prise d ’arm es et de sa p articip atio n à celle-ci. Il s ’avéra que le com bat p o u r la Pologne s'accom plissait su rto u t en Pologne, aussi bien ce co m b at quotidien, assu ran t la vie dans les territoires annexés, que le co m bat clandestin, indépendantiste. Si le pays n ’était pas prêt, m atériellem ent et spirituel­ lem ent, l’ém igration ne pouvait rien faire. Si, m algré to ut, elle lançait un ord re de com b at, cela aboutissait à une défaite et à de nouvelles persécutions. U n exem ple d ’un tel apriorism e de l’dée insurrectionnelle de l’ém igration, c ’est l ’expédition de Zaliwski en 1833 qui se term ina p ar l ’anéantissem ent total des insurgés. Il y eut aussi ces nom breuses actions clandestines infortunées qui furent organisées essentiellem ent p ar le T P D 2, p ar exemple, les préparatifs au soulèvem ent de 1846. Indépendam m ent des liens m ultiples et im p o rtan ts que les chefs de l’insurrection de Janvier avaient noués

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avec rém ig ra tio n , ce soulèvem ent avait p o u r base le m ouvem ent clan­ destin en Pologne, ses cadres et sa direction.

La laborieuse action diplom atique en faveur de la Pologne, que poursuivit to u t un tem ps le prince C zartoryski, ne d o n n a pas non plus les fruits atten d u s; la particip atio n arm ée des Polonais au P rintem ps des Peuples et plus tard à la guerre de C rim ée n ’en produisit pas davantage. On peut dire aussi, de façon très fondée, que l’im pétuosité de l ’activité politique de la G ran d e Em igration s ’est brisée, précisém ent, lors de cette querre de Crim ée. C ette querre fut le fiasco de l’am bition des différentes tendances de l’ém igration, la défaite personnelle de C zartoryski — hom m e politique, la ruine des rêves rom antiques d ’une co nquête de l’indépendance polonaise p ar les larges voies de la pérégrination de l ’exil. Mais le centre polonais de l’ém igration qui avait été créé p ar les exilés après l’insurrection de N ovem bre d u ra it toujours, m êm e s ’il était dépourvu de cette énergie qui avait présidé aux grands débuts du m ouvem ent.

Il était im p o rtan t q u ’il y eût un tel centre qui possédât ses points fixes de rassem blem ent de Polonais, ses tom bes à M o n tm artre ou à M ontm orency, ses écoles, ses bibliothèques, sa presse, sa librairie, ses quartiers. A près le P rintem ps des Peuples, à son arrivée à Paris, T. T. Jeż, un ém igré de la dernière heure, se sentait encore com m e en Pologne dans ces quelques rues au to u r de l’O déon, là où, dans les cafés, « o n n ’en tendait parler que po lo nais», où l’on découvrait des visages connus au-dessus de la dem itaska, ce qui, dans l’argot de l’ém igration, signifiait un petit café.

L ’existence de ce m onde qui était polonais non seulem ent dans son activité spirituelle, m ais aussi dans sa stabilité institutionnelle qui s’était élaborée dès les prem ières années qui avaient suivi l’ém igration, en dépit de la foi q u ’on avait en un rapide retour au pays (encore un paradoxe!) avait été un solide fondem ent de la co n stru ctio n d ’une société qui ne voulait pas être un conglom érat am o rphe d ’exilés.

Et elle ne l’était pas. La G ran d e E m igration a une personnalité collective très nette. Les m obiles de l’ém igration et sa com position socio-professionnelle laissaient préjuger du caractère futur de cette collectivité et de son destin de groupe.

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dans sa totalité, une ém igration politique. La politique-cause m otrice de ce m ouvem ent devint aussi l’énergie créatrice de cette nouvelle totalité. On l’a écrit dans la Chronique de VEmigration Polonaise:

Q u a n d cinq m ille P o lo n a is, so u s la p ression d ’un b ou lev ersem en t p olitiq u e, o n t q u itté leur patrie p ou r s ’étab lir en terre étrangère, il serait difficile de nier, de m ettre en d o u te m êm e, le fait que la p o litiq u e so it d ev en u e l’élém en t essentiel de leurs pen sées, de leurs esp o ir s, de leurs so u h a its, de leurs p ro p o s, de leurs écrits — et c ’est bien ce q u ’elle était d even u e!

M ais cette politique, ce ne sont pas des figurants professionnels quelconques qui l’élaborent, ce sont les masses, aux différents échelons de cette arm ée, ce sont parfois m êm e de sim ples soldats. La p olitique ne pouvait donc être un sujet de beaux discours, un art de diplom ates, elle devenait le sens de l ’existence, elle avait engendré cette ém igration, elle pou vait en fixer le term e, c ’était d ’elle que d ép end ait le destin particulier et collectif.

C om m e des gens de la politique, on con struisait sa société dans l’ém igration à l’encontre, dans une certaine m esure, des principes de la société civile: ces m ilitaires traîn aient aussi longtem ps que possible dans des dépôts, app renaient à faire l’exercise, s ’initiaient à d 'a u tre s secrets de l’art m ilitaire, jo u aien t aux cartes avec passion, s ’ennuyaien t et attendaien t que les événem ents pren nen t ce cours ex trao rd in aire qui les ren d rait indispensables sur le m ode querrier qui leur était fam ilier et qui chang erait l’irréalité de l’ém igration en réalité polonaise, en réalité du pays. Aussi s ’efforçait-on de hâter la venue de telles situatio ns, de les prov oquer en participant à des événem ents ou m êm e en étant les instigateurs — événem ents qui, si on les considère froidem ent, ne m éritaient pas d ’être m entionnés ou garantissaient à coup sûr la défaite, com m e ce fut le cas pour la révolution de F ran cfo rt, l’expédition de Savoie, l’expédition de Zaliwski.

Ces politiciens, ces pères de l’ém igration — civils et m ilitaires — ap p o rta ien t dans leur existence à l’étranger une m êm e expérience, qui était sans do u te ressentie de façon plus ou m oins profonde selon l’âge. C ’était l’expérience du co m b at et de la défaite. Ils constituaient une société issue de la défaite de l’insurrection de N o ­ vembre. C ’était là une différence fondam entale, p o u r ne pas dire structurelle, p ar ra p p o rt à la société restée au pays qui, aux défaites anciennes, en avait encore ajouté une et qui com m ençait

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à s’y faire, en vivant, en se fon dant d an s la vie, afin de durer. Il en allait au trem ent p o u r l’ém igration. En ta n t que société, ces hom m es étaient en quelque sorte nés de la défaite et n ’étaient pas disposés à l ’oublier. C ette défaite était de la plus grande im por­ tan ce: elle constituait une obligation m orale à l’égard de la patrie, un règlem ent de com ptes tou jo u rs ouvert face à l’ennem i; elle engendrait une relation spéciale avec soi-m êm e, avec les cam arades ainsi q u ’avec la grande affaire de la vie de ces hom m es, avec l ’insurrection de N ovem bre. Dès le début, ce contexte a défini doublem ent la société de l’ém igration : il rendait l’unité im possible et suscitait une passion des règlem ents de com pte.

Le dilem m e fondam ental de la G ra n d e E m igration — un dilem me intellectuel, un dilem m e d ’idéaux et d ’organisation to u t à la fois — c ’était le dilem m e de l’unité. C ette unité était désirée, décidée et, en m êm e tem ps, im possible. B eaucoup de l ’énergie de cette société (de son énergie littéraire aussi) s’est usée en p ro p ag and e p ou r l’unité, en dém onstration s de tous profits censés découler de l’unification mais on a pu ressem bler une «réco lté» bien m édiocre de ces travaux. C ette ém igration était divisée et elle le resta m êm e si, sans cesse, de nouveaux corps d ’org an isatio n allaient m o n trer la route, en expri­ m ant l’unité p ar leur nom m êm e: C om ité N ation al de Pologne, fondé p ar Joachim Lelewel en décem bre 1831, C om ité N ation al de l’E m igration Polonaise dirigé p ar le général D w ernicki (1832— 1834), C om m ission de C orrespo ndance fondée p ar la gauche, à Poitiers, p o u r un ir l’ém igration (janvier—ao ût 1834), C om m ission de C o rre sp o n ­ dance de Lyon (juin 1837) qui d o n n a son im pulsion à l’U nion de l’E m igration Polonaise.

Ces initiatives peuvent être considérées com m e une suite d'efforts ten d an t à unifier l’ém igration, m ais on peut aussi regarder ces actions com m e un véritable dram e, com m e le dram e de l’im possibilité de cette unification, dram e qui possède sa logique, son rythm e événem entiel, ses m otivations psycho-sociologiques ainsi que son lan­ gage publiciste et littéraire. Il s ’agit donc d ’un véritable phénom ène que nous appellerons ici « l ’im possibilité de l’u n io n » . Ce phénom ène fut de beau coup plus im p o rtan t et plus riche que les quelques succès m om entanés d ’entente, de con solidation. Il fut peut-être plus essentiel aussi que ne l ’au rait été l’union elle-même.

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Troie, une f o is de plus 13 découvrent le plus sûrem ent l’essence du phénom ène psycho-sociolo­ gique de l’ém igration, de ce phénom ène d o n t le principe im plique la division, la désintégration, la suprém atie des énergies centrifuges sur les énergies centripètes. M ais l’im possibilité d ’une unification a aussi une dim ension dans le d o m aine de la conception du m onde ainsi q u ’en m atière politique. Il faut insister sur la nécessité d ’une réflexion m oderne et com plexe à p ro p o s de cette réalité polonaise, il faut la considérer selon les catégories théoriques d ’une n atio n m oderne, en ten an t com pte des conflits d ’intérêts sociaux, d ’une divergence de principes, d ’idéaux, m êm e si le b ut essentiel — une Pologne libre — restait com m un.

A cet égard, cette expérience de l’ém igration que nous appellerons,

grosso modo, «expérience p olitique» a une énorm e im portance p ou r

toutes les réflexions m odernes à p ro pos de l'u n ité et du fonction­ nem ent des m écanism es d ’unification. Ces m écanism es révèlent leur force d an s les m om ents où la com m u n au té se trouve, de toute évidence, m enacée dans son com bat co n tre un ennem i extérieur. C ’est sur ce principe q u ’a pu avoir lieu la guerre de 1830— 1831, m algré une énorm e confusion intérieure. P ar contre, l ’ém igration agissait dans des cond ition s q u ’on peut qualifier de «chim iquem ent pures», sur son île bien à elle, elle était d ro it sortie de la chair de la réalité historique polonaise; p ar conséquent, elle devenait une zone de discussion perm anente à p rop os de la Pologne, une zone de discussion politique générale qui était régie, en quelque sorte, par ses pro pres règles de pensée et d ’escrim e polém ique.

C om m e on était en con tact direct avec les doctrines politiques occidentales, aved la réalité sociale qui engendrait ces doctrines, on s’est mis à considérer la question polonaise et l’avenir du pays dans des contextes et des perspectives où cette question, cet avenir n ’étaient pas, de prim e abord, éclairés de m anière très nette. Les théories dém ocratiques de l ’ém igration polonaise, des théories qui étaient parfois aussi radicales que la gauche T P D . ne se contentaient pas d ’« e m p ru n te r leur voix» aux socialistes utopistes, aux chartistes anglais et même aux fon dateurs du socialism e scientifique; mais elles appliquaient ces principes, ces catégories à leur réflexion sur la Pologne, sur la Pologne de l ’avenir. Ce q u 'o n appelait à l’existence, ce n ’était pas seulem ent un nouveau langage politique, mais aussi, en quelque sorte, une nouvelle Pologne très différente de celle que connaissaient

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les émigrés de p ar leur vécu et de p ar leurs habitudes de pensée traditionnelles. On po uvait gagner une partie de ces gens à de telles idées, à un tel m ode d ’expression de ces idées. On pouvait, assurém ent, form er de bons outils d ’analyse sociale — et c ’est bien ce q u ’on fit. M ais on ne p u t bâtir l’unité.

Des théories qui proclam ent de près ou de loin que la lutte des classes constitue le fondem ent de l’existence sociale doivent renoncer à l ’idée d ’un ensemble uni, à m oins q u ’il s’agisse d ’un ensem ble soum is à une autorité. P our les dém ocrates de l ’ém igration, c ’était le peuple polonais qui constituait une telle autorité. Pouvait-il en être de m êm e p o u r les p artisans du prince C zartoryski qui rêvaient de restau rer la m onarchie, une m onarchie qui serait liée à la famille des C zartoryski et d ont le roi serait le prince C zarto ­ ryski? C ’est fort peu vraisem blable. Or, le cam p des C zartoryski avait beaucoup d ’influence dans l’ém igration et le prince A dam co nstituait — en tan t que roi de fa c to — l ’idée unificatrice essentielle des conservateurs polonais. C ’est à dessein que je fais ici référence aux extrêm es des forces politiques de l’ém igration et de ses styles de pensée sociale: je veux ainsi d ém on trer le caractère illusoire du m ot d ’o rd re app elant à l’unité, l’im possibilité d ’un accord, dès lors que cet accord au rait enfreint le bon vouloir des individus et des groupes.

De même, l'insurrection de N ovem bre, ce fondem ent de la com ­ m unauté des émigrés, cette insurrection qui avait été à l’origine de l’existence de cette com m unauté et qui devait lui garder son unité, devint, dans le même tem ps, un facteur de désintégration, de divisions irritantes, de haines m ortelles. De façon paradoxale, l’insurrection de N ovem bre qui reliait fondam entalem ent ces gens entre eux les séparait aussi, depuis le début. C ette insurrection pesa aussi, dans une m esure décisive, sur l’image psychique et sociale de l’ém igration, sur la façon d on t se con stitu a cette société que les co ntem po rains et leurs descendants consid érèren t en général com m e agitée, pleine de passions négatives et d ’un m anque de tolérance réciproque.

Si l’on en croit Tadeusz N ow akow ski, un observateur de longue date d ’une autre ém igration polonaise, celle de l’époque de la Deuxième G uerre M ondiale, l’ém igration née d ’une défaite p orte dans l’essence mêm e de son être des bacilles de désintégration et de division qui rendent la coexistence des hom m es entre eux

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Troie, une f o is d e plus 15 excessivem ent difficile. N ow akow ski a ju stem ent doté le héros princi­ pal de son ro m an Obóz W szystkich Św iętych (Le Camp de tous les

saints) d ’une telle philosophie de l’ém igratio n:

Les so u ffra n ces co m m u n e s [ ...] ne lient ja m a is les gens, elles les élo ig n en t les u n s des autres au con traire. Seule, la jo ie peut unir et lier. Il n ’y a pas de fraternité de la d éfa ite, il n ’y a q u ’une fraternité de la victoire.

Les réfugiés polonais avaient en eux la conscience de la c a ta ­ stro p h e subie p ar la patrie, de la ruine de leur p ro p re vie, m ais ils étaient aussi prêts à discuter entre eux des chances de l ’insurre­ ctio n de N ovem bre, à rechercher les coupables de la défaite générale et des échecs particuliers, ils étaient prêts à des règlem ents de com pte. Ces discussions passionnées se d érou laien t déjà au cours de l ’in sur­ rection, la défaite ne fit que les acerber; la querelle à propos du passé con stitu ait la passion principale, la m atière intellectuelle et aussi, p aradoxalem ent, l’unité du désaccord de l’ém igration p o ­ lonaise. D ans son exil, celle-ci m an q u ait pas de conditions favorables à cette querelle sur l ’insurrection. En effet, presque tous les particip an ts notoires de la scène politico-m ilitaire de l’insurrection se re tro u ­ vaient en exil, à l’exception de quelques généraux et de Ksaw ery Lubecki qui a établi son dom icile à P étersbourg. C ette façon q u ’on eut, dans les débuts, de loger les réfugiés m iliatires dans de nom breuses dépôts des provinces françaises favorisa aussi cette concentration d ’atten tio n sur le passé récent, tran sfo rm a ces centres adm inistratifs bien organisés en foyers de discussions politiques. De m êm e, la concentration de réfugiés civils sur le terrain français — concentration sensible dans les années 1832— 1833, su rto u t à Paris et dans les proches environs — créa une densification de la scène politique qui p ro v o q u a im m édiatem ent des actions politiques polonaises intérieures.

Enfin, il faut citer, parm i les facteurs de prem ière im portance, l’accès aux techniques de l ’im pression, la facilité technique de publi­ cation, qui livrait l’énoncé im prim é à l'usage des individus, des groupes, des partis. Il ne s ’agit pas tellem ent de l’abondance des jo u rn au x de l’ém igration de d ’autres pu blications périodiques. Il s’agit su rto u t de ces brochures, de ces tracts d o n t l’ém igration était littéralem ent bom bardée et qui étaient devenus un instrum ent de com bat politique, un instrum ent d ’influence s’exerçant sur ce milieu ainsi q u 'u n trait caractéristique d ’un style de vie public.

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Ce sont ju stem ent ces tracts, plus encore que la presse, qui dévoilèrent les dim ensions du phénom ène de p ropension aux règlem ents de com ptes au sein de rém ig ratio n . Ces règlem ents de com ptes concernaient su rto u t le passé insurrectionnel, l’évaluation des hom m es, la d énonciation des coupables, m ais, conform ém ent aux régies générales de ce genre de discussions, celle-ci ne concernait pas exclusivem ent des questions de grande im po rtance ni des personnages de to u t prem ier plan. C ette vague de règlem ents de com ptes toucha un vaste public, su rto u t ceux qui évoluaient dans la zone d ’influence de l’ancien gouvernem ent des insurgés ou qui avaient un ra p p o rt avec le trésor national. Les reproches d ’abus financiers, de fraudes ou de d ilapidation du bien public co nstituèren t souvent la base d ’attaques visant au discrédit m oral et à la mise à m ort civile. Les attaq ués bénéficièrent m aintes fois d ’une possibilité de défense p ar la voie des brochures, ce qui engendra to u te une série d ’écrits publicistes au ton p lu tô t bas où abo n d aien t les invectives et les prises à partie et qui créaient une atm osphère d ’am biguïté m orale et de soupçon généralisé. L ’ém igration, qui avait fondé certaines institu­ tions qui lui étaient propres, n ’avait pas et ne pou vait avoir d ’institutions étatiques, adm inistratives telles que des tribun aux . Aussi est-ce to u t le public de l’ém igration qui devint une sorte de tribunal devant lequel on étala ces affaires qui ne furent jam ais ni com plètem ent exam inées ni réellem ent tirées au clair.

Ce jeu libre des règlem ents de com ptes faisait non seulem ent m o n ter la tem p ératu re de la vie de l’ém igration — p ar des duels d ’offensés, p ar des batailles de libellistes — il se co n stitu a aussi en force s ’exerçant sur les milieux du pouvoir de le m ig ra tio n et sur les essais d ’unification au to u r des anciens chefs de l’insurrection. Tels étaient, semble-t-il, le bu t et le caractère de cette action perm an ente de remise en cause du passé et du présent menée par

Nowa Polska {La Nouvelle Pologne) qui était rédigée et, dans une

grande m esure, écrite p a r Jôzefat Boleslaw O strow ski.

C epend an t, ce phénom ène ne devrait pas être considéré com m e un sym ptôm e pathologique p ro p re à un milieu fermé, livré aux querelles acharnées, quoique q u ’il y ait incontestablem ent quelque chose de m alad if là-dedans. Il faut y voir un phénom ène spécifique de la culture politique de l’ém igration, d ’une culture du règlem ent de com ptes qui était i m p o s s i b l e p a rto u t ailleurs en Pologne. Si on

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ten te de l'évaluer, on ne peut pas ne pas voir que cette culture p o ssédait des traits de spontanéité sociale, de généralisation d ém ocra­ tique, d ’audace libérée des entraves des hiérarchies traditionnelles, des autorités, des limites éthiques qui régissent habituellem ent la prise de parole. Les esprits d ’une partie de cette société devaient être ouverts à une telle argum entatio n, devaient en ressentir le besoin. Sinon, on n ’en serait pas arrivé à cette réductio n — passagère, mais b ru tale — de l’au to rité du prince A dam C zartoryski (son d roit de représentation de l’ém igration et de la Pologne fut publiquem ent mis en question p ar les nom breuses signatures figurant en bas d ’u n texte de p rotestation).

D u tem ps de l’insurrection déjà, le prince était un personnage controversé et, en tan t que président du G o uvernem ent N ation al, du m ois de janvier 1831 au 15 ao û t de cette année, il co ncen tra sur sa personne l ’hostilité des forces révolutionnaires. Il n ’en subsistait pas m oins un cercle de gens influents, proches de lui dans leurs idées, qui, d an s cette ém igration, auraient vu volontiers en lui leur personnage-étendard, d ’orien tatio n conservatrice dans sa pensée sociale, dans le style diplom atique, « d e cabin et» , de sa p ratiq ue de la politique polonaise. C ’est dans ce systèm e diplom atique seulem ent que le prince, dans les prem ières années qui suivirent l’insurrection, voyait l’unique source d ’influence réelle sur les destinées de la P ologne; c ’est là, «en cabinet» , que les gouvernem ents européens pouvaient faire des rem arques à p rop os des affaires polonaises. Il tro u v ait une base légale au bien-fondé de tels agissem ents dans la division de l’E urope en zones d ’influence, division qui avait été fixée au C ongrès de Vienne. O r, ce congrès avait attrib u é des autorisatio ns politiques et socio-civiques bien précises aux Polonais et su rto u t à cette p artie de leur territoire qui était devenue le R oyaum e de P ologne et qui avait été, peu de tem ps au p aravan t, le théâtre d ’une insurrection en faveur de l’indépendance. L ’obligation des signataires des résolutions du C ongrès de Vienne de renégocier avec la Russie les engagem ents q u ’elle avait brisés et l’élargissem ent éventuel des au to risation s accordées aux P olonais co nstituait le fondem ent de cette politique « d e cabin et» de C zartoryski, politique que le prince m ena, après l’insurrection, sur le terrain de l’A ngleterre où, au début, il séjournait souvent.

Ce trait évident des actions diplom atiques du prince, qui situe

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ses dém arches en faveur de la Pologne dans le cadre d ’un légalisme d ’accords in ternationaux, devint très vite un axe de cristallisation de l’ém igration, il a ttira vers le prince tou s ceux qui étaient rebelles aux élans armés, hostiles à la «folie» révolutionnaire de la « racaille». C ’est avec une égale énergie que s ’opposaient à la politique de C zartoryski, à sa personne même, non seulem ent ceux qui voyaient dans l’alliance des peuples le salut de la Pologne, m ais aussi tous ceux qui considéraient que « d e cabinet en cabinet, la Pologne ne tiendrait plus d eb o u t» et que p ar conséquent les subtiles dém ar­ ches du prince auprès des cours et des parlem ents d ’A ngleterre et de F rance étaient une p erte de temps. Les em portés, les radicaux considéraient carrém ent que ces dém arches étaient un crim e et une do uble trah iso n : à l’égard de la Pologne et à l’égard de l’ém igration.

Des dim ensions de cette crise de la confiance accordée aux anciennes autorités insurrectionnelles et à la ligne politique de C zartoryski tém oignent les résultats des élections du C om ité N ational de l’E m igration Polonaise du général D w ernicki. Niem cewicz obtint 2 voix, le général D em bicki 9, Kniaziew icz 317, C zartoryski 378 tandis que W orcell en o btenait 1291, Mickiewicz 1160, Bohdan Zaleski 827. La confiance des gens s ’était p ortée sur des politiciens non professionnels, sur des personnages nouveaux, m odestes, ou sur des autorités spirituelles non com prom ises par une p articipatio n au pouvoir. C ’est ainsi, p ar exemple, que déb u ta la carrière, dans l’ém igration, de B ohdan Zaleski qui sym bolisait cette alliance, si prisée dans l’insurrection, de la lyre et du glaive. C ’est des gens dotés d ’une telle biographie q u ’on entend ait faire confiance; on ne les sou pço nn ait pas de servir des coteries, des p artis ou — com m e on disait — des sectes politiques. En même tem ps, un dégoût du «systèm e aristo cratiq u e» radicalisait toute l’ém igration, ren d an t cette société fort nerveuse ouverte aux m ots d ’ordre de la gauche. Dès lors, on ne cessa de répéter, dans les textes publicistes de cette époque, que la p lu p art des émigrés avaient des idées «répu blicain es».

Aussi exista-t-il un m om ent, dans les débuts de l’ém igration, où l’on vit se dessiner quelque chose dans le genre d ’une union négative co ntre le cam p de l’aristocratie. Ce m ouvem ent unificateur était augm enté aussi p ar la m enace réelle pesant sur l’ém igration- -exil politique. C ette m enace provenait des recrutem ents m ilitaires au P ortugal, en Algérie, en Espagne, recrutem ents suggérés ou dirigés

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Troie, m e f o is de plus 19 p ar le général Bem, p ar W ładysław Zam oyski, p ar le pouvoir français, et finalement, mis sur le com pte du prince C zartoryski. De là n aq u it le soupçon que celui-ci oeuvrait perfidem ent à la perte de ré m ig ra tio n , désirait affaiblir le caractère politique de celle-ci, élim iner physiquem ent des gens en faisant d ’eux des soldats m ercenaires aux q u atre coins du m onde.

C ette co nsolidation négative de l'ém igration ne réussit que ju s q u ’à un certain point, grâce, notam m ent, à l ’habileté tactique du prince C zartoryski et des gens de son bord. N on seulem ent, on co n tracta des résolutions de défense du prince, résolutions qui furent signées p ar des m asses d ’émigrés. (Effectivement, une lutte «de signatures» se livrait au-dessus de l’ém igration et une liste de signatures d ’émigrés était devenue un indice de l’opinion publique.) M ais bien plus: le prince effectua quelques changem ents réels dans son program m e, m ettan t en exergue l ’idée dite insurrectionnelle, ce qui affaiblit, dans une grande mesure, le* reproche q u ’on lui faisait de se livrer à une m anipulation diplom atique, « d e cabinet», de la question polonaise. M êm e l’inscription figurant sur la résidence parisienne du prince «C e jo u r viend ra» n ’était pas uniquem ent une belle sentence, m ais aussi une abréviation allusive de son program m e et le signal du bu t ultim e: la restauration d ’une Pologne libre. C ’est vers ce bu t que tendaient les travaux du p arti du prince. A près une telle tran sfo rm atio n de sa form ulation des concepts d ’indépendance, le progam m e du prince A dam devenait la plus im portante des contre- -propositions émises à l’en d ro it de la Société D ém ocratiqu e de Pologne fondée en 1832; il devenait aussi le deuxièm e centre — à côté de celui des dém ocrates — de la polarisation idéologique de l’ém igration.

Il ne faudrait cependant pas em boîter le pas à certains co ntem ­ porains et chercher derrière cette hardiesse dém ocratique des inspira­ tions externes, des suggestions ém an an t de la gauche européenne. Il ne faut y voir q u ’une autogenèse bien spécifique qui réside su rtou t dans la com position sociale des émigrés et dans leurs expériences insurrectionnelles.

C ’était le seul milieu polonais doté de différences sociales et culturelles si frappantes. U ne création presque artificielle d ’apparence, qui semble avoir été construite à l’intention d ’un sociologue expéri­ m entateur. De l’aristocratie, un public distingué com posé de classes

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élevées, de grands artistes dans une co ncentratio n ex traordin aire, des pauvres sans travail, des jeunes encore en âge d ’école, et déjà déclassés b ru talem ent — des officiers ayant gagné leurs galons dans l’insurrection — de simples soldats enfin, qui sont ta n tô t des soldats professionnels, tan tô t des paysans, vraim ent le bas de l ’échelle sociale. C ette com position sociale révélait to u te son inadéq uatio n archaïque à la réalité d ’une ém igration d o n t chacun était devenu m em bre en vertu d ’une seule et même clé politique, p o u r les m êm es raisons — à cause de sa particip atio n à l ’insurrection — ainsi que p ar suite d ’une décision consciente. Et le grand seigneur, et le soldat czw artak3 étaient, à l’égard de la question polonaise, fils de la p atrie et défenseurs de la liberté, rendus égaux p a r leur m orale p atrio tiq u e et p ar leur décision personnelle, p ar leur choix du destin d ’émigré.

C ’est l ’am nistie du tsar qui traitait les soldats com m e des outils- non pensants, en leur accordan t dédaigneusem ent le reto u r au pays. Aussi les soldats avaient-ils dû justem ent m ener une du re lutte pour gagner l ’O ccident; l’ém igration avait été p o u r eux une décision consciente qui avait été chèrem ent payée, su rto u t dans les prisons prussiennes. Ainsi devenait-on un citoyen, un frère de la bonne société émigrée et plus encore: on devenait le juge de cette bo nn e société. C ar c ’est justem ent parm i les soldats que surgirent ces im p o rtan ts changem ents de conscience que releva avec d ouleur le dernier chef des czw artak, leur ch ef b ie n —aimé, Jó zef Święcicki. Ces soldats qui avaient pu regarder to u t à loisir l’o p po rtu nism e politique de beaucoup de leurs supérieurs m ilitaires avaient été ab ando nnés p a r eux ou bien ils s’étaient vu intim er l’ordre d ’accepter l’am nistie. Ces soldats n ’avaient été nullem ent protégés de l ’ach arn e­ m ent des Prussiens. L o rsq u ’ils arrivaient enfin dans l’ém igration, ces gens avaient la conscience profo n d ém en t modifiée, révoltée, m éfiante et audacieuse à la fois. Ils ne voulaient d ’aucune tutelle basée sur l ’ancienneté, ils n ’étaient pas disposés à l ’hum ilité.

Et c ’est ainsi que l’ém igration subit des divisions qui étaient to u t à fait autres que celles basées sur le statut social « n a tio n a l» , tel q u ’il existait au pays. En un certain sens, ces nouvelles divisions tém oignaient de beaucoup plus de m odernism e et de m atu rité:

3 C z w a r ta k : so ld a t du 4 e régim en t d ’in fan terie de ligne du R o y a u m e d e P o lo g n e , célèb re pour sa p a rticip a tio n à l ’in su rrection de N o v em b re.

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c ’était des divisions basées sur les o rien tation s en m atière de conception du m onde. U ne gauche au then tiq ue ap p a ru t, qui rassem blait des com tes et des paysans, et — à l’autre pôle — il y avait un conserva­ tisme dépourvu de beaucoup des charges qui pesaient sur lui au pays, un conservatism e dynam ique, ouvert, éclairé — serait-on tenté de dire. O n peut affirmer que cette ém igration était devenue une sorte de sém inaire théoriq ue de doctrines sociales non entravées par le pragm atism e des applications ni p ar les conséquences d ’une réception rélle. C ’est p o u rq u o i il y eut tan t d ’utopism e, de fantaisie et d ’extrém ism e dans les program m es idéologiques de cette société.

La p olarisatio n survenue dans les conceptions du m onde, l’extré­ misme idéologique qui étaient évidents dans cette ém igration ne p o u ­ vaient donc être ni le résu ltat d ’une altération d ’une collectivité m alade, ni a fortiori l’effet d ’une décom position exercée p ar le T P D (c’est ce que suggéraient volontiers les conservateurs). C ’est to ute l’ém igration, gauche com prise, qui constitu ait l’effet du m ûrissem ent hâtif, de la prise de hardiesse intellectuelle p ar lesquels était passée la collectivité des héros et des enfants de la défaite lo rsq u ’elle s’était> trouvée aux prises avec les règles de vie occidentales, avec l’intransigeance du m arché du travail et de l’argent, désarm ée q u ’elle était à m aints égards com m e le sont les émigrés devant les us et coutum es d ’une réalité étrangère. Le choc de cette prise de conscience — car il s ’agit bien d ’un choc — fut accru p ar les contacts avec des m ilitants révolutionnaires et avec les théories sociales occidentales et p ro v o q u a une éruption de réflexions à prop os de la société et de la nation q u ’on peut qualifier de m oderne, dans laquelle on peut voir un caractère précurseur p ar ra p p o rt à des processus qui lui furent de beaucoup postérieurs en Pologne même. Le pays s’avéra de beaucoup plus stable, plus traditionnel, plus résistant aux changem ents.

Ainsi donc, l ’ém igration devait voir se form er une gauche aussi nette que le T P D et d ’autres groupes de m ême o rientatio n. Et de façon inévitable — com m e c ’est le cas p o u r toutes les idéologies révolutionnaires — cette gauche devait tendre à briser les rep résen ta­ tions unitaires, à l’exception toutefois de cette union rassem blée sous l’égide d ’un chef, le peuple polonais. D ’ailleurs, le T P D postulait une telle u nion, de façon visiblem ent inefficace. La nouveauté de la situation et la liberté des faits et gestes dans l ’ém igration suscitèrent des écrits publicistes blasphém atoires bien spécifiques de la gauche

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de ré m ig ra tio n qui insultait avec prédilection les saints idéaux de concorde, de tolérance, d ’union. O n proclam ait: « n o u s serons intolé­ ra n ts p o u r les opinions qui nous sont co ntraires», nous créerons « u n to u t reg ro u p an t des gens de m êm e co uleur», nous détruirons le germ e de «la m odération, de l’engourdissem ent, de la tolérance».

Et p o u rta n t, cette société si consciente de ses différences, cette société divisée sur le point de la conception du m onde s’em pêtrait d an s un désir d ’unité, dans le problèm e de sa co nsolidation q u ’elle considérait com m e le principe de son action, com m e le fondem ent éth iq u e de la collectivité des émigrés. C ette société sem blait craindre le m odernism e, to u te p articu larité susceptible de l’éloigner du pays natal, d ’en faire un être structurellem ent différent de la Pologne. O n p eu t aussi y percevoir la crainte d ’une ru p tu re des liens ra tta ch an t au passé insurrectionnel, à l ’énergie des débuts, à l’atm osphère de 1’« in stan t sacré» où cet ensem ble était devenu une union de Polonais libres. C ’est le souvenir, la nostalgie de cet instant qui alim entait aussi les efforts, incessants au ta n t que stériles, d ’unification. C ’est p o u rq u o i l’on dépensa tan t d ’énergie à réunir ce qui était et devait rester divisé.

L ’ém igration élabora un certain nom bre d ’idées unificatrices qui so n t visibles dans les nom s m êmes de beaucoup d ’organisations qui furent créées dans ce bu t, mais en vérité, seules quelques-unes de ces idées ont une im portance réelle. C ’est le cas de l’idée de M ickiewicz qui, dans les Księgi narodu i pielgrzym stw a polskiego

{Livres de nation et des pèlerins polonais), traite les ém igrés com m e

des pèlerins en m arche vers la liberté et com m e des .soldats investis d 'u n e grande m ission m orale et politique. Cet anoblissem ent éthique des ém igrés et de leurs buts fut incontestablem ent à la base d ’un ensem ble de destination m essianique.

L ’idée de Stefan W itwicki était de b eaucoup plus simple, tra d i­ tionnellem ent polonaise, p o u rrait-o n dire. Il en appelait au concept de com m u n au té familiale. Les Polonais en exil co n stitu aien t une fam ille que l’am o ur reliait à une m ère com m une. C ’est p o u r cette m ère q u ’ils souffraient et faisaient des sacrifices. C ’est p o u rq u o i « u n coeur attendri et exalté» devait être la seule raison qui les g u id ât dans les grandes questions con cern an t la Pologne. C ette idée de famille tirée des W ieczory pielgrzym a (Soirées du pèlerin) — idée peu agressive, plutô t sentim entale — se m étam orph osa, dans les

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m ains des politiciens du P arti du 3 M ai en cette conception unificatrice qui co n n u t sans dou te la plus grande vogue parm i les ém igrés, celle d ’un roi polonais sans royaum e, d ’un roi de fa cto (incarné p ar A dam C zartoryski). M ais cette référence à un roi sans terre avait une dim ension spirituelle plus forte que la réalité politique de cette conception du pouvoir. Elle en appelait justem en t aux images de famille, d ’ord re paternel, d ’un roi-père, d ’une reine- -mère. C et ordre englobait tous les enfants d ’une m ythique m ère patrie, tan t au pays que dans la « d iasp o ra » . L a « fam ilia» tra d itio n ­ nelle, liée aux intérêts du clan C zartoryski, était transfigurée en famille polonaise sym bolisant l’unité et la dignité de la nation. Telle est aussi l ’origine de l’am pleur prise p ar la figure de l ’épouse royale, de la princesse A nna qui devenait en quelque sorte la p atro n n e de tous les Polonais.

N o u s a v o n s vu, n o u s a v o n s adm iré cette m ère de notre race, cette m ère de la P o lo g n e qui ta n tô t v eille sa fille m alade, ta n tô t travaille, auprès des m étiers, à ad ou cir le sort d es m alheureu x P o lo n a is ; c ’était d ign e du coeu r a im ant d ’une m ère et de l’é p o u se de l ’h o m m e qui, par son acte, est deven u le c h e f de la n a tio n p o lo n a ise .

Et enfin, il y eut Pan Tadeusz {Monsieur Thadée) d ’A dam Mickiewicz — ce poèm e qui apaise les irritations des ém igrés non seulem ent par son ton idyllique plein de force qui vous plonge dans la trad itio n natale, m ais aussi p ar la grâce de l’espoir — l ’espoir d ’un re to u r heureux, triom phal dans la patrie. P o u r les émigrés d ’alors, le lien qui les reliait à la «prem ière ém igratio n» , à l’em igration des Légions de D ąbrow ski était de b eaucoup plus proche, plus tangible que m aintenant. Ils voyaient vivre parm i eux le général Kniaziewicz, un des héros de cette «prem ière ém ig ration ». Les textes publicistes aussi se référaient à l’histoire des prédécesseurs illustres. M ickiewicz savait cela, il était conscient aussi de la force de l’analogie, de l’éloquence du signe prop h étiq u e q u ’avait acquis l’histoire de ces gens et de leurs exploits. Aussi ne se contente-t-il pas de rappeler, dans Pan Tadeusz, les faits passés, il fait aussi référence à ceux-ci com m e à une p rophétie de l’avenir, com m e à un rythm e susceptible de répétition , com m e à un finale inscrit dans la logique des ém igrations polonaises. C ette foi, cet espoir, Pan

Tadeusz l’on t ranim és alors m êm e que s ’éteignait la conviction

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dans la p atrie — d ’un re to u r conçu com m e un simple exercice de m arche en quelque sorte — alors m êm e que de la conjonction des étoiles du ciel politique ressortait de plus en plus clairem ent l ’annonce d ’une longue attente.

Pan Tadeusz concerne aussi une autre question de l ’ém igration,

une question d ’im portance: il s ’agit de certains traits de la personnalité collective des émigrés, traits liés à leur destin, définis p ar cette co n tra in te d ’un séjour collectif hors de Pologne. Les écrits publici- stes et la littératu re de l ’ém igration avaient bien diagnostiqué ce p hénom ène; à m aintes reprises, on s’était réfugié dans le term e de « m alad ie» , en suggérant que c ’était des traits éch app ant à la norm e qui décidaient des, caractéristiques d e ce p o rtra it collectif.

Q u ’avait-on à l’esprit? Il est difficile de dire si le fondem ent de ces jugem ents était constitué p a r des observations de cas de m aladies physiologiques plus nom breux que la norm ale. O n était souvent m alade, m ais dans cette société concentrée, qui se connaissait bien, les nouvelles du m auvais é tat de santé d ’un co m p atrio te pouvaient se rép andre de façon plus générale, ainsi que les nouvelles con cern an t des actes de désespoir, des suicides. O n en a beaucoup parlé, dans des m ém oires, si bien q u ’a u jo u rd ’hui, nous qui étudions ces docum ents, nous som m es sous le coup d ’une im pression qui est peut-être exagérée, nous croyons que la santé de cette société, que son équilibre psychique étaient fortem ent ébranlés. Ebranlés, ces gens l’étaient très certainement-: le passage brusque de la situation de p articip atio n à un co m b at héroïque à l ’état végétatif dépourvu — ou presque — de subside gouvernem ental, le passage brusq ue de la foi en la victoire au sentim ent d ’avoir to u t perdu devait nécessairem ent engendrer des crises nerveuses, des dépressions em pêchant l ’a d a p ta ­ tion à la vie. On to m b ait dans une apathie continuelle, on se b rû lait la cervelle, on sau tait à l ’eau en s’alou rd issant les poches de pierres. A près une lettre reçue de P ologne dans laquelle sa femm e lui an n o n çait q u ’elle divorçait, Jó ze f Święcicki p erdit p o u r de nom breux mois la capacité de rem uer les lèvres. La base physiologique de tels cas semble to ujou rs la m êm e, elle est psychico-nerveuse; cep endant, l ’objet m êm e de ces considératio ns est à ce po in t confus, p ar m anque d ’exam ens com pétents, q u ’il convient de l’ab a n d o n n er en nous en ten ant à une conception plus m étaph oriq ue de la m aladie.

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Troie, une f o is de plus 25 phénom ène qui consistait en une dislocation de la perspective correcte dans l’appréciation des affaires et des gens. Des vétilles de ce m icrom ilieu p renaient des allures d ’événem ents d ’im portance qui engageaient l’énergie et les ém otions hum aines. C ’est ici que réside une explication supplém entaire de cette irritabilité et de cette hum eu r querelleuse qui sautaient de suite aux des nouveaux arrivés et qui rendaient l’existence fort difficile aux émigrés eux-mêmes. N éanm oins, ces traits étaient inséparables de cette existence. On p arlait m êm e d ’une au to destruction, en so u pçonnant que derrière se cachait un plan souhaité ou régi p ar M oscou.

Aussi les écrits satiriques essayaient-ils de railler les brouilles de l’ém igration, et les m oralistes stigm atisaient cette dislocation des p ro p o rtio n s des causes et des valeurs, en la c o n fro n tan t à l ’échelle locale de la Pologne. Telle était la signification des B a jki M arcinowej

(Contes de le M arcinowa) et su rto u t de la correspondance fictive

avec la P ologne qui com plète ces contes en a p p o rta n t une appréciation de la société de l ’ém igration qui, dans les contes, était présentée de m anière allégorique.

Q u elq u es m o is p lus tard, dès que la tem p ête [des p ersécutions] se fût ap aisée, n o u s so m m es d escen d u s d an s les ca v es et à la lueur d ’un flam beau, n o u s a v o n s en trep ris l ’exam en de v o s m anifestes, de vos jo u r n a u x , de vos p ro d u ctio n s savan tes. N o u s a b o rd io n s ces lectures avec grand respect; n ou s p en sio n s q u e vou s, les m artyrs d e la grande ca u se, v o u s qui aviez p assé tant d ’an n ées d ans le pays le plus éclairé de to u s, v o u s qui étiez instruits de l ’ex p érien ce, vo u s n o u s en verriez la lum ière d ’un c o n se il, d es travaux fo n d a m en ta u x , le fruit de votre scien ce et de vos sen tim en ts. [ ...] D a n s les revues que n o u s recevion s, n ous ch erch io n s la lum ière, la scien ce, la c o n so la tio n . N o u s y a v o n s trou vé des q u erelles, de la d iffa m a tio n , de la m éch a n ceté, de l ’o b scu ra n tism e; bien so u v en t, n o u s ne p o u v o n s v o u s co m p ren d re. [ ...] Q u elle tristesse qu'un ém issaire n o u s ait ainsi ap p orté, au péril de sa vie, ces kyrielles de p la te s argu ties! V o u s avez là-bas un roi sans roy a u m e, un c h e f sa n s arm ée, un p rop h ète sans m iracles! G rand D ieu ! Q uel m auvais esprit a o u s a to u rn é le c e r v e a u 0

D ans cette lettre soi-disant reçue de Pologne, l'ém igration ap p a raît aussi com m e une collectivité to u te paroissiale, qui engendre bêtise et m anies. C ’est un problèm e très réel qui dépasse l’utilité publici- stico-satirique im m édiate. C ette ém igration développait en effet des formes de vie, de vie de groupe surtou t, qui apparaissent plus rarem ent dans les sociétés dites norm ales, dom inées p ar la vie familiale. Elle privilégiait les liens de groupe électifs, les liens religio-m oraux;

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elle développait égalem ent un ensem ble de coutum es, une culture d ’hom m es seuls, p o u rrait-o n dire. C ette solitude virile ne constituait pas seulem ent un trait évident de la société de l’ém igration, elle était aussi, à coup sûr, origine d ’altérité, de particu larité, et — bien souvent — d'excentricité.

C om m e on le sait, une partie seulem ent des émigrés ont fondé une famille. Les uns restèrent célibataires p o u r des raisons m atérielles, à cause de leur misère. D ’autres le restèrent p ar m anque de candi­ dates polonaises qui leur conviennent. D ’autres encore, parce q u ’ils voulaient être prêts à servir la nation et q u ’ils étaient donc conscients de l’instabilité de leur existence dans l’ém igration. Ils se sentaient des hom m es du voyage, des pèlerins et, souvent, des gens p artis en quête de leur pain, to u t sim plem ent. C ’est leur pays, la Pologne, qui restait l ’espace stable, le lieu d ’une vie de famille. Le reto u r en Pologne cachait donc aussi en soi le rêve d ’une existence sédentaire, d ’une famille à soi. A la fin des années cinquante, p o u r T eo d o r T om asz Jeż le fait q u ’un ém igré posséda ses propres m eubles était encore un événem ent, la m arqu e d ’un certain standing, d ’une fixation. La p lu p art estim aient que pour vivre, on se contente de ce que peut contenir une trousse de voyage; seuls, les gens plus aisés gardaient leurs biens dans des coffres et des coffrets. Les gens venus de Pologne visiter Lenartow icz avaient l’im pression que le poète venait de changer d ’app artem ent ou q u ’il se p ré p ara it à p a rtir en voyage, car le m obilier principal qui sau tait aux yeux, c ’était des coffres de voyage. Or, justem ent, Lenartow icz répugnait à changer de lieu de résidence.

Ce m ode de vie n ’était pas seulem ent im posé par la nécessité, ce n ’est pas non plus l’idée du pèlerinage qui suffit à l ’expliquer. Ce m ode de vie est dans une grande m esure lié à la solitude de ces hom m es d o n t la vie se dérou lait hors de chez eux, dans des clubs polonais, dans des bibliothèques, dans des réunions. C ’est à dessein que nous ne p arlo ns pas de cafés ni de restaurants, car ces lieux n ’étaient pas accessibles p o u r toutes les bourses, qu oique les ém igrés en eussent fort envie.

L ’im portance de ces réunions, qui rem plissaient en quelque sorte un rôle social, semble particulière. Elles étaient le terrain de fréquentations fraternelles, la scène du théâtre des passions polonaises, théâtre non dépourvu parfois de violence. La b ru talité de beaucoup

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de ces disputes entre ém igrés n ’était pas due seulem ent à la tem pérature ém otionnelle, aux divergences d ’opinions. Elle ap p arten ait aussi à l’ordre des com portem ents d ’un milieu viril. D ’un milieu d ’hom m es très frustrés, ressentant durem ent leur déclassem ent social, d'hom m es exposés à l’hum iliation de la misère. L orsque l ’hom m e se retrou vait d ans ce m ilieu, il en découlait, p ar com pensation, un sentim ent de l’h onneu r exacerbé; on était tou jou rs p rêt à défendre sq dignité. C ’est ici, semble-t-il, q u ’il faut voir l’explication de cette abondance de duels menés avec le cérém onial ad hoc ainsi que l’origine de ces offenses et de ces réconsiliations qui étaient aussi célébrées com m e il se doit. On ne peut exclure que derrière cette facilité de recours au code de l’h o nn eur se cachait aussi un co m po rtem ent de fuite face à l’ennui à la m onotonie de l’existence vraim ent grise de ces hom m es encore jeunes.

Ce m ode de vie entre hom m es s ’étendait aussi à des terrains aussi traiditionnellem ent privés que la m aison. C ette m aison, dans l’ém igration, c ’était un sim ple logem ent. Soit on y faisait sa p ro p re cuisine, soit on se groupait p o u r dim inuer les frais. U ne existence co m m unautaire était souvent la seule façon de tenir, elle co n trib u a it peut-être aussi à sauvegarder la personnalité collective, m ais elle ne satisfaisait nullem ent le besoin d ’intim ité. C ’est bien pourqu oi tan t d ’ém igrés rêvaient d ’avoir leur coin à eux. Les uns p o ur s’entourer de souvenirs et se créer une petite Pologne bien distincte des Français et de l’ém igration, les autres po ur vivre plus co n fo rtab le­ m ent, d ’autres encore — et c ’était le groupe le plus nom breux — p o u r des m otifs spiritualo-religieux, p ar besoin de recueillem ent intérieur. Il sem ble en effet que ces besoins religieux qui se développèrent tellem ent au sein des ém igrés — alors q u ’ils étaient to ut à fait im perceptibles au début — aient été, entre autres, un su b­ stitut d ’intim ité, q u ’ils aient com blé le m anque d ’intim ité de la vie de groupe, de cette vie orientée vers l’extérieur, mise d'office sur la place publique.

C ar c'est ju stem en t parm i les hom m es q u ’ap p a ru re n t — après quelques années à peine d ’ém igration — les fondem ents religieux de ce q u ’on peut appeler un m onachism e laïque. Le groupe d ’émigrés se transform e en groupe électif; le facteur d ’intégration cesse d ’être la form ule générale de l ’exil ou la cantine com m une. On voit ap paraître un besoin m oral, la com m u nauté devient spirituelle. Ce

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fut le cas ju stem ent de la « M aiso n Jañ sk i» . L ’appellation co u ran te de cette m aison D om ek, la « m a is o n n e tte » en rend bien l’essence, elle m ontre d'em blée ce besoin d ’intim ité, de vie privée que ressentent ces chercheurs de vérités m orales.

C e m ouvem ent assez sp ontané pouvait évoluer de m ultiples façons, vers une privatisation com plète de ces familles artificielles p ar exemple. C ’est une évolution de ce type q u ’ont suivie Jô ze f et B ohdan Zaleski, des gens étrangers qui, en vertu d ’une décision, vécurent en fraternité, com m e une partie de la com m un auté de la M aison Jañski, futurs adepts de couvent des R esurrectionnistes. Il y a aussi, enfin, la secte religio-m orale des disciples de Tow iañski (towianczycy).

C ette dernière question dépasse sensiblem ent le problèm e de la cultu re des hom m es seuls, de la culture des hom m es en général. C ette question concerne to u te la société de l’ém igration dans différen­ tes sphères de besoins. Elle concerne le plan de l’espoir — un espoir qui s ’opposait à l’absence de perspectives d ’un re to u r au pays. U n m iracle, un messie, un sauveur: tels étaient les besoins n aturels des émigrés. Elle concerne le plan d ’une conso lid atio n (évidem m ent im possible à l’échelle de l’ém igration to u t entière): on tend vers une union du groupe intégré a u to u r d 'u n ch e f m oral. Au « m al-ê tre» ressenti au sein de la Société s ’oppose le bien-être de la vie dans une petite société qui n ’est pas née du hasard, de la nécessité, d ’une contrain te, m ais grâce à des valeurs choisies. C hez les towianczycy, ces valeurs seront des valeurs éthiques du christianism e ainsi que des valeurs plus spécifiquem ent personnelles, ap p a rten an t peut-être même — plus largem ent — à une an throp olog ie basée sur la puissance spirituelle de l’hom m e, sur ses dons et ses pou vo irs intérieurs susceptibles d ’être perfectionnés p ar le recours à de nouvelles sources de puissance spirituelle qui assurent la connaissance — inaccessible à d ’autres — de soi, de la n atu re et de ce qui est insaisissable p ar la raison hum aine. De là, les énigm es augúrales à p ro p o s de l’avenir — le m onde est perçu com m e un système de signes qui dépasse les dim ensions réelles, les songes sont connaissance de soi et p ro n o stiq u en t l ’avenir. L ’être est révélation, la vie dans la secte est p articipation aux m anifestations de l’être.

Ces phénom ènes prirent-ils une telle am pleur q u ’ils aient dû attirer les soupçons, l’aversion, la haine peut-être de l’ém igratio n to u t antière, faire passer ses adeptes p o u r un groupe d ’égarés,

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Troie, une f o is d e plus 29 d ’illum inés, d ’opiom anes m êm e? L ’ém igration to u t entière était elle-m êm e pénétrée de l ’esprit m essianique, elle atten d ait un grand signe, un appel; la p lu p art des ém igrés étaient ouverts à des im pulsions m ystérieuses. On peut donc com prendre le refus du tow ianism e com m e un effet de la collusion de principes divers, tels que l ’aversion d ’une société ouverte à l’égard des rigorism es et des dissim ulations d ’une secte, tels que des résistances vis-à-vis de gens qui savaient m ieux, de révélateurs de vérité possédés p a r leur m ission. E norm ém ent de m ém oires p arlen t de l’orgueil des towiań-

c z y c y ,9 de leur intolérance, de leur m épris m êm e à l ’égard des

sceptiques et de ceux qui hésitaient à ro m p re leurs anciens liens et à s ’enferm er au sein de la secte. La fréq uen tation m utuelle de ces illum inés et de ces visités créait des m odes de co m portem ent et un systèm e de verbalisation, un vocabulaire to u t à fait nouveau, fo ndam entalem ent diffèrent du contexte de l ’ém igration, un vocabulaire pariculier, extrav agant et — p o u r beaucoup — com ique. Aussi, les

tow iańczycy devinrent-ils un m o tif incessant de railleries, de satires,

d ’am usem ent en société; on se ra co n tait com m ent le colonel M ikołaj K am ieński avait été, dans une incarnation antérieure, une vache (et bien au p a rav a n t encore, un dindon), c'était la raison p o u r laquelle il installait sa jeu ne femm e au p iano et q u ’il se m ettait à m ugir, sous couleur de chanter.

C ependant, ce phénom ène extrêm em ent com plexe du tow ianism e où le sublim e m essianique se m ue en sa prop re parodie, où l’héroïsm e m oral voisine avec la charlatanerie dévoile des mécanismes sociaux étonnam m ent m odernes et une vie idéologique pleine de surprises. Il y a su rto u t deux tendances opposées: on tend à rejeter les liens, gênants, de la société traditionnelle en pro jetan t la réalisation d ’un m odèle supérieur d ’une société choisie et en s ’attrib u an t un rôle directeur sur la base de cette connaissance de la justesse des buts. M ais ce p rojet n ’est pas accessible à autrui. De là, cette exigence de foi, de confiance et d ’assujettissem ent, de là ce fanatism e et cette intolérance. D ans le phénom ène du tow ianism e, on en arrive à une con jonction spécifique de la révolution m orale et e la dictature idéologique. L a pro b lém atiq u e qui surgit ne concerna vraim ent la vie de la société que plus tard, m ais ici, dans ce lab orato ire particulier de l ’ém igration, dans ce lab o ra to ire d ’idées et de pratiques, cette p roblém atiq ue ap p a ru t com m e une prémisse.

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Ces groupes sociaux plus ou m oins fermés con stitu aien t un trait caractéristique et même extrêm e de la vie de l’ém igration. M ais ce trait général était engendré p ar une nostalgie dans laquelle les con tem po rains déjà voyaient la principale m aladie de lem ig ratio n . C ’est une p articularité de tous les groupem ents d ’exilés, m ais dans le cas de la G ran d e E m igration, des élém ents intensifiant cette m aladie p ren aien t un relief particulier. En effet, plus le sentim ent d ’union avec la Pologne était fort en cette période de com bats insurrectionnels, plus violem m ent était ressenti le choc de l’altérité suscité p ar l ’exil, choc qui engendrait une nostalgie désespérée de la Pologne. C ette nostalgie devenait en quelque sorte la nostalgie de la plus belle dim ension de la vie. Vu du «pavé parisien», vu p ar un m alheureux banni, le passé n ational se m uait assez vite en un m ythe du b o n h eu r p arfait, en une contrée idéale aux qualités, aux beautés incom parables.

C ette situation engendra non seulem ent des sym ptôm es ém o tio n ­ nels, m ais aussi des inventions intellectueles caractéristiques de l’ém igra- tion, inventions qui pesèrent aussi sur toute la culture polonaise. Parm i ces sym ptôm es ém otionnels, un phénom ène retient notre atte n ­ tion, celui qui, confirm é plus tard par d ’autres ém igrations p o lo n ai­ ses, constitue peut-être un trait général de cette conscience d ’ém igra­ tion. Il s ’agit du rôle particulier jo u é p a r la m ém oire du passé et par les souvenirs du pays natal. Ces souvenirs se transform aient vite en reliques, et la m ém oire du pays en religion p atriotiqu e. D ans les com portem ents des émigrés, dans leur style de vie ap p a rais­ sait une certaine o stentation du caractère nation al qui les distinguait du lot p ar une spécificité culturelle. C ’était des liens consciem ent construits, qui unissaient les émigrés, m ais aussi une ligne de d ém ar­ cation qui les séparait d ’un pays d ’exil volontaire.

En effet, le m ig ra tio n d ’alors fut en butte, et ce dans une m esure jam ais atteinte dans l’H istoire polonaise, à des problèm es de x én o­

phobie, de fétichism e national, de relation entre le n atio nal et l ’étranger. Ces problèm es com plexes pouvaient se lim iter à une sphère non réflexive en quelque sorte, engendrer une nostalgie qui — com m e l’ont suggéré les m ém orialistes — pouvait m ener un personnage extrêm e à des dépressions nerveuses, à un décès p rém aturé, à un suicide ou à des rites de vie au sein des souvenirs, des reliques.

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