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Le génie de la langue : ce qu’en disent les poètes (Czesław Miłosz, Aleksander Wat, Henri Meschonnic)

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Academic year: 2022

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Université Jagellonne de Cracovie

LE GÉNIE DE LA LANGUE : CE QU’EN DISENT LES POÈTES (CZESŁAW MIŁOSZ,

ALEKSANDER WAT, HENRI MESCHONNIC)

C’est qu’il y a dans le génie français quelque chose de sociable, de sympathique, quelque chose qui se pro- page avec plus de facilité et d’énergie que le génie de tout autre peuple : soit notre langue, soit le tour de notre esprit, de nos mœurs […]

F. GUIZOT Le génie de la langue, ce pont encombré d’ânes.

H. MESCHONNIC

Dans le présent article, qui touche au problème du « génie de la langue », il nous a paru intéressant d’étudier les idées de quelques poètes contemporains. En fait, ce concept qui explique l’une des causes présumées de l’intraduisible, revient assez régu- lièrement dès qu’on traduit, pareillement à un autre cliché, celui qui veut que ce soient les poètes uniquement qui puissent traduire de la poésie. De grands poètes se sont pro- noncés pour l’intraduisible, en évoquant, implicitement ou explicitement, le « génie de la langue », y compris ceux (comme Zbigniew Herbert) qui ont été les mieux traduits.

Cependant, tout agacé par ce concept vague, lancé avant qu’on l’ait défini et servant plus d’une fois d’alibi à ceux dont la paresse intellectuelle ne mérite aucune excuse, nous reconnaisons humblement qu’il ne faut pas négliger le savoir intuitif des grands poètes, même s’ils réclament parfois parmi leurs droits celui de se contredire.

Nous avons choisi Miłosz et Meschonnic, car ils ont quelque chose en commun : tous les deux sont des professeurs universitaires très connus, tous les deux sont de grands traducteurs. Alexander Wat, l’un des fondateurs de l’avant-garde polonaise et ami de Miłosz, fut également un grand traducteur et, ancien adepte de philosophie ana- lytique, il a toujours gardé le goût des théories. Ce choix vise donc à joindre le savoir intuitif du poète et la rigueur intellectuelle du théoricien.

Commençons par l’article de Czesław Miłosz, Kłopot z niewyrażalną mową (‘L’embar- ras d’une parole indicible’), paru en septembre 2001 dans « Tygodnik Powszechny » :

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Certaines gens considèrent la langue qu’ils parlent et dans laquelle ils écrivent comme une multi - plicité de voix parlant au cours des siècles et, d’une certaine manière, même si c’est faiblement, audibles toujours, dans chaque combinaison des mots […] La voix humaine trouve dans la langue des moyens d’expression très modestes. Contrairement à ceux qui soutiennent que, à part ce qui se perpétue dans la langue, aucune voix n’existe, je crois que cette voix se débat toujours avec la langue, qu’elle tend toujours à surmonter ses limitations. Elle trouve à sa disposition une gram - maire, une rhétorique, auxquelles elle doit se tenir. En polonais, cet héritage est constitué par les traductions de la Bible, les traductions et imitations des poètes latins, enfin la production propre, du XVIe au XXe siècle (Miłosz 2001 : 12 ; traduction de nous-même).

Miłosz parle ensuite de la froideur du public contemporain à l’égard des « vieille- ries poétiques », mais rappelle aussi que l’exigence d’une originalité poétique est une chose relativement récente, puisque pendant des siècles les poètes obéissaient aux pré- ceptes rhétoriques de leur temps ; les états de la poétique changeaient lentement, et les réactions à la nouveauté du dire poétique étaient d’habitude, chez la plupart des lec- teurs cultivés, hostiles.

Nous retrouvons ici, par ailleurs, la découverte de George Steiner, à savoir, que la distance temporelle au sein d’une même culture pose, dans une certaine mesure, le même problème que la distance des langues/cultures différentes. Dans une certaine me- sure, insistons-nous, puisque ce n’est jamais une altérité radicale : Miłosz soutient qu’il y a toujours, dans la langue d’aujourd’hui, les echos des voix du passé, et que les textes littéraires, surtout, sont « comme des conques qui gardent encore le bruit de la mer » (ibidem).

Dans ce cas précis, notre prix Nobel pose le problème d’une poésie écrite actuelle- ment en vers réguliers, utilisant certains clichés du passé (c’est le cas d’une jeune poé- tesse, Anna Keryl). Cette poésie n’est pas compatible avec notre goût actuel, et néan- moins elle est authentique et vigoureuse ; le vieux maître paraît à la fois perturbé et sé- duit.

Cependant, le problème de l’intertextualité en tant que dialogue (en l’occurence, un dialogue difficile) de formes littéraires, thèmes, mots ou images mémorables, même s’il sous-tend le cas d’Anna Keryl, ne semble pas le seul important. Que doit-on dire de cette « multiplicité de voix parlant au cours des siècles […] audibles […] dans chaque combinaison de mots » ? Les voix sont multiples, mais capables de s’incorpo- rer dans une combinaison de deux mots, et possèdent le don d’ubiquité. On penserait à une présence immatérielle, mystérieuse, impossible à cerner. Un esprit… le génie de la langue ? En effet, quand on parle du génie de la langue, il semble clair qu’on considère les caractéristiques immuables d’un idiome, sa « nature », et non les contingences culturelles qui changent avec le temps. Mais ce n’est pas sur le plan temporel que se si - tue, chez Miłosz, l’opposition culture-nature : il dit dans le même texte que la langue polonaise fait à chaque moment appel aux choses vécues par les gens d’autrefois. Or, dans l’existence concrète des hommes, dans les paysages qu’ils regardent, les parfums qu’ils sentent, les objets qu’ils touchent, le conflit nature-culture semble évacué : il ap- partient à un autre ordre, celui d’une réflexion métalinguistique, forcément abstraite.

Ce conflit apparaît néanmoins avec plus de netteté dans Ogród nauk, une série d’es- sais anciens de notre poète, datant des années 1970. Dans le fragment consacré à sa tra- duction du Balcon de Baudelaire, il dit que les langues ont leurs « zones de force », et qu’une bonne traduction est possible uniquement lorsque ces zones font des territoires

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communs. Or, selon lui, ce n’est pas le cas pour Baudelaire, poète de la « ville infer- nale », de la modernité ; les zones de force du français et du polonais ne se rencontrent pas au moment où les Polonais commencent à découvrir « le grand patron du moder- nisme »1.

Mais quelle serait la zone de force du polonais ? Pour Miłosz, elle est essentielle- ment dans le contact maintenu avec la vie rurale, la nature, qui donne au polonais une force spéciale dans l’appréhension du réel. En cela, le polonais diffère de l’anglais, par exemple :

La profusion des verbes d’une seule syllabe [en anglais] est particulièrement utile dans la civilisa- tion technique […] Mais à la fois ces mots-pour-tout mangent la propre substance de la langue, ce qui, conjointement au manque de diminutifs et à la distanciation d’avec le monde de la nature re - froidit de plus en plus l’anglais, et sans exagérer, on pourrait l’appeler une langue marquée de la solitude humaine (Miłosz 1981 : 124 ; traduction de nous-même).

Un commentaire s’impose : Miłosz vit à cette époque, en Amérique, une période de solitude terrible, et il ne faut pas être un grand psychanalyste pour voir ici la projection de ses griefs contre l’Amérique et l’anglais en général.

D’autre part, le français vit le même processus de distanciation vis-à-vis de la na- ture :

Le vieux français était extrêmemnt riche en mots qui désignaient les travaux des champs, les plantes, les animaux, la chasse, les changements du temps, et même avant que le mode de vie des Français eût changé réellement, les salons et l’Académie ont rélégué une quantité de ces mots de la langue des honnêtes gens et les ont confinés au domaine des patois, de sorte que plus personne ne les comprend (ibidem).

Tout cela mène au fragment qu’on attendait déjà, une sorte de défense et d’illustra- tion de la langue polonaise (mais une digression encore : l’essai en question commence avec un résumé des idées d’un certain Jan Darowski, qui prétend que les malchances et les retards historiques des nations slaves sont étroitement liés à la rudesse et la médio- crité de leurs langues : en somme, du Rivarol à rebours). Or Miłosz dit ceci :

Le traît le plus beau des langues slaves est la forte personnalité des plantes et des animaux, mais aussi des objets. Brzoza, dąb, pług, siekiera, c’est bien plus que birch, oak, plough, axe. Et où se- rait donc, en anglais, la différence entre obłok et chmura, entre lis et liszka, droga et gościniec, strumień et struga ? D’autre part, la différence de qualité entre żal et troska, sen et mara, los et dola n’est pas non plus à dédaigner (ibidem).

Remarquons que dans cette série, les mots liszka, gościniec, struga, dola, mara ap- partiennent nettement au langage paysan, de plus, ce sont des termes anciens, attes- tables dans des textes littéraires au moins dès le XVIIe siècle. C’est sans doute grâce à ce contact maintenu avec la nature, la vie paysane et les temps anciens, que le polonais est, toujours selon Miłosz, « riche, agréablement chaud et capricieux ».

Cependant, il y a dans l’histoire de la langue (des langues) de bonnes et de mau - vaises saisons, comme de bonnes et de mauvaises années pour les vins. Pour le polo- nais, la mauvaise saison, ce serait l’époque de Młoda Polska. Pour l’anglais, les écri- vains de cette langue évitent aujourd’hui, dans le lexique ou la syntaxe, tout ce qui rap- pelle de trop près l’époque victorienne. Citons encore Miłosz :

1 Nous exprimons nos réserves à l’égard de ce jugement dans le livre Polskie przekłady Kwiatów zła Ch. Baudelaire’a, à paraître aux éditions Universitas.

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Et ce n’est probablement pas une question de mode, mais le sentiment qu’on se permettait, à cette époque, trop d’écarts par rapport au courant principal ou le canon vers lequel tend le propre génie de la langue.

Le grand mot apparaît enfin, et nous voyons que le génie de la langue, c’est cette force qui construit le canon, l’identité d’une langue. Le contexte suggère que le travail assidu dans et par la langue, créatif et pourtant en accord avec son « génie », donnant la pleine mesure à ses potentialités, reste la vraie vocation de la poésie : c’est le contraire qu’ont fait les écrivains de Młoda Polska, séduits par le relâchement de la syntaxe et la liberté facile. Contre le relâchement, une rigueur, ou, comme disait l’au- teur dans le premier fragment cité (celui de 2001), « une grammaire, une rhétorique, auxquelles toute voix poétique doit se tenir ».

La différence est que, dans le texte datant des années 1970, Miłosz déplore que le canon du polonais ne soit pas bien assis et il s’insurge contre les écrivains symbolistes de Młoda Polska, qui n’ont pas su trouver la qualité de la langue correspondant à la force de leurs émotions et idées, mais également contre les poètes-linguistes (Biało- szewski ?), car « les jeux ironiques, la parodie, le persiflage ne sont de mise que là où le canon de la langue est intact. Le lierre doit avoir un tronc où s’appuyer » (Miłosz 1981 : 129). Or, dans le texte de 2001, l’auteur dit que la voix poétique doit toujours

« se débattre avec la langue, surmonter ses limitations », les limitations, ajoutons, qu’impose « ce qui dure dans la langue », donc apparemment son « génie ». Il semble que quelque chose a changé dans sa position, on dirait qu’il se met du côté des nova- teurs, et ceci à l’âge où normalement on n’aime pas les bouleversements. Mais remar- quons aussi que sa situation a bien changé depuis les années 1970 : il n’est plus un exi- lé qui a peur de s’éloigner du courant principal du polonais, son rapport à la langue et au milieu poétique n’est plus douloureux, contrairement à l’époque où il écrivait Ogród nauk.

Les poètes, même quand ils sont professeurs, comme Miłosz, ont le droit de se contredire, c’est Baudelaire qui l’a fait reconnaître2. Il leur arrive d’énoncer des juge- ments douteux, ou franchement erronés, comme cette phrase d’Aleksander Wat, notée dans les Moralia que nous allons citer :

Comment concilier le fameux individualisme polonais et la tendance à faire disparaître, en polo - nais, les pronoms personnels ? Ne serait-ce pas le seul cas parmi les langues indoeuropéennes ? Et pourtant, la langue est un écho pur de la psychologie d’un peuple (Wat 1989 : 26 ; traduction de nous-même).

Wat n’était pas linguiste, d’autre part il écrivit cette phrase entre 1953 et 1957, où la linguistique moderne devenait la mode, mais son avoir était encore modeste. Par ailleurs, que dire de la psychologie des peuples qu’il met à contribution ? Cette notion a été bannie de la science qui se voulait sérieuse, pendant quelques décennies, où l’on faisait la chasse aux stéréotypes nationaux. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, on ne raille plus tellement les stéréotypes, et la psychologie sociale, comme la linguistique, at-

2 Dans ses « pensées diverses », nous trouvons deux phrases à ce sujet, dont la première a l’air d’une boutade irrévérente, et l’autre paraît très sérieuse en dépit de son ironie (écorchement volontaire du nom …). La voici : « Apprendre c’est se contredire – il y a un degré de conséquence qui n’est qu’à la por - tée du mensonge (Custine) phrase admirée par Bodler » [in :] Oeuvres complètes, Laffont, Paris, 1980, p.

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testent leur vivacité, voire, dans certains cas, leur utilité. Certes, il y a des phrases qui nous font sourire, comme celle de Miłosz quand il parle de la froideur congénitale de l’anglais, ou celle du professeur Władysław Tarnawski qui, en 1915, parlait de la concision de l’anglais, dans laquelle « se reflète le sens pratique de cette nation » (Tar- nawski 1915 : 1).

Il reste que la question de « la psychologie des peuples », liée étroitement à celle des stéréotypes nationaux, nous conduit à poser cette autre question : quelle est la part du stéréotype dans la notion de génie de la langue ? Ce dernier serait-il, en fin de comptes, cette somme d’habitudes langagières, cette part irréfléchie, automatique de notre parole, non dans le sens d’écriture automatique des surréalistes, mais bien au contraire, ce qu’il y a de stéréotypé dans notre parole ? Les stéréotypes sont, comme soulignent les linguistes d’aujourd’hui, bien nécessaires dans la communication (cf.

Amossy, Herschberg Pierrot 1997 : 24-25, 26, surtout 28). Sans les clichés qui sont l’économie du langage, la communication de tous les jours serait impossible. Que dire, d’autre part, de certaines allusions rapides aux faits et aux œuvres littéraires, qui nous épargnent un effort fastidieux d’explications ? Elles sont utiles aussi bien dans les conversations de tous les jours que dans les textes littéraires. L’intertextualité, y com- pris ce patrimoine rhétorique dont parlait Miłosz, est un mécanisme sans lequel nous n’imaginons plus la littérature.

Si nous n’admettons pas que le génie de la langue est une force mystérieuse, un ar- change qui, avec son épée, coupe la parole incorrecte aux uns et donne de l’inspiration soudaine aux autres, nous pourrions conclure, d’une façon minimaliste, que le génie de la langue, c’est ce-qui-est-déjà-là : une somme d’habitudes langagières d’une collecti- vité, tissée d’une histoire partagée, d’une liste des lectures que cette collectivité peut avoir en commun et, partant, d’une multiplicité de choix, en définitive, émotionnels, difficilement situables en termes socio-historiques ; un conglomérat socio-psycho-lin- guistique donc, d’une nature, hélas, toujours mystérieuse et échappant à notre contrôle total3.

Pourtant, si nous considérons les besoins de communication, ce-qui-est-déjà-là ne suffit pas toujours à communiquer. Aleksander Wat, même s’il avait abandonné la car- rière universitaire, était compétent dans le domaine de la philosphie, en tant qu’ancien élève de Kotarbinski. Quand il aborde ce sujet, il dit que la seule grande philosophie polonaise fut celle des logiciens, ce qui prouverait « que les Polonais peuvent exceller dans la philosophie, mais ce qui leur fait défaut, c’est l’instrument de la parole philoso- phique » (Wat 1989 : 107). Il parle de l’impossibilité de « faire de la philosphie sans la terminologie accessible, naturelle au langage. Comment traduire, par exemple, le réel (das Wirkliche) ? Cette horreur du polonais vis-à-vis des substantifs dérivant des adjec- tifs, qui sont une caractéristique de la philospohie européenne à partir d’Aristote, voire des présocratiques ». Par contre, « ils [les Polonais] excellent dans la poésie des senti- ments et des états d’âme » (ibidem). Ce qui revient à dire que le génie du polonais est

3 Nous adoptons implicitement les vues de Hans-Georg Gadamer sur la nature radicalement langagière de la connaissance humaine, et du conflit éternel entre ‘ce-qui-est-déjà-là’ de la langue et la créativité in - dividuelle de ses usagers, cf. Mensch und Sprache, 1966 (traduction polonaise Człowiek i język [in :] Ro- zum słowo, dzieje, 1979, surtout p. 50, 53), et Sprache und Verstehen (traduction polonaise Język i rozu- mienie, 1997, pp. 147-148).

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celui de la poésie lyrique, et il est anti-philosophique. Toutefois, dans le même ou- vrage, il note encore :

La méfiance à l’égard du mot. Surtout dans les sciences. ‘Le langage des hommes, les langues na - tionales sont mal faites pour la pensée’, selon l’un des plus grands linguistes. Non seulement le lexique - qui est secondaire - mais aussi la syntaxe. De là, la fuite dans les chiffres et les symboles mathématico-logiques - et c’est ce qui a permis la carrière formidable des sciences exactes (ibi- dem, p. 251).

Nous remarquons tout de suite qu’il ne s’agit plus du polonais, mais de toutes les langues, du langage des hommes4. Mais l’auteur ajoute encore à la même page :

« Pourtant l’inconsience du poète envers le langage, l’horreur, la haine du poète contre le mot relèvent d’un autre domaine : les siècles du mensonge accumulé, les siècles de beautés usées jusqu’aux os, de la culture du ‘bien écrire’ (brrr !) ». Quelques dizaines de pages plus loin, il complète cette réflexion : « Qu’est-ce qui distingue un écrivain authentique des autres ? C’est la co-présence, dans chacune de ses phrases, de l’amour et de la haine, du dévouement et de la méfiance, de l’adoration et du dédain, de la sym - pathie et de l’horreur des mots » (ibidem, p. 297).

Ainsi, l’auteur commence avec la constatation de l’insuffisance de ce qui-est-déjà- là, de l’impossibilité de faire de la philosophie avec du polonais - et même si le terme de « génie de la langue » n’est pas prononcé, nous pouvons admettre qu’il serait bien à sa place : ce que dit Wat revient à constater que le génie du polonais serait mal adpté à la philosophie. L’auteur ne sait peut-être pas que Łukasz Górnicki, le traducteur du Corteggiano de Castiglione disait la même chose au XVIe siècle déjà et, chose cu- rieuse, il considérait que ce problème touchait le polonais, bien sûr, mais aussi, presque au même dégré, l’italien, car la langue de philosophie, de façon légitime, était le latin.

Toutefois, si nous retournons au texte d’Aleksander Wat, nous remarquons qu’ensuite 1) il assume la position de méfiance vis-à-vis de toutes les langues, et 2) il dit son hor- reur des conventions littéraires, de la culture ‘du bien écrire’, en somme de cette rhéto- rique que Czesław Miłosz nous exhorte à respecter. Certes, les vues de Miłosz à ce su- jet sont plutôt conciliatrices, il mentionne la necessitée constante de surmonter les limi- tations que la langue pose à la parole poétique. Wat, par contre, est bien radical, mais il ne faut pas oublier non plus qu’il fut l’un des premiers futuristes polonais.

Une autre différence qui semble les opposer, est bien instructive : c’est leur posture à l’égard de ce qu’ils appellent « de la poésie incompréhensible ». Miłosz publia dans

« Teksty 2 », en 1990 (no 5/6), un essai important intitulé Contre la poésie incompré- hensible, où il prônait le retour à la contemplation du réel, lequel s’opposait au primat de la perception « conquérante » et subjective du sujet parlant. Wat, dans le Dziennik bez samogłosek déjà cité, inclut un chapitre intitulé Des poètes obscurs et des lecteurs non-éclairés. Nous tenons à citer un petit fragment de ce texte :

Une poésie nouvelle authentique forme et perfectionne ses lecteurs, elle ne vient pas rencontrer ce-qui-est-déjà-là, et ceci est peut-être sa qualité majeure et, à la fois, le principe de son dyna - misme : le lecteur ‘est en train de devenir’, il existe uniquement et constamment im Werden et d’un poème à un autre, il grandit avec son poète […] Cet effort devient pour le lecteur un travail sur lui-même, il lui montre des horizons nouveaux, il le transforme […] Ceci est une source de

4 Sur le leurre de « la fuite dans les chiffres et les symboles mathématico-logiques », voir Gadamer 1979, op.cit., p. 38.

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conflits avec le lecteur de type ancien, le lecteur par habitude invétérée, un sybarite statique et passif, consommateur des émotions poétiques (Wat 1990 : 152).

Le problème est que les deux poètes, en parlant de ‘la poésie incompréhensible’, traîtent de deux aspects bien différents : pour Miłosz, c’est la coupure des liens avec le réel, pour Wat, c’est encore la coupure des liens avec les conventions littéraires.

Tout ce qui a été dit jusqu’à présent est à confronter avec l’article d’Henri Mes- chonnic, paru dans Le français aujourd’hui en décembre 1998. Meschonnic est un poète intéressant, mais il est surtout un grand théoricien, ajoutons, réputé difficile.

Pourtant, son article intitulé Génie de la langue et génie des écrivains est en principe sobre et apporte des réponses à plusieurs questions posées ci-dessus.

Meschonnic montre d’abord que le propre mot de génie est défini dans la plupart des dictionnaires « comme s’il n’y avait là qu’un seul mot, avec trois grandes séries d’acceptions » (Meschonnic 1998 : 24), ce qui reflète la confusion immanente de son usage. En fait, seul le dictionnaire Larousse/Lexis admet qu’il y a ici quatre mots dis- tincts et, si nous écartons le génie militaire, il nous reste ceci :

1) la faculté de créer, d’inventer, d’entreprendre, portée à un point que ne possède pas le commun des hommes, 2) l’ensemble des caractères qui font l’originalité d’un peuple, d’une langue, 3) un être surnaturel de certaines mythologies.

En s’appuyant sur le livre d’Edgar Zilsel consacré à l’histoire de cette notion, Mes- chonnic rappelle qu’étymologiquement, il y avait deux mots : genius et ingenium (res- pectivement, les acceptions 3 et 1). Le talent inné, c’est ingenium, quoique chez Ho- mère déjà, il y ait la notion de l’enthousiasme, le poète étant possédé par les dieux.

Notre problème commence réllement à la Renaissance, quand l’ingenium tend à se fondre avec le genius, et le brouillage définitif s’accomplit au XVIIIe siècle, le mot pre- nant l’acception 2.

Cette introduction lui sert à inspirer au lecteur de la méfiance envers le concept en question, et organiser l’attaque frontale. Elle est d’ailleurs préparée dès la première page par les mots de Proust que l’auteur met en exergue : « Cette idée qu’il y a une langue française existant en dehors des écrivains, et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue […] » (lettre à Mme Strauss, 6 XI 1908). L’at- taque frontale de Meschonnic est menée contre Heidegger - duquel nous trouvons utile de rappeler la phrase célèbre : « Der Mensch gebärdet sich, als sei er Bildner und Meister der Sprache, wärend doch sie die Herrin des Menschen bleibt »5. Meschonnic dit donc ce qui suit : « C’est que le génie-de-la-langue, ‘la langue’, surtout heidegge- riennement vôtre, est ‘sans sujet’. Principe collectif . Si c’est ‘elle’ le sujet, le meta- ou super- sujet, vous n’êtes plus que celui qui lui répond. Ne parlez que si vous lui répon- dez » (Meschonnic 1998 : 28).

Par ce biais, il attaque non seulement l’idée de la langue qui existerait ‘en dehors’

des usagers, mais aussi le principe de l’intertextualité :

L’idée qu’un peintre ne peindrait pas s’il n’avait pas vu des peintures, qu’un écrivain n’écrirait pas s’il n’avait pas lu des livres. Où la part de vérité incontestable est emportée vers un seconda - risme littéraire : un mimétisme programmé de la littérature par la littérature, qui en oublie ce que c’est qu’inventer (ibidem, p. 27).

5 George Steiner mit cette phrase en exergue de son After Babel (1975), de même qu’une citation de Jorge Luis Borges et … de Pour la poétique II d’Henri Meschonnic.

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Meschonnic rend coupable de cette acceptation du statut de la langue comme un

« principe collectif », le fait qu’on a perdu « le sens de l’historicité radicale des choses », et hâtons-nous d’ajouter, ce n’est plus Heidegger qui est mis sur la sellette.

C’est par l’oubli de l’historicité qu’il y a tant de confusion autour du mot de « moder- nité », dit l’auteur, et il ne faut pas, notamment, faire de confusion entre ‘moderne’ et

‘contemporain’, « Sans quoi, dans la chose littéraire, nous sommes incapables de faire la différence entre un poème et ce qui fait tout pour lui ressembler » (ibidem, p. 28).

Dans chaque génération, il y aurait donc une foule de ‘contemporains’ et quelques mo- dernes, ceux-là, écrivains de génie. Mais ils ont besoin de partenaires : « Il faut aussi que les lecteurs, comme les spectateurs, aient du génie. Pas celui de la langue. Un gé- nie de lecteur »6.

Par contre, Meschonnic n’a aucun doute pour combattre la psychologie des peuples et son rapport prétendu aux langues qu’ils parlent. Une longue citation s’impose :

Linguistiquement, il n’y a pas d’inégalité des langues comme on a parlé d’inégalité des races, la - quelle est aussi à mettre au musée des théories […] Aucun rapport avec la puissance politique- économique d’une nation […] Des empires ont passé, mais de telles langues, toutes petites d’ex- tension, se sont accrues en compréhension du monde, pour durer et se répandre dans le temps et dans l’espace. Ce phénomène n’a rien a voir avec une nature des langues. Il est purement histo- rique (ibidem, p. 29).

Meschonnic taquine ensuite les défenseurs institutionnels du français : il trouve tout à fait normal que le français emprunte des vocables à l’anglais, comme l’anglais em- pruntait auparavant au français, car les métissages et les emprunts, c’est de l’histoire normale des langues. « Le statut communicationnel d’universalité relative […] n’est pas à confondre avec ce que fait une langue ni avec ce qu’on en fait. Il y a des ordres de puissance sans mesure commune. Commerce, sport, informatique - secteurs tech- niques ». Il trouve que cet envahissement des mots anglais dans le français est sans im- portance ; ce qui compte, c’est « l’effet et la durée de certains textes […] La force d’une langue ne tient qu’à ceux en elle qui ont eu du génie ». Le message est assez clair ; la défense du français doit passer par la valorisation de la grande littérature :

« La littérature annule l’instrumentalisme si banalisé qui veut que la langue ‘sert à…’, sert à parler, sert à communiquer. C’est en poussant cette instrumentalisation à ou- trance, pour en montrer l’ineptie, que Benveniste a dit que la langue ‘sert à vivre’ ».

Par la suite, l’auteur donne sa définition de la poésie : ce serait « la formule chaque fois unique d’un rapport entre forme de vie et forme de langage tel que, dans une œuvre, une forme de vie transforme le langage autant que le langage transforme une forme de vie » (ibidem, p. 30).

Récapitulons un peu : ce qui compte, dans la langue, c’est la créativité individuelle, c’est elle seule qu’il est légitime d’associer à la notion de génie. Tout ce qui est cliché, stéréotype, convention, est à reléguer du champ littéraire, c’est du simili. Puis, si l’on prend au sérieux la critique que fait l’auteur de « la langue, principe collectif » de Hei- degger, il y a l’historicité radicale des œuvres de génie : elles sont une formule chaque fois unique, donc, il n y a pas lieu de parler d’un canon constitué par de grandes œuvres, au sens où l’entend Miłosz. Ce canon serait en mouvement constant, toujours

6 Cette exigence va dans le même sens que ce que réclamait de son lecteur Alexander Wat, cité ci-des - sus.

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ouvert aux « nouveaux modernes ». Par conséquent, il n’y a pas de génie-de-la-langue, pas de tronc commun où « le lierre pourrait s’appuyer ».

Toutefois, quoi qu’en dise Meschonnic (p. 30, notamment), cette exigence radicale sépare le langage de la littérature et la langue de tous les jours, qui sert à communiquer.

Celle-ci n’est pas faite seulement de l’oralité (qui est ‘bien’) mais aussi de toutes sortes de clichés, stéréotypes, d’emprunts, de tout ce qui est secondaire. La langue de tous les jours n’est pas forcément éthique, pour la langue de littérature c’est une des exigences fondamentales. Et pourtant, on peut et on doit s’interroger sur les points d’articulation entre la langue littéraire et la langue « de communication ». Quand notre auteur dé- nonce le parallèle entre « la notion romantique de génie littéraire qui suppose, par contraste, celle du philistin, du béotien », et la notion du génie des langues qui serait indissociable d’une guerre des langues, on a l’impression qu’il tombe dans son propre piège. L’usager de la langue ‘instrumentalisée’, celui qui répète des clichés, celui qui produit des ouvrages secondaires, serait-il le béotien ? Ou bien faut-il admettre, avec tant d’autres, que la limite entre la littérature et la langue de communication, voire de littérature et paralittérature, n’est pas étanche ? Ajoutons enfin qu’il y a des poètes, et non des moindres, qui se servent du « langage instrumentalisé » et de ses clichés, mais pour les déjouer, donc forcément, leur démarche intertextuelle n’a rien de secondaire - et néanmoins, si elle utilise le « tronc commun » ou « le principe collectif » à ses propres fins, ce n’est pas impunément : le blasphémateur confirme la religion.

Ces réserves ne concernent pas la visée éthique et politique des idées d’ Henri Mes- chonnic, que nous partageons. Le problème, c’est toujours la portée philosophique du concept de « génie de la langue » auquel l’auteur, malgré tant de remarques éclairantes, fait un procès par trop expéditif. Meschonnic donne plusieurs réponses, pas de réponse définitive.

BIBLIOGRAPHIE

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