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Widok Les théâtres à Bordeaux sous la Révolution: les luttes politiques sur la scène

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Wrocław 2020

https://doi.org/10.19195/0557-2665.67.7

michel Figeac ORCID: 0000-0001-7751-1544 Université Bordeaux-Montaigne

michelfigeac@yahoo.fr

LES THÉÂTRES À BORDEAUX SOUS LA RÉVOLUTION :

LES LUTTES POLITIQUES SUR LA SCÈNE

En septembre 1787, en pleine radicalisation anti-absolutiste orchestrée par les parlementaires bordelais, le gouverneur militaire du Château Trompette, le comte de Fumel, noble éclairé et philanthrope, propriétaire du château Haut-Brion, don- nait l’autorisation de jouer le Guillaume Tell de Lemierre, ce qui outrepassait les ordres des jurats1, craintifs devant ce personnage de paysan suisse que les Lumières présentaient hâtivement comme le père de la république suisse2. La Suisse appa- raissait en effet à Lemierre comme la concurrente de la Rome antique, nouveau berceau de valeurs républicaines, et Guillaume Tell ne luttait pas seulement contre le tyran, pour la justice et la liberté, il évoquait aussi, avec conviction, la vertu qui alliait sacrifice et honneur. Philippe Bourdin a parfaitement démontré que le potentiel révolutionnaire de la pièce se trouvait ailleurs : « Lemierre pour son Guillaume Tell, avait fait monter ce peuple sur scène, l’investissant d’un héroïsme naturel qui l’élevait au-dessus de son état : le succès de son œuvre ne faiblissant pas, elle suscite nombre d’avatars aux titres éponymes (tel l’opéra de Sedaine et Grétry), diminuant la part des dialogues pour surjouer les scènes de foules »3.

1 Les jurats, membres de la jurade, administraient la municipalité bordelaise.

2 F. Marchal-Ninosque, « Le théâtre d’Antoine-Marin Lemierre, une école des citoyens », Revue d’Histoire Littéraire de la France 1, vol. 103, 2003, pp. 49–62.

3 Ph. Bourdin, « Introduction », Annales historiques de la Révolution française, n° 367 : Théâtre et révolutions, janvier–mars 2012, p. 7.

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Le comte de Fumel était ici en parfaite conformité avec les goûts quelque part paradoxaux de la noblesse libérale qui s’enthousiasmait au même moment pour Beaumarchais, joué à Bordeaux le 3 mars 1789. Guillaume Tell est rejoué à plu- sieurs moments clés durant la Révolution et l’on demande sa programmation dès le 22 juillet, au lendemain de l’annonce de la prise de la Bastille4. Un parfumeur, du nom de Feuilherade, juché sur une échelle dans un bassin du jardin public, posa bien le problème du jeu de miroir entre la scène et la vie réelle :

Vous avez demandé, Messieurs, une représentation de la tragédie de Guillaume Tell. Eh ! Pourquoi ? Pourquoi renouveler ces scènes sinistres ? Pourquoi aller chercher dans la nuit du passé ce que le présent vous offre à chaque pas ? Pourquoi enfin des portraits quand la France fourmille d’origi- naux ? Guillaume Tell, Messieurs, ah ! Tous les respectables membres de l’Assemblée nationale, tous les braves Parisiens sont autant de Guillaume Tell, et nous, leurs émules, nous le sommes encore. Ah ! Messieurs, je le répète, laissons l’histoire et ne nous occupons que du salut commun5.

Cette harangue prononcée dans le feu de l’action résume bien la probléma- tique : la réalité était en train de déborder la fiction, l’art théâtral avait-il donc toujours un rôle politique à tenir à une époque où l’héroïsme prétendait s’incarner dans la vie réelle ? À la fin de l’Ancien Régime, Bordeaux possédait deux salles de spectacle : le prestigieux Grand Théâtre, édifié par Victor Louis entre 1773 et 1780, et les Variétés Amusantes, fondées en 1775 par Belleville, mais plusieurs salles plus ou moins importantes apparurent également durant la Révolution6. Une création totalement engendrée par le contexte politique fut celle du Théâtre Molière, rue du Mirail dans l’ancienne chapelle de l’hôpital Saint-James, qui se présenta d’emblée comme un théâtre patriote, dont le premier spectacle s’ouvrit avec l’exécution du Ça ira7. En novembre 1792, il prit le nom de Théâtre de la République alors que le Grand Théâtre adoptait celui de Théâtre de la Nation.

Le théâtre était bien un enjeu politique que l’on évoquait fréquemment dans les débats des clubs. Dans cette période de fermentation politique, il y eut des pièces spécifiques qui naquirent dans l’urgence idéologique, mais il s’agira ici d’en me- surer la véritable influence à l’aune de l’exemple bordelais. On cherchera à éva- luer la place de la scène théâtrale dans les conflits politiques du temps pour voir ensuite le rôle du théâtre dans la formation du nouveau citoyen. Aux premières loges de l’agitation urbaine, les acteurs furent-ils les profiteurs ou les victimes de cette période troublée ?

4 L’annonce de la prise de la Bastille à Bordeaux ne fut faite que le 20 juillet par le futur gi- rondin Boyer-Fonfrède.

5 P. Bernadau, Spicilège bordelais, t. XII, n° 1, Bibliothèque municipale de Bordeaux, ms. 713.

6 Sur le théâtre à Bordeaux, voir l’étude de H. Lagrave, Ch. Mazouer et M. Regaldo, La vie théâtrale à Bordeaux des origines à nos jours, CNRS Éditions, Paris 1985.

7 Ce refrain symbolise la révolution. Il fut entendu pour la première fois en mai 1790. Son auteur était un ancien soldat chanteur de rues du nom de Ladré.

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1. LE THÉÂTRE, UN LIEU POLITIQUE DANS LA CITÉ

1.1. LA PROGRAMMATION, UN BAROMÈTRE DES CHANGEMENTS POLITIQUES

Une analyse de la programmation telle qu’a pu la mener Marc Regaldo8 per- met de sentir sur la scène les inflexions de la Révolution et, de manière plus fine, ce sont les grands débats qui trouvent un écho dans les pièces censées stimuler la réflexion du spectateur, et cela dès les débuts de la Révolution. En octobre 1789, les Variétés mettent par exemple à leur répertoire Les courtisans démasqués. Dans cette comédie en deux actes, la duchesse de Polignac, le garde des sceaux, le Maréchal de Broglie et le comte d’Artois essayaient sans succès de persuader les souverains que, pour se faire aimer des Français, il fallait abattre les principes de la liberté naissante. Il s’agit en fait d’étayer les critiques contre les mauvais conseillers qui obéraient la lucidité de Louis XVI, ceux qui furent les premiers à quitter la France dès juillet 1789, laissant le Roi qu’ils étaient censés protéger à son triste sort. Cette pièce, imaginée par un ancien instituteur bordelais nommé Soulinières, reflétait l’aversion populaire pour le parti de la Cour, alors que le roi conserva une image positive jusqu’à la fuite de Varennes en juin 1791. La pièce se terminait par des couplets patriotiques qu’il était d’usage d’entonner en fin de représentation. La scène théâtrale pouvait être une tribune pour des événe- ments nationaux comme pour des affaires beaucoup plus locales. Tel fut le cas pour fêter la grande opération de la Garde Nationale bordelaise, l’expédition de Montauban, en mai 1790. Le 10 mai 1790, une émeute avait éclaté à Montauban, où la municipalité procédait à l’inventaire des biens conventuels. Quand la nou- velle de sévices dont auraient été victimes des patriotes parvint à Bordeaux, le Club National fit pression pour que la Garde Nationale bordelaise montât une opération de secours. Courpon, major général de la garde nationale, prit le com- mandement de 1500 hommes, auxquels furent adjoints 75 cavaliers du corps de cavalerie et 80 soldats du régiment de Champagne. L’opération tourna à la prome- nade militaire, et le retour, qui s’effectua entre le 31 mai et le 8 juin, fut triomphal.

Le 8 juin, Courpon fit, avec ses troupes qui n’avaient pas connu le feu, sa rentrée à Bordeaux, où les manifestations se multiplièrent pour célébrer une si brillante victoire. Le théâtre s’intègre totalement dans les instruments de propagande et il est même l’un des plus efficaces. Sans attendre le résultat de l’opération, le directeur du Théâtre de la Nation, Cornu de Boissancourt, avait fait représenter, le 25 mai, un à-propos, mélange de chants et de danses : Le Passage des troupes bordelaises à Caudrot9. Puis, le 9 juin, pour célébrer la rentrée à Bordeaux, ce fut un divertissement qui associait chants, danses et évolutions militaires, Le Retour

8 Ibidem, p. 373. Son travail s’appuie sur un très solide dépouillement de la presse. Comme nous le verrons, nous n’en partageons pas toutes les conclusions.

9 Caudrot est un petit village de la vallée de la Garonne, à côté de La Réole, par lequel était passée la Garde Nationale sur le retour de Montauban.

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des patriotes. Le lendemain, pour n’être pas en reste, les Variétés représentèrent Le retour de Montauban ou l’héroïsme bordelais. Cette pièce fut à l’origine d’un vif débat, la municipalité dénonçant une œuvre qui contenait « des expressions propres à inspirer au peuple la fausse idée de pouvoir impunément se porter à des violences et à des excès »10. Le texte dut être édulcoré et devint Le détachement bordelais à Moissac. Les officiers de la Garde Nationale honorèrent de leur pré- sence les représentations et ils furent ovationnés par le public.

C’est sous la Terreur que l’instrumentalisation des théâtres atteint son maxi- mum, même s’il nous semble indispensable de relativiser l’expression d’un véri- table théâtre sans-culotte. Après la chute de la Commission populaire, le 2 août, puis de la municipalité le 18 septembre, il est intéressant de regarder la program- mation. Sur la scène du Théâtre de la Nation, le 25 septembre, Brutus de Voltaire est redonné en spectacle gratuit, joint à l’Offrande à la Liberté. Programme iden- tique le 5 octobre ; le 6, séance pour le peuple avec, outre le Bon Ménage, La mort de César et un Ballet patriotique ; le dimanche 13 : Guillaume Tell et l’Offrande à la Liberté. Le 26, la troupe entend apporter son adhésion aux théories officielles et c’est pour cela que le comédien Lorrain lit un discours sur la régénération de l’art dramatique. Toujours le 26, nouveau spectacle gratuit avec Caïus Gracchus, tragédie en trois actes de Marie-Joseph Chénier et une création, L’Arbre de la liberté ou l’Amour sans-culotte, qui est jouée à nouveau le 3 novembre. On voit que l’Antiquité romaine conservait son rôle de modèle et de réflexion sur la nature des régimes politiques11. Avec la prise de pouvoir sur la ville des représentants en mission, les théâtres mirent à l’affiche les grands classiques du théâtre révolution- naire importés des scènes parisiennes. Marat dans le souterrain des Cordeliers ou la journée du 10 août fut donné le 28 avril, ainsi que Le Jugement dernier des rois de Sylvain Maréchal. À cette occasion, les ornements sacerdotaux qui avaient servi à brocarder la religion à l’occasion de la « fête de la Raison » furent mis en pièce pour fabriquer des costumes. Près des deux tiers des œuvres qui furent jouées avaient alors un caractère anticlérical.

1.2. UNE TRIBUNE POLITIQUE

Les bâtiments sortirent rapidement de leur seule vocation théâtrale pour de- venir de véritables salles de réunion publique dès les débuts de la Révolution.

Le 25 août 1789, les domestiques de grandes maisons (valets, cochers, maîtres d’hôtel...) se réunirent au Colisée de Belleville, deuxième salle du propriétaire des Variétés, pour obtenir un doublement de leurs gages, le droit de ne plus porter

10 Archives municipales de Bordeaux, D 86, 11 juin 1790.

11 R. Carré, « L’image de la Rome antique sur les scènes parisiennes de 1791 à 1804 », [dans :]

Ph. Bourdin et B. Gainot, La république directoriale, t. 2, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand–Paris 1998, pp. 611–634 et 635–662.

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livrée et la possibilité de faire renvoyer des domestiques noirs. Il s’agissait bien d’un programme corporatiste qui cherchait à profiter de la contestation générale, mais il avait été formulé dans une salle de plaisirs et de théâtre, et ce qui n’était qu’une opportunité devint un usage.

Certaines revendications prirent donc naissance au théâtre et ce fut aussi le cas de nouvelles politiques importantes. Le Parlement avait joué un rôle essentiel dans l’agitation pré-révolutionnaire, mais depuis l’été 1789, la situation s’était tendue et la prise de position du Procureur Général Dudon contre les violences rurales avait rendu la situation irréversible : c’est dans le Théâtre de Victor Louis que lui fut signifié son arrêt de mort.

Le théâtre faisait vraiment partie de l’espace public puisque la Garde Nationale s’y livrait à de nombreuses incursions. Elle vint y manifester son enthousiasme au lendemain du retour de l’opération de Montauban. Régulièrement, des escouades paradaient sur la scène pour le plus grand plaisir des spectateurs qui appréciaient l’étalage de la force municipale. Sous la monarchie constitutionnelle, le passage par le théâtre semblait l’onction indispensable qui apportait un supplément de prestige aux événements officiels. Le 10 mai 1791, on procéda à l’élection d’un nouveau maire et le suffrage se porta sur François-Armand Saige, ancien avocat général au Parlement et possesseur, avec plus de huit millions de livres, de la plus grosse fortune bordelaise12. L’état-major du régiment de Saint-Rémi dont il était le colonel, et de nombreux volontaires de ce régiment se réunirent dans la cour de son hôtel pour l’accompagner en armes au spectacle, où le public donna par ses applaudissements l’investiture à la nouvelle municipalité.

L’habitude se prit d’un dialogue entre la scène et la salle, les acteurs et le parterre. Ce fut le cas le 19 février 1792 aux Variétés qui programmaient une

« pochade » violemment anticléricale, Le Grand Conseil des Savetiers. Elle fut marquée par un gigantesque chahut au cours duquel les spectateurs reprochèrent aux acteurs leur mauvais goût. Il s’agissait en réalité d’une satire d’un club ré- volutionnaire, si bien que les patriotes répondirent le 16 mars au Théâtre de la Nation, à l’initiative des Amis de la constitution (vivier des futurs Girondins) avec le soutien du Club National pro-montagnard. On arbora dans la salle le drapeau tricolore, à la suite de quoi les acteurs jouèrent Brutus. La musique militaire de la garde nationale avait remplacé l’orchestre habituel. Le maire François-Armand Saige monta sur la scène pour prononcer un petit discours aux accents patriotiques.

Le théâtre était en fait devenu le reflet des préoccupations guerrières, il exaltait la nation révolutionnaire et magnifiait l’attitude du soldat tombé pour sa patrie.

Les clubs s’immisçaient de plus en plus dans la vie théâtrale, mais on constate également que l’hostilité entre Théâtre de la Nation et Théâtre de la République était plus complexe que le conflit entre Girondins et Montagnards.

12 M. Figeac, Destins de la noblesse bordelaise : 1770–1830, Fédération Historique du Sud- Ouest, Bordeaux 1996, p. 78.

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1.3. DES AFFRONTEMENTS DE THÉÂTRE ?

Par une osmose avec le lieu, on pense assez facilement à une théâtralisation des démonstrations de force quand elles faisaient irruption dans les théâtres giron- dins. À chaque phase de la Révolution, on découvre des exemples de désordres, d’irruption sur la scène, de cris lancés depuis le public. Tocqueville avait, là en- core, pleinement raison quand il affirmait que le théâtre était la forme littéraire la moins élitiste, « le parterre [ayant] souvent fait la loi aux loges »13. Le 18 février 1791, à l’occasion de la tragédie Jean Calas de Laya, plusieurs spectateurs mani- festèrent leur désapprobation en organisant un gros chahut, si bien qu’ils obtinrent que l’officier municipal présent dans la salle fasse baisser le rideau.

Avec le glissement des événements vers la Terreur, la violence s’invita de ma- nière de plus en plus spectaculaire dans les spectacles. Pour reprendre l’exemple du Brutus, joué en mars 1792, les spectateurs virent le corps de Brutus décapité traverser la scène sur une litière.

Cette radicalisation fut renforcée par le fait que les royalistes, qui avaient été pratiquement anéantis par l’action de Tallien et d’Ysabeau14, trouvèrent dans l’obscurité des salles de théâtre un moyen de crier leur attachement au roi à peu de frais, comme le rapporte la Marquise de La Tour du Pin :

La ville de Bordeaux, animée par les Girondins qui n’avaient pas voté la mort du roi, était en état de demi-révolte contre la Convention. Beaucoup de royalistes y avaient pris part dans l’espérance d’entraîner les départements du Midi et surtout celui de la Gironde, à se joindre au mouvement qui venait de se déclarer dans les départements de l’ouest. Mais Bordeaux ne possédait pas, loin de là, l’énergique courage de la Vendée. Une troupe armée de 800 ou 1000 jeunes gens des premières familles de la ville s’était pourtant organisée. Ils faisaient l’exercice sur les glacis du Château Trom- pette, se montraient bruyants le soir au théâtre, mais aucun ne criait : Vive le Roi !15

D’autres trouvèrent davantage de courage, en particulier après Thermidor, période extrêmement troublée où les incidents se multiplièrent au théâtre entre Muscadins et Jacobins. À partir de septembre 1794, il ne se passa point de se- maine sans incident et les représentations de pièces « sans-culottes » furent huées, comme L’Espion autrichien, le 3 février 1795, qui fut salué par les cris « à bas le bonnet rouge », alors que le prestigieux plafond résonnait des échos des chants contre-révolutionnaires, à l’instar du Réveil du Peuple de Souriguières. Sous le Directoire, l’administration essaya de réprimer ces désordres mais les troubles ne cessèrent pas et l’épisode le plus célèbre eut lieu le 7 janvier 1798 aux dépens du général Lannes, de passage à Bordeaux. Connu pour ses sympathies républicaines, il fut bousculé à son arrivée au Grand Théâtre et dut subir pendant le spectacle

13 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, Paris 1986, pp. 481–482.

14 Tallien et d’Ysabeau étaient les deux représentants en mission envoyés de Paris par la Convention pour pourchasser les royalistes et expurger la ville du fédéralisme girondin.

15 Marquise de La Tour Du Pin, Mémoires, journal d’une femme de cinquante ans (1778–

1815), Paris 1979, p. 153.

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toutes sortes d’insultes et de provocations de la part de jeunes gens venus pour le chahuter. Quoique le général eût conseillé le simple mépris, l’affaire se termina par quelques arrestations.

Les affaires plus tragiques restèrent très rares, mais il faut ici évoquer le sort réservé à Parmentier, ancien comédien terroriste puis juge de la Commission Militaire présidée par Lacombe. Après Thermidor, Ysabeau l’avait fait sortir de prison et lui avait trouvé un emploi de caissier à l’entrée du Théâtre. Il y fut recon- nu et au lieu d’adopter un profil bas, il vint braver la foule au parterre, multipliant les provocations. Poussé par le public, il fut traîné vers la porte d’entrée puis sur la place de la Comédie où il succomba sous les coups. C’était là un premier fait de « Terreur blanche »16.

Lieu de passion et de circulation des affects, les théâtres étaient donc un vé- ritable enjeu, d’où la volonté de les contrôler de la part de tous les pouvoirs poli- tiques successifs, ne serait-ce que pour leur puissance de perturbation de l’ordre public17.

2. LE THÉÂTRE : LIEU DE FORMATION PÉDAGOGIQUE DU NOUVEAU CITOYEN

2.1. LE POUVOIR POLITIQUE : CONTRÔLER ET ENCADRER

Les débats sur les vertus pédagogiques du théâtre animèrent les assemblées successives, les comités, les clubs et la presse. À la Convention, Barère livrait ses convictions sur l’utilité des théâtres : « Les théâtres sont les écoles primaires des hommes éclairés et un supplément de l’éducation publique »18, et le dramaturge Marie-Joseph Chénier parlait « d’écoles primaires pour adultes »19. Les discus- sions sur l’utilité didactique des théâtres animaient nombre de débats depuis les assemblées jusqu’aux clubs locaux, et Philippe Bourdin a raison de souligner le lien qui existe avec les plans d’éducation à l’époque20.

Tous les représentants en mission qui vinrent à Bordeaux se coulèrent dans ces directives ; soucieux d’une nécessaire régénération civique du peuple, ils furent les premiers à diffuser ce message. En fait, dès la Révolution, le regard des pouvoirs publics sur l’institution théâtrale révèle une obsession propre qui persiste durant tout le XIXe siècle, comme l’ont montré les travaux de Corinne Legoy, celle du « scrutage » et du déchiffrement de « l’esprit public ». Dès le

16 P. Courteault, La Révolution et les théâtres à Bordeaux, Paris 1926, pp. 190–191.

17 C. Legoy, « Sous la plume du pouvoir, le public de théâtre entre 1815 et 1830 : l’embarras- sant miroir d’une nation souveraine », Parlement[s]. Revue d’histoire politique 3, 2012, pp. 95–108.

18 Cité par L. Legallois, Histoire de la convention nationale d’après elle-même, chez Auguste Mie, Paris 1835, p. 460.

19 C. Legoy, op. cit., pp. 95–108.

20 Ph. Bourdin, Aux origines du théâtre patriotique, CNRS Éditions, Paris 2017, p. 29.

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4 mai 1790, le juriste et procureur-syndic Raymond Barennes élabora une police des spectacles :

Ne prenez point les bases de l’édifice nouveau dans les ruines de l’ancien ; que tout se régénère sous vos mains vigilantes et que l’esprit des décrets de nos législateurs dirige toutes vos opérations. Le spectacle fut toujours chez les peuples libres l’école des mœurs ; si vous ne pouvez pas encore vous assurer ce précieux avantage, que les soins que vous prendrez pour ramener la décence et le bon ordre annoncent vos vues et vos espérances : peut-être qu’un jour le théâtre, imitant celui des Grecs et des Romains, présentera dans les grands événements de notre histoire et dans les vertus de nos grands hommes dont on rappellera les actions, des exemples où la jeunesse trouvera le principe et le modèle de sa conduite21.

Dès les origines apparaît une volonté farouche de « table rase ». Le spectacle doit être une école nationale de morale et de patriotisme en important la tradition de la Grèce et de Rome qui est si présente dans la programmation.

Quand les représentants en mission Ysabeau, Tallien et Baudot pénétrèrent dans la ville le 16 octobre 1793 pour la reprendre aux Girondins après l’aventure de la Commission Populaire, leur premier acte politique fut d’aller au Théâtre pour montrer leurs uniformes tricolores et frapper les esprits dans une époque tellement attachée aux symboles. On joua La Plantation de l’arbre de la liber- té d’un illustre anonyme et on chanta des chansons civiques, car il allait falloir régénérer la ville. Les envoyés de la Convention optèrent pour le Théâtre de la République dont un des acteurs, Léard, était proche du Comité de surveillance et parce qu’il était alors sous l’influence du Club National, relais de la Montagne.

Le 6 décembre, Ysabeau et Tallien signèrent un arrêté qui confiait la salle de Victor Louis aux acteurs de la République : « Considérant que, dans les moments de révolution et à la naissance d’une république, les théâtres bien dirigés peuvent utilement servir la cause de la liberté, […] voulant faire du Grand Théâtre de Bordeaux une école nationale, un lieu où le père de famille puisse conduire avec sûreté ses enfants, où les bons citoyens puissent se réunir quelques instants pour se délasser des fatigues de la journée et se récréer en s’instruisant », la salle était fermée et confiée au théâtre concurrent qui n’avait d’ailleurs pas les forces vives pour la faire vivre au quotidien. Envoyé sur Bordeaux en avril 1794 pour relan- cer le processus terroriste et châtier le modérantisme de Tallien, le jeune Marc Antoine Jullien se fit remettre le répertoire de toutes les pièces qui avaient été jouées, preuve de l’importance que l’on donnait aux arts de la scène. Le 8 juillet, quelques jours avant la chute de Robespierre, il publiait un nouveau règlement qui réorganisait le théâtre « sur les bases de la Liberté et de l’Égalité […] en attendant l’organisation générale et définitive de tous les spectacles de la république ». En réalité, l’accumulation de la réglementation prouve cette obsession du contrôle mais aussi une certaine inefficacité dans la répétitivité même de la contrainte.

Le 6 floréal an III, Boussion, représentant du peuple, délégué pour la Gironde et la Dordogne, publiait un nouveau règlement pour essayer de résoudre les troubles

21 Cité dans : A. Ducaunnès-Duval, Inventaire des archives municipales de Bordeaux, période révolutionnaire, t. 1, Bordeaux 1896, p. 32.

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à l’ordre public dans les salles de spectacle qui s’accumulèrent après la chute de Robespierre. Les cris qui perturbaient les séances étaient strictement prohibés sous peine d’arrêt immédiat de la représentation. « Il était défendu à tout citoyen qui ne serait point attaché à la troupe de monter sur le théâtre sous quelque pré- texte que ce soit, à peine d’être constitué sur le champ prisonnier »22. Tout était fait pour empêcher qu’un dialogue s’établisse entre public et acteurs, les chants et autres annonces qui ne figuraient pas au programme entraînaient l’arrestation du contrevenant qui était condamné par voie de police correctionnelle. L’ordre public dans les salles de spectacle relevait de la police municipale qui recevait l’appui de la Garde Nationale et, le cas échéant, de quelques soldats. Il ne s’agissait pas uniquement de contrôler l’opinion mais aussi très clairement de la moraliser en entamant une entreprise de rééducation par le théâtre.

2.2. LE THÉÂTRE : LIEU DE FORMATION D’UNE OPINION PUBLIQUE

La propagande républicaine se construisait dans la hiérarchie des médiations civiques avec l’école, les arts, les fêtes et bien sûr le théâtre. Pour chaque grand débat où il s’agissait de convaincre la population, ce dernier était un puissant auxiliaire. C’est ainsi qu’au début de 1791, l’application de la Constitution civile du clergé vint scinder l’opinion et compromettre en profondeur l’unité nationale.

On vit alors la Société des Amis de la Constitution faire pression sur le directeur du Théâtre de la Nation, Cornu de Boissancourt, pour programmer toute une série d’œuvres vigoureusement anticléricales. Le 3 mai, la grande salle bordelaise don- na pour la première fois le drame de La Harpe, Mélanie, qui ne fut joué que six mois plus tard à Paris sur la scène du Français. Le sous-titre était Les vœux forcés, car la jeune Mélanie, forcée au célibat pour ne pas entamer l’héritage de son frère, préféra se donner la mort que de prendre le voile. La programmation de Mélanie fut saluée par les Amis de la Constitution comme la première victoire de la rai- son sur le fanatisme. À la fin de l’année, le public se précipita pour assister au Comte de Comminges ou les Amants malheureux de Bacular d’Arnaud qui était une adaptation d’un roman de Madame de Tencin. Elle y décrivait l’amour in- trépide et dévorant entre le jeune comte de Comminges et Adélaïde de Lussan, tous deux victimes de la haine de leurs pères respectifs. Cet amour-là ne faisait que scander les étapes d’une marche funèbre qui se déroulait chez les Trappistes où Comminges était entré. Le Jean Calas de Laya déchaîna les passions autour de l’esprit de tolérance et fit progresser dans la population les principes de la Constitution civile du clergé. Le théâtre était un moyen privilégié pour mettre au cœur de la population de grands débats sociétaux, mais aussi une manière de préparer l’opinion aux ruptures politiques. C’est ce que voulait faire comprendre le Théâtre de La République en programmant le 4 décembre 1792 La révolution

22 Archives de Bordeaux Métropole, I 12, 1790 (an VIII), police des spectacles.

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de Syracuse ou la royauté abolie, à la veille du procès de Louis XVI. La pièce avait été lue préalablement au club des Amis de la Liberté et de l’Égalité qui avait décidé de la nécessité de sa représentation, car les sociétés politiques constituaient un filtre qui supplanta à partir de 1792 les autorités municipales. L’écho fut im- médiat puisque la pièce déclencha l’une des rares manifestations d’hostilité de la Jeunesse bordelaise d’obédience royaliste contre le régime.

Les jugements portés par la commission militaire durant l’hiver 1793–1794 contre les acteurs du Théâtre de la Nation traduisaient bien, dans les interrogatoires, ce rôle primordial du théâtre dans la formation de l’opinion publique bordelaise, ce qui nécessitait la plus grande vigilance de la part des autorités révolutionnaires :

Après diverses inculpations à eux faites sur leur civisme individuel, il leur a été observé par le Président que l’opinion publique avait dénoncé le grand spectacle de Bordeaux comme étant le ren- dez-vous de tous les aristocrates de cette ville ; que les royalistes, les égoïstes et les muscadins s’y montraient avec une audace inconcevable ; qu’ils y parlaient ouvertement contre les principes de la République ; qu’en un mot, le foyer de la grande Comédie était un vrai foyer de contre-révolution23.

La surveillance qui pesait sur la vie théâtrale concernait l’esprit public mais aussi l’état moral, autre volet indispensable à la promotion d’un nouveau citoyen. Le jugement rendu le 17 nivôse an II contre le Théâtre de la Montagne et son directeur Mayeur est très symptomatique dans ses attendus. Les acteurs sont cités à la barre de la Commission militaire pour avoir tous contribué plus ou moins « à la repré- sentation de quelques pièces propres à alarmer la pudeur des âmes vertueuses et à corrompre les mœurs publiques par des tableaux de lubricité »24. Et l’accusateur pu- blic donnait comme exemple La tentation de Saint-Antoine, « pièce scandaleuse qui tend à faire passer le vice par tous les sens »25. Il fut demandé à Mayeur s’il ignorait que la Patrie regarde « presque d’un même œil celui qui la combat par les armes et celui qui veut la détruire par les vices »26. Le tribunal voulait surtout exercer une pression, un contrôle sur le monde du théâtre car, comme le révèlent les jugements, la Commission fit preuve d’une mansuétude dont elle n’était pas coutumière.

3. LES ACTEURS : OTAGES DE LA RÉVOLUTION OU REFLET DES DIVISIONS DE LA NATION ?

3.1. LES ACTEURS EN PRISON

Les acteurs se trouvèrent à un moment donné emportés par le torrent d’événe- ments dont ils ne maîtrisaient plus toute la portée. C’est ainsi qu’au lendemain de la chute des Girondins, le 17 juin 1793, le Théâtre de la Nation allait fortement se

23 Archives départementales de la Gironde, 5L bis 37, 17 nivôse an II, dossier collectif sur les acteurs du théâtre.

24 Archives départementales de la Gironde, série 13L, commission militaire.

25 Ibidem.

26 Archives départementales de la Gironde, 5L bis 37, affiche du procès, nivôse an II.

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compromettre. Il avait exhumé ce jour-là une comédie héroïque de Boissy, La vie est un songe, inspirée de Calderon. On y montrait un jeune prince, longtemps emprisonné dans une tour, monter sur le trône à la faveur d’une conjuration. Dans le climat de l’époque, le message fut vite décrypté et certains auraient entendu pendant la représentation des cris de « Vive le Roi ! », alors qu’au moment de l’exécution de La Marseillaise réclamée par le parterre, une partie des spectateurs affecta de garder la tête couverte. L’incident revint, bien évidemment, aux oreilles d’Ysabeau et de Tallien quand ceux-ci déclenchèrent l’épuration de la ville et le 28 novembre 1793, les comédiens furent arrêtés pour répondre de leurs actes devant la commission militaire.

Le chevalier Romain Dupérier de Larsan, frère du grand sénéchal de Guyenne et poète prolifique, avait créé Le Journal amusant et littéraire, où il décrivait les Montagnards à grands coups d’alexandrins. Lui-même jeté en prison, il fut le té- moin de leur incarcération au séminaire Saint-Raphaël, ce qu’il rapporte dans son ouvrage le plus connu, Les verrous révolutionnaires27 :

Laissons notre repas ; oh ! La plaisante affaire ! Le Grand-Théâtre est mis au petit séminaire.

Nous aurons sans payer, comédie aujourd’hui…

La scène, comme on croit, sera bien variée : On a soixante acteurs d’une seule marée…

L’une réclame encore rubans et collerette ; L’autre veut ses chapeaux en casque de dragon […]Admirez Figaro, Tartufe [sic], Pourceaugnac, Le Glorieux, l’Avare et Scapin dans le sac.

L’essentiel de la troupe ressortit libre mais Dupérier assista alors à l’entrée de deux autres troupes, nettement moins nombreuses, les acteurs du Vaudeville-Variétés et du Théâtre de la Montagne, arrêtés dans la foulée :

Soudain l’on voulut faire un prompt remplacement Lors des Variétés l’on voit entrer la troupe.

L’acteur a son bonnet, des sabots, une roupe […]

Il est content de lui : quelle sérénité ! On ne va point au bal avec plus de gaîté !

La comparution successive des trois compagnies confirme une volonté de frapper les acteurs sans que cela soit forcément à interpréter dans le cadre de l’affronte- ment entre Girondins et Montagnards. Il s’agissait surtout de discipliner un milieu qui devait servir un régime.

27 R. Dupérier de Larsan, Les verrous révolutionnaires, poème héroï-comique en douze chants et en vers alexandrins dédié au neuf thermidor, Bordeaux 1797. On consultera l’article de J.-C. Drouin,

« Un médocain original sous la Révolution : le chevalier Romain Dupérier de Larsan », [dans :] Actes du XLe Congrès de la Fédération Historique du Sud-Ouest, 16 au 17 avril 1988, Bordeaux 1989, pp. 323–332.

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3.2. LA MANSUÉTUDE DE LA COMMISSION MILITAIRE

Le dépouillement des procès confirme une certaine indulgence de la com- mission militaire28. Pour la majorité des acteurs, l’interrogatoire ne fut qu’une simple formalité et ils eurent à répondre à des questions stéréotypées qui étaient au nombre de cinq ou six. Lacombe cherchait à savoir s’ils avaient participé à la fameuse pièce La vie est un songe, s’ils étaient présents au théâtre ce jour-là, s’ils savaient que quelqu’un avait crié « Vive le Roi ! » et quels étaient les adversaires de la Convention au sein de la compagnie. Les réponses sont brèves, les acteurs évitent de dénoncer leurs collègues et globalement, la compagnie fait corps. Deux noms reviennent néanmoins quant à la responsabilité de la programmation, ceux de la directrice Madame Dorfeuille et du régisseur Patras. Lacombe, contraire- ment à ses habitudes, évite de pousser les suspects dans leurs retranchements, comme s’il accomplissait une formalité.

La troupe était manifestement suspecte de sympathie pour la Commission populaire, ce qui fut le cas de Louis Lavau Ducis, suspecté de violences sur la personne des représentants en mission Ysabeau et Baudot, lors de leur première venue en août 1793 :

N’avez-vous pas connaissance des propos injurieux qui se sont tenus à leur égard, que passant devant la porte de l’auberge où ils étaient logés, il eut l’occasion de parler à plusieurs personnes at- troupées et qui se plaignant du traitement infâme qu’on se permettait à leur égard et de leur personne qui devait être sacrée il se vit apostrophé par une personne portant l’uniforme de garde nationale qui le menaça sinon de l’arrêter mais de le faire bourrer à coup de crosse ?29

Pour éloigner les doutes sur ses options politiques passées, il n’hésite pas à em- ployer des termes violents stigmatisant l’attitude girondine :

Il n’a vu qu’avec horreur et indignation ces établissements (la Commission populaire) qui n’avaient d’autres projets que d’armer des Français contre des Français et de méconnaître et avilir la représen- tation nationale. Il était si pénétré de cette grande vérité puisqu’il est très vrai qu’il dit publiquement et avec la fierté républicaine que lorsque les vrais Français viendraient pour punir la ville de Bor- deaux rebelle, il franchirait tous les obstacles pour aller combattre sous les étendards des vengeurs de la patrie30.

Certains membres de la troupe subirent un interrogatoire beaucoup plus serré, ce qui fut notamment le cas de ceux qui avaient joué dans la pièce incriminée, tel Jean Paulin Goy sur lequel portaient des suspicions politiques très précises. Il s’efforce de démontrer que son rôle était détaché du corps de l’ouvrage et qu’il n’y faisait que de la figuration. Mieux « s’apercevant que les malveillants et les aristocrates faisaient des applications dangereuses pour la liberté, le répondant passa deux vers dans son rôle qui en étaient susceptibles ». Les accusations se font néanmoins nette- ment plus politiques quand Lacombe précise :

28 Archives départementales de la Gironde, 5L bis 37.

29 Ibidem.

30 Ibidem.

(13)

— Vous vous êtes souvent élevé contre des décrets de la Convention Nationale, vous avez hautement blâmé les membres de la Montagne à qui nous devons la République, quels pouvaient être vos motifs ?

— Je n’ai jamais parlé des décrets de la Convention Nationale qu’alors qu’on les discutait et encore très rarement mais dès l’instant qu’ils étaient rendus, personne plus que moi ne prêchait l’obéis- sance aux lois, disant que sans loi, il était impossible de vivre en société. Quant aux membres de la Montagne, j’ai toujours soutenu qu’eux, ils avaient du caractère et que le parti opposé était des in- trigants31.

De telles accusations auraient suffi à envoyer un ancien noble à la guillotine mais, manifestement, les comédiens ne faisaient pas partie des catégories à éliminer.

Lacombe demande une clarification car selon certains témoignages, l’accusé se serait félicité de manifestations de « terreur blanche » :

— Pourquoi donc lorsque cinq ou six patriotes furent massacrés à Marseille, dites-vous à un bon citoyen avec le ton de la joie : ah, ah ! on tue à leur tour ces coupeurs de tête !

— J’avais été dans l’erreur sur l’affaire de Marseille et lorsque les frères Saron furent exécutés, je crus qu’ils l’étaient par les ordres de la Convention nationale, ne sachant rien alors de l’insurrection de Marseille32.

Il produit alors comme preuve décisive le fait d’avoir envoyé son fils se battre sur les frontières pour la patrie, ce qui aurait été loin d’être suffisant avec un suspect d’origine nobiliaire.

Cette mise en accusation avait pour objectif principal d’épurer la troupe et de confier les rênes du théâtre à la concurrence, sans pour autant attenter à la vie de co- médiens qui n’apparaissaient pas comme des acteurs de la vie politique bordelaise.

Le Théâtre de la Nation fut confié à la troupe du République de Gorse et Brochard, plus conforme au pouvoir dominant qui abandonna sa salle de la rue du Mirail.

3.3. CORNU DE BOISSANCOURT ET LA DAME DORFEUILLE : LES RISQUES DU MÉTIER

Les deux seuls accusés qui encoururent les foudres du tribunal présidé par Lacombe étaient en effet dans l’équipe de direction des deux compagnies et en tant que tels, ce sont eux qui avaient orienté la programmation. Jeune avocat pari- sien, âgé de 26 ans, Jean-François Cornu de Boissancourt était arrivé à Bordeaux comme agent d’Albert de la Jaubertie qui avait racheté le privilège d’exploitation du Grand Théâtre. Vivant avec la première chanteuse, mademoiselle Clairville33, il se fixa à Bordeaux et devint rapidement l’inspirateur du Théâtre de la Nation, ce qui en fit le rival naturel de Belleville, directeur des Variétés. Ses convictions poli- tiques fortement affichées allaient cristalliser sur lui les foudres de la Commission

31 Archives départementales de la Gironde, 5L bis 37.

32 Ibidem.

33 Contrairement à ce qu’on lit souvent et selon ce qu’il déclara à son procès, il n’était pas marié avec elle mais il était en train d’accomplir les formalités à cette fin quand ses ennuis avec les autorités l’en empêchèrent.

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Militaire. On trouve dans les minutes du procès deux témoignages à charge : l’un d’un imprimeur dénommé Moreau qu’il avait verbalement agressé pour l’empê- cher de faire imprimer le rapport du représentant en mission Baudot en lui décla- rant « que les maratistes n’auraient pas beau jeu et que la contre-révolution n’était pas loin d’arriver et qu’il me donnerait un coup de fusil si je continuais toujours dans mon opinion et que Bordeaux ne tarderait pas à être Anglais »34. Dans l’autre incident, un témoin resté anonyme relate une violente altercation dans les foyers du théâtre où Cornu prit nettement position contre le recrutement des armées de la République en déclarant qu’il refuserait de marcher sur les frontières.

Son interrogatoire révèle un caractère fort et intrépide, un homme qui refuse obstinément de dénoncer les personnes qui l’avaient protégé et lui avaient permis d’échapper à son arrestation : « Il a déclaré qu’il était dans les principes de tout homme courageux de mourir sans répondre à une pareille question »35. Face à l’accusation centrale d’avoir soutenu la commission populaire et la Force dépar- tementale, il affirme qu’il n’aurait aucune peine à prouver « qu’il n’aimait ni les Girondins, ni leurs principes » et qu’il suffisait de faire témoigner les membres de sa section, ce qu’il souhaite « non par amour de la vie qu’il méprise mais de la véri- té qu’il aime ». Lacombe le suspecte alors fortement d’avoir manifesté de l’agres- sivité à l’égard des Girondins par esprit d’aristocratie. Tout en s’efforçant de démontrer qu’il n’a pas été depuis 1789 un adversaire de la Révolution, bien au contraire, puisqu’il avait participé très régulièrement aux sociabilités révolution- naires, notamment au sein de la section Franklin, il avait versé sa contribution pour financer les armées, il reste totalement fidèle à ses idées et se fait volontiers provocateur quand il déclare que ses protecteurs ne méritent pas d’autres noms que celui de « ses bienfaiteurs », ou sans illusion sur son destin quand il avoue

« ne pas attacher quelque intérêt à l’existence ». La séance du 6 messidor an II de la commission militaire le condamna à la peine de mort « comme aristocrate et ennemi de la Révolution » et il monta sur l’échafaud le 24 juin 1794. À la diffé- rence des acteurs, Cornu de Boissancourt payait ses prises de position, une posture un peu romantique face à l’évolution politique et probablement les jalousies qu’il s’était attirées au sein des autres troupes.

Désignée à plusieurs reprises par ses comédiens comme la seule responsable avec le régisseur de la programmation de La vie est un songe, Jeanne-Louise dite Dorfeuille, veuve de Philippe Diarroselly, âgée de 38 ans, était native de La Haye ; elle était arrivée en 1791, envoyée par Pierre Dorfeuille, dit Poupart, qui gérait la salle de la rue de Richelieu36. Elle devint directrice du Grand Théâtre sans jamais

34 Archives départementales de la Gironde, 5L bis 37, dossier Cornu de Boissancourt, minute 1 et 2.

35 Ibidem.

36 Ce Pierre Dorfeuille était le frère de Philippe-Antoine, propagandiste patriote dont parle longuement Ph. Bourdin, Aux origines…, p. 261. Nous remercions Philippe Bourdin pour les ren- seignements fournis à ce sujet.

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parvenir à en redresser la gestion. Lors de son arrestation, elle fut accusée d’avoir eu les liaisons les plus étroites avec des personnes qui s’étaient distinguées parmi les fauteurs du fédéralisme et avec un homme connu pour son aristocratie, lequel avait émigré ; d’avoir tâché de corrompre l’esprit public dans Bordeaux en met- tant sur le théâtre des pièces aristocratiques ; d’avoir répondu à des patriotes qui lui en désignaient de bonnes et propres à faire aimer la liberté : « Il ne faut choquer aucun parti » ; d’avoir été cause d’un mouvement séditieux suscité dans la salle du grand spectacle à l’occasion d’une pièce représentée sous le titre : La vie est un songe. L’accusée a répondu qu’

elle a vécu avec Dorfeuille, mais qu’elle ne partageait pas les opinions politiques de ce traître ; qu’il est de toute fausseté qu’elle ait jamais recelé le conspirateur Grangeneuve, qu’elle défiait tous les hommes de le lui prouver ; que si elle a fait jouer la pièce dramatique La vie est un songe, elle n’a eu en cela aucune intention criminelle ; qu’elle était d’autant plus autorisée à croire que la repré- sentation n’en serait pas funeste qu’elle l’avait reçue de Paris et que cette pièce était jouée par les meilleurs patriotes de son théâtre ; que d’ailleurs, elle a dans quelques circonstances mis au théâtre des drames très patriotiques et qu’elle a donné le produit de ses représentations aux défenseurs de la patrie.

Le tribunal retint surtout le fait qu’elle partageait les sentiments aristocra- tiques de son amant Dorfeuille, qui passait alors pour avoir émigré. En fait, ledit Dorfeuille avait refusé après le 10 août de « transformer son théâtre en arène de gladiateurs » et il avait dénoncé les massacres de septembre37. Il est probable qu’il ait effectivement quitté la France après la crise fédéraliste de juin 1793.

« Considérant la faiblesse de son sexe et la modicité de sa fortune »38, elle fut condamnée à la détention jusqu’à la paix dont elle devait sortir après thermidor.

En réalité, il est assez évident que ces deux peines lourdes s’expliquaient par les sympathies clairement girondines des deux prévenus.

CONCLUSION

L’histoire des théâtres bordelais sous la Révolution confirme pleinement à quel point la maîtrise de la scène était devenue un enjeu primordial dans la forma- tion de l’opinion publique. C’est au théâtre, en effet, que « les goûts et les instincts naturels aux peuples démocratiques en fait de littérature, se manifesteront […] et on peut prévoir qu’ils s’y introduiront avec violence », écrivait Tocqueville avec tant de justesse39. Toutes les autorités politiques qui se succédèrent en eurent par- faitement conscience. Le théâtre était à la fois un lieu pédagogique de formation

37 Archives nationales, F7 4679.

38 Archives départementales de la Gironde, 5L bis, dossier Cornu de Boissancourt, minute 1 et 2.

39 A. de Tocqueville, op. cit., p. 481. Seul le théâtre était en mesure de produire sur le specta- teur un tel choc émotionnel.

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et de diffusion des idées nouvelles, un endroit pour orienter les esprits, mais aussi un lieu dangereux car un lieu clos difficile à contrôler. La litanie des règlements successifs traduit à ce sujet une certaine impuissance. Dès la monarchie consti- tutionnelle, le procureur de la commune, Barennes, affirmait dans son règlement que « le spectacle fut toujours chez les peuples libres l’école des mœurs », mais qu’il ne fallait plus voir au spectacle « le désordre qui a si souvent excité les plaintes des citoyens et qui est si contraire aux progrès d’un art dont le but est de corriger les hommes en les amusant, de les enflammer pour le bien en présentant sur la scène les malheurs du crime et le triomphe de la vertu »40. Tous les repré- sentants en mission s’efforcèrent d’agir sur les arts du spectacle, puisque l’une de leurs premières tâches fut de se précipiter et d’édicter de nouveaux règlements, à l’instar de Marc-Antoine Jullien, en mai 1794. La solution la plus radicale fut bien sûr l’arrestation des troupes de comédiens, sans que cela débouche sur des accusations très crédibles. Après la période terroriste, la grande salle de Victor Louis allait d’ailleurs devenir un lieu de désordre permanent, où put renaître une opposition de la jeunesse royaliste. Si contrôler les scènes était un vrai défi pour les autorités locales, c’était incontestablement parce que l’élargissement du public en augmentait la charge permissive et l’on voit à plusieurs reprises qu’une simple allusion, un vers de trop suffisaient à embraser les esprits. Comme le traduisent tous les récits des incidents, le monde de la boutique avait envahi le parterre et le paradis. La scène laissait ouverte la possibilité d’un débat politique, ce qui pouvait la transformer en une dangereuse tribune insupportable pour un Marc-Antoine Jullien, porteur dans la ville d’une parole officielle. La Révolution léguait au XIXe siècle un vrai problème, celui de l’encadrement de l’activité dramatique41.

THEATRES IN BORDEAUX IN THE FRENCH REVOLUTION:

POLITICAL STRUGGLES ON STAGE

Summary

At the end of the Ancien Régime, theatre in Bordeaux was particularly renowned due to the construction by Victor Louis of one of the most beautiful performance halls in France. This study aims to describe the theatrical activity during the Revolution and to show how theatres proliferated because control of the stage had become a real political issue. The theatre, indeed, was both an educational place for the emergence and propagation of the new ideas, a format convenient for ci- tizens, but also a closed space favourable to contestation. We also consider the consequences of this political activism on the actors.

Key words: theatre, activism, actors, popular societies, spectacles.

40 Archives de Bordeaux Métropole, I 12, police des spectacles.

41 Sur ce sujet, voir l’excellent article de R. Feret, « Le théâtre de province au XIXe siècle : entre révolutions et conservatisme », Annales Historiques de la Révolution Française 1, 2012, pp. 119–143.

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