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Encore un inceste occulté: l'épisode de la fille de l'empereur dans Le Roman de Robert le Diable

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Encore un inceste occulté: l'épisode de la fille de l'empereur dans Le Roman de Robert le Diable

Agata SOBCZYK (Varsovie)

Le père veuf, excessivement attaché à sa fille unique et s'opposant à son mariage: voilà les éléments de la trame de tant de récits qui suggèrent une relation incestueuse entre les deux personnages1. Ces éléments se retrouvent dans un texte où le thème de l’inceste ne joue pas le rôle principal, même s'il s'inscrit bien dans le contexte du drame familial qu'il illustre, dans Le Roman de Robert le Diable . Le fait même de l'inceste suggéré et occulté n'est pas d'un grand intérêt: faire la chasse aux pères incestueux dans la littéra­

ture médiévale, pour en rajouter un de plus à cette galerie, pourrait paraître une occupa­

tion stérile; il est suffisamment connu que, d'un côté, le thème était répandu dans la lit­

térature de l'époque, et de l'autre, que les auteurs le traitaient souvent d'une façon très allusive, puisque l’inceste est étroitement lié avec le silence2. Si l’apparition de ce motif dans Le Roman de Robert le Diable me paraît mériter un intérêt, c'est pour deux raisons, probablement liées l'une avec l'autre. La première est que le sujet y est traité - ou plutôt tu - d'une façon extrêmement belle. La deuxième est que certains éléments qui suggè­

rent dans ce texte un inceste qui reste occulté correspondent aux éléments présents dans les textes qui parlent ouvertement du désir incestueux3, et, ce qui plus est, par rapport à ce deuxième groupe de textes, ces éléments apparaissent ici exacerbés, plus voyants, poussés à l'extrême. L'inceste occulté du Roman de Robert le Diable n'a guère retenu l'attention des chercheurs; il me paraît pourtant beaucoup plus éloquent que le plus cé­

lèbre des textes qui occultent l'inceste, le Lai de Deux Amants.

Le Roman de Robert le Diable4, daté de la fin du Xlle ou début du XlIIe siècle, est le plus anciens des textes connus qui racontent l'histoire dès crimes, de la pénitence et de la rédemption du chevalier dont la venue au monde est due à l'intervention du diable, mais qui prouve par sa foi, humilité et contrition que le choix entre la damnation et le

Cf. Patrizia Matino, "L'incesto occultato: Il Lai de Devis amantz di Marie de France"; A m a li dell'Istiiuto Univer- sitario Orientale, Sezione Romanza, XXVIII, 1986, p. 247-255; Jean Dufoumet, introduction à sa traduction du Vair Palefroi, Paris, Champion/Traductions, 1992, p. XXXVI-XXXIX; l'expression de l'inceste occulté dans Apollonius de Tyr présente une autre variante du schéma, cf. Michel Zink, l'introduction à son édition d'Apollonius de Tyr, 10/18,1982, p. 17-37.

Cf. Danièle James-Raoul, La parole empêchée dans la littérature arthvrienne, Paris, Champion, 1997, p. 36-45:

"Le poids de l'inceste"; Kathryn Gravdal, "Confessing Incests. Légal Erasures and Literary Célébrations in Médié­

val France",Comparative Literature Studies, 32, n ° 2 ,1995, p.280-295.

Il s'agit de textes suivants: Philippe de Beaumanoir, La Manekine, éd. H. Suchier, Paris, 1884-1885 (SATF); Belle Hélène de Constantinople, éd. C. Roussel, Droz, 1995; Jean Maillart, Le Roman du Comte d ’Anjou, éd. M. Ro­

ques, Paris, 1931 (CFMA 67); Ide et Olive, dans Esàlarmonde, Clarisse et Florent, Ide et Olive, éd. M. Schweigel, Marburg, 1891; épisode de Joieuse dans Lion de Bourges, éd. W.Kibler, J.-L. Picherit, et T.S. Fenster, Genève, 1980 (TLF 285); De Alixandre, roy de Hongrie, qui voulut espouser sa fille, dans Nouvelles françaises inédites du XVe siècle, éd. E. Langlois, Paris, Champion, 1908, p. 61-67.

Ed. E Lüseth, Paris, 1903 (SATF 47).

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salut n'appartient qu'à Dieu5. Après cette première apparition, la trame principale subit plusieurs modifications, dont l'essentielle concerne le dénuement de l'histoire: Robert finit ses jours soit comme ermite, soit comme époux de la fille de l'empereur. Au cours de l'évolution de l'histoire, le remplacement de la fin ascétique par la fin mondaine s'ac­

compagne d'une atténuation de motifs par lesquels le Roman éveille le soupçon quand à la relation de la fille avec son père6; l'inceste occulté devient inceste évacué.

L'inceste occulté

La fille intervient au moment où Robert, accomplissant la pénitence imposée par un er­

mite, simulant la folie et le mutisme, parvient à la cour de l'empereur de Rome. L'em­

pire étant menacé d'abord par le sénéchal à qui l'empereur refuse sa fille, ensuite par l'armée de Sarrasins, Robert en devient sauveur: un ange lui apporte une armure et lui ordonne de participer à la bataille. A trois reprises, l'empereur remporte la victoire grâce à la vaillance de celui qu'il considère comme un fou, caché sous son armure blanche. La fille de l'empereur est la seule qui connaisse son mystère - elle est à chaque fois témoin du moment où le "fou" reçoit l'armure et part à la bataille - mais, puisqu'elle est muette, elle ne peut pas révéler la vérité; au lieu de cela, elle tombe amoureuse de Robert. Dési­

rant connaître l'identité de son sauveur, l'empereur ordonne à ses chevaliers de le saisir après la bataille et de l'amener devant lui; ils n'y arrivent pas, mais blessent Robert à la cuisse. L'empereur promet sa fille et la moitié de son royaume à celui qui se présentera à sa cour avec une blessure à la cuisse, prouvant qu'il est bien le sauveur. Le sénéchal en profite: il s'inflige lui-même la blessure et vient demander la main de la fille. Le miracle de la voix retrouvée permet à la fille de dénoncer l'imposture et de désigner Robert comme le prétendant légitime à sa main. Celui-ci refuse pourtant le mariage, et achève sa pénitence comme ermite.

Dès le moment de sa présentation, le personnage de la fille est montré comme ambigu Le soupçon vient, d'abord, du mutisme de la fille:

Mès ne sai quel desloiauté Ne queus pechiés nuit la puchele,

Qu'el ne parolle, ains est muële (v. 980-982).

L'évocation de cette mystérieuse faute est directement suivie par celle de l'exclusivité du sentiment de l'empereur. Le père tant fu de sa fille entiers 7(v. 996) qu'il refuse de la donner en mariage à son sénéchal, sous prétexte qu'elle est trop jeune; cette dernière remarque n'est pas sans intérêt, puisqu'elle met en relief la dépendance de la fille par rapport à son père. Pour tous les pères incestueux de la littérature médiévale, cette ex­

clusivité est renforcée par le fait de leur veuvage. Quand à l'empereur, il n'est dit nulle part qu'il est veuf; sa femme est pourtant absolument absente de la narration, comme si

5 Les différentes versions du récit sont analysées par Jacques Berlioz, "Les versions médiévales de l'histoire de Robert le Diable: présence du conte et sens des récits", Le Conte. Tradition orale et identité culturelle, Actes des rencontres de Lyon, 1986, Lyon, 1988, p. 149-165.

6 II est vrai que l'association de ces deux données n'est pas automatique: dans la version allemande, l'histoire ne s'achève pas par le mariage, mais les suggestions d'un sentiment incestueux sont atténuées.

7 H. Lüseth traduit l'expression entier de sa fille par "tenant obstinément à sa fille".

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le veuvage du père allait de soi, comme s'il était inutile d'y insister trop lourdement. On verra plus tard la fille prendre naturellement la place à côté de son père pendant les fê­

tes; prend-elle la place de sa mère absente? L'empereur Delés son cors seïr le fait

Et avoec lui mangier le lait, Por chou que n'est riens que tant aint, Et boine amor toute riens vaint (v. 3703-06).

Cette boine amor peut-elle désigner l'amour paternel? L'image de l'amour victorieux est plus logique lorsqu'elle s'applique à l'amour érotique, et d'une certaine façon, elle va bien avec le désir incestueux: l'amour l'emporte sur tous les obstacles, même celui du lien de sang. Le bon amour, c'est l'amour courtois; or, dans La Manekine, le père tombe amoureux de sa fille d'une façon tout à fait conforme aux règles de l’amour courtois: la flèche du désir passe par ses yeux pour atteindre son coeur8. Le comte d'Anjou s'éprend de sa fille dans une situation courtoise, au cours d'une partie des échecs; et le père d'Hélène de Constantinople exprime son amour pour elle par un moyen assez raffiné, par la peinture. Le sujet traité par les auteurs de ces textes ne les empêche pas d'insérer ces touches courtoises; aussi, il n'est pas impossible de voir dans le "bon amour" de l'empereur, qui le rend entier de sa fille, la raison du mutisme de la princesse.

Le fait que le père n'est pas présenté comme un personnage odieux est encore moins étonnant; c'est aussi le cas du père d'Hélène de Constantinople, désigné du début à la fin du récit par les termes "le bon roi". Le seul excès qu'on puisse reprocher à l'empereur, en dehors de l'excès de sentiment pour sa fille, est celui, assez innocent, de la glouton­

nerie. En effet, il aime les repas somptueux - il mange et boit par grant dangier (v.

1078), et si E. Lôseth explique ce terme par "avec grand apparat", il n'en contient pas moins une connotation négative - et dans la première de scènes représentant les repas, on le voit y participer avec plus de voracité que de raffinement:

On li aporte un os de cerf, U tienent encore li nerf.

Il en trait fors la moole, Por mangier le mist a sa goie, Puis lait cheoir l'os sos la table

Car nel vit gueres conquestable (v. 1081-1086).

Cette gourmandise est opposée à l'ascèse de Robert qui, lui, se contente de l'os jetée par l'empereur, qu'il arrache à son chien. L'ascèse de Robert s'étend dans le Roman sur tous les domaines de la vie, puisqu'il refusera d'épouser la fille. La voracité de l'empereur semble s'ouvrir sur d'autres domaines de la vie que celui de la nourriture. La gole vorace du père, la bouche muette de la fille: si dans cette première scène de repas la fille est absente, dans les trois suivantes l'empereur mange toujours avec elle et à côté d'elle; la nourriture tisse entre eux un lien comparable à celui du Roman du Comte d'Anjou, où la fille, après sa fuite, évoque avec nostalgie les plats que lui servait son père, où le père ne

8 Les motifs courtois sont encore plus développés dans la mise en prose de Jean Wauquelin.

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trouve pas d'autre moyen d'expier le péché d'avoir désiré sa fille que de se faire mourir de faim.

Si l'excès de la gourmandise en cache un autre, cela devrait provoquer une catastrophe, et c'est ce qui se produit: le sénéchal, offensé par le refus du père, déclenche la guerre, et sa terre li gaste et essile (v. 1014).

Bien évidemment, cette guerre ne représente une catastrophe immanente au boulever­

sement de l'ordre sexuel et social dû à l'inceste que secondairement; c'est d'abord une révolte d'un baron trop ambitieux, qui n'est d'ailleurs pas présenté comme particulière­

ment sympathique, et n'a rien du jeune amoureux de Deux Amants. L'empereur est par rapport à lui dans une position du pouvoir légitime, et sa prétention d'épouser la fille de l'empereur peut être considérée comme marque d'orgueil qui rencontre à bon droit le refus. D'autant plus que l'empereur ne s'oppose pas au mariage de sa fille en général: il veut la donner en mariage à celui qui a sauvé son royaume, à Robert caché sous un in­

cognito, en reconnaissance de ses bienfaits. Mais, s'agissant des questions du pouvoir légitime, elles sont quelque peu relativisées dans le contexte spirituel de l'histoire de Robert le Diable: c'est moins le pouvoir, quelqu'il soit légitime, que l'anti-pouvoir, l'humilité et le renoncement qui y sont valorisés. Par contre, la fonction d'empereur se marie bien avec le sentiment exclusif du père: elle le rend encore plus entier de sa fille.

Et s'il promet sa fille au sauveur de l'empire, cette promesse n'est pas dépourvue de per­

versité. Elle s'adresse - même si le père ne le sait pas - aux deux avatars de Robert, le fou et le chevalier blanc. Quant au premier, il est, pour ainsi dire, pacifié, tant qu'il reste à sa place de fou, dans laquelle l'empereur le maintient avec beaucoup de zèle:

Se vous veïés ses folies Et ses beles malencolies,

Ne vous poriés tenir de rire (v. 2265-67),

assure-t-il ses convives, et il se soucie beaucoup de blessures de Robert, ses blessures de guerre, où il voit des traces d'un mauvais traitement par ses sujets: mon fo l m'ont navré a mort (v. 2252). Cette position du protecteur et cette appropriation {mon fol, m'ont na­

vré) mettent Robert hors la portée de la jalousie de l'empereur. Et pour promettre sa fille au chevalier blanc, le père attend aussi qu'il soit fragilisé par sa blessure. Cette promesse ne vient pas tout de suite; après la première bataille victorieuse, l'expression de la gra­

titude de l'empereur reste assez vague. La fille devient récompense du sauveur seule­

ment au moment où le père sait que le chevalier victorieux a été blessé à la cuisse, au moment où il est évident que, tout victorieux qu'il né soit, il n'est aucune menace - et aucune concurrence? - pour l'exclusivité de relations entre l'empereur et sa fille. C'est en fait l'empereur qui lui inflige cette blessure fortuite par personnes interposées; ses chevaliers sont chargés de saisir l'inconnu et l'amener devant l'empereur, pour qu'il dé­

voile son identité. Pendant qu'il s'enfuit, l'un des hommes de l'empereur essaie de tuer son cheval pour s'emparer plus facilement du cavalier - une manière assez peu courtoise de demander son identité au sauveur du royaume. Son arme glisse et atteint la cuisse de Robert, pointant un autre glissement, celui du sens de cette blessure.

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L'empereur ne s'en soucie pas outre mesure, et disculpe facilement le chevalier mal­

adroit:

(...) Mal a fait,

Mais n'i a mie trop mesfait, Pour chou que il n'en pot nient;

Nel feri mie a ensiënt (v. 3653-56).

Et si, après la promesse du mariage, c'est cette blessure qui doit prouver l’identité du chevalier qui se présentera pour demander cette récompense, cela paraît assez ironique:

la princesse ne pourra épouser que celui qui est blessé à la cuisse.

Cette promesse est une étrange tricherie. Le mot est dit dans le texte; au moment où l’empereur réfléchit sur le moyen de faire venir le sauveur à la cour,

Dist uns sages: "Ja ne l'avrés /i.e. le chevalier victorieux/, Se vous nel'avés par voisdie.

Jurés avant que sans boisdie

Le donrés vostre fille sage (v. 3952-55)9.

Une voisdie sans boisdie semble être l'extrême raffinement dans la ruse; face à cela, la ruse du sénéchal, qui se fait passer pour le chevalier blanc, paraît moins perfide, parce que plus univoque: elle est qualifiée de

(...) la voisdie

Del senescal, qui par boisdie

Et par engien le /la princesse/veut souduire (v. 4441 -42).

Le projet du père est effectivement une boisdie sans voisdie10: il veut bien marier sa fille, mais à un homme impuissant11. D'une certaine façon, cette promesse est comme l'os que l'empereur jette après en avoir sucé la moelle: non conquestable, parce que Ro­

bert ne pourrait pas la manger. Il le sait lui-même, et préfère refuser le mariage pour ex­

9 L'implication de ce conseiller dans le projet de l'empereur évoque, en filigrane, le complot des vieux du Vair pa- lefrçi; d'ailleurs, l'attitude de l'empereur par rapport à sa fille n'est nulle part réprouvée par son entourage. Mais dans le Vair Palefroi, la perversité qui se cache derrière cette complicité des vieux est beaucoup plus poussée, puisque, comme l'a montré Jean Dufoumet (op. cit.), elle vise une sorte d'accomplissement du désir incestueux par personne interposée.

10 "Les mots d'origine différente (voisdie peut désigner une habilité positive alors que boisdie est toujours employé négativement) apparaissent très vite comme synonymes dans les textes. Ils riment très souvent ensemble": Jacque­

line Cerquiglini, "Une engin si soutil". Guillaume de Machaut et l'écriture au XIVe siècle, Paris, Champion, 1985, p. 163, n. 18. Dans Robert le Diable, la voisdie de l'empereur est, au premier degré, une habilité sans connotation négative: il s'agit de trouver un moyen pour connaître l'identité du chevalier blanc; mais la reprise de la même rime pour désigner la ruse du sénéchal établit une équivalence entre boisdie et voisdie.

11 Le côté paradoxal de cette promesse transparaît encore dans le Miracle. L'écuyer informe le sénéchal du cri sau­

vage de l'empereur, qui promet sa fille à celui qui viendra avec l'armure blanche, et qui la plaie monstre aussi/ Que le fer li a fait: vezci/ Cri bien estrange! D'ailleurs, dans la bouche de l'écuyer du sénéchal, la blessure à la cuisse devient blessure à la hanche, combinant les deux déplacement traditionnels, (v. 1906-1917, Miracles de Nostre Dame par personnages, ed. G. Paris, U. Robert, SATF 4, vol. VI, 1881, p. 65).

Bien évidemment, la ruse du sénéchal,, qui s'inflige lui-même la blessure à la cuisse pour obtenir la main de la princesse, change la signification de la blessure. Pourtant, cela n'empêche pas forcément qu'elle ait la signification traditionnelle pour le personnage de Robert: le sens des images n'est pas rigide. D'ailleurs, dans le Roman, on trouve un signe qui révèle le côté factice de la blessure du sénéchal: quand son imposture est dévoilée, il s'enfuit honteux, Ne li sovient de gambe corbe/De blecheiire ne de plaie, et il monte sans peine son cheval (v. 4539-42).

Même si l'auteur a montré avec tous les détails la scène où le sénéchal s'enfonce l'arme dans sa cuisse, cette bles­

sure n'est pas vraie: peut-être par ce qu'elle n'est pas conforme à la tradition littéraire?

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pier ses fautes et soigner sa blessure en tant qu'ermite; l'empereur, avec une sollicitude exemplaire, lui fait préparer une litière dans laquelle il est transporté à l'ermitage. Une litière pour l'amant inaccompli de la fille, la fille pour le père: Toute vostre possession vous guerpis et vo fille bele, dit Robert à l'empereur (vv. 4956-57). Aussi, la fille reste à jamais dans sa place à côté du père.

Le doute éveillé par le mutisme de la fille se confirme donc par petites touches au cours de la narration et l'apparition sur scène de celle qui est objet de ce doute est préparée par des moyens dramatiques qui font monter la tension et exacerber la curiosité du lecteur.

Neuf cent vers et dix années séparent la présentation de la fille, avec sa beauté et son mutisme, du moment où son rôle commence à se préciser. Sur ces neuf cent vers, on voit le père sucer voracement la moelle et le sénéchal détruire la terre; quand à la fille, on évoque son habitude de regarder la pleine qui s'étend devant sa fenêtre, et la diffi­

culté du père de se séparer d'elle au moment où il va à la guerre:

En plorant s'en part l'enperere De sa fille et bele et clere, Qui plus est vermelle de rose:

Il l'amoit plus que nule cose (v. 1701 -1704).

Mais la fenêtre est autrement plus significative. C'est la fille elle-même qui l'a fait faire, et elle l'a voulue tellement étroite

Que nus n'i peut fors li seïr Por esgarder ne por veïr.

Va a la fenestre sovent La puchele de prim jovent Por deporter et por déduire.

De la fenestre ot la mer bruire Et s'en peut veïr tous les plains;

Moult ert li lieu et biaus et sains (v. 1241-1248).

Outre que, pour une puchele de prime jovent et de beauté éclatante, cette distraction qui consiste à contempler le vide par sa fenêtre suggère une certaine faille, l'image de la fe­

nêtre, de même que la redondance de esgarder et veïr, concentrent ce qui est essentiel dans la personne de cette fille muette, son mode d'existence: le regard. Un regard exclu­

sif, qui l’isole encore plus du reste des mortels: la fenêtre est trop étroite pour que quel­

qu'un d'autre puisse partager son regard. Une attente est crée par ce champs de vision, si parfaitement ouvert par l'image de la pleine et de la mer: on sent déjà que quelque chose d'important va s'y insinuer.

Aussi, le statut suspect de la fille se dévoile en même temps que son statut privilégié dans la narration. Cette convergence fait que l'ambiance autour d'elle se densifie, et en fait un personnage aussi mystérieux que celui de Robert. Avec qui elle est liée par un fil subtil qui, étant donné le côté diabolique de Robert, exacerbe le mystère qui entoure la fille.

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Le lien troublant

Ce lien est tissé également avant que la fille n'accomplisse son rôle de témoin, dans la même scène qui met en place sa solitude. Robert s'arrête devant un ruisseau dans le ver­

ger; cet ruisseau se trouve couler par mi la chambre a la puchele (v. 1234), où il prend le nom de miroir: li ruis del mireor (v. 1236). L'évocation de la chambre amène celle de la fenêtre solitaire de la fille, après quoi on revient à Robert, qui boit à la source du ruis­

seau. La façon solennelle d'annoncer cette action anodine: Or oés de Robert qu'il fe t (v.

1249) s'explique mieux quand on l'associe non au fait de boire à la source, mais au lien que cette source, ce miroir, tisse entre les deux personnages. Et la fenêtre de la fille est toujours le noeud de ce lien, insérée entre le moment où Robert trouve le ruisseau et celui où il y plonge sa main. C'est la scène de la transformation de Robert du fou en chevalier: c'est auprès de cette fontaine que l'ange lui apportera l'armure, avant que la parole de la fille ne permette une autre transformation par le dévoilement de cette pre­

mière.

Le lien entre ces deux personnages passe, bien évidemment, par le mutisme. L'empereur le comprend bien; au moment où la fille essaie de lui donner à savoir que le fou muet qu'il abrite à sa cour est le sauveur du royaume, il devine aussi bien le sentiments de la princesse que ses fondements:

Savés por coi boin ceur li porte Al fol? Por che que ne parolle L'a enamé ma fille foie, C(ar) ele est ensement muële.

Li vilain dist en sa quarele D'un proverbe qu'il nous retrait:

Li sanblant a son sanblant trait (w . 2386-2392).

Le silence de Robert est un souvenir de ses péchés, et de son origine suspecte qu'il expie de cette façon; et si celui de la fille a été dès le début désigné comme signe d'une faute mystérieuse, au moment où il est associé au silence de Robert, il devient encore plus lourd.

La folie, qui rime si bien avec le mutisme dans les vers cités plus haut, est encore un lien entre Robert et la princesse. La folie simulée de Robert et la folie inexistante de la fille: ce n'est que son père qui la traite de folle. Il le fait à chaque fois qu'elle désigne Robert comme le chevalier vainqueur: la folie présumée marque les étapes par lesquel­

les est levée la malédiction qui pèse sur Robert, voilée sous sa folie simulée.

La différence entre les deux est que la malédiction qui pèse sur Robert est explicitée, et celle qui clôt la bouche de la princesse ne l'est pas. Le fait même de l'existence d'une transgression unit la fille à Robert, mais la nature de cette transgression est ouverte à toute sorte d'interprétations. Chaque fille unique d'un père veuf, pour autant qu'elle soit un peut mystérieuse, ne doit pas forcément être objet du désir de son père. La voie de l'interprétation est pourtant indiquée par le terme entier de sa fille; mais d'autres signes, plus subtils, me paraissent plus intéressants, parce qu'ils reviennent dans les textes qui

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parlent ouvertement du désir incestueux: le silence, la proximité avec le père, la soli­

tude. L'originalité du Roman de Robert le Diable est de les rendre encore plus voyants.

Le silence

Le mutisme est le signe de la faute dont la fille de l'empereur est porteuse ; le silence - sur son identité, sur son passé - est la trace du désir incestueux dans les textes de l'in­

ceste. Après s'être échappées des bras de leur père, les héroïnes se marient et deviennent mères sans dévoiler leur nom ni leur origine. L'inceste est toujours associé au silence, et dans le Roman de Robert le Diable cette association est redoublée: le mutisme de la fille est une mise en abîme du demi-silence de l'auteur.

Mais ce mutisme devient encore plus éloquent au moment où la fille essaie de le sur­

monter, avec un effort qui fait que le silence retentit encore plus dans une parole brisée et vide:

En baubiant comme muële Gargone a son pere la bele,

Qui ne set qu'ele li vaut dire (w . 2315-2317).

Ce balbutiement, tellement mis en relief, est une faille dans la beauté parfaite de la fille.

Cette beauté quelque peu désincarnée, puisqu'aux regards qu'elle attire la fille répond, elle aussi, uniquement par le regard - elle est donc entièrement absorbée par le sens le plus noble et le plus spiritualisé - cette beauté prend corps au moment où la voix vient l'animer, et le corps que fait apparaître cette voix est comme mutilé. Les filles qui fuient le désir de leur père portent une main coupée comme marque de l'inceste; la voix bles­

sée est encore plus riche de sens, réunissant deux invariables du thème de l'inceste, la parole empêchée et le corps blessé.

Dans les textes qui disent l'inceste, le chemin parcouru par les héroïnes leur per­

met finalement de "retrouver la voix" - de dévoiler leur identité et leur histoire - en même temps que l'intégrité du corps. Apparemment, la fille de l'empereur aboutit à la même fin: elle retrouve sa voix et, par ce fait même, "guérit" sa blessure, qui atteint pré­

cisément la voix. Apparemment, puisque cette voix retrouvée ne dit pas son histoire. Au lieu de la dévoiler, elle en indique l'issue - la vérité proférée par la fille doit lui permet­

tre d'épouser Robert - qui s'avère être impossible. Mais même si cette vérité ne vise pas directement l'inceste, le fait même de la voix retrouvée comporte une amorce de libéra­

tion, et non seulement pour la fille. Le père, qui avait réagi si violemment au tentatives de la fille de rompre le silence, face au miracle semble soulagé: Fille, dist il, tous sui garis (v. 4559). Même s'il ne l'est pas vraiment, puisqu'il s'est arrangé pour que sa fille ne le quitte pas pour Robert, on a l'impression d'un poids de la parole retrouvée tel qu'il manque de très peu de faire éclater la situation. Un poids considérable, parce que cette parole est celle de la vérité. Parmi les voisdies sans boisdie de l'empereur et les voisdies par boisdie du sénéchal, la vérité s'est un peu égarée; le narrateur lui-même emploie le

mot pour désigner son contraire, l'imposture du sénéchal:

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(...) chil qui furent al conchire Oïrent la vérité dire, Que chil qui tant lor a aidié Et par cui furent enplaidié

Est li senescaus de la terre (v. 4455-59).

Une confusion de la vérité et du mensonge, une inversion de toutes les valeurs inhérente à l'inceste. Mais, si le miracle de la parole retrouvée permet à la fille de dévoiler l'inco­

gnito de Robert, il ne lui permet pas d'accomplir son désir. Si le silence les avait unis, la parole les sépare. La parole est rendue à la fille pour qu'elle puisse témoigner de ce qu'elle avait vu, pour que la vérité révélée aux yeux converge avec celle qui s'exprime par les mots. Elle ne peut pas révéler ce qu'elle n'avait jamais vu, par ce qu'elle en était le centre et l'objet, et non le témoin assis à la fenêtre. La parole ne peut pas révéler ce qui ne se laisse pas regarder, ce qui doit rester caché aux yeux et aux oreilles. C'est le silence qui, aux yeux de l'auteur, est révélateur de la faute; la parole ne saurait le sup­

pléer. Celle qui, même dans son mutisme, entent bien toutes paroles/ Quanqu'elle en ot, sages et foies (w . 983-984), n'est qu'un instrument par lequel la parole de Dieu se mani­

feste. Sa passivité ne lui permet pas de changer sa position d'objet. D'une certaine façon, elle reste muette jusqu'à la fin; aussi, la possibilité de rompre le cercle du silence par le mariage est pour elle inaccessible.

La proximité et la distance

Le mutisme de la princesse a encore une troisième fonction, celle de mettre un obstacle entre elle-même et son père, obstacle qui met une distance dans leur proximité. En effet, la fille, si elle n'est pas seule à sa fenêtre, elle est toujours représentée à côté de son père. Pendant les repas qui suivent les batailles, l'empereur

(...) mande sa fille la bele, Qui sa joie li renovele.

Il la fait delès lui seoir

El plus biau lieu qu'il peut veoir (v. 2197-2200).

Que le père destine à sa fille la meilleure place autour de la table ou qu'il croit que le plus biau lieu pour sa fille est celui à côté de lui, la fille retrouve cette proximité avec son père à chaque fois, après avoir contemplé les exploits de Robert par sa fenêtre soli­

taire: la promiscuité avec le père est la seule alternative pour sa solitude. Lés son pere (v. 2257), delés lui (v. 2199, 2766, 3703, 4105) - le retour cyclique de ces expressions dessine un cercle fermé autour de ce couple. Telle Hélène de Constantinople, partageant le lit de son père à partir de l'âge de trois ans - et si la table n'est pas tout à fait la même chose que le lit, il y a pourtant un lien entre les deux - la princesse est emprisonnée dans cette proximité qui isole les deux du reste des convives: al dois u on a degrés monte (v.

2767), sor un eschavot d'ivoire (v. 4104).

Mais au moment où la fille essaie de communiquer avec lui par ses balbutiements et par des signes, l'empereur est incapable de comprendre ce langage: ce sont les gouvernantes de la princesse qui servent d'interprètes. Elles n'arrivent d'ailleurs pas à ac-

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accomplir ce rôle, puisque le père refuse de comprendre leurs explications. L'existence des gou-vemantes - interprètes signifie que la communication entre le pères et sa fille n'a été possible depuis longtemps; mais l'urgence de comprendre sa fille se présente pour l'empereur justement à ce moment-là, au moment où elle tombe amoureuse de Ro­

bert: le père appelle les gouvernantes Pour chou c'ainc mais ne le vit faire Si fait sanblant devant nul home (v. 2322-23).

Ce semblant l'inquiète beaucoup, et les explications des gouvernantes ne font que con­

firmer qu'il a raison de s'inquiéter: les signes qu'elles traduisent parlent bien, non seule­

ment du rôle de Robert dans les batailles, mais aussi du sentiment que la fille lui porte, de ce que

(...) cel fol sor trestous cheus prisse Qui soient dusques a Mamaistre (v. 2342-43).

La déclaration de la fille, par gouvernantes interposées, provoque la colère de l'empe­

reur:

Ostés ma fille, qu'ele est ivre, Si l'en menés tout a délivré En sa chambre et le destraigniés, Se li dites et ensengiés Que ele mais n'en fâche conte

Ne del fol ne tiegne nul conte (v. 2393-98).

Le mur par lequel le père se sépare de la fille en refusant de la comprendre renforce en­

core plus le mur de son silence: on interdit de parler {n'en fâche conte) à une fille muette. Mais si la violence apparaît au moment où la fille fait savoir qu'elle est amou­

reuse, l'incommunicabilité est présentée comme un état permanent Les gouvernantes ne sont que des personnifications du mur qui sépare le père de sa fille, et le pluriel dont elles sont désignées dit l'importance de ce mur et son imperméabilité. La princesse ne met pas la distance par la fuite, comme le font les héroïnes des textes de l'inceste; le mur de son silence illustre plutôt cette distance qui précède la fuite dans ces textes, qui con­

verge avec la naissance du désir: la distance qui s'instaure tout d'un coup entre la fille et son père au moment au il se met à la regarder avec les yeux d'un étranger, comme se ce ne fuist point sa fille {La Manekine en prose, p. 282). L'inceste est une combinaison de proximité et de ruptiire, parce qu'il fait rompre le lien de parenté entre le père et la fille.

Le silence de la princesse dresse un clivage entre elle et son père, et èn même temps il révèle un clivage crée par une relation indicible. Si le père lui interdit de parler, c'est peut-être aussi de peur qu'elle ne révèle les causes de son mutisme.

La solitude

La princesse reste à jamais enfermée dans ce cercle vicieux.; son silence n'est rompu qu'au moment où le désir exprimé par la parole ne peut plus être accompli. Seule avec son père, seule face à son père aussi, parce la communication entre eux est impossible;

plus seule encore, parce que l'entourage de son père est entièrement du côté de

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l'empereur. Seule face à ses gouvernantes, son seul "canal" de communication, puis­

qu'elles traduisent bien ses signes, mais mettent en question leur véracité:

Vostre fille conte follie

Et enfanche et malencollie (v. 3864-65).

Enfin et surtout, seule face à Robert, ignorant aussi bien du lien profond que l'auteur tisse entre lui et la fille, que de ses sentiments à elle. Et s'il refuse de l'épouser, c'est, bien évidemment, pour accomplir sa pénitence; mais ne peut-on voir dans ce refus des échos de celui d'Apollonius de Tyr, qui renonce à la main de la fille d'Antiochus dès qu'il découvre sa relation incestueuse avec son père? De toute façon, la fille de l'empe­

reur est plus solitaire que les filles qui fuient l'inceste, qui deviennent épouses et mères;

mais sa solitude totale retentit aussi dans les histoires de celles qui arrivent à rompre le cercle. L'insertion dans leur nouvelle famille n'est jamais parfaite: la fille du comte d'Anjou est appelée par les barons de son mari une comtesse inconnue, au moment même où elle lui donne un fils; Hélène de Constantinople, à force de s'obstiner à fuir son mari et son père, semble trouver un équilibre solitaire sous l'escalier du palais de son oncle, le pape, un équilibre dont la portée spirituelle - l'imitation de saint Alexis - paraît plus satisfaisante pour elle que la vie familiale. Pour les filles marquées par l'in­

ceste, la solitude ne s'épuise pas dans leur errances par la mer ou la forêt; elle reste, at­

ténuée, mais toujours présente, leur lot jusqu'à la fin des textes.

C'est en tant que femmes seules que ces personnages sont exemplaires: en rompant le lien avec leur première famille par la fuite de chez leur père; en subissant patiemment l'exile imposée par leur deuxième famille. C'est dans la solitude qu'elles trouvent une sorte d'accomplissement, un accomplissement dans la spiritualité: leur dévotion se ma­

nifeste surtout par des prières qu'elles adressent à la Vierge au milieu de la mer.

Pour la fille de l'empereur, la convergence entre la solitude et l'accomplissement est par­

faite. C'est en tant que spectatrice isolée des autres par sa perspicacité, enfermée dans le cadre de sa fenêtre solitaire, que la fille peut accomplir son destin narratif. La solitude, conjuguée avec le regard, devient une marque d'élection. Après les exploits du chevalier inconnu, tous les barons essaient en vain de le retrouver:

Tout dient qu'il sont decheü

De chou que il ne l'ont veü (v. 2725-26), et l'empereur se résigne à ce qu'il reste éphémère:

(...) Alés s'en est.

Ja mais ne seromes plus prest De lui veïr ne esgarder (v. 2739-41).

La fille est la seule qui l'ait veü et esgardé, et les autres n'ont accès à cette relation im­

médiate entre le regard et la vérité qu'à travers elle; ils se pressent autour d'elle Pour veïr la miracle bele

Et por esgarder la puchele (v. 4523-24).

La demoiselle est un médium. Cette position privilégiée vient justement de son statut

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232

suspect, de l'enfermement dû à sa situation ambiguë; on y retrouve, peut-être, cette rela­

tion avec l'inceste et le sacré, qui fait la trame de la Vie de Saint Grégoire12.

Mais, contrairement à Grégoire, les filles des pères incestueux ne deviennent pas vrai­

ment saintes, ni, encore moins, papes. Leur vertu est couronnée par le miracle de la main reconstituée, mais elle se manifeste d'une façon discrète, dans la patience avec laquelle elles supportent leur dénuement. Il en est de même avec la fille de l'empereur:

sa force vient précisément de son dénuement. Cela est manifeste dans son rôle de "gué­

risseuse" de la folie: en effet, c'est grâce à elle que Robert peut abandonner son statut de fou et sortir de son aliénation. Mais si le rôle de reconnaître et guérir le fou est souvent allégué aux femmes13, cette fonction de la fille de l'empereur est traitée d'une façon as­

sez spécifique, par le fait qu'elle n'est pas vraiment étrangère à la folie de Robert; ce n'est pas ce que Jean-Marie Fritz appelle "extériorité d'un savoir" qui lui permet de gué­

rir Robert, mais la connivence qu'elle a avec lui. Ce n'est pas par une connaissance de potions magiques que Robert est "guéri", mais par une sorte d'homéopathie: li sanblant a son sanblant trait, comme dit l'empereur. Le pouvoir guérisseur de la fille vient de l'autre côté du pouvoir et de la raison, du côté de la folie, dont elle est souvent accusée par son père, et qui rime si bien, dans la bouche de celui-ci, avec la privation de la pa­

role. Il vient d'une anti-connaissance, d'un dénuement intellectuel - qui correspond au dénuement matériel des autres filles - puisque toute connaissance passe par la parole, à laquelle la fille substitue des balbutiements incompréhensibles et des gestes incompris.

Mais comme la folie feinte de Robert a un deuxième fonds, celui de la pénitence, celle de la fille cache sa sagesse. Elle renvoie en même temps à la folie de l'inceste: comme Robert a un double statut, réunissant la malédiction de ses origines et la grâce du repen­

tir, la position de la fille est tout aussi suspecte que privilégiée. Et elle garde cette posi­

tion jusqu'à la fin: elle libère Robert - au lieu de se marier avec lui. Son isolement sus­

pect est fertile; aussi reste-t-elle dans son isolement, auprès de son père.

Ainsi, en laissant la fille dans cette situation d'enfermement, et en taisant sa cause, la première version de Robert le Diable peut exacerber certains motifs présents dans les textes qui parlent ouvertement de l'inceste. La relation avec le père, qui combine la proximité excessive et la distance instaurée par la violence, se matérialise dans la posi­

tion réelle de la fille de l'empereur, toujours assise à côté de son père et séparée de lui par le voile du silence. Le silence sur son identité et sur son passé devient le mutisme total. Les nuances qui suggèrent que, pour une fille qui porte la marque de l'inceste, un accomplissement dans la solitude est plus accessible qu'un accomplissement dans la vie familiale, prennent ici une expression éclatante. Celles qui marquent une appréhension devant une relation érotique mure14 se transforment en échec total.

Cf. Anita Guerreau-Jalabert, "Inceste et sainteté. La "Vie de saint Grégoire" en français (Xlle ), Annales ESC, 43, 1988, p. 1291-1319.

Jean-Marie Fritz, Le discours du fo u au Moyen Age, P.U.F, Perspectives littéraires, 1992, p. 98-101.

Elle se manifeste p. ex. pour Hélène de Constantinople par cette réponse aux avance de son futur mari: je n'ay tallent d'amer, en che fa it sui muelle (v. 1157, var. L et P, éd. citée n. 3). La relation entre l'inceste et le silence

(13)

Mais le dénouement par l'échec fait que le sort de la fille de l'empereur s'écarte de celui des filles qui fuient l'inceste. Ce dénouement n’est pas tellement différent de celui du lai de Deux amants, même si l'isolement remplace la mort. Pour Tarsia, la fille d'Apollo­

nius de Tyr, une autre héroïne de l'inceste occulté, l'histoire s'achève par une étrange stérilité de son mariage - étrange, parce que opposée, d'un côté, à la fertilité d'Appolo- nius, qui devient encore père, au lieu de devenir grand-père, et de l'autre, à la maternité des filles de pères incestueux, qui leur permet de laver la marque de l'inceste. Les textes qui occultent l'inceste disent une autre vérité que ceux qui en parlent ouvertement15.

Dans ces derniers, l'inceste n'est invoqué que pour être effacé, conjuré par la fin heu­

reuse. Mais si l'on ne dit le désir incestueux que pour l'effacer, il se peut qu'on le tait pour dire qu'il ne peut pas être effacé. Taire l'inceste, c'est pouvoir dire tout son poids, parce qu'on est libre de contraintes de l'optimisme narratif. La leçon des textes qui oc­

cultent l'inceste, trop lourde pour être exprimée ouvertement, est qu'on ne sort jamais du cercle fermé, et que le dénouement ne peut être autre que la mort, qu'elle prenne la forme de la stérilité de Tarsia ou de l'isolement de la fille de l'empereur.

Les versions postérieures de l'histoire de Robert le Diable omettent les nuances les plus suggestives du Roman. Le Dit16, avant de conclure par le mariage, ne mentionne pas la mystérieuse faute dont le mutisme de la fille serait une trace, ni n'utilise aucun terme analogue à entier de sa fille pour désigner le sentiment de l’empereur. Le retour obses­

sionnel des images de la fille assise à côté de son père y est absent, de même que ses tentatives désespérées de sortir du silence par le balbutiement. Dans le Miracle11, la guerre n’est pas provoquée par le refus de la part dü père de marier sa fille: elle est dé­

clenchée par les Sarrasins, et le sénéchal exprime son intention d'épouser la princesse seulement après la victoire. De plus, la fille, dont la présence est très discrète, après avoir retrouvé la parole, dit en avoir été privée dès sa naissance: le mutisme n'est plus signe d'une faute. Dans la version de la "Bibliothèque bleue'"8, le fait que le mutisme de la fille était congénital est très souligné. La version anglaise, Sir Gowther19, fait accom­

pagner l'empereur par sa femme, discrète mais présente, et substitue à la blessure à la cuisse infligée à Robert par les chevaliers de l'empereur une blessure au bras infligée par les Sarrasins.

Ce n'est que dans le Roman que la fille de l'empereur apparaît dans toute sa splendeur troublante. Les autres versions n'empruntent pas cette piste qui s'écarte un peu de la trame principale: même si l'histoire d'un inceste occulté n'est pas incongrue dans le

prend ici une expression éclatante, nouant le lien entre le traumatisme, l'incapacité d'aimer et d'exprimer ses senti­

ments par la parole.

Le Voir Palefroi s'achève par une fin heureuse. Mais les nuances de l'inceste occulté se conjuguent dans ce texte avec l'opposition, ouverte, de la vieillesse et la jeunesse. Cette thématique est la trame principale du récit, elle l'emporte sur les suggestions de l'inceste, et la jeunesse ne peut que ressortir victorieuse.

Ed. K. Breul, dans Mélanges A. Tobler, Halle 1895, p. 464-509.

Ed. citée n. 11.

La Terrible et Merveilleuse vie de Robert le Diable, éd. L. Andriès, dans Robert le Diable et autres récits, Paris, Stock + Plus, 1981, p. 29-74.

Ed. M. Mills, SixMiddle English Romances, Londres, 1973, p. 143-168.

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contexte d'une naissance diabolique, elle éloigne quand même un peu l'attention du hé­

ros principal. Les nuances du Roman sont suffisamment subtiles pour s'effacer au cours de l'évolution de l'histoire, mais suffisamment fortes pour s'inscrire dans une autre tra­

dition, qui s'en trouve largement enrichie. L'épisode de la fille de l'empereur démontre l'impossibilité de l'inceste. L'impossibilité de le dire, l'impossibilité d'en sortir; peut-être aussi l'impossibilité d'en jouir? le tous sui gari du père, au moment où il apprend que celui à qui il a promis sa fille et celui dont elle est amoureuse est la même personne, n'est qu'une faible indice - mais dans le contexte de l'occultation, elle a un poids compa­

rable au repentir tardif des pères ouvertement incestueux.

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Jean de Meun, ‘ancien’ ou ‘moderne’?

Friedrich WOLFZETTEL (Universitât Frankfurt am Main)

Conformément à son statut d’ailleurs explicitement revendiqué de continuateur du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, Jean de Meun1 a forcément été l’objet d’une série interminable de discussions concernant le caractère ‘courtois’

ou non-courtois de la seconde partie du roman conçue comme «le miroer aus amoureus» (v. 10655). La profonde ambiguïté et l’ironie de l’auteur, qui semble se jouer de ses lecteurs en déjouant toute tentative de voir un sens clair et précis dans son texte, n ’ont fait que contribuer à la prolifération d’approches idéologiques diverses et contradictoires.2 Mais dans la mesure où, surtout à partir des études sur Chrétien de Troyes et le roman courtois, la notion d’une ironie typiquement médiévale a gagné du terrain, la chasse séculaire à l’idéologie de l’oeuvre a pu être remplacée par une conception postmodeme (et quelque peu défaitiste) revalorisant la multiplicité ludique et le pluralisme voulu d’une oeuvre foncièrement ‘ouverte’. Comme le résume Douglas Kelly dans son livre récent Internai Différence and Meanings in the «Roman de la Rose», véritable somme et mise au point de la recherche, le roman de Jean de Meun se présente dans «the sliding context»3 d’un ‘moraliste’ qui, prédécesseur de Molière ou de Swift plutôt que de Y Ovide moralisé, s’opposerait à toute moralisation univoque telle que la préconisera par la suite Christine de Pizan dans la fameuse «Querelle du Roman de la Rose».4 Les allusions à la tradition antérieure, à un Alain de Lille ou à Boèce, n’auraient, dans cette perspective,

Cf. les vers 10569 ss. de la Seconde Partie. Pour des raisons de critique historique, nous n’utilisons pas l’édition ‘classique’ du Roman de la Rose publiée par Félix Lecoy, 3 voll., Paris, Champion 1968 (Les Classiques Français du Moyen Age), mais l’édition bilingue d’Armand Strubel, Paris 1992 (collection

«Lettres gothiques»). Cf. aussi, de ce dernier, Le Roman de la Rose, Paris, P.U.F., 1984 (Etudes littéraires, 4).

Pour un tour d’horizon général, voir spéc. Kàrl August Ott, Der Rosenroman, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1980 (Ertrage der Forschung, 145), et «Neuere Untersuchungen über den Rosenroman. Zum gegenwârtigen Stand der Forschung», in: Zeitschrift fu r Romanische Philologie 104, 1-2 (1988), pp.80-95. La ‘pré-histoire’ de la critique a été étudiée par Marc-René Jung,

«Der Rosenroman in der Kritik seit dem 18. Jahrhundert», in: Romanische Forschungen 78 (1966), pp.

203-257. Dans un article consacré à Guillaume de Lorris, K. A. Ott a d’ailleurs mis en doute le caractère prétendument courtois de la Première Partie en insistant sur l’origine bourgeoise des catégories de la richesse et de la pauvreté: «Armut und Reichtum bei Guillaume de Lorris», in: Beitràge zum romanischen Mittelalter, Ttlbingen, Niemeyer 1977, pp. 282-305; version en français isous le titre

«Pauvreté et richesse chez Guillaume de Lorris», in: Romanistische Zeitschrift fu r Literaturgeschichte 2 (1978), pp. 224-239.

D. Kelly, Internai Différence and Meanings in the «Roman de la Rose», Madison/Wisc. et Londres, The University of Wisconsin Press, 1995, p. 157.

Cf. l’étude ‘classique’ de Pierre-Yves Badel, Le Roman de la Rose au XIVe siècle. Etude de la réception de l ’œuvre, Genève, Droz 1980.

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