Biblioteka UMK
Toruń
375173
LA POLOGNE
ET
Par J. NACnTMANN,
Réfugié pok nais.
PARIS
E. DENTÜ, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PALAIS-ROYAL, 13, GALERIE D’ORLÉANS.
1861
LES INTERETS ANGLAIS
LA POLOGNE
ET
LES INTÉRÊTS ANGLAIS
Par JT. NACHTMAW,
Réfugié polonais.
PARIS
E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PALAIS-ROYAL, 13, GALERIE D’ORLÉANS.
1861
Iris 4
( UNIWERSYTECKA
w.
Decerne quod religio, quod palilur fides, Et gratular! me fac judicio luó.
Epilog. ap. Phadr.
Dans la séance
du
22 mars1861,
lord John Russel, in terpele par
un membre dela
chambredes
communes surles événements
deVarsovie, répond
en ces termes :Quant aux événements de Varsovie, je désire n'en par
ler qu'avec la plus grande réserve. La question n inté resse point assez les intérêts de ce pays, pour que nous ayons le droit dedemander des explications augouver nement russe.
Je
ne
veux, certes, pas prêter à celangage
tout lesens qu
’il
implique, maisje medemande
pourquoi les lois divi
neset
humainesflétrissent
un hommequiassisteindifférentà l
’assassinat
de sonsemblable; suivant
la maxime:
cha cun pour soi, il devraittrouver une excuse dans l’
absenced
’intérêt.
Je doutequedans ce
cyclenéfaste,
qui date de,
1815à 1830,
leduc de
Wellingtonse
fût permisd
’affi cher
une plusgrande indifférence à
la douleur des peu
ples;s’il
l’eûtfait, malgré
lalogique de
son passé,
il au
raitrisqué
d’effeuiller sacouronne
de lauriersavant
de descendre dansla
tombe.Mais ,
en 1861,
déclarer en plein parlementque
les- a _
événements
de Pologneimportent peu
àl’intérêt anglais, ceci mesurpasse. C
’estvrai,
la Pologne ne plante pasde
coton;dans
ses placers ontrouve à
peine du'fer; si
elleétait libre,
ellepourrait sansdoute par seséchanges
offrir unappas au
mercantilismeoccidental.
Mais
il
y a en Pologne unintérêt qui trouble
la con
sciencedes peuples, qui se
dresse comme un cauchemar devantles
gouvernementsde l
’Europe,
toutes lesfois qu
’ilsnous
parlent dela morale,
de lajusticeet de l’
équi
libre politique des nations.Cetintérêt, toujours
palpitant, grandit depuis bientôt un sièclesans jamais
perdreen
importance ni en actualité.On
peutdétourner
lesyeux
de l’horreur duforfait; on
peut,pour les
besoins de l’éclec tisme politique,
atténuer lecaractère de
criminalitéfla
grante que l’
histoirea signalée dans
le partage de la Po
logne; mais pourpersuader
au peuple.anglaisqu
’il n’
arien à
voirdans
lesévénements de
la Pologne, ceserait faire
injure à sonhonneur
età
son bonsens. Ce peuple, qui
abriteles glorieuses épaves
detoutes les nationalités,
qui applaudità
l’indépendance
de l’Italie,
qui proscrit le trafichonteux
dela
race noire,qui
encouragepar une
sympathie manifeste la résurrection dela
Hongrie, quivenge sur les épaules d
’Haynau
l’honneur
des femmesou tragées,
seraitindifférent aux
malheurs de la Pologne?Non, non,
c’estimpossible!
Lenoble lord
,victime d
’unanachronisme, en prononçant
cesparoles, a oublié qu’il est
lui-même promoteurardent de
'l’unitcitalienne, et qu’il compte
desseivices effectifs
dans le travail del’é
mancipation humaine. Comme on ne
peut jamais trop
présumer
de lagrandeur d
’âme d
’unhomme
si haut placé dansl’estime de
sescontemporains, j’aime
àcroirequ’il a
déjà
rachetécemoment
dedéfaillance par le
plussincère regret.
Mais ces parolesn’
en tombent pasmoins
comme descharbons
ardents surles
plaies de laPologne, et nos bourreaux
s’
enfont une
armepour
justifier les récenteshécatombes
deVarsovie.
Faisonsdonc à chacun sa
part dans les devoirs
morauxen
présenced’une
question qui a eule privilège
defaire
rougir dehonte
LouisXV
!... et voyons si laPologne n’a pas
d’autres titres
àla
sympathiede l
’Angleterre, hormis la
purepitié
due au malheur.Les
hommesd
’Etat russes doivent
avoirune
idée bien médiocre de laraison et
dela
dignité humaines. Quand ilsmesurent
lagrandeur
colossale de cetempire
quien
lace le cercle
polaire, et qui,
broyant sous samasse les peuples effarés,
s’
étend de plus en plusvers
leslimites méridionales de
l’Europeet
del’
Asie;quand ils
parcou rent
lespremières
phases de sessuccès encouragés tourà tourpar
la complicité desuns
etpar la
couardisedes
au tres,
ils doivent comparerl’humanité à
untroupeau
de bétail livréaux
capricesdu hasard, que l’
ondompte au
moyen dela
ruseet que
l’
on gouverne aumoyen
de la peur.Quoid’étonnanl,
si sur cesconclusions, héritage dé
gradant de l
’
invasionmongole, les tsars
aientassis
leurautorité,
qui emprunte toutesa sanction au
ciel pours’
im poser aux
masses dans laformule :
Letsar est
Dieu?Or, par sa position géographique et
par
ses tendanceshistoriques,
laPologne
eutpour
missionde
préserverl’Eu
rope chrétienne
du matérialismerusse
et dufatalisme
musulman.— 6
—Dès le
déclin du xvie siècle, les
Russes, disciplinéspar le
plussanglant
despotisme, s’
efforcentde
franchir lesbar rières
quiles séparaient
de l’Europe centrale.
ParWitebsk, parSmolensk et la valléeduDnieper, par
Czernigow,par
Mobilew,ils
ne cessent detenter
les passageset viennent toujours se heurter contre
la pointe dusabre
polonais.Deux cents ans de lutte traversés par
les plusdouloureux incidents
desinvasions lartares,
desdéfections cosaques,
desdévastations suédoises,
ne suffisentpoint
pourfaire fléchir
l’
énergienationaledevant les
dangersde l’invasion
moscovite,et la
Polognereste sur la brèche
sans deman
derni un homme ni unécu
àl’Europe
fatiguéede
sesque
relles religieuses.
Telles étaient la
virilité
ducaractère national
etla
foi dans ses destinées, qu’
il a fallu effrayer le mondepar
laruine de l’ordre moral
pour livrer passageaux
Russessur
lecorps de
laPologne
trahiepar
ses voisins.En effet, l’
histoire n
’avait pasencore enregistré de
pa
reil scandale.Deux femmes,
dont
une chef dusaint empire romain, protecteur né
dela catholicité, et l’
autre pape de latrès
sainteEglise orthodoxe, tendirent
la main au roiphiloso
phe,
adorateur
dusuccès,
quine crut
ni à Dieu ni au dia
ble. Decette alliance naquit
le crimedont
l’
histoire crievengeance.
LaPologne
futpartagée;
chacundes
conspi
rateurscouronnés s’empara
deson lambeau, souriant avec cynismeà
l’
Europestupéfaite.
Maiscet
assassinat auda
cieux, accompli surunenation
parles trames
ténébreuses destrois copartageants
en pleinxvme siècle,
souslesyeux
des penseursquianalysaient les principes
primordiaux de la morale, dela religion
et dela justice,
devait avoir pourconséquencede
faire faiblir
les croyancesmonarchiques
et debaisser le niveau
delafoireligieuse
des peuples.De
vant cette énormité sans
précédents
les droitsdes nations pâlirent, carchaquepeuple menacé
dusort
dedaPologne ne pouvait,plus se
confierqu’à
saforce.
Les
garantiesmorales de
l’
existence des Étatsétant
mises endoute,
larévolution
vengeal
’outrage
du droiteuropéen et rassura les nations
en lesliant par le
principe de solidarité contretoute nouvelle
surprise.La Pologne seule
estmisehors
laloi.Mais
l’Autriche, la
catholique, l’obligée de
JeanSobieski, la gardiennedel
’ordre politiqueen
Europe et de lasécu
rité
de
l’empire,
comment a-t-elle osé prêter la mainà
cetteœuvre de sang et
dehonte?
Par quelsavantages
a-t-ellecompenséles dangers d
’une complicité, quiplaçait
lesRusses à quelquesétapes de
l’
Allemagneet qui leuras
surait
la
partdu liondans les dépouilles d’une nation
amie?Parquet
vertige,
par quel oublides
principesélémentaires
desa propre conservation
a-t-elleconsenti à
fortifierles
postesavancés
du roide Prusse
sur laWartaet
laVistule,
pour luilaisser les
mains libres sur l’
Elbeet
leWeser ?
La Providence n’a
pas encore ditson dernier mot, mais elle ena déjà dit
assezpour soulager les
conscienceset pourlaisserà
l’
histoire un grand enseignement.L
’Autriche
expie
son apostasie; elle s’
abreuved’humiliations
et dumépris
quelui déversent ses
ennemiset
ses amis. Aprèsavoir mendié
dessecours aux pieds
dutsar,
elleimplore
la révolutionpour conjurer
sa perte. Elle a voulu dansun effortsuprême réhabiliter
son prestigeperdu,
mais les baïonnettesfrançaises ont percé
cevase depuis longtemps
fêlé,dont s
’échappe aujourd’hui
le flot des nationalités.— 1 1 1 1
— 8 —
Selon
l’heureuse remarque d’
unprince
homme debien, qui peut dire désormais
où estl’
Autriche?
Le démembrement
de la
Pologne eut pour consé
quence dedécouvrir
lafrontière orientale de rAllemagne
etde mettre les Russes encontact permanent avec
l’em
pire turc. Ces deux
faits, grosd’anxieuses
préoccupations, de nos jourssuffiraient déjà pour
démontreraux
plus in
crédules l’importance capitale
durôle que
laPologne a joué
dansl’
équilibre de l’
Europe.Notons d’
abord cephé
nomène
plein d’enseignements, que depuis le partage
de laPologne la
vieexpansive de l
’Allemagne
etson influence surles
affaires del’Europe
s’amoindrissent
et s’
éteignent àmesure
que la puissance russe granditet
sedéveloppe.
On dirait que le voisinagede la
Russie a atrophié
legénie politique et
militaire du peupleallemand. De
1757à1763
l’Allemagne
a dépensé le reste desa vitalité,
pour sepré
parer
à cequiétisme asiatique
qui l’empêche encore au
jourd’
hui
de révélerau monde ni cequ’
elleveut ni
ou elleva.
Enterminant la guerre
deSept
ansFrédéric II
a clos l’ère
desa
gloiremilitaire ;
àpeine
était-il descendu dans latombe,
que dessergents
imberbessortis
des gar
desfrançaises
se mirentà
donner des leçonsaux disciples les
plusrenommés dugrand capitaine. L’histoire
ditqu’ilsne
s’
en tirèrent pas malsurtout
quand ilsconquirent
laPrusse
en sixsemaines. En voilà
assezpour la
guerre.Commesi elles
fuyaient
lamal'aria,
lespopulations alle
mandes ne tiennentplus
ausolnatal.
Nevoyons-nous
pastous
lesans
desmilliers de
cesexilés volontaires,
qui s’envont
peupler les savaneset les
forêtsdu nouveauthonde,
—
9
qui affrontent les
périls d’
un long trajet, qui livrentleur
péculeet
leurs famillesaux
plus cruelles incertitudesde
l’avenir, plutôt que
de rester?Quilès
pousse àce
sacrifice amer de l’
expatriation?— La misère, ledégoût,
le déses
poir, signesles
plus caractéristiques de la décadencede l’État. Ils
s’
en vont,parce
qu’ils
n’espèrent
plus. Ilsaban
donnent une
patrie enlacéedans
les filets de lapolitique russe, et
dévoréepar
l’arméedes princes
detoute taille,
qui reçoivent le motd’ordre
deSaint-Pétersbourg. Depuis1815,
ces nobles lecteurs dela
Gazette de la Croix, aprèsavoir
perdu le sensnational
et laconscience
deleuriden
tité allemande, sesont
faitsles instrumens
docilesde
lapolitique
decompression
patronéepar
le gouvernementrusse, et
toutrécemment
ils séchaient dedépit parce qu
’une
nouvelleconspirationaavortédans les conciliabules de
Varsovie. Oh!qu’
ilseussent
tressaillide joie,
si unnou
veau
Paskiewich eût
jeté aux pieds dutsar
la Hongrie avecl’honneurallemand?..Envoilà assez pourlapolitique.
On connaît
à la politiquerusse un mérite,
dont aucun autre gouvernement nesaurait se
prévaloir:
c’est la per sistance dans
les vueset la flexibilité dans
lesmoyens.
Pour
atteindreunbut convoité
avec ardeur laRussiesait attendre.
Danssaconduite politique,
elleprend à
reboursl’axiome
économique:
times is money.Elle n’a pas
cette fièvred’impatience
qui agite les gouvernementspopu
laires, lorsqu’
ils
’agitde réaliser une idée acclamée
par l’opinion. Médite-t-elle unprojet
d’
agressionsur
son voi
sin, ellesait
toujoursmettre
de son côtél’
apparencedu droitetdonner
lechange
auxdupes.
Catherine IIinter
venait
enPologne
pourprotéger
laliberté
descultes dis
sidents et les liberum veto, pendant que ses agents
prê-
10
chaient
sur le
Bosphore l’extermination desinfidèles-,
etVoltaire, chantait
lasagesse
dela
Sémiramis du Nord !D’un seul
trait, aussi
énergiqueque
vrai, Napoléon Ier,
ce grandconnaisseur d’hommes,
peignitson contemporain Alexandre:
«Grattez l’épiderme
d’Alexandre
galant homme, vous sentirez dessousla
peau ducosak.
»Le
monarquerusse n
’a
pasdémenti
cejugement anticipé.
Type par
excellence
du paysan madré, sousles dehors
dela bonhomie et de la
franchise,il savait
cacher lesprojets ambitieux d
’agrandissementet d’
influence.Laissant à ses
alliés l’
odieuxplaisir de
se vautrerdans
l’
orgiede
lavic
toire, Alexandre
semit à la quête
de la popularitéparmi les
vaincus.Au
besoin, ils
’apitoyait
sur les infortunes du grandempereur
confiné au milieudes flots,
mais ils
’excusait d’
impuissancedel’arracher
des mainsd’
Hudson- Lowe.Par la simplicitéde
ses manières et parles velléitésde
son fauxlibéralisme,
le tsar Alexandre conquit unenombreuse clientèle d’admirateurs dans
l’Europe occi
dentale, et même la France libérale donna dans
lepiège.
Si
parfois
le culte deshommes
manquaità
l’
idole,les
femmes complétaientl’
apothéose.Initié aux mystères
del
’illuminisme par madame
deKrudener, l’
illustreadepte
sonda àl
’aise lesrêveries
creuses de la jeune Allemagne, et sansrire
fou, poussa la plaisanterie jusqu’à
singerl’
enthousiasmed
’unconverti.
Mais
le tour
étaitjoué:
lamainrusse dans
lecritérium
delàpensée allemande,
et le corpsgermanique
livré aux luttes incessantes dedeux antagonistes, voilà l’
œuvre detant d’
habileté.Maintenant
laRussie,
sanscrainte
d’être
dérangée,pouvait
tournerson activité vers
un autrepoint du
vaste horizon de sesconvoitises.
M
C’est une
opiniongénéralement admise, que
legénie
del
’islamisme ne se prête pas
auxexigences
du tempset
duprogrès; que, stationnaire
etfatale, la
doctrine du Prophète est trop exclusivepour
pouvoir assimilersans
violence ettransformer en corps
denation
lespeuples
soumis.On nous
montre lesTurcs campés
surle
Bosphoredepuis
le tempsde MahometIIsans pouvoir prendre
racinesur
cesol
mouvant foulé jadispar les
Thraces,les Macé
doniens, les
Grecs,les Slaves,
ettant d
’autres barbares
quirançonnaient le Bas-Empire.
Contre
l’
opinion imposante qui a voué l’empire
turc à ladestruction plus
ou moinsprochaine, contre les ana
thèmes de
toutes les
églises chrétiennesjetés
àlaface de l’infidèle,
de son dieu etde son prophète,
ily auraitcertainement
de latémérité
àélever
la voix en faveur ducondamné;
lesuns
crieraientau
paradoxe, lesautres à la profanation.
Je nejoue pas avec
ces armes-là; leTurc
estcondamné, il faut qu’il meure.
Mais
personne, jepense, ne pourra
trouver mauvais sije
prendsla liberté
designaler les influences délétères qui ont
valu auTurc
l’
état grave dont il semeurt :
lamorale politique ne
peutque gagner àce diagnostic.Je
ne
nie pasque
lefanatisme musulman n’ait contribué
pour une
grandepart à la décomposition
socialede la
Turquie;cependant, malgré
sesinstincts turbulents et
sonesprit des
conquêtes,leTurc,comme tantd’autres
nations,n’aurait pas
manquéde
profiterdu
bénéfice du tempspour
calmer
sonexaltation
religieuseetse constituer ensociété
régulière, si le géniemalfaisant
de la Russie n’
eùttroublé
àdessein
le pénible travail desréformescommencé par la
destruction desjanissaires.
— 12 —
Mais larégénération dela
Turquie
débutaiten
des temps malheureux. — Aprèsavoirterrassé
laPologne
et endormi l’Allemagne, la politiquerusse
n’
eutplus garde dese gêner
pour fairesesaffaires à
Constantinople; elle miten cam
pagne
ses agents dressés auxservices
ténébreux,— iln’en
manquepas
enRussie.
— Ilsse répandirent
dans lespro vinces
turques soufflantlefeu de
la désaffection,enveni
mant
les
vieilleshaines,
flattant les préjugés desuns,
les espérancesdesautres,
compatissantauxmisères
dupeuple, et parfois lessoulageant
en à-compte surla
prochaine délivrance.Aux
Grecs ilsparlaient
deThémislocle
etd’
Epaminondas;
auxSlaves,
dela
grande famille placéepar
laProvidence
sous lerégimepaternel
destsars.
En
suite on offrit la soldeaux petits
princesbesoigneux
quirêvent encore
leur future grandeur sur laruine
ducrois
sant. Tel évêque ou archimandrite recevait des dons pe
•
santsd’or; tel
popese
drapait dans lesornements
brodés parles mains augustes.On payait
ledévouement
avecdes
croix d’honneuret de la monnaie
sonnante.—
Comment résister à latentation?
— Vivele
tsarprotecteur! mort
auTurc
!à bas l’
infidèle !Hélas ! rien n’
estcrédule
comme le malheur; rien n’est
aveugle commela haine! ...
Pour précipiter la désorganisation sociale
de
l’
empire turc, lesreprésentants
politiquesde
laRussie à
Constan
tinopleprirent en
main la haute directionde
cetteœuvre d’
iniquité; ils s’
interposèrent entre laPorte et
sessujets, d’abord
commemédiateurs
officieux,bientôt corfime pro
tecteurs du
peuple
orthodoxe.Si l’
on s’avisait
de leurpar
ler
du droit dusultan, ils
montraient l’armée
russe prête à franchir lePruth.
Ainsi, on viten
Turquie deuxpou
voirs, l’
unnominalentre
lesmains dusultan,l’
autreeffectif_—... ...
—
iâ
-entre les
mains
du tsar. En facede
l’
Europemuette
le protectoratrusse
avoué etproclamé
sans réserve passa comme unenécessité fatale et
comme une conséquence naturellede
la loi du plus fort.Voilà la morale de
la Sainte-Alliance!
Il est évident que sous la
pression
insolente de l’
étran ger,
sous unrégime
faibleet
anarchique, touteinitiative
deréforme devait échouer
contrele fanatisme de la
foule etl’ambition des
princesfeudataires, deux éléments
dissol
vants,que la Russie, habituée
àpêcher dans
l’eau trouble, entretenait
avecsoin.
Si, détournant
l’attention
de cestramesoccultes,
nous la portons sur lesfaits militaires etpolitiques,
accomplis par lecabinet russe
en vuede
l’
affaiblissement successifdelà Turquie, nous
sommes obligés de reconnaître l’habilecombinaison de
la forceet
de larusepour en hâter
ladis solution.
Quand après
une victoire sur
Vinfidèle lecabinet
russe liquidait ses frais deguerre, il
étaittrop
avisé pour fairepayer
argent comptant les succèsde
sesarmes.
Uneex
torsion de ce genre
lui
aurait valula désapprobation
del’
Europeet
la désaffectiondes chrétiens d’Orient chargés
pour la plusgrande part du poids desimpôts. Mais, se
prévalantd
’une
faussemodération envers
l’Europe et
des apparencesdegénérosité envers
le vaincu,le cabinet
russe ne leménageait
pas plus pour cela.Il
savait retrouver son comptedans
labalance des
tarifs commerciaux dim
portation etd’exportation
imposésà
la Turquie parles
traités. Souscette
formed’indemnité de
guerre,les pro
duits
russes
accueillis enTurquie
avec unfaible
droit,rui
naient le
commerceturc, arrêtaient les sources
dela pro
duction et
exaspéraient le
peuplecontre
le gouvernement dusultan,
enlui
attribuant toutl
’odieuxd’
un traitement inégalpour
lesprovenances
des deuxpays.
En attendant, la magnanimité duvainqueur était à couvert.
Parla
conquête
delà Crimée,la
Russieavait
transformé la mer Noireen
lacrusse.
Elley
abritait les formidables engins qui devaient un jour battre en brèche la vieille cité deBysance.Sous la
menace permanente de
sa marinemilitaire, le cabotage turc perdit bientôt
laroulevers
les contréescau casiennes et
la Perse, abandonnantau commerce russe
l’
approvisionnement desmarchés
sur lacôte orientale
duPont-Euxin.
Quicomptera les
pertesde
cechapitre
dans lebilan
du commerce de Constantinople?Par la
conquête de
laBessarabie,
la Russie s’assura d
’uneporte d’
entrée dans les principautés.Une fois
à Jassyet
à Boukarest, elle promenait sonprotectorat de
puis les
bouches
du Danubejusqu
’auxbords
de l’Adria
tique,
réglant
lapolitique des
hospodars selonles
conseilsde
sespropres
intérêts,encourageant l’indépendance
etcomprimant
le plusfaible instinct
deliberté.
Mais
une
mailleaurait encore
manqué danscette
chaîne desatan,
qui enserrait de plus enplus les
Étatsdu
grand-seigneur. L’Europese
chargea dela
forger. Exploi
tantles
sympathiesdu monde chrétien en faveur
des Grecs, lecabinet
de Saint-Pétersbourga réussi
àfaire
élever surle
pavois ce roi-fantôme qui trône dansla
cité de Minerve moyennant rente perpétuelle,et
qui quêteune bribe
ducadavre que le vautour russe aura dédaigné.
Tant
de violence etd
’hypocrisie
allait enfinaboutira
— 15 —
un dénoument
final,
— c’
est de l’histoire
d’
hier, —sur
prendre l
’Europe par
l’
audace del’agression , précipiter
les événements,consommer
laconquête
matérielle de laTurquie,
étouffer sescris de
détresseavant qu
’ils ne par
vinssent àéveiller
l’
attention dumonde
politique, tellefutla donnée que
lecabinet
russe,lassédu supplice de Tan
tale,
s’attacha à
résoudre en 185A. L’heure semblait
trèspropice pour tenter
l’aventure;car personne
neparais
sait
disposéà se
jeterrésolument
entravers pour pro
longer
l’agoniede
l’illustre
maladedont
le tsarsonnait le glas à
coup decanon.
La
France, fatiguée
des agitationsde
1848,ne deman
dait
que
ducalme et
du travail. Son illustre chefcaracté risait en quatre
mots sa future politique:
L’empire^ cest lapaix.L’
Angleterre, à part sesarmements
maritimes, comp tait
tout justeassez
de rifl amenet
de horse-guards,pour faire
croire à ses voisins qu’elleavait une armée.
Le roi de
Prusse,
bonet
loyalcousin, avait
bienautre
chose à(aire que
de se mêlerde
la questiond’
Orient. Sa question d’Orient
étaità Vienne,
etde la politique alle
mande
il
ne connaissaitque
les développements dudroit historique.Quant
à l
’Autriche, occupée à
faire de la policeen
Ita lie
etdel
’ordreen Hongrie, que pouvait-elle?
— Lever la mainsur
son bienfaiteur?—Eh!
oui, elleen
aurait eu envie, mais en fouillant dansle
sacvide,
elle s’
aperçutque
le dernierkreutzer avait été mangé dans
laguerre des
Magyars.C’était
doncle
momentcomme jamais,
de jeter le masqueet de débarrasser
detout frein
défaussé pudeurles instincts
voracesd’une agression
dèslongtemps
pré-•
— 16 —
tnéditée.
Deux
cent milleRusses franchirentle Pruth.
—On
sait lereste...
Que
Dieume garde de rabaisser
par unlyrisme
inté
ressé l’imposante personnalité
d’
un prince quiinspire
l’admirationet
le respectpar
lagrandeur de
sesidées
et de sesœuvres. Polonais
proscrit,j
’abrite monindépen
dance
sous leprivilège d
’inviolabilité acquise au malheur parmiles
nations libres, et la mainsur
laconscience,
je dénie ledroit
desoupçonner
laliberté
demes sentiments
etde
mes pensées. Je n’ai
jamaismêlé
ma voixdans
le concert deslouanges
àl’
adressedes princes et des peuples, parce
qu’ilsont
eu parfoisdes accents depitié
pourles
infortunesde mon
pays. LaPologne demande
plusque
de la pitié, elle demandejustice. Tant que
lecrime
de sonpartage n’
estpas vengé,
ses enfants endeuil
n’ont
pasd’encens
àbrûler
sur lesautels de
puissance et de gloire.—
Maiscomprimer par
un mutisme mal venu lesenti
ment d’
admirationpour
l’
hommefort et
justequi,
enface
dudanger,
a rappelél
’Europe à
sa dignité, et qui, au mi
lieu d’une
défaillance universelle,
arelevé fièrement le drapeau de
l’honneur
et du droit, — ceserait
un lâcheoubli,
sinon unecoupableindifférence.
Qu’onlesache
donc, sans l’énergique initiative de
l’empereur
NapoléonIII, l
’histoire
de nosmisèresallait enregistrer
un crime deplus
etune honte
deplus,
et qu’on ne marchande pas l’hon
neur
à
luiet à
sesvaillants soldats,
car ilsont brisé
lachaîne
du temps et enseveli lesinfamies
de quarante an
nées
sousles
ruines deSébastopol.
Mais
laTurquie est-elle sauvée? Ses
amis lesplus sin
cères
ne l’osent affirmer.Pour
lequart d’heure
elle n’apas
àredouter le
retour offensifdes
Russes.L
’Europe
—---
17
!!
veille
au
grain,et
iln’
estpas
probablequ’il prenne
envie à son ancienprotecteur
de recommencerdesitôt le jeu dematador
en bottesfortes.
Depuis lachute
de Sébastopolles Popilius
dela Russie
sontprudents.
Cependant il faut avoir un cœur debronze pour sonder sans
frayeurles profondeurs
del’abîme que
le protectoratrusse a creusé
sons le trônedes
sultans. Dans cetumulte d’élé
ments
discordants qui ébranlentl’
édificeminé
par sabase,
s’il n’a
pasencore
sombré, c’est que la
Franceet l’Angle
terre le soutiennent en l’
air. Le jour oùcet appui
aura manqué,tout croulera
avecfracas. Or, quand
laquestion
de lavie d
’unÉtat
reposedans
cedilemme,
qui oserépon
dre du lendemain?
D’un autre côté je
doute qu’
ily ait un seul
hommed’
Étatfranchement
disposéà
croireque
laRussie a re
noncé pour toujours à sesvisées
sur
Constantinople;-— pour
une question de cette portée, lapolitique russe
nese résigne jamais;
c’est une
partieremise, voilàtout.
Ce n’
estpas
d’
aujourd’hui que l’
on connaît cettefai
blesse commune
à
lanature humaine,
quelorsqu
’un dan ger
nous menace, lorsqu’une
éventualitélâcheuse
trouble lerepos
de notreâme,
nousaimons par-dessus tout à supputer les
chances favorableset
àimaginer
milleet une
causesprobables
qui doivent détournerle coup fatal ouen
amortir l’eflet. On
nous dit:
La Russien
’est
plus ce qu’elle futsousNicolasIer.
Sa situationfinancière, son
influence politique gravementatteinte
parles
derniers événements, se sont compliquéesencore
d’une entreprise périlleuse
deréformes
sociales quilui
vaudrontdes em-UNtWFtSYTECF
barras
pourla longueur d’unsiècle. A
mesureque
le peu
plerusse
débarrassé de seschaînes goûtera aux
bienfaitsd’une sage liberté,
lesbesoins
du bien-êtrematériel
et moral luiferont
apprécierles avantages
dela
paix et du travail;
l’
espritpublic,
plusindépendantet
plus éclairé,détournera
legouvernement des entreprises
aventureuses deguerreet
de conquête,pour diriger
sonactivité vers
leschemins
de fer,les télégraphes, lanavigation, l’industrie,
l’
agriculture etlecommerce, seuls objetsdignesde
lasolli
cituded’ungrand
empire. LaRussie
arompudécidément
avecsestraditions politiques.
Sadiplomatie a
laissépasser
sansveto
lesévénements
del’Italie ;
elles
’est réconciliée avec la France etl’
Espagne; ellea
concourufranchement à l
’organisation des principautés danubiennes; ellea
re
poussé lamainque lui tendait
François-Josephpour re
nouer
l’accord brisé;
ellen’a
pas craintd’
ouvrir unchamp libre
à la discussion desprincipes
fondamentaux de sa constitution sociale; elle nerecule devant aucune
réforme compatible avec le caractèreparticulier de
son peupleet
les besoins dusiècle.
Aprèsavoir
fournià l’
his
toirede
notreépoque des
preuves si évidentesde
son bon vouloir, desa modération et
desa justice, comment ose-
t-onencore
semer la méfianceet nous parler dela
Russie provocante ou agressive? Si l’
on considère en outre, que lespopulationsde la Turquie se
lancentrésolûment dans
lecourant des
idéesnouvelles ; que le
ventdes nationalitésa soufflé
sur les provinces turques ;que chacune d’
elles, sourdeauxexcitations
russes,dirige
sesaspirations
vers l’autonomie
et l’indépendance; que
leSerbe,leBulgare, le
Valaque, l’Albanais,
chacun fouille dans lesténèbres
dulointain
passé pourremonter
à l’origine de
sa raceetaf-
— 19 —
firmer son identité,
ilfaut avoir
l’
esprit troublé par descraintes
imaginairespour attribuer
à la politiquerusse des
arrière-penséesdont les
faits les plus évidentscon
tredisent la
probabilité.De semblables arguments sont
certainement plusque
suffisants pour convaincre ceux qui, avant tout, veulent être convaincus.Je
ne prétends pas alarmerles gens
quise payent
d’
apparences,ni désillusionner
lespoètes,
quichantent
des idyles sur la paixuniverselle.
A toutsei
gneur tout
honneur. Ma réplique
s’adresse aux hommesde
bonnevolonté
quijugent
desévénements à venir en examinant sans
parti pris leséléments
qui doivent les fairenaître.Si vous avez
vu
deprès
la sociétérusse,
et si vous avezsondé
les aspirationsintimes
qui unissent dans unfaisceau indissoluble les
croyances religieuses, politiques et sociales du peuple,vous n’
avez pasmanqué
de sur
prendreune
idée qui impressionne au même degré tousles individus de
lanation
;cette
idée,c’est
laconquête de
Constantinople.Ce
sentimentsi universellement fixé
dans lecerveau
du peuple,n
’est
pas éclosd’
aujourd’hui.
Sans remonter
plusloin, laissons-en
l’honneur
àPierre
Ier.
Depuis son
règne qu
’il a
fait duchemin !... L’
idée decette
conquête, d’
abord couvée dans lessecrets d’
Etat, n’
eut pour confidentsque de
raresadeptes,
qui épelaient dans le testament du grand tsar.Peu
àpeu,
répandue soustoutes
les formesparmi les
populations, ellea grandi
avecles succès politiques
dela
Russie et elle est devenuede
nos
jours un des dogmes desa foi.
Entretenu dans la haine del’
infidèle pard’
habiles complainteset
pardes
histoiresimagées
dumartyrologe
deschrétiens
soumis à— SO-
la
Turquie,
le peuple orthodoxea fait
dela
délivrance de sescorréligionnaires
lacondition
de sonpropre
salut.Il
gémit et
s’
indigne duscandale
des siècles témoinsde la
dominationdu croissant,
etil ne connaîtqu’une
gloire, c’estcelle
debisser lacroix
àtrois branches sur
ledôme profané
deSainte-Sophie.
Pourlui,
aucun sacrificen
’est assezdouloureux, aucun faitd
’arme assezbrillant, tant
que l’Église
orthodoxe, scindéepar le
sabrede
Mahomet, gravite autour dedeux
centres. Il est toujours prêt àcommencer
la croisade.Bien au-dessus
de la fouleignorante et fanatique s
’élève la classeélégante qui, par
sesconnaissances
variées,par la distinction de
sesmanières,
parl
’urbanité de
ses mœursjointe
à unevie large, a conquisles
suffrages dessalons européens.
Vous croiriezqu’entre
cesdeux
extrêmesso
ciaux, qui n
’
ontrien de commun
nidans
l’ordre
matériel nidansl’ordre moral, il
y aunvide.Non...,
cevideeslcom-
blépar l
’idée commune
delaconquête de Constantinople.
Si lapossession
de Tsarogrod (1)
passionne le peuplerusse
par lasatisfaction
qu’
elleoffreà
sessentimentsreli
gieux,
les classes intelligentes ont déjàdepuis longtemps
calculé lesavantages
matérielsque cette conquête doit
réaliser. La future capitalede
l’empire
russe assiseà che
val sur l’Europe et
l’Asie,
relié par descanaux
naturels avecdeux
mers,dont le
courant commercialdepuis
laplus
haute antiquitén’
a jamaischangé
deroute,
défendue au nord parles
chaînes de Balkan, aumidi par
lelac de
Mar-(1) En langue russo-slave, Constantinople s’appelle Tsarogrod, ville du tsar, capitale du tsar. Ce seul vocable peint la vivacité des aspirations populaires.
— 21 —
mara,
n’
est-ce pas làune
métropole par excellence pour unempire
quin’a
pasde
limites? Et puis,à
proximitéde cette
villeéclairéepar
le soleild
’Orient,
au milieu de ces mersbleues,
dontle faibleet perpétuel
roulis apaiselame troublée par les rêves de plaisir, d’
ambitionet de gloire,
en face deces myriades d
’îlots
quiracontent encore
les tempshéroïques de
la vieilleHellade, croyez-vous
quele Russe
nese
sentpashumilié
d’
être condamné àse
mirer dans les eaux fangeuses de la Newa et àse morfondre
dans les glacesdu golfedeFinlande
pendanthuit
mois de l’année
?A
ces considérationsdéjà siconcluantes
pour entraînervers
lesrives du
Bosphore l’esprit public de la Russie, vients
’ajouterl’
intérêtcapital,
l’agrandissement territo
rialde l’empire et
l’érection
définitive decet
édifice pans-lave, dontles matériaux préparés
de longue main etpayésavec
de l’or
russe, serontfournis
par la Turquie etparl
’Autriche.
Quand tous les sentiments, tous les
intérêts, tous
lespréjugés, toutes les
aspirationsd’
un peupleconvergent
vers le même but;quand
une mainpatiente
et habileouvre
les voiesd’
exécutionen
côtoyantla morale
et la foides traités, qu’importe la
question des financeset des réformes russes? L’
Angleterre adépensé 27 milliards dans
les luttes stériles desa
prépondérancepolitique;
elle
porte fièrement la
lourdecharge
deson
passé sans espoir d’
êtrejamais soulagée. Dira-t-onqu
’elle est àbout de ressources?Etla
Russieserait
en peine detrouver une
avance
defonds,
lorsqu’il s’
agirade
mettre la main surles
provinces, dontla richesse
territoriale fait envie àl’Europe
entière,et dont
les fraisd
’occupationseraient
11 1
—
22 —soldés le
lendemain par
la valeur dubutin?
— Allons donc! lecrédit se
laisse tenter par des entreprises plus véreusesque celle-là, et
cen
’est pas de nosjours
que lesgros
capitalistesont
commencé à prélever les escomptes, sur
lescataclysmes européens,
ils nesont
pas si novices.Mais la réforme, mais ses embarras actuels, mais son
influence
surlapolitique future
de l’
empirerusse?Avantde
répondre à
ces objections, mesera-t-il
permisd
’exprimer un doute, sinon
un étonnement?Je
crains que
l’
Europeoccidentale
nese paye
degrands
mots videsde
senset
qu’
elle nesoit
lejouet d’une
auda cieuse
mystification,au moment
où elle adresse sesdithy
rambes
au réformateurde
laRussie.
A l’
entendre,ne
croirait-on pasqu’
ils’agitde quelquedéclarationdes droits de l’
homme, etque l’empire russe commence
son 1653sinon 1789?
Un
mot d’abord sur
laspontanéité de l
’acte
d’
émanci
pation,quifait tant
debruit
dans lemonde.
Pendant unrègnede
vingt-huit ans, l’empereur
Nicolas, comblédes faveurs
de la fortune, marcha de succèsen
succès, et par saprépondérance
politiqueen Europe
commepar
lesacquisitions
de nouveauxterritoires en
Asie,fortifia
les bases du pouvoirabsolu.
Nestor de la Sainte-Alliance,protecteur
devieilles
légitimités issuesdu droitdivin, pourcliasseur
detoute idée qui
sentait laré
forme,
ilavait
incorporé àl
’empire de vastes provinces
au
delà du Caucase,affaibli
laTurquie
par destraités
im
posésà
la pointedu sabre,menacé
l’
indépendance de laPerse,
et étouffé dansle
sang l’insurrection
polonaise de1830. Il n’
enfallait
pastant
pourexalter l’orgueil
national
etpour
asseoir le principedu
pouvoirsuprême
sur
l’infaillibilité
politiqueet
religieusedu tsar.Les
Russes s’inclinaient
sansmurmure
devantla volonté
d’un homme à quitout
semblait possible.Restait
encore
laconquête définitive de
la Turquie;celle-ci
allaitcouronner
lesgrandeurs durègne
et impri mer dans
l’
esprit du peuple la dernièresanction
du pou voir absolu. Donc
, plusd
’hésitation ,le
puissant tsar marque sur le cadran del
’histoire ladernière heure
du Monsieur malade, etune formidable
armée d’exécution
va enfinavoir raison
d’une
longuerésistance
de l’agoni
sant, lorsqu’un coup de
foudre
parti deToulon
briseles
armesdes assiégeants
au pied des murs de Silistrie et plongeles flottes russes
dans lesabîmes
de lamerNoire.
L
’
histoireprésente rarement
des exemples d’unsem
blable démenti à l
’
infaillibilitéd
’un hommepuissant et présomptueux. Qu’
onse figure ce désenchantement
aprèsune
longue suitede succès.A cette
chute l’empereur
Nicolasne pouvait survivre;
mais ici encore
ce
privilégié de lafortune
lut servià mer
veille; car
jamais
la mortne vint
plusà propos pour
épargner àla victime
les douleurs desadouble déchéance.
Il
mourut
laissant à sonfils
pourhéritage
leshontes
de sa défaite,le
découragementet le doute
dela nation.
Pour prendre la
succession
avec unpareil
bilan,il a fallu
duménagementet de
laprudence.L
’empereur
mon tant
sur letrône dépouillé des prestigesdu succès,ne pou
vait plus prétendre à continuer le
règne
dubonplaisir et
del’
infaillibilité personnelle, carl’
absolutismene
s affirmeque par
lesuccès. A
défaut desfaveurs de l’
aveugledéesse, ila
fallu chercher unlevier
capablede
remonterl’autorité
morale
dunouveau
souverainsans
riensacrifier
de ses— 2â —
privilèges ni
desonomnipotence. Ce levier fut
trouvédans
l’affranchissement des
paysans.Je l
’avoue, je
me sens malà
l’aise
de fouiller dans laconscience
d’
un bienfaiteur, quand lebien
accompli a lemonde
pourtémoin.
Lorsqu’
unemesure
de haute moralité,conçue dans
l’
initiativegénéreuse et
spontanée du pouvoir suprême, vient soulager delongues infortunes
ousecou
rir
les victimes d’
une barbare oppression;quand
une puis
santevolonté, ne
s’
inspirantque
du bien,dicte des
loisprotectrices
delaliberté et de
ladignité humaine, jem’
in
cline avec respectet je
bénis la main qui accomplitles œuvres de la
Providence.— Mais lorsqu’
unhomme ac
culé
dansl
’impasse
des circonstances difficiles, cherche à dégagerson
cheminau moyen des concessions
plus ou moins libérales, serait-ce indiscretque de
demanderoù ilva ? Je
n’ai qu’
à suivre lestraces
du sangrépandu
sur les pavés deVarsovie, je n'ai qu’
à lire lacélèbre circulaire
du chefde
police Muchanoff, j’y trouve le commentaire com
plet des réformesrusses.
Lorsque l’
empereur
Alexandre IIémit le
vœu de l’af
franchissement
desserfs,
il savait d’
abordque cette
entre
prise
allait trouver un sympathique échodans
laphalange
intelligenteet généreuse
des jeunes Russes condamnés aumutisme
pendantle règne précédent. D’
un autrecôté,
cene fut pas une
mince conquêtequ’
illit,
en gagnant dans l’estime
etdans la confiance de ces hommesd
’élite qui,en
tousles pays, battent en brèche les monstrueux abus
de la force pourétablir l
’ordre
légal. Etqu’avait-il
àcraindre de la résistance de l’
aristocratieterritoriale?
est-ce lavengeance
de cesfarouches
boyars, quimouraient jadis,
insulteaux
lèvres, souslahache
impitoyabled’îvanleTer-
— 25
rible,
ou qui selaissaient
décimer parla
main du grand niveleurPierre Ier?
— Rien de tout cela. — La plupart desnobles,
obéissantàcet entraînement d
’une idée géné
reuse qui ne
compte pas aveclessacrifices lorsqu’il
s’agit d’
accomplirune œuvre d’humanité et
dejustice, étaient déjà
depuis longtempsacquis
àlaréforme. D
’autres, assu
rés des
compensations dans les faveurs du pouvoir, se
lais
saientglisser
doucementsur la pentedes
idéesnouvelles.
Ceux
qu'un
égoïsmefroid et
avideretenait
dans le camp devieux
abus,ne se
sentaientpar
lecourage
decrier
à laspoliation.
Ilsavaient
en faceseizemillions
depaysans de lacouronneaffranchis
dela servitude personnelle,exemple trop
dangereuxpourdes pariasencore pliés
sous\vbatog(1)
duseigneur,
maishumantdéjàlaliberté
quiétait
dans l’
air.Ainsi, en faisant la
part de quelques rancunes
impuis santes et
de quelques sarcasmes chuchotésdans
l’ombre
contre l’esprit dela
révolution, quels sontdonc-les
ob
staclesqu
’ila
fallu vaincre, quels sontles
sacrificesqu
’il a
fallu s’
imposerpour faire passer
laréforme?
—Un
ukaz, et toutétait
dit.Or, l
’
ukaza paru. De
par la volonté del’empereur,
le paysan tientsa
chaumièreet
sonjardin,— c’
estpeu pourle citoyen d
’aujourd
’hui, —c’est beaucoup
pourl
’esclaved’hier. Soustrait à
l’arbitraire
duseigneur, le nouvel affranchi reste toujours désarmé
contre l’
arbitraire du gouvernement.Certes, je suis
loinde penser qu’il ait perdu au
change, mais celui quiy gagne le plus, c’est
1empe
reur. Il a
groupé autour dutrône ceux
qui souffrentet
(1) Le fouet.
— 26 —
se souviennent. Avecce renfort
d’hommes
obligés il peutaffronter les
sourdescolères
de la noblesse,qui, bon
grémalgré, a fait les
frais de laréforme.
Qu’
onose
mainte nant
mettreen doute
l’
infaillibilitéde .
sonpouvoir per
sonnel !
....(1)
Je
cherche
vainementpar quelle suite de
complicationsl
’affranchissement
des paysanspourrait entraver
la marche politiquedu cabinet
de Saint-Pétersbourg dansles affaire d’Orient,
et,malgré
moi,j’arrive à
celtecon
clusion, que
laréforme
prisedans
ses dernières consé quences
n’estqu
’uninstrument
puissantet docile qui, dans les mains
du star, menace plusque
jamais l’avenir
de laTurquie et
la paix dumonde.
Jel
’
ai dit dansle
coursde cet écrit :
la Russien’a
pasde
limites.Hier encore
unrempart de
montagnes lasépa
rait
du céleste empireà
l’extrême Orient;
aujourd’hui
lesjournaux nous apprennent que
les Cosaksveillent
surla
rive gauchedu fleuve Amour, etqu’unimmense territoire,
escamoté sans bruit,complète la frontière de
laSibérie.
Mais Pékin est
encore loin !
Passi
loinqu’on
lecroit.
Les obstacles
naturels sont franchis et
laroule libre
vers lemidi
double la force de latentation. Au
jour marqué, quiempêchera une armée
russed’
allerprêter
lamain
à(1) Au milieu des sanglantes représailles que les paysans russes exercent parfois contre leurs propriétaires, ils ne manquent jamais d’invoquer le nom du tsar comme la sauvegarde de leur impunité. Souvent les égarements d’une horrible vengeance contre les châteaux n’ont pour motif que le soup
çon d’un prétendu complot tramé par les nobles contre l’autorité ou la vie de l’empereur. La réforme ajoute une nouvelle force à cette alliance tacite de l’autocrate avec la foule ignorante et malheureuse.
27 —
l’anarchieou
à l’
empereur tartarepour prix
de nouvellesannexions?
Pour nous, malgré la dernièrevisite de l
’ar
mée anglo-française,la Chine
est un paysd
’énigmes.—mais
les Russes
y voientclair. Leur ambassadeurà
Pékin nousa donné la mesure
de son influence,lorsqu’il
reçutl’armée alliée
commemédiateurobligeant et
empressé. Lefils
du cielétant
en fuite,l’
agent russe leremplaça pour aviser à la
paix!L’avenir nous
réserved’étranges surprises
dans ces parages éloignés où lesintrigues et
l’
or de la Russie préparent lesvoies
aux entreprisesplusaccentuées.
Chamil est
tombé
sous nos yeux,et
lespassages
du Caucasesetrouvent
enfin débarrassésd’
unennemi, dont la résistance héroïque couvraitla Perse pendant
un quartde siècle.
Quepenser
duréformateur
pacifiquede la
Russie, quiprêche
en Europela modération et
la paix,et
quien
tame l
’Asiepar
les deux bouts?Lorsque
les deux empereurs,
dans les entrevues deTilsitz, comptaient
lesétapes
deMoscou
à lafrontière
deLaliore,
etqu’ils
démontraient avec une évidencemathé
matique la possibilité de
mettre à
jour fixe,la
mainsur
l’Inde, on se
demande: que serait-il arrivé, s
’ilseussent traité
cinquante ans plustard?...
Je sais bienqu’il y a
deshommes
parfaitementrassurés sur
les dangers de l’
avenir et quiimaginent
des remèdesmerveilleux
pourles
causesdésespérées.
Ceux-làtaxeront
de chimères les enseignementsdes
faits accomplis etmettront
au compte de l’intérêt
polonaismes
anxieuses remarques surles ten
dances de
lapolitique
russe. Qu’ils
se détrompent cepen
dant,
car,en
traçant ces lignes, jedétourne
lesyeux
du dramelamentable
qui s’accomplitdansmon pays, et
jeferme
moncœur aux
égarements delahaine
ou dela dou-— 28
leur. Or, veut-on savoir ce qui serait
arrivé
si labataille de
Friedland eût eulieu
de nos jours?On n’a
qu’
à me surer
ladistance de Téhéran
à Caboulet
qu’on sondeles
haines qui fermententsans
cesse dans la Péninsule in dienne,
—on saura le reste.Parmi les
opinions
quidivisent
le peuple anglais enmatière du droit
publicde l’
Europe, on s’
explique diffici
lement l’
existencede ceparti, qui ne
connaîtque
le traitéde Vienne. Toutes
lesfois
qu’unévénement politique donne
ledémenti au
décaloguedela Sainte-Alliance, il y
a cons
ternation et deuil dans lesrangs
des conservateurs anglais.Pourquoi
ces alarmesmontées au diapason d
’une calamité publique?
Quelssont donc les
avantagesmatériels, que
letraité
de 181/j agarantis à
la Grande-Bretagne?Que la Russie, la
Prusse oul
’Autriche
se cramponnentà la
lettremorte
du pactehonni, on
leconçoit: elles
ontpartagé
encommun
les bénéfices de lavictoire payéeavecdes deniers
anglais-, ellesont confisqué
desnations,
coupé des terri
toires, confondules origines, scindé
lesnationalités,
letout
pours
’arrondir,
pourse fortifier et
pour contenirparune perpétuelle
menace les mouvements del’
espritfran
çais. Pour garder les
bienssi
malacquis,
elles se sont liéespar une
solidarité desgaranties
réciproqueset
elles ont érigéen droit
publicune
conspiration permanente contrela justice et l’humanité.
Mais
l
’Angleterre peut-elle prétendre aubénéfice
de cesarrangements,
que lesinstincts
libéraux de ses habi
tants
repoussentet condamnent? A-t-elle besoin
decouvrir
l
’intégrité de ses postes maritimes parla
sanctiond
’un
traitéque
l’ondéchire
feuille par feuille depuis1830?
Ne serait-il pas temps pourles
hommesd’
Étatanglais
de— 29 —
rompre
avec les traditions d’une politique
qui nebrille
quepar
l’
équivoque? Défendre d'une main lesthéorèmes usés
dudroit
public européen pourminer
de l’autre
l’édi
fice que
ce droitprotège,
c’est une œuvre à
doubleen
tente. On
nepeut pas
êtreavecla
révolutionen Portugal,
enEspagne, en
France,en
Belgique, en Italie,et
gardersa
place marquéedans les conseils
de la Sainte-Alliance.Le
système
delaisser faire et
delaisser
allerne
va plusà
la hauteur de l’esprit novateuret de
lafierté
britanniques.11
n’
estplus
de mised
’ergotersur le sens
de tel ou telar
ticle
dudroit
international avecGrotius, Pouffendorfï
ou Vatel, et des
’escrimer en toursd’
habiletépour
lever telle ou telle difficulté diplomatique.Deux
questions immenses se posent d’elles-mêmes sur la
scènepolitique del
’Europe, avectoute
labrutalité in
exorable de
leurs
conséquences.D
’une part, les
nationalités, comme desspectres
endor
mispendant
des siècles,se dressent
du tombeau etre
clament
leur
droità la
vie. Commentla refuser aux mar
tyrs?
D
’autre part,
l’Orient, haletant sous les étreintesdufa
natisme, courbe
la tète devant
la fatalité de ses destinéeset se
livre pièce parpièceentre
les mains du Cosak.Quel
que
fertile
que soit enressources
legénie
anglais, ilne
suffirapas
àla doublelâche
deprotéger la
renaissancepo litique
et sociale del’Europe,
etdesoustraire
1Asie
auxenvahissements
dutzarisme.
Plus avisé
que
seschefs, avecle bon sens pratique
quile
distingue, lepeuple anglais
nese
laisse plus égarerdans
lechoix
de ses alliances. Depuis trenteans il
necesse
deproclamer dans ses meetings,
la nécessitéd’
une en-— 30 —
tente cordiale
avec laFrance. Il fait
la sourdeoreille aux
excitations de laméfiance
etde la jalousie;
il étouffe les préjugéset
lesvieux ressentimentspour
resserrer l’union des deux pays. Pourquoi cesavances
imperturbableset
cesdémonstrations
insolites, quidéroulent
latradition etfont
mentir le passé? — C’
estque
le peuple anglaisaune intuition
claire del
’avenir réservé à l’Orient,
si lesdeux
puissances occidentales épuisentleur activité
en luttesd
’antagonismestérile , où
l’amour-propre des
brouillonstrouve
àpeine son
compte. En examinantde
prèsce
Sa turne
politique qui dévoreles
nations, le peuple anglaisa
misle doigt sur
lefoyer
de saforce,
etdès
cemoment
ila
comprisque le
salut de l’
Orient est enPologne.
Maintenant,
ma
tâcheest
remplie.Plus éloquents que ma
faiblevoix, leslaits parlent et
leurlangage ne
trompe personne. Malheuraux
sourdset
pitiéà
qui nevoit que
la raison, la justice, le sentimentdela
conservationsociale ;
l’
intérêt dela liberté, l
’honneuret
lasolidarité des peu
ples plaident
lacause
dont le noble lordJohn
Russela décliné la défense.
Dans
une
récentepublication,
aussi lumineuseque
con
cise, l’
éminent auteur de LaPologne etson droit (1)se
pose cette question:
«La Pologne
doit-ellerester comme» un
cadavre au
fondde la
tombe où Catherine II, Marie-» Thérèse
et
Frédéric II l’
ontenterrée
vivante?Ou bien,
(1) La Pologne et son droit, par J. Vilbort, chez Dentu, 1860, avec cet épigraphe : Contra hostem œterna auctorilas.
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» la
Pologne
vit-elle? —Si
elleest
décidémentmorte,
»
alors
ellen’appartient
plusqu’à
l’histoire qui, en
racon-»
tant son triple partage, tracera letableau
de la plus» monstrueuse des
iniquités.
Si, aucontraire,
ellevit en-» core après les
désastresetles maux
innombrablesquil
’ont»
frappée depuis un
siècle,la
restauration nationale de la»
Pologne s’
imposera àl’Europe
au momentde
laconsti-
»
tution des peuples danubiens,
non-seulement comme»
un acte de justiceet
de réparation,
mais commeune
»
nécessité inévitable. »
A