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La Confession d’un enfant du siècle

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LA CONFESSION

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L’éditeur de cet ouvrage se réserve le droit de le traduire ou de le faire traduire en toutes les langues. Il poursuivra, en vertu des lois, décrets et traités internationaux, toutes contai façons ou tonies reproductions faites au mépris de ses droits.

(7)

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LA CONFESSION

D ’ U N

ENFANT DU SIÈCLE

ij i kj ii i»i: MUSSET NOUVELLE ÉDITION

PARIS

CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR 28, QUAI DE L’ÉCOLE 1865

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LA CONFESSION

D ÜN

ENFANT DU SIÈCLE

.

PREMIÈRE PARTIE

.________ • ♦ ï . CHAPITRE PREMIER * z* „ • *

Pour écrire l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir vécu; a»ssi n’est-cepas la mienne quej’écris.

Ayant été atteint, jeune encore, d’une maladie mo­ rale abominable, je raconte ce qui m’est arrivé pen­ dant trois ans. Si j’étais seul malade, jen’en dirais rien ; mais, comme il y en a beaucoup d’autresque moi qui souffrent du même mal, j’écris pour ceux-là; sans trop savoir s’ils y fqj-ont attention ;car, dans le cas’où personne n’y prendrait garde, j’aurai encore retiré ce fruit de mes paroles, dem’être mieux guéri moi-même, et, comme lerenard pris au piège,j’aurai rongé mon pied captif.

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2 LA CONFESSION

CHAPITRE 11

Pendant les guerres de l’Empire, tandis

maris et lesfrères étaient en Allemagne, 1 inquiètes avaient mis au monde une généi dente, pâle, nerveuse. Conçus entre deux

élevés dans lescollèges auroulementdes t des milliers d’enfants se regardaient entre

œil sombre, en essayant leurs muscles cl

temps en temps leurs pères ensanglantés

saient, les soulevaient sur leurs poitrine rées d’or, puis lesposaient à terre etrem cheval.

Un seulhomnfe était en vie alors en.E reste des êtres tâchait de seremplir les pi

l’air qu’ilavaitrespiré.Chaque année, la 1

sait présent àcet homme de trois cent m gens; c’était l’impôt payé à César, etws’il ti'oupeau derrière lui, ilnepouvaitsuivre

C’était l’escorte qu’il luifallait pourqu’ilpi

le monde, ets’en allertomberdans une p

d’une île déserte, sous un saule pleureur

Jamais il n’y euttant de.nuits sans sc

dutemps decet homme;jamais on ne vit

sur les remparts des villes un telpeupl

désolées ; jamais il n’y eut un tel sileno

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 3

eut tant de joie, tant devie, tant de fanfares guer­

rières, dans tous les cœurs. Jamais iln’y eutde soleils sipurs que ceuxqui séchèrenttout ce sang. Ondisait que Dieu les faisaitpour cet homme, et onles appe­

lait ses soleils d’Austerlitz. Mais il les faisait bien

lui-même avec sescanons toujours tonnants, etqui

ne laissaient des nuages qu’auxlendemains de ses

batailles.

C’était l’air de ce ciel sans tache, où brillait tant

de gloire, où resplendissaittant d’acier, que les en­

fantsrespiraient alors. Ilssavaient bien qu’ils étaient

destinés aux hécatombes ; mais ils croyaient Murat

invulnérable, etonavaitvu passer l’empereursur un

pontoù sifflaient tant deballes, qu’on nesavaits’il

pouvait mourir.Et quand même on auraitdûmourir,

qu’élait-ce que cela? La mort elle-mêmeétait si belle alors, si grande, simagnifique dans sa pourpre fu­

mante! elle ressemblait si bien à l’espérance, elle fauchaitdesiverts épis, qu’elle en était comme de­

venue jeune, et qu’on ne croyaitplus à lavieillesse.

Tousles berceaux de France étaient des boucliers,

tous lescercueilsen étaientaussi; il n’y avait vrai­

ment plus devieillards, il n’y avait que des cadavres

ou des demi-dieux.

Cependant l’immortel empereur était un jour sur

une colline à regardersept peuples s’égorger; comme

il ne savaitpas edcore s’il serait le maître dumonde

ou seulementde lamoitié, Azraël passasur laroute,

ill’effleura du boutde l’aile,et lepoussadans l’Océan.

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4 LA CONFESSION

redressèrent sur leurs lits de douleurs, et. avançant leurs pattes crochues, toutes les royales araignées

découpèrent l’Europe, et de la pourpre de César se firent un habit d’Arlequin.

De même qu’un voyageur, tant qu’il est sur le

chemin, court nuitet jourpar lapluieet par lesoleil, sanss’apercevoirde ses veilles ni des dangers; mais, dès qu’il est arrivé au milieu de sa famille etqu’il

s’asseoitdevant le feu, il éprouve unelassitude sans bornes et peut à peine se traîner à son lit : ainsi la

France, veuve de César, sentit tout à coup sa bles­

sure. Elle tomba en défaillance, et s’endormit d’un

si profond sommeil, que ses vieux rois, lacroyant morte, l’enveloppèrent d’unlinceul blanc. La vieille

armée en cheveuxgris rentra épuisée de fatigue, et les foyers des châteaux déserts se rallumèrent triste­

ment.

Alors ces hommes de l’Empire, qui avaient tant

couru et tant égorgé, embrassèrent leurs femmes

amaigries et parlèrentde leurs premières amours ;

ils se regardèrent dans lesfontaines de leurs prairies natales, et ils s'y virentsi vieux, si mutilés, qu’ils se souvinrent de leurs fds, afin qu’on leur fermât les yeux. Ils demandèrent où ilsétaient ; les enfants sor­ tirent des collèges, et, ne voyant plus ni sabres, ni cuirasses, ni fantassins, ni cavaliers,ils demandèrent à leur tour où étaient leurs pères.’ Mais on leur ré­

ponditquelaguerreétaitfinie, que Césarétait mort,

et que les portraits de Wellington et de Blùcher étaient suspendus dans les antichambresdesconsu­

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 5

lats et (les ambassades, avec ces deux mots au bas :

Salvatoribusmundi.

Alors s’assit sur un monde enruines unejeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttesd’un

sang brûlant qui avaitinondéla terre : ils étaientnés

auseindela guerre, pourla guerre. Ilsavaientrêvé

pendant quinze ans des neiges de Moscouetdu soleil des Pyramides. Ils n’étaientpas sortisde leurs villes;

mais on leur avait dit que, par chaque barrièrede

ces villes, on allait àune capitaled’Europe. Ilsavaient dans la tête tout un monde; ils regardaient la terre,

le ciel, les rues et les chemins ; toutcela était vide,

et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules

dans le lointain.

De pâles fantômes, couverts de robes noires, tra­

versaient lentement les campagnes; d’autres frap­

paient aux portes des maisons, et, dès qu’on leur avait ouvert, ils tiraient de leurs poches de grands

parcheminstout usés, avec lesquels ils chassaient les habitants. De tous côtés arrivaient des hommesen­

core tout tremblants de la peur qui leuravait prisà

leurdépart, vingtans auparavant. Tousréclamaient,

disputaient et criaient; on s’étonnait qu’une seule mort pût appeler tant de corbeaux.

Le roi de Franceétaitsur son trône, regardant çà

et là s’il nevoyait pas uneabeilledansses tapisseries.

Les uns luitendaient leur chapeau, et il leur donnait

de l’argent; les autres lui montraient un crucifix, et

il lebaisait ; d’autres se contentaient de lui crieraux

oreilles de grands nomsretentissants, et il répondait

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6 LA CONFESSION

à ceux-làd’allerdans sa grand’salle,que leséchos en

étaient sonores ; d’autresencorelui montraientleurs

vieuxmanteaux,comme ilsenavaientbien effacé les

abeilles, età ceux-là il donnaitun habit neuf.

Lesenfantsregardaient tout cela, pensant toujours

que l’ombre de César allait débarquer à Cannes et

souffler surceslarves; maislesilencecontinuait tou­ jours, et l’on ne voyait flotter dans le ciel que la pâleur des lis.Quandlesenfantsparlaient degloire, on leur disait: «Faites-vous prêtres ; » quandils

par-laientd’ambition : «Faites-vousprêtres; »d’espérance, d’amour, deforce,devie: «Faites-vous prêtres!»

Cependant ilmontaàlatribune aux haranguesun homme qui tenaità la main un contratentreleroiet le peuple; il commença à direque la gloireétaitune

belle chose, et l’ambition de la guerreaussi; mais

qu’il y en avait une plus belle, qui s’appelait la

liberté.

Les enfants relevèrent la tête et se souvinrent de leurs grands-pères, qui enavaient aussi parlé. Us se souvinrent d’avoir rencontré, dans les coins obscurs

de la maison paternelle, desbustes mystérieuxavec

de longs cheveux de marbre et une inscription ro­

maine; ils se souvinrent d’avoirvu le soir, à laveil­

lée, leurs aïeules branlerla tête et parler d'un fleuve de sang bienplusterrible encore que celui de l’em­ pereur. 11 y avaitpour eux, dans ce mot de liberté,

quelque chose qui leur faisait battre lecœur, à la fois

comme un lointain et terrible souvenir et comme une chère espérance, pluslointaine encore.

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 7

Ils tressaillirent enl’entendant ; mais en rentrant

au logisilsvirenttrois paniers qu’on portait à Cla-

mart : c’étaient troisjeunes gensquiavaient prononcé

trop haut ce mot deliberté.

Unétrange sourire leur passasurleslèvres àcette

triste vue ; mais d’autres harangueurs, montant à la tribune, commencèrent à calculer publiquement ce

que coûtait l’ambition, et que la gloire était bien chère;ilsfirent voir l’horreur delaguerre, et appe­

lèrent boucheriesles hécatombes. Et ils parlèrent tant

et si longtemps, que toutes les illusions humaines,

comme des arbres en automne, tombaient feuille à

feuille autour d’eux, et que ceux qui les écoutaient

passaient leur main sur leur front, comme des fié­

vreux qui s’éveillent.

Les uns disaient : « Ce qui a causé la chutede l’em­ pereur, c’est que le peuple n’en voulaitplus; » les au­ tres : «Le peuple voulait le roi ; non, laliberté ; non,

la raison; non, la religion; non, la constitution

anglaise; non, l’absolutisme;» un dernier ajouta:

« Non, rien de tout cela, mais le repos. »

Trois éléments partageaientdoncla vie quis’offrait alors aux jeunesgens : derrière euxun passéà jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les

fossiles des siècles de l'absolutisme ; devant eux l’au­

rore d’unimmensehorizon, les premièresclartés de l’avenir; et entre ces deux mondes... quelque chose de semblable à l’Océanqui sépare le vieux continent

de la jeune Amérique, je ne sais quoide vagueet de

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8 LA CONFESSION

traversée de tempsen temps parquelqueblanche voile

lointaineoupar quelque naviresoufflant unelourde

vapeur; le siècle présent, en un mot, qui sépare le

passé del’avenir,qui n’est ni l’unni l’autre etqui res­

semble à tous deuxà la fois, et où l'on ne sait, à

chaque pas qu’on fait, si l’on marche surunesemence

ou sur undébris.

Voilà dansquel chaos il fallut choisir alors; voilà

ce quiseprésentaità des enfants pleins de force et d’audace, fils de l’Empire et petits-fils delaRévo­

lution.

Or, dupasséils n’en voulaientplus, carla foi en rienne sedonne ; l’avenir, ilsl’aimaient, mais quoi ! comme Pygmalion Galatée : c’était pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu’elle s’ani­

mât, quelesangcolorât ses veines. •

Il leur restait donc le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule qui n’est ni la nuit ni lejour; ils

le trouvèrent assis sur unsac de chaux plein d’osse­ ments,serrédansle manteau des égoïstes, et grelot­ tant d’unfroid terrible. L’angoisse de la mort leur

entra dans l’âme à la vu’ede ce spectre moitié momie

et moitiéfœtus ; ils s’enapprochèrent comme le voya­

geur àqui l’onmontre à Strasbourg lafille d’un vieux comte deSarvenden,embaumée danssaparure defian­

cée: cesquelette enfantinfait frémir, car sesmains

fluettes et livides portent l’anneau des épousées, et

sa tête tombe en poussière au milieu des fleurs

d’oranger.

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9

D’UN ENFANT DU SIÈCLE

les forêts unvent terrible quifaitfrissonner tous les

arbres, à quoi succède unprofond silence ; ainsi Na­

poléon avait tout ébranlé en passant sur le monde;

les rois avaientsentivacillerleur couronne, et, por­

tant leurmainà leurtête, ils n’y avaienttrouvé que leurs cheveux hérissés de terreur. Lepape avait fait troiscents lieues pour le bénir aunom deDieu et lui

poser son diadème ; mais Napoléon le lui avait pris

des mains. Ainsi tout avaittremblé dans cette forêt

lugubre de la vieille Europe ; puis le silence avait succédé.

On ditque, lorsqu’on rencontre un chienfurieux,

si on a le courage de marcher gravement, sans se re­

tourner, et d’unemanière régulière, lechien se con­

tente de vous suivre pendant un certain temps en

grommelant entre ses dents;tandisque,sionlaisse

échapper un geste de terreur, si on fait un pas trop

vite, il se jette sur vous etvous dévore ; car, unefois la première morsure faite,iln’y a plus moyen de lui

échapper.

Or, dans l’histoire européenne,il étaitarrivé sou­

vent qu’un souverain eût fait ce geste de terreur et

que son peuple l’eût dévoré; mais, si un l’avait fait,

tous ne l’avaient pas fait en même temps, c’est-à-dire qu’un roi avait disparu, mais non la majesté royale. Devant Napoléon, la majesté royale l’avait fait, ce

geste qui perd tout, et non-seulement la majesté,

mais la religion, mais la noblesse, mais toutepuis­

sance divine et humaine.

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10 LA CONFESSION

étaient bien rétablies de fait, mais la croyance en ellesn’existait plus. Il y a un danger terrible à savoir ce qui est possible, carl’esprit va toujours plus loin Autre choseest, de se dire: « Ceci pourrait être, » ou

de se dire : « Ceci a été ; » c’estlapremière morsure

du chien.

Napoléon despotefutladernière lueurdela lampe du despotisme;il détruisit etparodia lesrois, comme

Voltaireles livressaints.Etaprès lui on entendit un

grand bruit : c’était la pierre de Sainte-Hélène qui

venaitdetombersur l’ancien monde. Aussitôt parut dans le ciel l’astreglacial delaraison, et ses rayons, pareils à ceux de la froide déesse des nuits, versant

de la lumièresans chaleur, enveloppèrent lemonde d’un suaire livide.

Onavait bienvujusqu'alors desgensqui haïssaient

les nobles, qui déclamaient contre les prêtres, qui

conspiraient contre les rois; on avait biencrié contre

les abuset les préjugés ; mais ce futunegrande nou­

veauté quede voirle peuple en sourire. S’il passait

unnoble, ou un prêtre, ou un souverain, lespaysans

qui avaient fait la guerre commençaient à hocherla

tête et à dire, : « Ah ! celui-là, nous l’avons vu en

temps etlieu; il avaitun autrevisage.»Et, quandon parlait du trône et de l’autel, ils répondaient: « Ce

sont quatre aisde bois; nous les avons clouésetdé­

cloués. » Et quand on leur disait : « Peuple, tu es

revenu deserreurs qui t’avaient égaré ; tu as appelé tes rois et tes prêtres, » ils répondaient : « Cen’est

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D’UN ENFANT Dü SIÈCLE 11 disait : «Peuple, oublie lepassé, laboure etobéis,»

ils se redressaient sur leurs sièges, et on entendait un sourd retentissement. C’était un sabrerouillé et

ébréché qui avaitremué dans un coindelàchaumière.

Alorsonajoutait aussitôt: « Resteen repos du moins;

si onnetenuit pas, ne cherche pas ànuire. » Hélas!

ils secontentaientdecela.

Mais la jeunesse ne s’en contentait pas. Il estcer­

tain qu’ily a dansl’homme deux puissances occultes

quicombattentjusqu’à la mort : l’une, clairvoyante et froide, s’attacheà laréalité, la calcule, la pèse, et juge le passé; l'autre a soif de l’avenir et s’élance

vers l’inconnu. Quand la passion emporte l’homme,

la raison le suit en pleurant et en l’avertissant du

danger; mais, dès que l’hommes’estarrêté àla voix

delà raison, dès qu’ils’est dit : « C’estvrai, je suis unfou; où allais-je?» La passion luicrie : « Et moi, je vais doncmourir? »

Unsentiment de malaise inexprimable commença

donc à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Con­

damnés au repos par les souverains du monde, livrés

aux cuistresde toute espèce, à l’oisivetéetàl’ennui,

les jeunes gens voyaient se retirer d’eux lesvagues écumantes contre lesquelles ils avaientpréparé leurs bras. Tous cesgladiateurs frottés d’huile sesentaient aufondde l’âmeune misère insupportable. Les plus

richessefirent libertins; ceux d’une fortune médiocre

prirentunétat, et serésignèrent soit à la robe, soit à

l’épée; les plus pauvres se jetèrent dans l’enthou­

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12 LA CONFESSION

mer del’action sansbut. Comme la faiblessehumaine cherche l’association et que les hommes sonttrou­

peaux de nature, la politique s’en mêla. On s’allait

battre avec les gardes du corpssur les marches de la chambre législative, on courait à une pièce de

théâtre où Talma portait une perruquequi le faisait

ressembler à César, on seruaità l’enterrement d’un député libéral. Mais des membres des deuxpartis

opposés, il n’en était pasun qui, en rentrant chez lui, ne sentitamèrement le vide de sonexistence et

la pauvreté de ses mains.

Enmême temps que la vie au dehors était si pâle et si mesquine, la vieintérieure delà société prenait

un aspect sombre et silencieux; l’hypocrisie la plus

sévère régnait dans lesmœurs; les idéesanglaises se

joignant à la dévotion, lagaieté même avait disparu. Peut-être était-ce la Providence qui préparait déjà sesvoies nouvelles, peut-être était-ce l’ange avant- coureur des sociétés futures qui semait déjà dans le cœur des femmes les germes de l’indépendancehu­ maine, que quelque jour elles réclameront. Mais il

est certainque tout d’un coup, chose inouïe, dans

tous les salonsde Paris, les hommes passèrent d’un

côté et les femmes de l’autre; et ainsi, les unes

vêtues de blanccomme des fiancées,les autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer desyeux.

Qu’on ne s’y trompe pas : ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible; pour en venirlà, il a fallu que les armures

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 13 tombassentpièceà pièceet les broderies fleur à fleur. C’est la raison humaine qui a renversé toutes les illusions;maiselle porte en elle-même le deuil, afin qu’on la console.

Lesmœursdes étudiantsetdes artistes, ces mœurs silibres, si belles, sipleinesdejeunesse, seressen­

tirentduchangement universel. Leshommes, ense

séparant des femmes, avaientchuchoté un motqui

blesse à mort : le mépris. Ils s’étaient jetés dans le

vin et dans les courtisanes. Les étudiants et les ar­ tistess’y jetèrent aussi : l’amour était traité comme

la gloire et lareligion; c’était une illusion ancienne.

On allait donc auxmauvais lieux; la grisette, cette classe si rêveuse, si romanesque, et d’unamour si

tendre et si doux, sevit abandonnée aux comptoirs

des boutiques. Elle était pauvre, et on ne l’aimait

plus; elle voulait avoir des robes et des chapeaux,

elle sevendit. O misère ! lejeunehomme qui aurait

dûl’aimer, qu’elle auraitaiméelle-même; celui qui

la conduisait autrefois aux bois de Verrières et de

Romainville, aux danses sur le ggzon, aux soupers sous l’ombrage; celui qui venait causerle soirsous

la lampe, au fonddela boutique,durant leslongues

veillées d’hiver; celui qui partageait avec elle son morceaude pain trempé de la sueur deson front, et

«on amour sublime et pauvre; celui-là, ce même

homme, après l’avoirdélaissée, la retrouvait quelque soir d’orgie au fond du lupanar, pâle et plombée,

à jamais perdue, avec la faimsur leslèvres etla pros­ titutiondans le cœur !

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14 LA CONFESSION

Oi’, vers ce temps-là, deuxpoètes, les deux plus beaux génies du siècle après Napoléon, venaient de

consacrer leur vie à rassembler tous les éléments

d’angoisse etde douleur épars dansl’univers. Goethe, le patriarche d’une littératurenouvelle, après avoir peint dans Wertherla passion qui mèneau suicide,

avait tracé dans son Faust la plus sombre figure humaine qui eût jamais représentélemalet le mal­

heur. Ses qcrits commencèrent alors à passerd’Alle­

magne enFrance. Du fond de son cabinet d’étude,

entouré detableauxet de statues, riche, heureux et

tranquille, il regardait venir à nous son œuvre de ténèbresavec un sourire paternel. Byron lui répondit

par un cri dedouleur quifit tressaillir la Grèce, et

suspendit Manfred surles abîmes, comme si le néant

eût été le motde l’énigme hideuse dont il s’enve­ loppait.

Pardonnez-moi, ô grands poètes, qui êtes mainte­

nant un peu de cendre et quireposez sous la terre!

pardonnez-moi ! vous êtes des demi-dieux, et je ne suisqu’un enfant quisouffre. Mais, en écrivant

tout ceci, je ne puis m’empêcher de vous maudire.

Que ne chantiez-vous le parfumdes fleurs, les voix

de la nature, l’espérance et l’amour, la vigne et le

soleil, l’azur et la beauté? Sansdoute vous connais­ siez la vie, et sans doute vous aviezsouffert, et le monde croulait autourde vous, etvous pleuriez sur

ses ruines, et vous désespériez;’et vos maîtresses

vous avaient trahis, et vos amis calomniés, et vos compatriotes méconnus; etvous aviez le vide dans le

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 15

cœur, la mort devant lesyeux, et vous étiezdesco­

lossesde douleur. Mais dites-moi, vous,noble Gœthe, n’y avait-il plus devoixconsolatricedanslemurmure

religieux de vos vieilles forêts d’Allemagne? Vous

pourqui la belle poésie était la sœur de la science, ne pouvaient-elles à ellesdeux trouverdans l’immor

tellenatureuneplante salutaire pour le cœurdeleur

favori? Vous qui étiez un panthéiste, un poète an­ tique de la Grèce, un amant des formes sacrées, ne pouviez-vous mettre un peude miel dans cesbeaux vases que vous saviezfaire, vous qui n’aviez qu’à sou­

rire etàlaisserles abeilles vous venir surleslèvres?

Et toi, et toi. Byron, n’avais-tu pas près deRavenne, soustesorangers d'Italie,soustonbeau cielvénitien,

près de ta chère Adriatique, n’avais-lu pasta bien-àimée? ODieu,‘moi qui teparle, et qui ne suis qu’un

faibleenfant,j’ai connu peut-être des maux que lu

n’as pas soufferts, et cependant je crois à l'espérance, etcependant je bénis Dieu.

Quand les idéesanglaises etallemandes passèrent

ainsi sur nos têtes, ce fut comme un dégoût morne et silencieux, suivi d’une convulsion terrible. Car

formuler des idées générales, c’est changer le sal­ pêtre en poudre, et la cervelle homérique du grand Gœthe avait sucé, comme un alambic, toute la li­ queur dji fruit défendu. Ceux qui ne le lurent pas

a loft crurent n’en rien savoir. Pauvres créatures!

¡¿explosion les emporta comme des grains de pous­ sière dans l’abîme du doute universel.

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16 LA CONFESSION

ciel etde la terre, qu’on peutnommer désenchante

ment, ou, si l’on veut, désespérance; comme si Abu

manité en léthargie avait été crue morte par ceux

qui lui tâtaient le pouls. De même que ce soldat à qui l’on demanda jadis : « A quoi crois-tu? » etqui le premierrépondit : «A moi; » ainsi lajeunesse de France, entendant cette question, répondit la pre­ mière . r< A rien. »

Dès lors il se forma comme deuxcamps: d’une part, les esprits exaltés, souffrants, toutes les âmes

expansives qui ont besoin de l’infini, plièrent la tête

en pleurant; ils s’enveloppèrent de rêves maladifs,

et l’onne vitplus que defrêles roseaux sur un océan d’amertume. D’une autre part, les hommes dechair

restèrent debout, inflexibles, au milieu des jouis­

sances positives, et il ne leurpritd’autre souci que

de compter l’argent qu’ils avaient. Ce ne fut qu’un sanglot et un éclat de rire, l'un venant de l’âme, l'autre du corps.

Voici donc ceque disait l’âme :

« Hélas! hélas! la religion s’en va; les nuages du ciel tombent en pluie; nous n’avons plus ni espoir, ni attente,pas deuxpetits morceaux debois noir en croix devant lesquels tendre les mains. L’astre de l’avenir se lèveàpeine; il ne peutsortir de l’horizon; il reste enveloppé de nuages, et, comme le„soleil en hiver, son disque y apparaît d’un rouge de sang, qu’il a gardé de 93. Il n’y a plus d'amour, il n’y a plus degloire. Quelle épaisse nuit sur la terre ! El noos serons morts quand ilfera jour. »

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 17

Voici donc ce que disait le corps:

« L’homme est ici-bas pour se servir de sessens;

il a plus ou'moirîb de morceaux d’un métal jaune ou blanc, avec quoi il a droit à plus ou moins d’estime. Manger, boire et dormir, c’est vivre. Quant aux liens

qui existent entre les hommes, l’amitié consiste à

prêter de l’argent; mais il est rare d’avoir un ami

qu’on puisseaimer assez pourcela. La parenté sert

aux héritages; l’amour est unexercice du corps; la seulejouissance intellectuelle estla vanité. »

Pareille à la peste asiatique exhalée des vapeurs du Gange, l’affreuse désespérancemarchaità grands pas

sur la terre. Déjà Chateaubriand, princedela poésie, enveloppantl’horrible idolede son manteaude pèle­

rin, l’avait placéesur un autel demarbre, aumilieu des parfums des encensoirs sacrés. Déjà, pleinsd’une

force désormais inutile, les enfants du siècle roidis-saient leursmainsoisiveset buvaient dansleurcoupe stérile le breuvage empoisonné. Déjà touts’abîmait,

quand les chacals sortirent deterre. Unelittérature

cadavéreuse et infecte, qui n’avait que la forme, mais une forme hideuse, commença d’arroser d’un

sang fétidetousles monstres delanature.

Qui osera jamais racontercequi se passait alors

dans les collèges? Les hommes doutaient de tout :

les jeunesgens nièrent tout. Les poèteschantaient

le désespoir : les jeunes gens sortirent des écoles

avec le front serein, le visage frais et vermeil, etle

blasphèmeàla bouche. D’ailleurs, lecaractère fran­

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18 LA CONFESSION

toujours, les cerveaux se remplirent aisément des idées anglaises et allemandes; mais lescœurs, trop

légerspour lutter etpour souffrir, se flétrirentcomme

des fleurs brisées. Ainsileprincipe demort descendit

froidement' et sans secousse de la têteaux entrailles.

Au lieu d’avoirl’enthousiasme du mal, nous n’eûmes que l’abnégation du bien; au lieu du désespoir,l’in­

sensibilité. Des enfants dequinze ans, assis noncha­

lamment sous des arbrisseaux en fleur, tenaient par

passe-temps des propos qui auraient fait frémir

d’horreur les bosquets immobiles de Versailles. La communion du Christ, l’hostie, ce symbole éternel de l’amourcéleste, servaità cacheter des lettres; les

enfantscrachaient lepaindeDieu.

Heureux ceux qui échappèrent à ces temps ! Heu­ reux ceux qui passèrent sur les abîmes en regardant

le ciel! Il y en eut sans doute, et ceux-là nousplain­

dront.

Il est malheureusement vrai qu’il ya dans le blas­ phème une grande déperdition de force qui soulage

le cœur trop plein. Lorsqu’un athée, tirant sa montre, donnait un quart d’heure àDieu pour le foudroyer, il est certain que c’était un quart d’heure de colère

etde jouissanceatroce qu’il se procurait. C’était le paroxysme du désespoir, un appel sans nom à

toutes les puissances célestes; c’était une pauvre

et misérable créature se tordant sous le pied qui l’écrase; c’était un grandcri de douleur.Et qui sait? \iux yeuxde celui qui voit tout, c’était peut-être une

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D’UN ENFANT DU SIÊCI.E 19

Ainsi les jeunes gens trouvaient un emploi de la force inactive dans l’affection du désespoir. Se railler de la gloire, de la religion, de l’amour, de

tout au monde, estune grande consolation pour ceux

qui ne savent que faire; ils se moquentpar là d’ eux-mêmes et se donnent raison tout en se faisant la leçon. Et puis il est doux de se croire malheureux,

lorsqu’on n’est que vide et ennuyé. La débauche, en outre, première conclusiondes principes demort, estune terriblemeule de pressoirlorsqu’il s’agit de s’énerver.

En sorte que les riches se disaient : « 11 n’y a de vrai que la richesse, tout le reste est un rêve; jouis­

sons et mourons. » Ceux d’une fortune médiocre se

disaient : « 11 n’y a de vrai que l’oubli, tout le reste est un rêve; oublions et mourons. «Et les pauvres

disaient : « Il n’y a de vrai que le malheur, tout le reste est un rêve; blasphémons et mourons. »

Ceci est-il trop noir? est-ceexagéré? Qu’en pensez-

vous? Suis-je unmisanthrope? Qu’on me permette

une réflexion.

En lisant l’histoirede la chute de l’empireromain, il est impossible de ne pas s’apercevoir du mal que

les chrétiens, si admirables dans le désert, firent à l’État dès qu’ils eurent la puissance. » Quand je

pense, dit Montesquieu, à l’ignoranceprofonde dans

laquellele clergé grec plongea les laïques,je ne puis m’empêcherdele comparer à ces Scythes dont parle

Hérodote, qui crevaient les yeux à leurs esclaves, afinque rien ne pût les distraire et les empêcher de

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20 LA CONFESSION

battre leurlait.—Aucuneaffaire d’État, aucune paix, aucune guerre, aucune trêve,aucunenégociation, au cnn mariage,ne se traitèrentquepar leministère doi.

moines. On ne sauraitcroire quelmal il en résulta, » Montesquieu aurait pu ajouter : Le christianisme

perdit les empereurs, mais il sauva lés peuples. 11

ouvrit aux barbares les palais de Constantinople, mais il ouvrit les portes des chaumières auxanges

consolateurs du Christ. Il s’agissait bien des grands de la terre! et voilà qui estintéressant que les der­

niers râlements d’un empire corrompu jusqu'à la moelle des os, que le sombre galvanisme au moyen

duquel s’agitait encore lesquelettede la tyrannie sur la tombe d’Héliogabaleet de Caracalla! La belle chose à conserver que la momie de Rome embaumée des

parfums deNéron,emmaillotée du linceul deTibère!

Il s’agissait, messieurs les politiques, d’aller trouver

les pauvres etdeleur dired’êtreen paix; il s’agissait

de laisser les vers et les taupes ronger les monu­

mentsde honte, mais de tirer des flancs delà momie unevierge aussi belle que la mère du Rédempteur,

l’espérance, amiedes opprimés.

Voilà ce que fit le christianisme; et maintenant, depuis tant d’années, qu’ont fait ceux qui l’ont dé­

truit? Us ont vu que le pauvre se laissait opprimer par le riche, le faible par le fort, par cette raison qu’ils sedisaient : « Le riche etle fort m’opprimeront

surla terre; mais, quand ilsvoudront entrer au pa­ radis,je serai à la porte et je les accuserai au tri­

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 21

Les antagonistes du Christ ont doncdit au pauvre: « Tu prends patience jusqu’au jour de justice : il n'j a point de justice; tu attends la vie éternelle pour y

réclamer tavengeance: il n’ya pointdevie éternelle, tuamasses tes larmes et celles detafamille, lescris

de tes enfants et les sanglots deta femme, pourles porter aux pieds de Dieu à l’heure deta mort: il n’y apoint de Dieu. »

Alors il est certain que le pauvre a séché ses larmes, qu’ila dit à sa femme de se taire,à ses en­

fants de veniravec lui, et qu’il s’est redressé surla glèbe avec la force d’un taureau. Il a ditau riche :

« Toi qui m’opprimes, tu n’esqu’un homme: » et au

prêtre : « Toi qui m’as consolé, tu en as menti. »

C’était justement là cequevoulaient les antagonistes du Christ. Peut-être croyaient-ils faire ainsi le bon­

heur des hommes, en envoyantle pauvre à la con­

quête de la liberté.

Mais, si lepauvre, ayant bien compris unefois que

les prêtres le trompent, que les riches ledérobent,

que tous les hommesont les mêmes droits, que tous

les bienssont de ce monde, et que sa misèreest im­

pie; si le pauvre, croyant à lui et à ses deux bras pour toute croyance, s’est dit un beau jour : « Guerre au riche! à moi aussi la jouissance ici-bas, puisqu’il

n’y en a pas d’autre ! àmoilaterre, puisque le ciel

estvide! à moi et à tous,puisque tous sont égaux! »

ô raisonneurs sublimes qui l’avez mené là, que lui direz-vous s’il est vaincu?

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22 LA CONFESSION

vous avez raisonpourl’avenir, et le jour viendraoù vous serez bénis : mais pas encore, en vérité, nous

ne pouvonspas vous bénir. Lorsque autrefois l’op

presseur disait : « A moi laterre! —A moi leciel ! » répondait l’opprimé. A présent que répondra-t-il?

Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes; le peuple qui a passé par 93 et par1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux.

Voilà un homme dontla maison tombe en ruine; il l'adémolie pour en bâtir uneautre.Lesdécombres gisentsur son champ, et il attend des pierres nou­

velles pour son édifice nouveau. Au moment où le

voilà prêtà tailler ses moellons et à faire son ciment,

la pioche en main, les brasretroussés, on vient lui

direque les pierres manquent, et lui conseiller de reblanchirles vieilles pour entirerparti. Que

voulez-vousqu’il fasse, lui qui ne veutpoint de ruines pour

faire unnid à sa couvée? La carrière est pourtant

profonde, les instruments trop faibles pour en tirer

les pierres. « AtLendez,luidit-on, onles tirera peuà

peu; espérez, travaillez, avancez, reculez. » Que ne

lui dit-on pas? Et pendant ce temps-là cet homme,

n’ayant plus savieillemaison et pasencoresa maison

nouvelle, ne sait comment se défendre de la pluie,

ni comment préparer son repas du soir, ni où tra­ vailler, ni où reposer,ni où vivre, ni otï mourir; et

sesenfantssont nouveau-nés,

(31)

rcssem-D’UN ENFANT DU SIÈCLE 25

blons à cet homme. O peuples des siècles futurs! lorsque, par une chaude journée d’été, vous serez

courbés sur vos charrues dansles vertes campagnes

de la patrie; lorsque vous verrez,sous un soleilpur

et sans tache, la terre, Votre mère féconde, sourire

dans sa robe matinale au travailleur, son enfant

bien-aimé; lorsque, essuyant sur vos fronts tran­

quilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez

vos regards survotre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus hautque l’autre dans la mois­

son humaine, mais seulement des bluets et des margueritesaumilieu desblés jaunissants;ôhommes

libres ! quand alorsvous remercierez Dieu d'être nés

pour cette récolte, pensez à nous qui n’y seronsplus,

dites-vous que nous avons acheté bien cher le repos

dont vous jouirez ; plaignez-nous plus que tous vos

pères; car nousavonsbeaucoup des maux qui les rendaient dignesde plainte, et nous avonsperduce

qui les consolait.

CHAPITRE III

J’aiàraconteràquelle occasion je fus prisd’abord

de lamaladie du siècle.

J’étais àtable, à un grand souper,après une mas­ carade. Autour de moi mes amis richement costu­ més, de tous côtés des jeunes gens et des femmes,

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24 LA CONFESSION

gauche, des mets exquis, des flacons, deslustres, des fleurs; au-dessus de matête un orchestre bruyant,

et en face de moi ma maîtresse, créature superbe

que j’idolâtrais.

J’avais alors dix-neuf ans; je n’avais éprouvé au­ cun malheur ni aucune maladie; j’étais d’un carac­ tère à la fois hautain et ouvert, avec toutesles espé­ rances et un cœur débordant. Les vapeurs du vin

fermentaient dans mes veines; c’était un de ces mo­

ments d’ivresse où tout ce qu’on voit, tout ce qu’on entend, vous parle de la bien-aiméo. La nature en­ tière paraîtalors comme une pierre précieuse à mille facettes, sur laquelle est gravé le nom mystérieux. Onembrasserait volontiers tous ceux qu’onvoitsou­

rire, et onse sent le frère de tout ce qui existe. Ma

maîtresse m'avait donné rendez-vous pour lanuit, et je portais lentement mon verre à mes lèvres en la

regardant.

Comme je me retournais pour prendre une assiette,

ma fourchette tomba. Je me baissai pour la ramas­ ser, et, ne la trouvant pas d’abord, je soulevai la nappe pour voir où elle avait roulé. J’aperçus alors

sous la table le pied de ma maîtressequi était posé

sur celui d’un jeune homme assisà côté d’elle; leurs

jambes étaient croisées et entrelacées, etils les res­

serraient doucement de temps en temps.

Je me relevai parfaitement calme, demandai une autre fourchette et continuai à souper. Ma maîtresse et son voisin étaient, de leur côté, très-tranquilles

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE '25

jeune homme avait les coudes sur la table, et plai­ santait avecune autrefemme qui lui montrait son collier et ses bracelets. Ma maîtresse était immobile,

lesyeux fixes et noyés de langueur. Je les observai

tous deux tant que durale repas, et je ne vis ni dans leurs gestes ni sur leurs visages rien qui pût les

trahir.A la fin, lorsqu’onfut au dessert, je fis glisser maserviette à terre, et, m’étant baissé denouveau, je les retrouvai dans la même position,étroitement liés l’un à l’autre.

J’avais promis à ma maîtresse de la ramenerce soir-là chez elle. Elleétait veuve, et par conséquent fort libre, aumoyend’un vieuxparent qui l’accom­

pagnaitet lui servaitde chaperon. Commeje traver­ sais le péristyle, elle m’appela. «Allons, Octave, me

dit-elle,partons, mevoilà. » Je me mis àrire etsor­ tis sansrépondre. Au bout de quelques pas jem’assis surune borne. Jene sais à quoi je pensais; j’étais comme abruti etdevenu idiot par l’infidélité de cette

femme dont je n’avais jamais été jaloux, et sur la­ quelle je n’avaisjamaisconçu un soupçon. Ce que je venais de voir ne me laissant aucun doute, je de­

meurai comme étourdi d’un coup de massue, et ne merappelle rien de ce qui s’opéra en moi durantle temps que je restai sur cette borne, sinon que, re­ gardant machinalement le ciel et voyant uneétoile

filer, je saluai cette lueur fugitive, où les poètes

voient un monde détruit, et lui ôtai gravement mon chapeau.

Je rentrai chez moi fort tranquillement, n’

(34)

26 LA CONFESSION

vant rien, ne sentant rien, et comme privé de ré­

flexion. Je commençais à me déshabiller, et me mis aulit; maisà peine eus-je poséla tête sur le chevet,

que lesespritsde la vengeance me saisirentavec une

telleforce, que jeme redressai tout à coup contre la

muraille, comme si tous les muscles de mon corps fussentdevenus de bois. Je descendis de mon lit en criant, lesbras étendus, ne pouvant marcher que sur lestalonstantles nerfs de mesorteils étaient crispés.

Je passaiainsiprèsd’uneheure, complètement fou

et roidecomme un squelette. Ce futle premier accès de colère que j’éprouvai.

L’homme que j’avais surpris auprès de ma mai-tresse était un de mes amis les plus intimes. J allai chez lui le lendemain, accompagné d'un jeuneavocat nommé Desgenais; nous prîmes des pistolets, un

autre témoin, et fûmes au bois de Vincennes. Pen­

dant toute la routej’évitai de parler à mon adver­ saire et même de l’approcher; je résistai ainsi à l’envie que j’avais de le frapper ou de l’insulter, ces sortesdeviolence étanttoujours hideuseset inutiles, du moment que la loi tolère le combat en règle. Mais je ne pus me défendre d'avoir lesyeux fixés sur lui. C’était un demes camarades d'enfance, etil y avait eu entre nous un échange perpétuel deservicesde­ puis nombre d’années. 11 connaissait parfaitement mon amour pour ma maîtresse, et m’avait même

plusieurs fois fait entendre clairement queces sortes de liens étaient sacréspour un ami, et qu'il serait incapablede chercher àme supplanter, quand même

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 27

ilaimerait la même, femme que moi. Enfin j’avais toute sorte de confiance en lui, etje n’avais peut-être

jamais serré la main d’une créature humaine plus

cordialement que la sienne.

.le regardais curieusement, avidement,cethomme

que j’avais entendu parler de l’amitié comme un héros de l’antiquité, et que je venais de voir cares­

santmamaîtresse. C’étaitlapremière fois de ma vie

que je voyais un monstre; je le toisais d’un œil ha­

gard pour observer comment ilétait fait. Lui que

j’avais connu à l'àge de dix ans, avec qui j’avais vécu jour par jour dans la plus parfaite et la plus

étroite amitié, il me semblait que je ne l’avais ja­

maisvu. Je me servirai ici d’une comparaison. Il y a une pièce espagnole, connue de tout le

monde, dans laquelle une statue de pierre vient souper chez un débauché, envoyée par la justice cé­

leste. Le débauché faitbonne contenanceet s’efforce deparaître indifférent; mais la statue lui demande

la main, et, dès qu’il la lui a donnée, l’homme se

sent pris d’un froid mortel et tombe en convulsion.

Or, toutes les foisque, durant ma vie, il m’estar­ rivé d’avoir cru pendant longtemps avec confiance,

soit à un ami, soit à une maîtresse, et de découvrir tout d’un coup quej'étais trompé, je ne puisrendre

l’effet que cette découverte a produit sur moi qu’en lecomparant àla poignéede main de la statue. C’est véritablement l’impression du marbre, comme si la réalité,dans toute sa mortelle froideur, me glaçait

(36)

LA CONFESSION

28

Hélas l’affreux convivea frappé plus d'une fois à ma

aorte; plus d'une fois nous avons soupe ensemble.

Cependant, les arrangements faits, nous nous

mimes en ligne mon adversaire et moi, avançant

lentement l’un sur l’autre. Il tira le premieretme

blessa au bras droit. Jepris aussitôt mon pistolet de

l’autremain; mais je ne pus le soulever, la force me manquant, et je tombaisurun genou.

Alors je vis mon ennemi s’avançer précipitam­ ment, d'un air inquiet et levisagetrès-pâle. Mes té­

moins accoururent en même temps, voyant que j’é­

taisblessé; mais il les écarta etme pritla main de

mon bras malade. Il avait les dents serrées et ne pouvait parler; je vis son angoisse. Il souffrait du

X plus affreux mal que l’homme puisse éprouver. « Va-t’en! lui criai-je, va-t’en l'essuyeraux draps de***!» 11 suffoquait, et moi aussi.

On me mit dansun fiacre, où je trouvai unméde­ cin. La blessure nese trouva pas dangereuse, laballe n’ayant point touché les os; mais j’étaisdans un tel

état d’excitation, qu’il fut impossible de me panser

sur-le-champ. Au moment où le fiacrepartait, je vis à la portière une main tremblante; c’était mon ad­

versaire qui revenaitencore. Jesecouaila têtepour

toute réponse; j’étais dans une telle rage, que j'au­

rais vainement lait un effort pour lui pardonner,

tout en sentant bien que son repentir étaitsincère.

Arrivé chezmoi, lesang qui coulaitabondamment de monbras mesoulageabeaucoup; car la faiblesse

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 29 que ma blessure. Je me couchai avec délices, et je croisque je n’ai jamais rien bu de plus agréable que le premier verre d’eau qu’on me donna.

M’étant mis au lit, lafièvre me prit. Ce fut alors

que je commençai à verser des larmes. Ce que jene pouvais concevoir, cen’était pas que ma maîtresse

eût cessé de m’aimer, mais c’était qu’elle m’eût trompé. Je ne comprenais pas parquelle raison une

femme qui n’est forcée ni par le devoir ni par l’in­

térêt, peut mentir à un homme lorsqu’elle en aime un autre. Je demandais vingt fois par jour à Desge-

nais comment cela était possible.«Sij’étais sonmari, disais-je, ou si je la payais, je concevraisqu eileme trompât; mais pourquoi, siellene m’aimait plus,ne pas mele dire? pourquoi me tromper? » Je ne con­ cevais pas qu’on pût mentir en amour; j’étais un en­

fantalors, et j’avoue qu’àprésent je nelecomprends

pas encore. Toutes les fois que je suis devenuamou­

reux d'une femme, je le lui ai dit, et toutes les fois

que j'ai cesséd'aimer une femme, jele lui ai dit de

même, avec la même sincérité, ayant toujours pensé

que, sur ces sortes de choses, nous ne pouvons rien par notre volonté, et qu’il n’y ade crime qu’au men­

songe.

Desgenais, à tout ce que je disais, me répondait:

« C’est une misérable; promettez-moi de ne plus la

voir. » Je*lelui jurai solennellement. Il meconseilla, en outre, dene lui pointécrire, même pour luifaire des reproches, et, si elle m'écrivait, de ne pas ré­ pondre. Je lui promis toutcela, presque étonnéqu'il

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50 LA CONFESSION

me le demandât, et indigné de ce qu’il pouvait sup­ poser lecontraire.

Cependant lapremièrechose que je fis,dès queje

pus me leveret sortir de la chambre, fut de courir chez ma maîtresse.Jela trouvaiseule, assise sur une chaise, dansun coin de sa chambre, le visage abattu

etdansle plusgrand désordre. Je l’accablai desplus violents reproches; j’étais ivre de désespoir. Je criais à faire retentir toute la maison, et en même temps

les larmes me coupaient parfois laparole si violem­ ment, que je tombais sur le lit pour leur donner un

libre cours. « Ah! infidèle! ah! malheureuse! lui di­

sais-je en pleurant, tu sais que j’en mourrai, cela te fait-il plaisir?que t’ai-je fait? »

Ellese jeta à moncou, me dit qu’elle avait été sé­

duite, entraînée; que mon rival l’avait enivrée dans

ce fatalsouper,mais qu’elle n’avait jamaisété à lui; qu’elle s’était abandonnée à un moment d’oubli; qu’elle avait commis une faute, mais non pas un

crime; enfin, qu’ellevoyaitbien tout le mal qu’elle

m’avait fait; mais que, si je ne lui pardonnais, elle enmourrait aussi. Tout ce que le repentir sincère a delarmes, tout ce que la douleur a d’éloquence, elle l’épuisa pourme consoler; pâle et égarée, sa robe entr’ouverte, ses cheveux épars sur ses épaules, à genoux au milieu delà chambre, jamaisje nel’avais

vue si belle, efr je frémissais d’horreur pendant que tous mes sens se soulevaient à ce spectacle.

Jesortis brisé, n’ÿ voyant pluset pouvant à peine

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 31

bout d’un quart d’heure, j’y retournai. Je ne sais quelle force désespérée m’y poussait; j’avais comme

une sourde envie de la posséderencore unefois, de boire sur son corps magnifique toutes ces larmes

amères,et denous tuer après tous lesdeux. Enfin, je l’abhorrais et je l’idolâtrais; je sentais que son

amour était ma perte, mais que vivresanselle était

impossible. Je montai chez elle comme un éclair; je ne parlai à aucun domestique, j’entraitout droit,

connaissant la maison, et je poussai la porte de sa

chambre.

Jelatrouvai assise devant sa toilette, immobileet couverte de pierreries. Sa femme de chambre lacoif­

fait; elle tenait àla main un morceau de crêperouge

qu’ellepassait légèrement surses joues. Je crus faire

un rêve; il me paraissait impossible que ce futlà cettefemme que je venais de voir, ily avaitunquart

d’heure, noyéede douleuret étenduesur lecarreau;

je restaicommeunestatue. Elle, entendant saporte

s’ouvrir, tourna la tète en souriant. « Est-cevous?» dit-elle. Elle allait au bal, et attendaitmon rival, qui

devait l'y conduire. Ellemereconnut,serra les lèvres

et fronça lesourcil.

Je fis un pas pour sortir. Je regardais sa nuque, lisse et parfumée, où ses cheveux étaient noués, et sur laquelle étincelait un peigne dediamant; cette

nuque, siège de la force vitale, était plus noire que

l’enfer; deuxtressesluisantesy étaient tordues, et de légers épis d’argent se balançaient au-dessus. Ses épauleset soncou, plus blanc que lelait, en faisaient

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32 LA CONFESSION

ressortirleduvet rude et abondant. Il y avait dans

cette crinière retroussée je ne sais quoi d’impudem

ment beau qui semblait me railler du désordre où je l’avais vue un instant auparavant. J’avançai tout d’uncoup et frappai cettenuqued’un revers de mon poingfermé. Ma maîtresse ne poussa pas un cri; elle

tomba sur ses mains, après quoi je sortis précipi­

tamment.

Rentréchez moi,la fièvremereprit avecune telle

violence, que jefus obligé demeremettre au lit.Ma blessure s’étaitrouverte, et j’en souffrais beaucoup.

Desgenais vint me voir; je lui racontai tout ce qui

s’étaitpassé. Il m’écouta dans ungrand silence, puis se promena quelque temps par la chambre comme

un homme irrésolu. Enfin il s’arrêta devant moi et partit d’un éclat de rire. « Est-ce que c’est votre pre­ mière maîtresse? me dit-il. —Non! lui dis-je, c’est ladernière. »

Vers le milieu de la nuit, comme je dormais d’un

sommeil agité, il me sembla dans un rêve entendre

un profond soupir. J’ouvris les yeuxet vis mamaî­ tresse debout près de mon lit, les bras croisés, pa­ reille à unspectre. Je ne pus retenir un cri d’épou­ vante, croyantà une apparition sortie de mon cer­

veau malade. Je me lançai hors dulit et m’enfuis ¿1

l’autre bout de la chambre; mais elle vint à moi.

« C’est moi,» dit-elle;et, meprenantà bras-le-corps,

elle m’entraîna. « Que me veux-tu? criai-je; lâche-moi!je suis capable de te tuer tout à l’heure!

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 33

menti, je suis infâme et misérable;mais je t’aime, et nepuis me passer de toi. »

Je la regardai; qu’elleétait belle! Tout soncorps frémissait; ses yeux, perdus d’amour, répandaient

des torrentsdevolupté; sagorge étaitnue, ses lèvres

brûlaient. Je la soulevai dansmes bras. « Soit, lui

dis-je; mais devant Dieu qui nous voit, par l’âmede mon père, je te jure que jetetue toutàl’heure et moiaussi. » Jepris un couteaude tablequi étaitsur macheminée et le posai sous l’oreiller.

« Allons, Octave, me dit-elle en souriant et en

m’embrassant, ne fais pas de folie. Viens, mon en­

fant; toutesceshorreurste font mal ; tu aslafièvre. Donne-moi ce couteau. »

Je vis qu’elle voulait le prendre. « Écoutez-moi, luidis-je alors; jene sais qui vous êtes et quelle co­

médie vousjouez; mais, quantà moi, je ne la joue

pas. Jevousaiaimée autant qu’un hommepeutaimer

sur la terre, et, pour mon malheur et ma mort, sachez que je vous aime encore éperdument. Vous

venez me dire que vous m’aimez aussi, je le veux

bien ; mais, par tout ce qu’il ya de sacréau monde,

si je suis votre amant ce soir, un autre ne le sera

pasdemain. DevantDieu, devant Dieu, répétai-je, je

ne vous reprendraipas pour maîtresse, car je vous hais autant que je vous aime. Devant Dieu, sivous voulez de moi,jevous tue demain matin. » En parlant

ainsi, je me renversai dans un complet délire. Elle jeta son manteau sur ses épaules et sortit en cou

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54 LA CONFESSION

Lorsque Desgenais sut cette histoire, il me dit:

«Pourquoi n’avez-vous pas voulu d’elle? vous êtes

bien dégoûté; c’est une jolie femme.

— Plaisantez-vous? luidis-je. Croyez-vous qu’une pareille femme puisse être ma maîtresse? croyez-vous

que je consente jamais à partager avec un autre?

songez-vousqu’elle-même avoue qu’unautre la pos­

sède, et voulez-vous que j’oublie queje l’aime, afin de la posséder aussi? Si ce sont làvos amours, vous me faitespitié. »

Desgenais me répondit qu’il n’aimait que les filles, et qu’iln’y regardait pas de si près. « Moncher Oc­

tave, ajouta-t-il, vous êtesbien jeune ; vous voudriez avoir bien des choses, et de belles choses, mais qui

n’existent pas. Vous croyez à une singulière sorte d’amour; peut-êtreen êtes-vouscapable ; je le crois,

mais nele souhaitepas pour vous. Vousaurez d’autres

maîtresses, mon ami, et vous regretterez un jourà

venir ce qui vous est arrivécette nuit. Quand cette

femme estvenue vous trouver, il estcertain qu’elle vousaimait; ellene vousaimepeut-être pas à l’heure qu’ilest, elleestpeut-être dans les bras d’unautre ; mais elle vous aimait cettenuit-là, dans cette cham­ bre ; et que vous importe le reste?Vous aviez là une

belle nuit, etvous la regretterez, soyez-en sûr, car elle nereviendra plus.. Une femme pardonne tout,

excepté qu’on neveuillepas d’elle. Il fallait que son

amour pour vous fûtterrible, pour qu’ellevîntvous trouver, sesachant ets’avouant coupable, se doutant

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 55 guetterezunenuit pareille, car c’estmoi qui vous dis que vous n’en aurez guère. »

11 y avait dans tout ceque disaitDesgenais un air

de conviction si simple et si profond, une si déses­ pérante tranquillité d’expérience, que je frissonnais enl’écoutant. Pendant qu’il parlait, j’éprouvai une tentation violente d’aller encore chez ma maîtresse, oude lui écrire pour la faire venir. J’étais incapable

demelever; cela me sauva delahonte dem’exposer

de nouveau à la trouver ou attendant mon rival, ou enferméeaveclui. Mais j’avaistoujours la facilité de

lui écrire ;je medemandais malgré moi, dans lecas où je lui écrirais, si elleviendrait.

Lorsque Dcsgenaisfut parti,je sentis uneagitation

si affreuse, que je résolus d'ymettre un terme, de quelquemanièreque ce fût. Après une lutte terrible,

l’horreursurmonta enfin l’amour. J’écrivisàma maî­

tresse que jenelareverraisjamais, et que je la priais

de ne plus revenir, si ellenevoulait s’exposer à être

refusée à ma porte.Je sonrtai violemment, j’ordonnai

qu’on portât ma lettre leplus vite possible. A peine

mon domestiqueeut-il ferméla porte, que jele rap­

pelai. 11nem’entendit pas ; je n’osai le rappeler une

seconde fois ; et, mettant mes deux mains sur mon

visage, je demeurai enseveli dans le plus profond désespoir.

(44)

JG LA COSFESSIOK

CHAPITRE IV

Le lendemain, au lever du soleil,la première pei

sée qui me vint fut de me demander: « Que ferai-,

il présent?»

Je n’avais point d’état, aucune occupation. J’ava étudié la médecine et le droit, sans pouvoir me d< cider àprendre l’uneoul’autredeces deux carrières

j’avais travaillésix mois chez un banquier avec un

telle inexactitude, que j’avais été obligé de donne

madémission à tempspour n’être pas renvoyé. J’avai fait de bonnes études, maissuperficielles, ayant un mémoire qui veut de l’exercice, et qui oublie aus

facilementqu’elleapprend.

Mon seul trésor, après l’amour, était l’indépén dance. Dès ma puberté, je lui avaisvoué uncuit farouche, et je l’avais pourainsi dire consacréedan moncœur. C’étaitun certain jour quemon père, per sant déjà à mon avenir, m'avait parlé de plusieui

carrières, entre lesquelles il me laissait le chou J’étais accoudé à ma fenêtre, etjeregardais unpei pliermaigre etsolitairequi se balançaitdansle jardin

Je réfléchissais à tous ces états divers, et délibérai d’en prendre un. Je les remuai tousdansmatête l’u après l’autrejusqu’au dernier; après quoi, ne m sentant du goût pour aucun, je laissai flotterme

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 37

' terre se mouvoir, et que ia force sourde et invisible qui l’entraine dans l’espace se rendait saisissable à mes sens ; jela voyaismonter dans leciel ; il me sem­

blait que j’étais comme surun navire; le peuplier que j’avais devant les yeux me paraissait commeun mâtdevaisseau ;je melevai en étendant les bras et m’écriai : « C’est bienassez peu de chose d’être un passager d’unjoursurce navire flottantdans l’éther ; c’est bien assezpeu d’êtreun homme, un point noir sur ce navire; je seraiun homme, mais non une es­ pèce d’homme particulière! »

Telétaitlepremier vœuqu’àl’âge dequatorze ans j’avais prononcé en face dela nature, et depuis ce temps je n’avais rien essayéquepar obéissance pour mou père, mais sans pouvoir jamais vaincre ma

ré-• pugnance.

J’étais donc libre, nonpar paresse, mais par vo­ lonté; aimant d’ailleurs tout ce qu’a fait Dieu, et

bien peu de ce qu’a faitl’homme. Jen’avais connu

de la vieque l’amour, du monde que mamaîtresse,

et n’en voulais savoir autre chose. Aussi, étant de- • venu amoureux ensortant du collège, j’avais cru sin­

cèrement que c’était pour ma vie entière, et toute autrepenséeavait disparu.

Mon existence était sédentaire. Jepassais la jour­

née chez ma maîtresse ; mon grand plaisir était de l’emmener àla campagne durant les beaux jours de l’été, et de me coucher près d’elle dans lesbois, sur l’herbe ou sur la mousse, le spectacle de la nature danssasplendeur ayanttoujours étépour moile plus

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38 LA CONFESSION

puissant des aphrodisiaques. En hiver, comme elle aimait le monde, nous courions lesbals et les mas­

ques, en sorte que cette vie oisivene cessaitjamais ;

et, par laraison que je n’avais pensé qu’à elletant

qu’elle m’avait étéfidèle,je me trouvaisans unepen­

séelorsqu’elle m’eut trahi.

Pour donner une idéedel’étatoù setrouvait alors

mon esprit, jene puis mieux lecomparer qu’à un de

ces appartements comme on en voit aujourd’hui, où

setrouvent rassemblés etconfondus des meubles de

tous les temps et de tous les pays. Notre siècle n’a point deformes. Nous n’avons imprimé le cachet de notre temps ni à nosmaisons, ni à nosjardins, ni à quoi quece soit. Onrencontre danslesrues des gens

qui ont la barbe taillée commedutemps de HenriIII,

d’autres qui sont rasés, d’autres qui ont les cheveux arrangés comme ceuxdu portrait de Raphaël, d’autres comme du temps de Jésus-Christ. Aussi les apparte­

ments des riches sont des cabinets de curiosités:

l’antique, le gothique, le goût de la Renaissance, celui de Louis XIII, tout est pêle-mêle. Enfin nous avons de tous les siècles, hors du nôtre, chose qui n’a jamais étévue à une autreépoque : l’éclectisme

est notre goût; nous prenonstout ce que nous trou­

vons, ceci pour sa beauté, cela pour sa commodité,

telle autre chose pour son antiquité, telle autre pour sa laideur même; en sorte que nous ne vi­

vons que de débris, commesi la fin du monde était proche.

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ou-D’UN ENFANT DU SIÈCLE 39 Ire, j’avais appris à peindre. Je savais par cœur une grande quantité de choses, mais rien parordre, de façon que j’avais la tête à la fois videetgonflée, comme une éponge. Jedevenais amoureux de tous les poètes l’unaprès l’autre; mais, étantd’une nature très-im­

pressionnable, le dernier venu avait toujours le don de me dégoûter du reste. Je m’étaisfait un grand magasin deruines, jusqu’à ce qu’enfin, n’ayantplus

soif à force de boire la nouveauté et l’inconnu, je

m’étais trouvé uneruine moi-même.

Cependant sur cette ruine ilyavait quelque chose

de bien jeune encore : c’était l’espérance de mon cœur, qui n’était qu’un enfant.

Cette espérance,que rien n’avait flétrieni corrom­

pue, et que l’amour avait exaltée jusqu’àl’excès, ve nait tout à coup de recevoir une blessuremortelle. La perfidie de ma maîtresse l’avait frappée au plus haut de son vol, et,lorsque j’y pensais, jemesentais dansl’âme quelque chose qui défaillait convulsive

ment, comme un oiseau blessé qui agonise.

La société, qui fait tant de mal, ressemble à ce serpent des Indesdont lademeureest la feuilled’une

plante qui guéritsa morsure; elle présente presque

toujours le remède à côté de la souffrance qu’elle a causée. Parexemple, un homme quia son existence réglée, les affairesau lever, les visitesà telle heure,

le travail à telle autre, l’amour à telle autre, peut perdre sans danger sa maîtresse. Ses occupations et ses pensées sont comme ces soldats impassibles rangés en bataille sur une même ligne; un coup de

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LA CONFESSION 40

feu enemporte un, les voisins se resserrent, et il n’y paraît pas.

Je n’avais pas cette ressource depuis que j’étais

seul• la nature, ma mère chérie, me semblait au contraire plusvaste et plus videque jamais. Si j’avais pu oublier entièrement ma maîtresse, j’aurais été

sauvé. Que degens à qui il n’enfaut pas tantpour les guérir! Ceux-là sont incapables d’aimer une femme infidèle, et leur conduite, en pareil cas, est admirable de fermeté. Mais est-ce ainsi qu’on aime à dix-neuf ans, alors que, ne connaissant rien au monde, désiranttout, le jeune homme sent à la fois le germe de toutes les passions? De quoi doute cet âge? A droite, à gauche, là-bas, à l’horizon, partout quelque voix qui l’appelle. Tout est désir, tout est

rêverie. Il n’y a réalité qui tienne lorsque le cœur

est jeune;il n'ya chênesi noueuxet si durdont ilne

sorte une dryade; et, si on avait cent bras, on ne

craindrait pas deles ouvrir dans le vide; on n’a qu’à yserrer sa maîtresse, et levideest rempli.

Quant à moi, je ne concevais pas qu’on fît autre chose que d’aimer; et, lorsqu’on me parlait d’une

autre occupation, je ne répondais pas. Ma passion pourma maîtresse avait été commesauvage, et toute ma vie en ressentait je ne sais quoi de monacaletde

farouche. Je n’en veux citer qu’un exemple. Elle m’avait donné son portrait en miniature dans un

médaillon; je le portais sur le cœur, chose que font bien deshommes; mais, ayanttrouvé un jour chez un

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE 41

de laquelle était une plaque hérissée de pointes, j’avaisfaitattacher le médaillon sur la plaque et le portais ainsi. Ces clous, qui m’entraientdans la poi­

trineà chaquemouvement, me causaient une volupté

si étrange, que j’appuyais quelquefois mamain pour

les sentir plus profondément. Je saisbien que c’est

de la folie; l’amour en fait bien d’autres.

Depuis que cette femme m’avait trahi, j’avais ôté le cruel médaillon. Je ne puis dire avec quelle tris­

tesse j’en détachai la ceinture de fer, et quel soupir

poussa mon cœur lorsqu'ils’en trouva délivré! « Ah !

pauvres cicatrices, me dis-je, vous allez donc vous effacer?Ah! ma blessure, ma chère blessure, quel

baume vais-jeposer sur toi? »

J’avais beau haïr cette femme; elle était, pour

ainsi dire, dans le sang de mes veines; je lamaudis­

sais, mais j’en rêvais. Que faire à cela? que faire à

un rêve? quelle raison donner à des souvenirs de chair et de sang? Macbeth, ayant tué Duncan, dit que l'Océan ne laveraitpas ses mains; il n’aurait pas

lavé mes cicatrices. Je le dis à Desgenais : « Que

voulez-vous?dès que je m’endors, sa tête est là sur

l’oreille'’. »

Jen’avaisvécu queparcette femme; douter d’elle, c’étaitdouter de tout; la maudire, tout renier; la per­

dre, tout détruire. Jene sortaisplus,lemonde m’ap­

paraissaitcommepeuplé de monstres, de bêtes fau­ vesetde crocodiles. A tout ce qu’on me disait pour me distraire, jerépondais: « Oui, c’est bien dit, et soyez certain queje n’en ferairien. »

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42 LA CONFESSION

Je me mettais àla fenêtre etje medisais : « Elle

va venir, j’en suissûr; elle vient, elletourne la rue;

jela sensqui approche. Ellenepeutvivre sansmoi,

pas plus que moi sanselle. Que lui dirai-je? quel

visage ferai-je?» Là-dessus ses perfidies me reve

naient. «Ah! quelle ne vienne pas! m’écriais-je;

qu’elle n’approche pas! jesuis capable de la tuer! »

Depuis madernière lettre, je n’en entendais plus

parler. «Enfin, que fait-elle? me disais-je. Elle en

aime unautre? aimons-en donc uneautre aussi. Qui

aimer? » Et, tout en cherchant, j’entendais comme

une voix lointaine qui me criait: « Toi, une autre que moi! Deuxêtres qui s’aiment, qui s’embrassent., et qui ne sont pas toi et moi ! Est-ce que c’estpossible? Est-ce que tues fou?»

« Lâche! me disait Desgenais, quand oublierez-vous cettefemme? Est-ce donc une si grandeperte? Le beau plaisird’être aiméd’elle! Prenezlapremière venue.

— Non, lui répondais-je, ce n’est pasune si grande

perte. N’ai-je pas fait ce que je devais? nel’ai-je pas

chassée d’ici? Qu’avez-vous donc à dire?Le reste me regarde; les taureaux blessés dans le cirque sont libresd’aller se coucher dansuncoinavec l’épée du matador dans l’épaule, et definir en paix. Qu’est-ce

que j’irai faire, dites-moi, là ou là? Qu’est-ce que c’est quevos premières venues? Vous me montrerez un ciel pur, desarbres et des maisons, des hommes qui parlent, boivent, chantent, des femmes qui

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D’UN ENFANT DU SIÈCLE

pas la vie, c’est le bruit delavie. Allez, allez, laissez-moile repos. »

CHAPITRE V

QuandDesgenais vit que mon désespoir était sans

remède, queje nevoulais écouter personne ni sortir

de ma chambre, il prit lachose au sérieux. Jele vis arriver un soiravec unair de gravité; il me parla de mamaîtresse, et continua sur un ton de persiflage,

disant des femmes tout lemal qu’il pensait. Tandis qu’ilparlait,je m’étais appuyé sur mon coude, et, me soulevant sur mon lit, je l’écoutais attentivement .

C’était par une deces sombres soirées oùle vent qui siffleressemble aux plaintes d’un mourant; une pluie aiguë fouettait les vitres, laissant par inter­

valles un silence de mort. Toutela nature souffre par ces temps; lesarbres s’agitent avec douleurou cour­

bent tristement la tête; les oiseaux des champs se serrent dans les buissons; lesruesdes cités sont vides.

Ma blessure me faisait souffrir. La veille encore j’avaisune maîtresse et un ami; mamaîtressem’avait trahi, monamim’avaitétendudans unlit de douleur.

Je ne démêlais pas encore clairementce qui se passait

dans ma tète; il me semblait tantôt que j’avais fait un rêve plein d’horreur, et queje n’avais qu’àfermer les yeux pour me réveiller heureux le lendemain;

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LA CONFESSION 44

tantôt c’était ma vie entière qui me paraissait un

songe ridiculeet puéril, dont la fausseté venait de se dévoiler. Desgenais était assis devant moi, près

de la lampe; il était ferme et sérieux, avecun sourire

perpétuel. C’était un homme plein de cœur, mais

sec commela pierre ponce. Une précoce expérience l’avait renduchauve avant l’âge; il connaissait la vie

et avait pleuré dans son temps; mais sa douleur portait cuirasse ; il était matérialiste, et attendait la

mort.

« Octave, me dit-il, d’après ce qui se passe envous, je vois que vous croyez à l’amourtel que lesroman­ ciers et lespoètes le représentent; vous croyez, en

un mot, à ce qui sedit ici-bas et non àce qui s’yfait. Celavientdecequevous neraisonnez pas sainement

et peut vous mener à de très-grands malheurs.

« Les poètes représentent l’amour comme les sculpteurs nouspeignent la beauté, comme les mu­ siciens créent la mélodie; c’est-à-dire que, doués

d’une organisation nerveuse et exquise, ils rassem­

blent avec discernement et avec ardeurles éléments

lespluspurs de la vie, les lignes les plus belles de la matière, et les voix lesplus harmonieuses de la

nature. Il y avait, dit-on, à Athènes, une grande quantité de belles fdles; Praxitèle les dessina toutes l’uneaprèsl’autre; après quoi, detoutes cesbeautés diverses, qui chacuneavaient leur défaut, il fit une

beauté unique, sans défaut, et créa la Vénus. Le

premierhomme qui fit un instrument de musique,

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