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Machiavel et Guichardin ou la naissance de l'historisme moderne

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O R G A N O N 7 (1970) LE 500e A N N IV E R SA IR E DE L A N A ISSA N C E D E M A C H IA V E L

Waldemar Voisé (Pologne)

MACHIAVEL ET GUICHARDIN OU LA NAISSANCE DE L’HISTORISME MODERNE

Pendant de longues années, les écrits des auteurs antiques dérobait à la vue des lecteurs de la Renaissance la vision de la réalité environnante et, longtemps encore, la connaissance des érudits consistait à se rendre m aître du plus grande nom bre d’exemples em pruntés à l’histoire antique.

C’est seulem ent rarem ent que la naissante historiographie m o d e rn e 1 — concernant l’histoire des états, des villes ou des nations (historiae), les annales, les mémoires (commentarii) et les biographies (vitae) — s ’intéressait au rôle et à la stru ctu re de différents groupes sociaux. Plus fréquentes étaient les inform ations sur le sort des régimes politiques et des systèmes juridiques, codifications, etc. Toutes ces inform ations étaient noyées dans u n flu x de descriptions détaillées des événem ents advenus à la cour des souverains et des grands seigneurs, de l’histoire des guerres, des traités conclus ou rompus, etc.

L’historien — ou toujours plutôt chroniqueur — s ’efforçait d’écrire de toutes choses ne sachant pas encore classer les faits d ’après leu r im por­ tance. Les chroniqueurs assuraient les lecteurs, comme c ’était de cou­ tum e, que l ’ouevre présentée sert, avant tout, à la glorification des héros et de leurs exploits et à l’im m ortalisation des vertus chevaleresques.

Il advenait donc souvent que les événements im portants de l’histoire de la cour, d’une cité, d ’une université ou d ’un É tat étaient traités non seulement de même que l’apparition d’une comète — ce qui s’explique encore par les croyances astrologiques — mais aussi l’apparition d’un loup aux portes de Florence (Villani), ou l’im portation d’un éléphant et d’un tigre (Corio).

1 P. Joach im sen , G esch ich tsa u ffa ssu n g u n d G e sc h ic h tssc h re ib u n g in D e u tsc h - lan d u n ter d e m E in flu ss d es H u m an ism u s, le p artie, L eip zig, 1910; E. F u eter, G esch ich te d e r n eu eren H isto rio g ra p h ie, M unich et B erlin , 1)936; J. W. T h om p son , A H isto ry o f H isto rica l W ritin g , N ew Y ork, 1942; W. K. F erguson, T h e R e n a is­ sa n ce in H isto ric a l T h ou gh t, B oston, 1943.

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Malgré cela, on peu t déjà percevoir les prem ières m anifestations d ’in térêt porté aux faits sociaux. Ce tra it nouveau caractéristique est encore rare chez les érudits, mais devient, toutefois, de plus e n plus fréquent. Il prépare le fond aux considérations plus profondes à ce sujet q u ’on peu t rem arquer déjà au to u rn an t du XVe et XVIe siècles quoi­ q u ’une telle attitu de se soit fait jo ur plus tôt.

Déjà, u n hum aniste bien connu, Colucio Salutati, groupait, dans ses relations, les événements historiques dans une sorte de systèmes p ra ­ gm atiques liés réciproquem ent en tre eux 2. La pensée historique se p e r­ fectionne ensuite grâce à la com préhension de l ’im portance des sources 3. Celles-ci commencent à prendre une valeur de plus en plus grande dans toute oeuvre historique.

Prévalaient, toutefois, les m atériaux puisés de seconde main. La cause de cet é ta t de choses était, surtout l’em pirisme livresque: on puisait les inform ations concernant la réalité avant to ut dans des livres. Aussi crainte jouait un grand rôle devant les conséquences de noter les évé­ nem ents souvent «scabreux» vus de ses propres yeux, donc u n e répul­ sion à se m êler de questions qui, à cause de leur actualité, pouvaient être éliminées du champ de vue de l’historien, c’est à dire, to u t sim­ plement, passées sous silence. M achiavel s’exprim e sincèrem ent à ce su­ je t dans l’introduction à son Histoire de Florence: J e pense q u ’il est impossible de décrire les événem ents contemporains (le cose de tem pi

suoi) sans offenser plusieurs personnes; de même Bodin constatait que

c’est plutôt rare que quelqu’u n prenne le risque de publier l’histoire vraie des temps vécus n ’exposant pas son propre nom ni offensant les a u tre s 4. Bacon, p ar contre, ne voulant pas risquer sa carrière en p ré ­ sen tan t la vérité, interrom pit son trav ail su r l’histoire du règne d’Henri VIII, tandis q u ’il décrit jusqu’à la fin la vie de son prédécesseur. Q uant (à la description détaillée du règne d’Elisabeth, il constate to u t bonnem ent que cela dépasse ses possibilités 5.

Tout ce qui a été dit ne signifit pas q u ’il m anquait d ’oeuvres histo­ riques concernant la contem poranéité de ces temps. Elles étaient écrites su rto u t p ar nom bre d’historiens engagés dans la politique courante. On peut citer, comme exemples, les gros volumes de l’Historia sui temporis de Jacob de Thou (Thuanus) qui, lié au p arti des politiques, écrivait l ’histoire de France, commençant à la m ort de François I jusqu’à l’assas­

2 A. v o n M artin, C olu ccio S a lu ta ti u n d h u m a n istisc h e s L e b e n sid e a l. L eip zig 1916, p. 267.

3 W. K aegi, C h ron ica M u n di. G ru n d fo rm e n d e r G esch ich tssch reib u n g s e it d e m M itte la lte r , E in sied eln , 1954, p. 45. T rente a n s après la m ort d e M ach iavel, le s J é ­ su ite s remit brûlé im e ffig ie à In golstad t (l'557) et le C o n cile de T ren te m it ses oeu v res à l ’in d e x — J. R. C harbonnel, L a p e n s é e ita lie n n e au X V le siè c le e t le co u ­ ra n t lib e rtin , P aris, 1919, p. 195.

4 «.... d e p eu r d e ten ir le nom o u d’o u tra g er la rép u ta tio n d ’anciens» L a M é th o ­ d e ... (IV), p. 33.

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sinat d ’H enri IV, p ren an t pour m odèle les oeuvres de Tite-Live, Paul Jove et Guichardin.

D’après l’opinion de Lucien Fèbvre, a u x historiens de ces temps m anquait su rto ut la connaissance d’un aperçu général sur l’histoire de l’h u m a n ité 6. P ourtant, il est difficile de partag er son avis sans aucune réserve. Il est vrai que l’histoire était pour eux souvent u n cycle de pé­ riodes qui se succédaient (siècle d ’or, d’argent, de fer, etc.) ou le résu ltat de te l ou au tre cours de corps célestes ou, to u t simplement, d’un jeu de forces accidentel. Cependant, comme nous allons le voir, plus d’u n es­ p rit ém inent de cette époque parvenait à u n e conception générale et, e n quelque sorte, indépendante de l’histoire des É tats e t des sociétés, e t se 'basait sur u n e évaluation p én étran te de la réalité.

Il fau t souligner que cette évaluation était souvent liée avec u n sens critique aigu envers ses prédécesseurs. C’est ainsi q ue concevaient leur devoir Beatus R henanus et ses successeurs et, surtout, Vadianus. L ’histo­ rien allemand Joachim sen constate, p ar exemple, que Rhenanus considé­ rait, d ’u n e m anière critique, l’évolution des institutions des anciens G er­ mains (connus ju sq u ’ici des oeuvres de Tacite) et ses continuateurs étaient des historiens particulièrem ent attentifs à saisir la contem pora- néité (Erfassung der Gegenvoart).

Ce tra it caractérisait su rto u t les historiens italiens du XVIe siècle. Bien que les historiens d’autres nations aien t joué u n rôle plus m odeste dans ce domaine, eux aussi m éritent l’attention, car ce ne sont pas seu­ lem ent les sommités qui décident du progrès d e la connaissance humaine.

FLO RENCE ET L ’IT A LIE: T A B L E A U D ES T R A N SFO R M A T IO N S SO C IA LES, PO L IT IQ U E S ET C U LTU R ELL ES

Si l’Italie tient la prem ière place dans l’histoire du développem ent des sciences sociales contemporaines, c’est Florence qui participe particuliè­ rem ent à la form ation de ces sciences. Déjà les Chroniques florentines des trois Villani (Giovanni, son frère M atteo et son fils Philippe) con­ tien n en t des m atériaux intéressants, concernant non seulem ent le ré­ gime politique de la cité, mais aussi les conditions sociales et écono­ m iques de la vie de ses habitants.

Au début de ces Chroniques, apparaît le peuple (popolo di Firenze) et l ’au teu r emploie ce term e en même tem ps que celui de F lorentins (i Fiorentinï). D’abord, traité par le chroniqueur comme une totalité uni­ forme, ce peuple devient de plus en plus hétérogène lorsque l ’au teu r décrit les bouleversements sociaux; nous voyons, d’une part, le popolo

m inuto ou secundo popolo e t un au tre groupe de la population citadine,

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les nobles (nobili ou grandi) d ’au tre part. Nous observons cette diffé­ renciation surtout là, où il parle des mouvements sociaux de caractère dém ocratique qui, du reste, n ’attiren t pas sa sym pathie. Il fait aussi des rem arques sur les conditions m onnétaires existantes, p ar exemple, sur la question d’une nouvelle m onnaie e t la valeur d ’autres moyens de paiement, e tc .7 A cette occasion, il note différentes calamités élém en­ taires: trem blem ent de terre, inondation, récolte mauvaise, etc.; il donne des détails su r les p rix de différentes marchandises. C’est de ses Chro­

niques que nous apprenons, p a r exemple, que, après des pluies to rren ­

tielles dans les années 1345 - 1346, le p rix de la viande m onta de cinq fois 8.

Les rem arques les plus intéressantes sont à trouver dans les chapitres, où le chroniqueur nous présente l’état, 1’im portance e t la magnificence de la commune flo ren tin e9. F ier de sa ville natale, l’au teu r y donne des chiffres concernant le nombre d’habitants, des gens aptes à porter les armes, du patriciat e t du bas peuple (secondo popolo), le nombre d’étra n ­ gers, d ’écoliers, de moines, d ’hôpitaux, de corporations, en ajoutant aus? des détails concernant le régime des autorités citadines, etc.

Ce sont surtout Giovanni e t Matteo Villani qui aim ent les chiffres et l ’analyse de la vie économique de Florence. Ainsi, Giovanni nous fait une relation adéquate su r le budget de la cité en 1343, e n esquissant un schème du systèm e fiscal, etc. Tous les deux notaient aussi leurs réfle­ xions sur le rapport entre les crises économiques, les changements du ré ­ gime et les mouvements populaires 10.

Tout cela est présenté dans une langue im prégnée de style médiéval quoique le tex te ait été corrigé par Coluccio Salutati; aussi la m anière de poser les problèmes est, pour la plupart, primitive. Les mêmes traits caractéristiques se m anifestent dans d’autres chroniques ultérieures. Gi- no Capponi, au teur de l’Histoire de la République florentine, décrivant en détails la révolte des ciom p i11, a esquissé d ’une façon analogue les rapports entre les magiori citadini e t la masse des citoyens (plebe), les conditions existant dans les corporations citadines, etc.

Dans plusieurs chroniques de ce temps nous pouvons trouver des symptômes d’u n certain intérêt des auteurs porté à la vie sociale de leur milieu. Ainsi, Bernardino Corio décrivait non seulem ent les guerres, les alliances e t les rapports qui existaient à la cour, mais aussi — quoique rarem ent — il prenait en considération la structure sociale de Milan, sa

7 P ar ex. c h a p itr e X II, éd. T riest, (1857, p. 53 et 97. 8 C hapitre X II, p. 73.

9 «... grandezza e stato e m a g n ificeo z a d el comume di Firenze», surtout chap. X I, p. 94.

10 E. Geibhart, L e s h isto rien s flo re n tin s d e la R en a issa n ce e t les c o m m e n c e m e n ts d e l’éco n o m ie p o litiq u e e t sociale, P aris, 1875, p. 14 et s.

11 S to r ia d e lla R e p u b lic a d i F iren ze, éd. F loren ce, 11888. L a d escrip tion d u tu -m u lto d e ’c io -m p i d a n s le 1er chap, du liv r e IV, t. II.

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ville natale, donnant une liste nom inative de l’U niversité de Pavie, etc. Il notait aussi les inform ations concernant les personnages ém inents qui s’arrêtaien t dans sa ville et non seulement, comme c’é ta it de règle, les princes ou les chefs des armées, mais aussi les savants et les hum a­ nistes 12.

Entre les biographies écrites, alors et ensuite, ce fu t surtout Paul Jove (1433 - 1552) qui a vulgarisé, en Italie, le genre de la biographie; grâce aussi à ses conseils, Vasari écrivit les vies de ses plusieurs ém i­ nents compatriotes, Au nom bre des plus intéressants biographes, nous devons citer ici, av an t tout, le nom d e Vespasiano de Bisticci. De même que les chroniques des Villani, son oeuvre ap paraît au to u rn an t de deux époques. Aux reliquats du passé app artient le système hiérarchique con­ cernant les personnages décrits: les ecclésiastiques p ren nent les devants, ensuite viennent les personnes laïques et les hommes de le ttres sont to u ­ jours devancés p ar les politiques (même de deuxièm e ordre). Vespasiano s ’enthousiasm e d ’oeuvres de m oindre valeur, p a r exem ple, du panégy­ rique de Filelfe (Sforzias) et passe sous silence ou m entionne seulem ent des oeuvres dont la valeur est beaucoup plus grande.

Cependant, sa biographie complète, pour ainsi dire, le peu de con­ naissance que nous avons de la vie culturelle de ces temps, m entionnée seulem ent en m arge par d’autres auteurs. C’est l’in térêt porté aux p ro ­ blèmes du clim at culturel e t des rapports intellectuels de l’époque qui a ttira it son attention. C’est ainsi que nous trouvons, dans ses biographies des inform ations sur les questions qui intéressaient les ém inents person­ nages sur leu r milieu, leurs rapports scientifiques ou artistiques, etc. Nombre de m atériaux intéressants sont à trouver chez lui dans la des­ cription du com plément de la bibliothèque p ar les Strozzi, p ar exemple. Ce qui nous surprend, ce sont ses rem arques concernant la capacité des personnages ém inents de l’époque d’organiser leur temps. Chaque fois que Vespasiano veut accentuer l’activité particulièrem ent fructueuse d ’u n de ses héros, il souligne toujours q u ’il avait la capacité de bien p la­ nifier ses trav au x dans le laps du temps dont il disposait: assiduité di

sapere compartire il tempo. C’est ainsi q u ’il parle de Pandolfini, de Pazzi,

d e M anetti, d ’Acciajuoli. M anetti — comme nous lisons — blâme les gens paresseux qui perdent leur tem ps in u tile m en t1S. C’est ainsi q u ’en impo­

12 L ’h isto ria d i M ilan o v o lg a r m e n te s c r itta (p rem ière éd itio n en 1503). D u m êm e tem p s, à p eu p rès, p ro v ien n en t les oeu v res d e M atteo Bandedlo q u i a p a rfa item en t rendu l ’atm osp h ère d e M ilan, v ille p lu s grande alors q u e P aris et L ondres. A. D u - ren gu es a p u b lié un a r tic le à ce su jet: «La so c ié té m ila n a ise d ’a p rè s B a n d e llo au te m p s de la R e n a issa n c e » R e v u e d u S e iz iè m e S iècle, P aris, 1931, t. X V III, pp. 223- 230.

13 V ite d i u o m in i illu s tr i d e l secolo X V a cu ra d i P . d ’A n co n a , éd. H. A e sc h li-m ann, M ilan, 1051, p. 260 et 263. Confr. A. v o n M artin, D as K u ltu r b ild d e s Q u a t­ tr o c e n to nach d e n V ite n d es V esp a sia n o da B isticci, M ünster, 1925.

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sait à l’auteu r l’assiduité de Donato Acciajuoli que signalait aussi u n au tre biographe, Angiolo S e g n i14.

Bisticci nous donne une inform ation intéressante confirm ant l’opinion que les gens d ’alors se rendaient compte de l ’insuffisance de la connais­ sance théorique lorsque celle-ci ne sert pas aux besoins du jour. Dans la biographie de Donato Acciajuoli, l’au teu r souligne le fait que celui-ci visait à se rendre m aître des connaissances pratiques 15 et que cela seu­ lem ent lui a permis de m ettre à profit ses possibilités créatrices. Il n ’y a aucun doute q u ’il y av ait beaucoup de stylisation dans ces récits, ce qui devient évident à la lum ière des rapports des biographes-m èmes avec les personnes décrites dans les Vies. Mais cette stylisation est justem ent le tra it caractéristique de ces temps.

L ’oeuvre de Bisticci reste ju sq u ’à nos jours une source d ’inform ations sur la vie culturelle et intellectuelle de son milieu. Ne citant pas ici les trav au x sur l ’Académie platonienne de Florence, il fau t ajouter encore que délia Torre, écrivain du com mencement de notre siècle et au teu r d ’une monographie estimée à ce s u j e t 16, puise beaucoup à l ’oeuvre de Bisticci.

La lecture de ces chroniques, annuaires e t biographies confirme le fait que presque tous les auteurs donnent des renseignem ents concernant la vie sociale de leur milieu seulem ent alors lorsque le tra in de cette vie éprouvait des perturbations. Corio, par exemple, indifférent, d ’ordi­ naire à ces questions, m entionnant l’expulsion des moines du couvent de St. Ambroise de Milan, parle d’une m arche du peuple vers le château de l’archevêque 17. Bisticci écrit seulem ent au sujet des plus ém inents p er­ sonnages de l’époque; les esprits moins éminents n e l’intéressent guère. Bien d’années se sont écoulées, av an t que les écrivains eussent appris à voir avec rigueur non seulem ent les faits qui leur paraissent «mobiles» et se je tan t à l’oeil, mais qu’ils se fussent rendus compte de la comple­ x ité de la vie sociale à laquelle le u r activité-m êm e était mêlée.

Toutefois, comme le rem arque W. G o e tz 18, depuis le X IIIe siècle s’accentue, de plus en plus nettem ent, la personnalité des auteurs et celle des gens q u ’ils décrivent, ainsi que le coup d ’oeil critique sur l’oeuvre des prédécesseurs. C’est seulem ent le XVIe siècle qui apportera des chan­ gem ents im portants dans l’attitu d e traditionnelle des historiens. Cette attitu d e est liée à la disparition successive d ’une attitud e m oralisatrice et à la naissance d’éléments rationnels dans le processus de l’observation. Ces écrivains donnent, presque toujours, leur opinion sur leur milieu après une analyse plus ou moins profonde de tous ses aspects. Ils envi­

14 V ita d i D on ato A c c ia ju o li, éd. T. T on elli, F loren ce, 1041.

15 «V olendo Doinato o ltr e alla d ottrin a e t e lo q u en za acq u istare d é lia p ratica d e lle c o se d e l m ondo...», c ité c i-d e ssu s p. 332.

18 S to r ia d e ll’A c c a d e m ia P la to n ica d i F iren ze, F loren ce, 1902. 17 L ’h isto ria d i M ilano..., p. 341.

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sagent la connaissance de l’état réel comme base indispensable de leu rs considérations sur l’efficacité des moyens qui m ènent à une transform a­ tion du milieu.

Ces questions fondamentales sont liées à deux nom s: ceux de Ma­ chiavel e t d e G uichardin; mais, il ne fau t pas oublier que le précurseu r de ce nouveau courant é tait leur ami à tous les deux: Francesco V et- tori.

V ettori exem plifiait la thèse que tous É tats sont, à v rai dire, des tyrannies, sur u n m atériel vu de ses propres y e u x 19. G uichardin tire ensuite u n e conclusion tou te semblable en délibérant, dans ses Ricordi sur les moyens d ’a rriv er au pouvoir des em pereurs et d es princes régnants dans les nombreuses villes italiennes. Il trouve q ue tous les souverains sont des usurpateurs e t q u ’il n ’y a pas de pouvoir qui soit doté d ’u n droit légitim e pour exercer la dom ination: «io non conosco aleuna dominazione che sia legittima». C ette conform ité d ’opinions des plus ém inents écrivains florentins dans une question de principe — la question du pouvoir — est très caractéristique su rto u t de Vettori, ainsi que d e ses successeurs qui se basaient su r les expérience propre et leurs observations, p a rto u t où c’é tait possible. Là ou les relations étaien t de seconde main, c’est-à-dire basées su r les opinions d ’au tru i V ettori le m arque nettem ent et souligne que cela lu i é ta it raconté p ar un tém oin digne de foi (uomo degno di fe d e )20. Sa n arratio n aboutit à 1526. La peste étan t éclatée à Florence, l’historien q u itta la ville e t n e p u t obser­ ver la suite des événements pour en donner aux lecteurs une relation authentique 2l.

Vettori choisit ses exemples pour dém ontrer que les gens n e valent pas beaucoup e t celui qui veut com prendre l’essence des luttes sociales et politiques doit se défaire de ses illusions et regarder son entourage d ’un regard lucide, c’est-à-dire en se ren d an t compte du conflit con­ stan t d ’égoïsmes, de la passion de dom iner et du soin porté unique­ m ent à ses affaires. A son avis — comme l’écrit A lbertini 221 — la poli­ tique est une lu tte constante pour des intérêts différents, m enée à l’aide de tous les moyens accessibles p our conquérir le pouvoir. Sa critique visait non seulem ent le régim e républicain, mais aussi le pouvoir p rin ­ cier, Toute form e d ’État, disait Vettori, n ’est que la dom ination de la m inorité sur la m ajorité, et la liberté ne p eut exister, peut-être, que dans u n régim e utopique tel que le décrivait Platon ou More. La réali­

19 «E p er v e n ir e a g li esem p li, e m on strare che, a p a rla re lib ero, tu tti i g o - v ern i so n o tiran n ici...» etc.; ici, il an a ly se aussi d ’abord d e r é g im e e n F ra n ce e t à V e n ise et en su ite se u le m e n t d e l ’an tiq u e R om e, etc. S o m m a rio d é lia S to r ia d ’I ta lia d a l 1511 a l 1527 — éd. A . R eum ont, A r c h iv io S to ric o Ita lia n o , F lo ren ce 1848, t. V I, A p p e n d ic e , p. 293.

2° p a r ex e m p le , l ’in v a sio n d e la ’H on grie par le s Turcs, co m m e c i-d e ssu s p. 371. 21 C om m e c i-d e ssu s p. 382 (c’e s t la d ern ière p h ra se d e so n o eu v re).

22 D as flo re n tin is c h e S ta a ts b e w u s s ts e in im ZJebergang v o n d e r R e p u b lik z u m P r in z ip a t, B ern, 1955, p. 248.

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sation de la liberté — comme l’écrit A lbertini 23 en parlant de V ettori — n ’est pas possible à l’in térieur d’une réalité politique caractérisée tou­ jours par des luttes de groupes et de classes.

Penser que V ettori savait systém atiser ses idées, serait une méprise. Au contraire: le contenu de ses opinions est u n e reconstruction de frag­ m ents épars dans to u t le livre et non liés entre eux. En outre, ces frag­ m ents constituent seulem ent une partie m inim e du m atériel, conçu comme chronique (année p ar année) où prévalent les descriptions des guerres, de batailles, d ’alliances en tre les princes régnants, etc. Et c’est seulem ent la tendance de l’oeuvre, peu débrouillée encore dans sa forme, qui rappelle les oeuvres beaucoup plus m ûres de Machiavel ou de G uichardin quoique, eux aussi, ne soient pas toujours parvenus à une pleine conséquence dans la systém atisation du m atériel.

Machiavel fut, pendant de longues années e t pour beaucoup de gens, au teu r d ’un seul livre c’est-à-dire du Prince. L ’im posante popularité de ce livre ne lui ren dit pas u n bon service. Son nom devint le synonyme d ’une politique qui, pour attein d re u n but, sanctifie l’adaptation d e tous les moyens possibles. Le machiavélisme devint u n épouvante infaillible en présence du jeu politique de ceux qui voulaient conquérir le pouvoir ou le m aintenir.

Le Prince fit une carrière non seulem ent dans la politique, mais dans l ’histoire des sciences sociales aussi. Le résultat de nom breux efforts de générations entières fu t une innonbrable quantité d ’ouvrages consacrés à cette petite oeuvre fascinante de Machiavel. C’est seulem ent depuis p eu q u ’ap parurent des ouvrages consacrés à l’ensemble de l’oeuvre de cet auteur 2'4. Tous ces travaux soulignent, en prem ier lieu, que la valeur essentielle des écrits de Machiavel consiste dans l’enchaînem ent du point de vue historique avec le point de vue politique 25 et que sa méthode est basée, en principe, sur l’in d u c tio n 26, ce qui perm et de voir la différence en tre ses oeuvres historiques, p a r exemple Discorsi, et le Prince dont la

23 C om m e c i-d essu s p. 253.

24 N e p ren an t p a s en con sid ération beaucoup d ’h isto ires d e d o ctrin es p olitiq u es, m é r ite n otre atten tion , a van t tou t, le (travail ém in en t, q u oiq u e d iscu ta b le sou s cer­ ta in s p o in ts de v u e d e E. W. M ayer, M a c h ia v e llis G esch ich tsa u ffa ssu n g u n d sein B e g riff V irtù , M ünich, 1912. D ern ièrem en t, R. R id olfi a élab oré une biographie p ro fo n d ém en t d o cu m en tée: V ita d i N icold M a c h ia v e lli (Ile éd.), R om e, 1954, et le liv r e d éjà cité d e R od olp h e von A lb ertin i, D as flo re n tin is c h e S ta a ts b e w u s s ts e in (com pte rendu: A. R enaudet d an s B ib lio th è q u e d ’H u m a n ism e e t R enaissance, t. X IX ; 1957, pp. 514 — 521).

25 Sur ce fait, d é jà L. O lsch k i a ttira it n otre a tten tio n (op. cit., t. II, p. 30) a in si qu e E. F u eter (op. cit., p. 66). C e d ern ier a ccen tu a it p lu tô t les é lém en ts p olitiques, ra p p ela n t que M a ch ia v el écriv a it a u ssi com m e «s ta tis ta ». L es tra its caractéristiq u es b a sés su r ces d eu x fa cteu rs p r ésen te H. G m elin d a n s son liv r e P erso n e n d a rste llu n g b e i d en flo re n tin is c h e n G e sc h ic h tssc h re ib e r d es R en aissan ce, L eip zig (1927, p. 29 et s. C es lien s s o u lig n e d ern ièrem en t W. K aegi, C h ron ica M undi..., éd. déjà citée p. 40 et s.

26 H. B u tterfield , T h e S ta te c r a ft o f M a ch ia velli, L ondres 1940, «he tries to ar­ r iv e from th e ob serv a tio n o f facts to g en era l rules».

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construction est plutôt trad itio n n elle27. Malgré la diversité d’in terp réta­ tions du système du grand F lo re n tin 28 — ces recherches conduisent à éclaircir différents aspects de ses oeuvres et, en même temps, démon­ tr e n t que le registre des problèm es liés à l’oeuvre de Machiavel n ’est p as encore épuisé. Il s’agirait ici, principalem ent, d’élargir l’aspect des élém ents essentiels de la science su r la société et l’É tat dans ses oeuvres Jiistoriques. De ses opinions politiques il sera question plus loin.

Il faudrait donc rappeler que, pour ses contemporains, M achiavel

était, avant tout, u n historien, ce que confirme, entre autres l’inscrip­ tio n sous le p o rtrait de Machiavel (se trouvant au jo u rd ’hui, dans le palais D oria à Rome), fait p ar Angiolo Bronzino (1503- 1572): Nicolaus Ma-

chiavellus — Historiarum Scriptor.

Le rapport de Machiavel envers l’héritage de ses prédécesseurs était nettem ent négatif. Il les critiquait tous sévèrem ent et à fond, à l’excep­ tion d’un seul — de Léonardo Bruni, ém inent hum aniste et successeur de Salutati au poste de chancelier de Florence. Ce n ’é ta it pas par ha­ sard. Machiavel développait le même problèm e essentiel que B runi qui ap erçu t le prem ier la dépendance de la puissance de Florence de la dis­ position des forces sur la péninsule. L ’idée de créer une arm ée n atio ­ nale (mïlizia nazionalé) — développée ensuite p ar M achiavel — comme facteur garantissant la puissance m ilitaire de sa ville natale, était liée étroitem ent à l’analyse scientifique du passé. Bruni considérait la vie publique comme b u t de l’existence hum aine — ce que H. Baron nous a présenté d’une m anière détaillée 29. De ses recherches su r l’A ntiquité, il déduit une directive pour le présent et pour l’avenir: seule l’indépen­ dance politique de Florence peut assurer à cette cité la durabilité de sa p rim au té culturelle et la préserver du rôle secondaire de province. P our les citoyens de Florence, accoutumés à lier le développement culturel de la ville avec sa situation économique et politique 30, cela signifiait le dé­

b u t d’un problèm e sur le dénouem ent duquel allaient, dans l’avenir, se 27 F. G ilbert, «.The C o m p o sitio n an d S tr u c tu re o f M a c h ia v e lli’s D iscorsi», J o u r­ n al o f th e H isto ry o f Ideas, 1953, t. X IV , № I, p. 1!54 et s.

28 Je p en se à d eu x liv res dont le p rem ier fu t écrit par A. G ram sci, N o te sul M a ch ia velli, su lla p o litic a e su llo S ta to m o d ern o , Turin, 1993; l ’au teu r du seco n d liv r e e s t L. S trau ss, T h o u g h ts on M a ch ia velli, G len ce (111.), 1958. L a co n cep tio n «révision n iste» d e G ram sci — à ce q u ’o n p e u t ju g er d e s fra g m e n ts d e co n sid é r a ­ tio n s écrites en p riso n — te n d à u n e e x p lic a tio n so cio lo g iq u e d e la g e n è se d u m a ­ c h ia v é lis m e et à île p riv er du d ém on ism e q u ’on lu i attrib u ait tra d itio n n ellem en t. L ’a n a ly se d e Strau ss prend la v o ie d e la co n cep tio n tra d itio n n elle et tâ ch e d e l ’e x a ­ m in e r dans la lu m iè r e d e l ’a lte r n a tiv e c ’e st-à -d ir e d e l ’a u tim a ch ia v élism e. Il sem b le é v id e n t q u e L. S tra u ss .ne c o n n a ît pais le liv r e d e G ram sci c a r au trem en t il est d iffic ile d e s ’im m a g in er la cau se l ’a b se n c e d e p o lém iq u e à c e sujet.

29 II e n p arlait, a v a n t tou t, dans se s liv r e s su iv a n ts: D as E rw a c h e n d e s h is to - r isc h e n D en k en s im H u m a n ism u s d e s Q u a ttro c e n to (H isto risch e Z e itsc h rift, M ü - n ich , 1933, t. 147, p. 11 e t s.); H u m a n istic a n d P o litic a l L ite r a tu r e in F loren ce an d V e n ic e a t th e B eg in n in g o f th e Q u a ttro c e n to (C am bridge, 1955) et T he C risis o f th e E a rly Ita lia n R en aissan ce. C iv ic H u m a n ism a n d R e p u b lic a n L ib e r ty in A g e o f C la ssic ism an d T y ra n n y , t. I - II, P rin ceto n , 1955, t. p. 49 e t s.; I, p. 374 et s. et. t. II, p. 443 et s.

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creuser la tê te les plus ém inents esprits: comment concilier la prim au­ té de Florence avec l’union de toute l’Italie où la tradition assignait à Rome le rôle de capitale.

La liaison étroite des problèmes politiques avec l’in térêt porté à la science était à la base des écrits historiques de Machiavel avec son Hi­

stoire de Florence e t les Considérations sur les premiers d ix livres de T ite -L iv e 31 en tête. Dans cette dernière oeuvre M achiavel traite les

pensées de Tite-Live comme un point de départ à ses conceptions propres sur la comparaison de l’époque antique à la contemporanéité.

L’originalité de son point de vue concernant les problèmes historiques saute aux yeux déjà dans l’introduction à l ’Histoire. Les anciens histo­ riens — y lisons-nous — s’intéressaient exclusivem ent à l’histoire des guerres que m enait Florence avec les autres villes de l’Italie, tandis qu ’ils négligeaient les désaccords internes apparaissant dans cette ville et leurs conséquences. Machiavel déclare par la suite que cette lacune essentielle doit être comblée. Il veut élucider la genèse de ces contradic­ tions essentielles e t réelles qui existent toujours en tre les communs et les p a rtic ie n s3^. L’histoire ainsi conçue lie étroitem ent la politique avec l’histoire de la société e t conduit même parfois à une prépondérance prononcée des considérations sociales sur la politique lorsque les con­ flits sociaux constituent, pour M achiavel la leitm otif des considérations ce q u ’on aperçoit su rto u t dans les parties initiales de son Histoire.

La thèse la plus générale de Machiavel, concernant la structure de la société, est la suivante: les citoyens de tous les Etats se divisent en gou­ vernants dirigeants (govem anti dirigenti) et en gouvernés, dirigés (gover-

nati, d ire tti)33 La ligne de dém arcation entre ces deux groupes passe

à l’intérieur de l’organism e de chaque état e t est fixée par le résultat de la lu tte politique perm anente. Celle-ci, par contre se croisant souvent avec la lu tte économique, rem plit l’histoire de l’Etat. Florence lui sert d’exemple par l’intensité particulière des conflits en tre les groupes en désaccord34. P our tire r au clair les phénomènes actuels, M achiavel n e

31 Is to rie flo re n tin e a in si qu’I d isc o rsi so p ra la p r im a d eca d i T ito L iv io , d’a ­ p rès O pere, t. I - II, éd. F. F lora e t C. C ordié, M ilan 1.949-1950. M a ch ia v el é ta it un e n th o u sia ste d e la co n cisio n d u s t y le d e T ite-L iv e. Il m a n ife ste d a n s le tr o isiè m e ch ap itre du second liv r e des D iscorsi... q u ’il com m en ce p ar u n e cita tio n de T ite-L iv e: «C rescit in terea R om a A lb a e r.uinis». Il in terp rète la rg em en t cette p h ra se et il fin it s e s con sid ération s en rép éta n t la m êm e cita tio n q u ’il fa it p récéd er d ’u n e con statation q u e to u t ce q u ’il a v a it écrit, T ite -L iv e l ’a u ra it em b ra ssé en d eu x m o ts :(in due pa ro le) — O p ere, I pp. 240 - 242.

32 II déclare, dans son In tro d u ctio n , q u ’i l écrira au su jet «delle c iv ili d isc o rd ie e d e lle in trin se c h e in im ic iz ie , e d e g li e ff e ti ch e d a q u e lle sono n a ti» — II, p. 5. A u co m m en cem en t d u tro isièm e liv re, il écrit su r «le gravi e n a tu ra li in im icizie c h e so n o in tra g li u o m in i popolari e i n ob ili, cau sate d a il v o lere q u esti co m a n

-d are e q u egli n o n u b i-d ire» — II, p. 122.

33 A. G ram sci en trep ren d l ’a n a ly s e d e cette cla ssifica tio n , op. cit., p. 17.

34 «In prim o s i d iv iso n o intro i n ob ili, d ip oi i n o b ili e -il p op olo, e im u lti-m o il p op olo e la p leb e». O pere, t. II, p. 6. N ous tro u v o n s le s d escrip tio n s le s p lu s p én étra n tes d es lu ttes so cia les d an s le tro isièm e liv r e d e l ’H isto ire d e F lorence.

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M a c h ia vel et G u ich ard in 157

rev ien t pas trop profondém ent en arrière dans le tem ps; toutefois, ch er­ chant la genèse de l’État, il doit reculer à ses débuts. Il tra ite ce tte question avec u n réalisme qui lui est propre. R ejetant, notam m ent tous les m ythes et toutes les légendes qui s’y sont enracinées, il tâche de les concevoir comme une des étapes du processus de développem ent de l’hum anité. Dans le second chapitre du prem ier livre des D iscorsi35, il é c rit qu’ au fu r et à m esure de l ’accroissement de la population s u r la te rre , les hommes, d ’abord solitaires et dispersés, com m encèrent à s ’a- socier en groupes et, pour défendre contre les agresseurs, choisissaient p o u r chef celui qui se distinguait p ar sa force et sa m agnanim ité (di

maggior cuore). Ils devaient lui obéir et de ce devoir obligatoire naissait

la connaissance de ce qui est convenable e t bon (la cognizione delle cose

oneste e buone) et, ensuite, la notion de ce qui est équitable et juste.

M. C aprariis aperçoit dans cette description les débuts de la con­ ception du co ntrat social et constate que G uichardin, en com m entant l ’oeuvre de son ami dans ses Considerazioni, passe sous silence ce pas­ s a g e 36. It est à supposer que ce silence est causé par l’in térêt porté p ar

G uichardin au x questions de la politique pratique et non au x notions théoriques. De là, dans le contexte cité de ses Considerazioni, il con­ centre son attention sur les f ormes de l’É tat, donnant traditionnellem ent la prim auté à la form e «mixte». Ainsi G uichardin est p eu t-ê tre le p re ­ m ier écrivain à politiser l’oeuvre de Machiavel, ce qui, du reste, é ta it

conforme à la façon de penser de cet auteur.

Machiavel, dans ses Discorsi, aftire n o tre attention su r l ’in terdépen­ dance du caractère d ’une nation ou d ’un groupe national et du m ilieu dans lequel la nation ou ses citoyens développent le u r activité. Il écri­ v a it donc que les citoyens qui s’établissent dans les contrées stériles du pays (luoghi sterïlï) développent les traits caractéristiques d ’énergie e t d’assiduité au travail, tandis que ces citoyens qui o n t choisi leu r domicile s u r les terres fertiles (luoghi fertilï) deviennent vite paresseux et peu en­ treprenants. C’e st seulem ent p a r des prescriptions juridiques convenables qu ’on peut les prém unir contre le danger du marasme. C’est pourquoi M achiavel soulignait le rôle du droit dans la form ation de la m entalité sociale. Il rem arque, toutefois, q u ’à la base d ’une ingérence consciente dans ce domaine doit ê tre une analyse précise du milieu dans lequel doit agir le gouvernant. A son avis, la condition indispensable de tou te acti­ vité politique est de discernem ent sociologique largem ent conçu avec la prise en considération de l ’histoire du groupe social donné.

Machiavel docum entait chaque thèse se servant, grâce à son observa­ tio n attentive, d ’un m atériel politique à grande étendue. Il se passionne, principalem ent pour le problèm e des luttes politiques qu’il développera

85 O p ere, t. I, p. 98 et s.

36 V ittorio d a C aprariis, F rancesco G u icca rd in i, D élia p o liü c a a lla sto ria B ari

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ensuite dans quelques chapitres, en analysant en détail les résultats de la victoire du peuple à Rome et à Florence. Machiavel ne se contente pas de constater que les postulats du parti populaire de Florence étaient moins bien fondés que les exigences du peuple de Rome 37. Il voulait justifier cette opinion et, à cette occasion, il m ontrait les conséquences de la victoire du p arti populaire. Il explique la dégénérescence du p atri- ciat florentin (i nobili) par la thèse que les patriciens, désirant regagner de rôle im portant q u ’ils jouaient autrefois, se sont efforcés non seule­ m ent de se rendre pareils aux représentants du peuple, mais encore de créer l’illusion que ceci ait lieu en e f f e t38. Cette lu tte incessante en tre les divers groupes sociaux dans les villes conduisait à un déplace­ m ent constant du centre de l’équilibre politique où les patriciens balan­ çaient tour à to u r vers les uns e t vers les autres et conspiraient même avec les plébéiens pour m aintenir au moins les apparences de leur an­ cienne importance.

Dans cet essai pour saisir à fond l’essence-même de l’histoire inté­ rieure de Florence, rappelant les analyses sociologiques modernes, il n ’y a rien de la maladresse des chroniqueurs ou du prim itivism e des anna­ listes.

Machiavel a fait aussi l’analyse du régim e d ’une au tre ville ita­ lienne: Lucques 39. Dans ce cas aussi, il lie les transform ations du régim e politique avec la situation sociale de cette ville. Quoique cette petite dissertation avançât au prem ier plan les problèm es politiques et ceux du régime, l’au teu r a su discerner, d’une m anière précise, deux sphères d ’influence des organes d’F tat: influence du régime et influence sociale. La Signoria de Lucques — écrit-il — jouissant de l’autorité dans le do­ m aine du pouvoir territorial d ’État, ne l’a pas du tout chez ses ci­ toyens 40.

Nombre d’exemples servirent à Machiavel pour illustrer sa thèse gé­ nérale chaque lu tte politique consiste en une form ation constante, p o rtan t les traits d ’une régularité invariable, d ’une opposition dans le sein du p arti victorieux. C’est de là qu’il tire probablem ent ses argu­ m ents au profit de sa thèse sur la prévision fataliste du cycle des tran s­ formations constitutionnelles qui passent ae la monarchie à l’aristocra­ tie, de l’aristocratie à la démocratie, de la démocratie à l’anarchie qui conduit de nouveau à la monarchie, créant ainsi le début du cycle suc­ cessif.

Ceux qui sont au pouvoir — comme il le dit dans son Histoire de

Florence — trem blent sans cesse devant l’inconstance du peuple qui tend

37 O pere, t. II, p. 122.

38 «... con il govern o, con l ’an im o e con il m odo d e v iv e r e sim ili ai popolari n on solamaeote essere m a parere». O p ere, t. II, p. l'23.

39 S o m m a rio d e lle cose d e lle c ittà d i Lucca. O p ere, t. II, pp. 519 - 525.

40 «L’autorità d é lia sign oria sopra il contado loro e am p lissim a, sopra i e itta d i- ni e nulla». O pere, t. II, p. 519.

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M ac h ia vel et G u ich ard in 1 5 9

continuellem ent à de nouvelles transform ations (popolo e disideroso di

cose nuove). La mobilité constante d’esprit des plébéiens (m obïli anim i délia plebe), dont écrivait souvent M achiavel41, c’est, sans aucun doute,

une des causes de la dynam ique culturelle de la Renaissance en Italie. Bien que l’intention d’une telle constatation de l’au teu r ne fût n u llem en t flatteuse, elle contenait une juste appréciation du tra it caractéristique de plébéiens d e ces temps. Sur le fond de l’attitude conservatiste — donc statique — des dirigeants qui voulaient m aintenir le status quo ante, le peuple aspire à un changem ent de sa situation défavorable et donne con­ stam m ent des preuves d’une mobilité perpétuelle. Ce genre de consta­ tion de Machiavel, presque identique à l’opinion de Guichardin, perm et de lier le caractère général de la cu ltu re intellectuelle de cette époque à la situation sociale de certains centres urbains.

Entre beaucoup d’autres opinions et énoncés de ses contem porains, Machiavel nous a transm is le fragm ent d ’une allocution d ’un des plé­ béiens (uom ini plebei) qu’il considère comme u n des plus insolents et des plus expérim entés et dont il ne donne pas le nom. Ce chef anonym e constatait que les plébéiens devraient attaquer, les arm es à la main, car les esclaves fidèles resteron t toujours des esclaves et gli hom ini boni seront toujours pauvres; cela durera jusq u ’au jo u r où les esclaves ces­ seront d’ê tre fidèles et deviendront audacieux (infideli e audaci) et les pauvres se transform eront en gens rapaces et félons (rapaci e jrodolen-

ti ) 42. Cela témoigne dans quelle voie certains chefs des plébéiens vou­

laient m ener «la mobilité plébéienne».

Voilà comment les oeuvres de M achiavel liaient l ’histoire sociale à l’histoire politique en une seule totalité et les considérations su r l’É ta t avec les traits caractéristiques des ses citoyens. Là, où il p o u rrait sem bler qu’un citoyen moyen, non engagé en apparence, constitue seulem ent le sujet de la p artie jouée dans les conflits sociaux et politiques, M achia­ vel le traite toujours comme élém ent essentiel des transform ations, au mom ent où il n ’est seulem ent qu’un élém ent potentiellem ent im portant. De la m anière dont cette question est résolue ressort clairem ent que la masse de ce genre de citoyens neutres constitue u n facteur qui, dans l ’instance suprême, acceptera ou non l ’é ta t réel des choses. De là prennent leu r origines tous les efforts des gouvernants dans le but de gagner à le u r cause l’opinion du peuple. Machiavel évoque toute u n e série de sollicitations de ce genre en dénudant la technique compliquée de la distribution des offices, de la corruption, etc., pour gagner à sa cause les chefs les plus éminents.

Dans cet ensemble de moyens, M achiavel attrib u ait un rôle im por­ ta n t à la religion. Ses considérations au sujet de l’im portance de la

reli-41 O pere, t. II, p. 82 e t sur b eaucoup d ’a u tre p ages. 42 O pere, t. II, p. 144.

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gion comme un des instrum ents de la lu tte politique dans l’ancienne Rome ne sont pas de caractère «académique». Il parle, entre autres, de l ’emploi de la religion dans le but d’e n tirer profit p ar le gouvernants comme répression des révoltés; il m entionne aussi la préparation, à des­ sein, des énoncés d’o racles43. La comparaison du rôle que jouait la reli­ gion païenne avec celui joué par la religion chrétienne lui perm et de

saisir l’une des causes essentielles, à son avis, de l’affaiblissem ent des aspirations à la liberté. Il constate, notam m ent, que la religion chrétienne appréciait toujours très h au t la v ertu de l'hum ilité et celle de la con­ tem plation, ce qui provoque la passivité de l’hom m e envers son entou­ rage 44 II serait inutile de prouver que Machiavel estim ait justem ent les traits de caractère opposé. À son avis, le degré de la participation de l ’homme à la vie quotidienne décide de la valeur du citoyen et les insti­

tutions particulières possèdent la valeur que leu r donnent les hommes. Voilà le principe de base de «l’anthropocentrism e» de M achiavel et c’est le point de vue qui a m arqué de son em preinte tous ses écrits.

Une des m anifestations de cette attitu d e est aussi, en tre autres, sa conception connue d’une nouvelle organisation de l’arm ée q u ’il présente déjà dans ses Discorsi: substituer aux forces m ilitaires m ercenaires une «milice nationale». M achiavel a su tire r une conclusion générale des con­ séquences désavantageuses de l ’engagem ent de condottieri bien payés qui étaient toujours p rêts à passer au camp ennem i en vue d ’u n plus grand profit. Aussi reje tte-i-il la m axim e répétée alors, que l’argent est le nerf de la guerre; il constate q u ’elle n ’était pas vraie, m ettan t en question de cette m anière l’idée de Tite-Live q u ’il estim ait beaucoup. À son avis — les buoni soldati constituent le n erf de la g u e rre 45.

Avec leu r aide, on peut conquérir tout, l’a r y compris, tandis que même l ’o r n ’aidera pas à recruter de bons soldats qui se b attraie n t vail­ lamment, persuadés du bien-fondé de leur cause.

Malgré que M achiavel s’exprim e d ’une m anière désavantageuse sur la variabilité de sentim ents du peuple, dont les effets défavorables peuvent freiner seulem ent une au torité très forte, il a su im partiale­ m ent analyser les causes de cette variabilité et il était d’avis que ce n ’est pas le peuple mais le souverain qui est responsable de cet é ta t de choses.

Sa thèse est donc en contradiction avec les opinions des plus émi­ nentes autorités contemporaines et anciennes avec Tite-Live en tête. Se­ lon Machiavel, la collectivité des hommes (la m oltitudine) n ’est pas moins invariable et instable q u ’une individualité, c’est-à-dire le

diri-43 V o ilà le titr e du tr e iz iè m e ch a p itre du p rem ier liv r e d e s D iscorsi: «Corne i R om ani s i serv iro n o d é lia relig io n e per ord in are la c ittà e iper se g u ir e l e loro im p resse e ferm a re tu m u lti». Il écrit s u r le s o ra cle s 'dans l e ch ap itre su iv a n t. O pere, t. I, p. 13CL ert s.

44 «... h a glo rifica to p iù gli uom ini u m ili e contem pdativi c h e g li attiv i» — D iscorsi, liv re IIe , chap. 1. O pere, t. I, p. 23®.

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M a c h ia vel et G u ich ard in 1 6 1

géant, mais au contraire. Sous le règne d ’u n e bonne loi, la collectivité est supérieure à l’individu p ar la stabilité de ses convictions et, en plus, elle cède plus facilem ent à une persuasion orale, tandis que le souverain ne q u itte souvent sa m auvaise voie que sous la pression d e la force. Une organisation d’État, bien réfléchie e t stabilisée, fa it que le peuple qui la réalise vaut plus que le so u v erain 46. Aussi, n ’est-il pas accidentel, constate Machiavel, que «la voix du peuple» soit appelée «voix de Dieu». Aussi, faut-il estim er plus h au t le régim e dém ocratique de l’ancienne Rome que le régim e aristocratique de S parte ou bien comme il l’écrit dans son prem ier livre des Discorsi, la funeste politique féodale de l’aristocratie dans les temps qui lui sont contemporains, M achiavel é ta it le prem ier écrivain qui a it mis en doute — comme l’écrit Strauss — au nom de la grande foule de citoyens, l’opinion traditionnelle su r le pré­ tendu monopole de l’aristocratie dans les questions d ’u n gouvernem ent convenable 47. Voilà la m anière dont M achiavel comme prem ier, n e comp­ ta n t pas M arsile de Padoute, ait su tire r des conclusions p ratiq u e des relations observées sous le régime com m unautaire italien où le rôle dé­ cisif incombait, avec succès, au x gens venus d u peuple.

Dans la lum ière de ces considérations, devient clair le b u t suprêm e de Inorganisation d ’u n É tat: l’adaptation des citoyens à la vie sociale. Ce principe de Machiavel, lu i étan t commun avec les principes de la doc­ trin e politique de beaucoup de ses contem porains, signifiait la ru p tu re avec l ’ancienne trad itio n qui, suivant les traces de S aint A ugustin, voulait voir dans l ’É tat te rre stre uniquem ent u n échelon prép arato ire à la vie dans l ’É tat céleste.

Ce pas im portant vers la laïcisation du régim e d’É tat fu t accompli avec la participation de l’idée qui était — au moins en p artie — de ca­ ractère utopique. Quoique M achiavel interdise nettem ent des considéra­ tions de ce type, dans tous ses livres ap p araît la vision d’un E tat ideal sous form e d ’une „république bien organisée” (republica bene ordinata) q u ’il opposait à une république «mal organisée» toujours nuisible au x citoyens 48.

Dans ses Discorsi, il appelait parfois cette dernière «État populaire»

,(stato popolare), c’est-à-dire u n tel État, où chacun identifie la liberté

avec la possibilité d’agir à sa guise dont la suite sont des «milliers de torts» (m ille ingiure). Certainem ent, dans ce cas, le seul m oyen radical et préventif est l’établissem ent d ’u ne bonne organisation d ’État, 'basée

48 «... un p op olo c h e com anda e sia b en e ord in ato, car è stab ile, p r u d en te e gra - to n o n ailtrim ente c h e u n p rin cip e, о m e g ilio c h e un p rin cip e» — D iscorsi, liv r e I,

chap. 58. O pere..., t. I, pp. 217 - 222.

47 L. Straus®, T h o u g h ts on M a ch ia velli, G len co e (111.), 1958, p. 127.

48 V o ir p a r e x e m p le D iscorsi, liv r e I, chap. 20. O p ere, t. I, p. 148; t. I, p. 24 — I, p. 153; II, p. 19 — I, p. 286 et H isto rié F lo ren tin e, liv r e II, chap. 1 — O pere, t. II, p. 50 e t liv r e X I e, chap. 2 — O p ere, t. II, p. 275. O n p eu t m en tio n n er b ea u ­ coup d ’e x e m p le s d e c e genre.

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sur des ordonnances de droit public bien-fondées qui seraient capables de lim iter les possibilités des torts faits p a r les uns aux autres.

A l ’avis de Machiavel, les hommes font du bien aux autres seulem ent lorsqu’ils y sont forcés 49. Il répète maintes fois cette opinion mais elle est form ulée le plus distinctem ent dans son Prince: les hommes sont des êtres ingrats qui désirent év iter le danger et convoitent les p ro fits 50. Comme le constate Borkenau, Hobbes pouvait, sans peine, trouver sa thèse fondam entale (homo hom ini lupus) toute faite et form ulée de m a­

nière presque identique dans l’oeuvre de Machiavel 51.

Dans son troisièm e livre des Discorsi, Machiavel arrive, après une analyse fort précise, à la conclusion que la n atu re hum aine est invariable depuis des siècles. Et quoique l’homme, au cours de sa vie, change sa m anière de voir, les convoitises qui lui sont propres dépassent toujours ses possibilités d e réalisation 52. De cette façon, chacun est, pendant toute sa vie, em pêtré dans des conflits en tre ses désirs et la possibilité de les réaliser. Cela le conduit souvent à considérer un individu particulier d ’une m anière statique, mais l ’entourage dans lequel v it et agit cet in­ dividu est toujours conçu d’une m anière dynamique. En p arta n t de cette présom ption — ce q u ’a rem arqué H. M ayer — M achiavel transforme, en quelque sorte, le caractère des personnages ém inents décrits p ar lui d ’une telle façon qu ’on puisse p a rle r d ’une „typologisation” variée en rapport avec le rôle historique qu’il le u r désignait dans sa conception de l ’histoire (Théodoric le Grand, César Borgia, Castruccio Castracani, et d ’au­ tres).

Machiavel nous transm et les résultats de ses observations dans une langue claire, simple et concise. Il rejette la rhétorique e t la moralisa­ tion. Les reliquats de l’ancienne tradition des écrivains apparaissent chez lui seulem ent dans la sphère formelle; p ar exemple, les titres de tous les chapitres du Prince sont formulés en langue latine, tandis que le reste du texte est écrit en italien, de même que les fragm ents authentiques ou les éconcés, sans doute, stylisés, dans la narration. C’était une m anière héritée de la litératu re hum aniste d’ancien type qui, à son tour, p re­ n ait pour modèle les auteurs antiques.

Ce dernier exemple prouve que Machiavel a su — comme G

ui-49 «... g li u om in i non op eran o m a i n u lla b en e, s e n o n p er n ecessita » — D iscorsi, Jivre I, ohap 3. O pere, t. I, p. 103.

50 «... ingrati, v o lu b ili, sim u la to ri e diasim ulatori, fu g g ito ri d e p ericoli, cu pidi, di guadagno...» Il p rin c ip e , chap. X V II. O pere, t. I, p. 53.

51 F. Borkenau, D er U ebergan g v o m feu d a le n zu m b ü rg erlich en W e ltb ild , P a­ ris 1934, p. 458.

52 D iscorsi, liv r e I, chaip. 37 — O pere, t. I, p. 175. L a m ê m e ch o se dams l ’in ­ trod u ction d u seco n d ch ap itre d e cette o eu v re: O p ere, t. I, p. 229. L. O lschki fa it rem arq u er q u e M ach iavel, en p a rla n t d e l ’in v a ria b ilité de la n a tu r e h u m ain e, a v a it e n v u e seu lem en t le s passion s h u m a in es qui resten t toujours le s m êm es. M a ch ia - v e lli th e S c ie n tis t, p. 32. Par contre, i l croyait en la p o ssib ilité d e ch a n g em en ts des c on viotion s in te lle c tu e lle s d e l ’hom m e. Il a p p ela it donc, a van t tou t, à la raison du lecteu r, c e qui, d u reste, é ta it un tra it ca ra ctéristiq u e des é c r iv a in s de la R e­ n aissan ce.

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M ac h ia vel et G u ich ard in 163

chardin — rem plir la forme traditionnelle d’un nouveau contenu, grâce à quoi la saturation de son oeuvre p a r la réalité a gagné en acuité. Il fau t y ajo uter encore diverses observations su r la vie économique de Flo­ rence, prises sur le vif, dont il a enrichi son m atériel facto g rap h iq u e53, de m êm e que les Villani le faisaient av an t lui.

Un lecteur atten tif de Machiavel trouvera dans ses oeuvres non seu­ lem ent des tableaux de la vie de diverses cités italiennes, mais aussi d’autres pays. A côté des descriptions des rapports existant dans les villes italiennes, comme Florence, Milan ou Naples, il consacrait beaucoup d’ attention à ce qui se passait en France, en Suisse et en Allemagne. Il réfléchit sur les causes de la corruption, universelle alors, et il arrive à la conclusion que la situation politique en France favorise cet état de chose — su rto u t parm i les aristocrates — plutôt que le régim e existant en Allemagne. Les villes allem andes ont m érité un éloge p a rti­ culier de Machiavel car elles seules, à côté des villes suisses, ont su m aintenir intacte la liberté de leurs citoyens 45.

Les exem ples cités — et on peut les m ultiplier à souhait — prou­ vent que Machiavel savait exploiter les deux élém ents de la création, dont il parle dans son Introduction aux Discorsi: les connaissances litté ­ raires et la richesse de son expérience. Il a élevé cette dernière au rang d’u n critère d ’évaluation de la doctrine: il trouvait justes toutes les con­ ceptions qui aient tenu tête à un essai de confrontation avec la realité. Il n ’est pas difficile de rem arquer que M achiavel dosait dans ses écrits, avec connaissance de cause, deux genres d ’exem ples: ceux q u ’il tro uvait dans la lecture et ceux qui lui dictait sa propre expérience. Cela dépendait du caractère e t de la destination de ses oeuvres. L’histoire était pour lui toujours encore de la lecture, tandis que «la politique» était un champ d’action dans la contemporanéité. Ses Discorsi, comme oeuvre h i­ storique, contiennent beaucoup plus d ’exemples tirés de l’A ntiquité que le Prince, traité politique, où il donne la préférence aux exem ples con­ tem porains 55. Sous un autre point de vue, cette m anière de faire lui

53 E. G ebhart, op. cit., p. 38 e t s.

54 II é c r iv a it à c e su je t d an s l e chap. 19 du II liv r e d es D isc o rsi et d a n s le chap. 10 et 12 du P rin ce. L es éd iteu rs d u P o r tr a it d e la F ran ce e t d e l’A lle m a g n e en p u b lia n t la trad u ction fr a n ç a ise d u te x t e de M a ch ia v el co n sta ten t a v e c raison dans leu r in tro d u ctio n q u ’il é ta it «essen tiellem en t u n h istorien » e t q u ’il «acquit un e e x p é r ie n c e d es a ffa ires p o litiq u es q u e m a in t p r in c e lu i e û t e n v ié e . Son o u v ra g e n ’e s t q u e le fru it d e cette exp érien ce». P orren tu ry, 11944. Il e st d e ffic ile d e n e p a s d on n er r a iso n à c e tte op in ion .

55 L. S trauss, e n attira n t l ’a tten tio n su r c e p rob lèm e, a fa it u n e ju x ta p o sitio n fort in téressa n te: d a n s le s D isco rsi se u le m e n t 2 ch a p itres (sur 14) d o n n en t d e s e x e m p le s d e la co n tem p o ra n éité, ta n d is q u e dans le P rin c e 8 ch ap itres (sur 26) c o n ­ tien n en t des e x em p les se u le m e n t d e l ’h isto ir e co n tem p o ra in e. D ans le P rin c e i l n ’y a p a s d e chap itre qui con tien d rait des e x em p les p u isés e x c lu s iv e m e n t d e l ’h isto ir e a n tiq u e ta n d is q u e le s ch ap itres des D isco rsi co n tien n en t se u le m e n t d e s e x e m p le s tirés d e l ’hisitoiire antique. O p. cit., p. 16 et 301, n o te 3. D e m êm e, dans le P rin ce, M a ch ia v el n e fa it p a s d ’a llu sio n s à T ite-L iv e, ta n d is q u e l ’a x e d es D isco rsi con ­ stitu en t les co n cep tio n s d e c e t écriv a in a n tiq u e — co m m e ci-d essu s, p. 122.

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perm ettait de trouver l’équilibre en tre l’érudition historique et l’actuali­ sation du riche m atériel dont il exem plifiait son arg u m en tatio n 56. Ce qui est plus im portant encore, c’est qu’il ne m élangeait jam ais ces deux groupes d ’exemples. Au contraire, il les s é p a ra it57 distinctem ent en accentuant très nettem ent que l’authenticité des événem ents vus de ses propres yeux peut seulem ent ê tre vérifiée d ’une m anière em p iriq u e58, ce qui lui assure une prépondérance prononcée.

L. Olschki 59 aperçoit une ressemblance en tre la m éthode scientifique adaptée p ar Machiavel e t cette dont se servaient les ém inents savants techniciens du XVIe siècle: elle consistait dans une m anière identique de poser le problèm e e t — ce qui était, au m om ent donné, le plus essen­ tiel—à isoler, à dessein, les élém ents particuliers pour chercher ensuite à résoudre la question en confrontant la théorie à la pratique. A la lum ière des considérations concernant la méthode scientifique de Ma­ chiavel, cette supposition semble être to u t à fait justifiée. Il fau t encore ajouter que les tentatives de ce genre lui p erm ettaien t de construire les notions historiques universelles. Ce genre de principe général se m ani­ feste dans to ut le cours de la pensée de Machiavel. Il apparaît distincte­ m ent dans les Discorsi où l’auteu r constate, dans l ’introduction, que c’est l ’u tilité qui doit diriger les recherches historiques 60.

Au Nord de l’Europe les sciences historiques allaient de pair su rto ut avec la géopraphie et l’ethnographie, tandis que dans le Midi elles s’en- grenaient toujours à la politique et à la théorie de l’É tat e t du droit. C’étaient les besoins de la vie qui en décidaient. Les historiens du Nord n ’étaient pas mêlés tellem ent aux conflits politiques que ceux du Midi et, s’ils n ’étaient pas de simples chroniqueurs à la cour des souverains ou des écrivains politiques — ils s’intéressaient su rto u t aux problèmes exotiques concernant les confins de l ’Europe, l ’Asie ou l ’Amérique. Le sort des historiens italiens, surtou t des historiens politiques, était étro ite­ m ent lié avec l’histoire des cités, c’est-à-dire des villes-États. Ils sa­ vaient apercevoir les m anifestations de la vie sociale p arto u t où celles-ci étaien t liées avec le problèm e de l’É tat. C’est de là que venait la gran­ deur de leurs idées e t la variabilité de leurs sorts e t de leur carrière. C’est de là que n aîtra leur aptitude à lier la théorie à la pratique et la capacité de généraliser les phénomènes observés de jo u r au jour. L ’es- sence-même de la conception de ces historiens et, p a r dessus tout, celle des plus ém inents comme Machiavel et Guichardin, va ê tre évaluée par

56 «M ach iavell’s en terp rise th erefo re req u ires k n o w le d g e o f m o d e m as w e ll a s o f th in g s a n cien t; it c a n n o t b e ithe w ork o f a m ere antiquarian» — L. Strauss, op. cit., p. 86.

57 V oir, à titr e d ’e x e m p le , D iscorsi, liv r e IIIe , chap. 42. 58 L. Straus®, p. 320, n o te 95.

58 Op. cit., t. II, p. 305.

60 «... u tilité p er la q u a le si d ebbe ricercare la cogn izion e d ella iistoria». Opere..., t. I, pp. 90 - 91.

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