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L'image de l'Autre dans la littérature coloniale française au Maghreb

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L'Image de l'A u tre

dans la littérature coloniale française

au Maghreb

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A k a d e m ia P e d a g o g ic z n a im. Komisji Edukacji Narodowej

w Krakowie

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M aria Gubińska

L 'Im a g e d e I'A u t r e

dans la litté ra tu re c o lo n ia le française

au M a g h re b

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RECENZENCI

prof, dr hab. A N N A DRZEWICKA prof. dr hab. REMIGIUSZ FORYCKI

® Copyright by Maria Gubińska 6t Wydawnictwo Naukowe Akademii Pedagogiczne!, Kraków 2 0 0 2

projekt okładki Ja d w ig a Burek

ISSN 0239-6025 ISBN 8 3 -7 2 7 1 -1 5 3 -4 R e d a k c |a /D z ia ł P ro m o cji W y d a w n ic tw o N a u k o w e A P 3 1 - 1 1 6 K ra k ó w , u l. S tudencka 5 te l./fa x ( 0 1 2 ) 4 3 0 - 0 9 - 8 3 e-m ail: w y d a w n ic tw o @ a p .k ra k o w .p l ła m a n ie Jadwiga Czyżowska

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In t r o d u c tio n

e stéréotype de l'Autre, de «l'étranger», est surtout évident dans la littérature coloniale de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, à l'époque de l'expansion coloniale et de l'importance des idées impéria­ listes en France. Le contexte historique et sociologique de cette probléma­ tique ne peut pas être négligé car la littérature coloniale par sa définition même n'est pas idéologiquement innocente.

D'une part la rencontre inévitable du «colonisateur» et du «colonisé» a lieu dans des conditions géographiquement et idéologiquement fort prononcées, d'autre part, cette relation se réfère à un paradigme «maître- esclave» qui est un cas particulier de la rencontre de l'Autre, d'autrui, et c'est cette problématique qui nous intéresse le plus. Cette étude en aucun cas ne prétend déterminer le degré d'authenticité d'une image donnée par rapport à une «réalité» (en effet, comment définir cette réalité?), mais elle devra montrer comment ce monde «réel» fonctionne dans des ouvrages littéraires choisis, dans une période historique bien déterminée. La perspe­ ctive comparatiste, plus précisément «imagologique» nous semble perti­ nente car d'après Daniel-Henri Pageaux cette approche donne la possibi­ lité d'étudier la tension permanente entre «je» et «l'Autre», entre «ici» et «ailleurs». L'analyse de l'image littéraire, de l'espace tendu entre deux pô­ les, si éloignés, semble-t-il, est l'objet de notre travail.

Dans notre premier chapitre nous présentons un aperçu de la littérature exotique et coloniale; nous y essayons de définir la littérature coloniale en tant que phénomène, son contexte politique et idéologique ainsi que ses critères de classification.

Le corpus de notre travail porte sur des ouvrages choisis d'auteurs qui représentent quelques modèles du roman colonial : le roman

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colono-centriste de Louis Bertrand, le roman algérianiste de Robert Randau, le roman indigénophile d'Isabelle Eberhardt, des récits de voyage de Gide, une nouvelle de Colette et un roman anticolonialiste de Montherlant. Bien que des critiques qualifient ces ouvrages de «coloniaux», il nous semble que certains de leurs auteurs sont sortis des moules imposés, parfois trop orthodoxes, ce qui a produit des transgressions étonnantes mais intéres­ santes à étudier.

L'analyse du discours littéraire amène à la découverte de l'image de l'Autre où l'absence ou bien la présence du dialogue révèle la négation du

statu quo de l'Autre ou son acceptation. Ce discours n'est jamais trans­

parent; il n'est pas rare d'y trouver des échos voilés ou évidents des idées expansionnistes, des phobies ou des craintes personnelles. Qui est l'Autre dans la prose coloniale française et comment il y est présent? Voici les questions auxquelles nous voudrions répondre dans notre travail.

Bien que la Pologne n'ait jamais eu de colonies outre-mer stricto

sensu, des penchants coloniaux des seigneurs polonais des confins orien­

taux de l'ancienne Pologne sont faciles à saisir dans plusieurs mémoires ou même romans d'écrivains polonais qui ont vécu sur ce territoire mythique vers la fin du XIXe et dans les premiers quarante ans du XXe siècle. La réflexion portant sur cette image de l'Autre dans la littérature des confins et dans le roman d'aventures pour les jeunes de Henryk Sien­ kiewicz, nous semble digne d'intérêt d'autant plus qu'elle s'inscrit dans la même aire des études imagologiques qui nous occupe. Dans notre con­ clusion nous réfléchirons sur cette problématique qui pourrait être le point de départ d'une étude comparée à développer; plus détaillée et complète.

Nous avons choisi six auteurs fiançais dont les textes nous semblent emblématiques de l'époque choisie; notre travail en aucun cas n'est une étude exhaustive et il n'y prétend pas. Choisissant ces écrivains nous avons voulu montrer la variété des regards et des acceptions de l'Autre dans des années bien déterminées idéologiquement.

Notre travail portant sur la littérature coloniale française relative aux pays du Maghreb concerne une période marquée par deux dates impor­ tantes dans l'histoire maghrébine, française et mondiale : l'instauration du Protectorat français en Tunisie en 1881 et le début de la Seconde Guerre Mondiale. Ces deux événements jalonnent l'époque de l'empire colonial français qui correspond à cet espace de temps où le discours idéologique semble résonner le plus fort. De prime abord, nous tombons dans l’engre­ nage historico-idéologique qui déterminera la littérature de l'époque coloniale. Il semble difficile de parler de cette littérature sans prendre en

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considération tout un dense réseau de liaisons et d'interactions de. la lit­ térature et de la société, de la littérature.et de l'idéologie.

A l'époque qui nous intéresse, la conquête de l'Algérie. ( 1830) est déjà bien achevée, le Protectorat de la Tunisie (1881) établi, en 1912. le maréchal Lyautey instaure le.protectorat français au Maroc; dans un tel contexte historique, la littérature coloniale.risque d'être instrumentalisée.

* * *

Nous voudrions exprimer notre reconnaissance et nos remerciements à M. J an Prokop, professeur de littérature à l'Académie de Pédagogie de Cracovie, qui a inspiré et dirigé la rédaction de cette étude, dont les remarques, conseils,, suggestions et encouragements nous ont été précieux dans la rédaction de notre travail. Nous tenons aussi à remercier Mme Martine Mathieu, professeur de littérature à l'Université Michel de Mon­ taigne de Bordeaux III, qui a bien voulu nous procurer certains documents et renseignements particulièrement utiles pendant nos séjours à Bordeaux. Notre reconnaissance va aussi à M. Dominique Rougé, notre consultant linguistique qui s'est donné la grande peine de réviser l'ensemble et d'y apporter d'importantes précisions et suggestions.

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Pa n o r a m a de l a l it t é r a t u r e EXOTIQUE ET COLONIALE

I

l est toujours problématique de classifier tendances, courants, écoles, événements littéraires. La littérature coloniale ou exotique ne fait pas ici exception et il n'est pas étonnant de tomber sur la constatation suivante : «La réflexion sur la littérature exotique met les chercheurs dans une situation désagréable»1 ou bien sur celle de Martine Astier Loufti qui parle «d'un problème obsédant de terminologie»2 concernant la littérature portant sur les colonies car le texte colonial ou colonialiste n'est pas toujours un texte exotique (nous reviendrons sur ce problème plus tard). Pour les représentants du mouvement «algérianiste» le non-exotisme du texte littéraire est un critère capital qui décide de la véracité du discours; remarquons cependant que la littérature de voyage ou viatique, comme le veut Pierre Halen, repose sur une distance du même par rapport à l'autre ou bien sur une dialectique même/autre, pour citer Jean-Marc Moura. Le discours dialogique fondé sur la relation le même-autrui, ou sur un autre couple je-l'Autre, pour reprendre Lévinas, semble être la dominante de chaque texte exotique et surtout de sa variété qu'est le texte colonial. Pour éviter les définitions simplistes, Moura précise que

l'exotisme ne veut pas dire un simple changement de décor, [...] l'inspiration exotique suppose une certaine attitude mentale envers l'étranger, une sensibilité particulière, développée dans le contexte d'un voyage.3

1 D. Brahimi, Enjeux et risques du roman exotique français, textes réunis par A . Buisine et N . Dodille, Didier, 1988, p. 11.

2 M . Astier Loufti, Préface de Littérature et colonialisme, l'expansion coloniale vue dans la littérature romanesque française 1871-1914, Mouton, 1971, p. V III.

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Le périple littéraire est d'abord pour lui une quête.

L'histoire du mot «exotisme» commence par l'adjectif «exotique» qui apparaît pour la première fois dans le Quart Livre de Rabelais en 1548 :

diverses tapisseries, divers animaux, poissons, oiseaux et autres marchan­ dises exotiques et pérégrines qui étaient en l'allée du môle et par les halles du port. Car c'était le tiers jour des grandes et solennelles foires du lieu, auxquelles annuellement convenaient tous les plus riches et fameux mar­ chands d'Afrique et Asie.4

Comme le souligne Maigne, le terme «exotique» associé au substantif «marchandises» et «pérégrines» implique un déplacement dans l'espace et concerne des productions qu'on «[...] extrait de leur monde d'origine pour les amener dans un autre monde.»5 Au fur et à mesure, on assiste à plusieurs glissements de sens du mot, dit Maigne : le premier concerne le passage du naturel au culturel, le second d'une valeur purement objective («d'ailleurs, étranger») à une valeur impressive («étrange») et enfin le troisième qui mène directement à «l'européanocentrisme affiché», qui est appelé par l'auteur «l'exotisme à sens univoque» où le discours est centré sur l'Occident. Le substantif «exotisme» apparaît en 1845 (Maigne cite le

Dictionnaire étymologique de la langue Française de Bloch et Wartburg),

dans la période de l'expansion coloniale où l'ensemble des représentations des Français, en littérature comme en art ou en politique, renforce le pays dans l'image de la supériorité de la civilisation occidentale, avec une ouverture “bienveillante” sur l'étranger lointain, considéré comme inférieur, barbare, mais intéressant.6

Maigne met aussi en valeur le principe dialogique sur lequel est fondé l'exotisme :.

Tout dans l'exotisme est en effet question d'image de soi et de rapport à l'autre, le terme ne prenant sa valeur que dans la relation dialogique entre ces deux pôles opposés. C'est de là qu'est né l'exotisme, de là que viendront sa fissure, sa déchéance puis sa subversion.7

Remarquons encore que dans les ouvrages rudimentaires sur l'exo­ tisme comme L'exotisme. La Littérature coloniale de Louis Cario et Char­

4 Cité d'après V . Maigne, «Exotisme : évolution en diachronie du mot et de son champ sémantique» in Exotisme et création, Actes du colloque, Lyon, L'Hermès, 1985, p. 9. 5 Ibid., p. 10.

6 Ibid., p. 12. 7 Ibid., p. 13.

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les Régismanset publié par Mercure de France en 1911 ou dans les deux volumes de L'Exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand

de Pierre Jourda publiés en 1938 et en 1956, on met accent surtout sur la distance géographique comme critère primordial pour juger de l'exotisme d'un ouvrage littéraire concerné, et non sur le discours dialogique. Cario et Régismanset indiquent l'ancienne ligne de partage entre «les errants et les sédentaires» et ce sont les premiers qui assouvissent (ici les auteurs citent Ernest Babut)

une nostalgique d ilectio n pour les pays du soleil. [...J nous subissons toujours l'hérédité m illé n a ire de cet instinct qui orien te sans cesse l'exode de nos races, fille s du nord glacé, vers le coeur brûlant de la terre. [...] E n fin , la littératu re satisfait encore ce perpétuel désir de la lo intaine aventure, reste de l'esprit nom ade de nos p rim itifs ancêtres.8

Les voyageurs se dirigent vers les pays du soleil, vers le Sud, pour répondre au besoin d'un changement radical de paysage et fuir le climat du Nord. Pierre Jourda va plus loin dans son acception géographique de l'exotisme intitulant l'un des chapitres de son livre «Toute la Terre» où il mentionne des voyages en Russie soviétique (de Georges Duhamel, d'André Gide, d'Eugène Dabit) comme la continuation, à un siècle de distance, de celui du marquis de Custine par exemple, ou bien des pages de Paul Morand consacrées aux coutumes Scandinaves.

Suivant le découpage chronologique, Cario et Régismanset présen­ tent les Grecs et Phéniciens qui «éprouvent les premiers désirs de con­ naître les peuples qui les environnent.»9 Ils n'oublient pas de citer les noms de Hérodote, Homère, Platon, Hippocrate, Aristote dont les descrip­ tions des pays lointains témoignent de «[...] l'existence dans l'antiquité d'une littérature exotique, mais limitée.»10 Ils apprécient aussi le rôle des missionnaires, auteurs de maintes relations de voyage.

Le deuxième groupe de voyageurs qu'ils nomment «les touristes» rassemble les gens de lettres du Moyen Age jusqu'à la fin du XVIIcmc siècle au nombre desquels figurent Froissart et Marco Polo, auteur du fameux Livre des merveilles du monde (1298), ainsi que Ronsard, Baïf, Scarron, Montaigne. Les titres des ouvrages nés des grandes découvertes géographiques s'y trouvent aussi mentionnés. Comme le souligne Moura,

8 L. Cario et Ch. Régismanset, L'Exotisme. La Littérature coloniale. Mercure de l'rance, 191 l,p. 16.

9 Ibid., p. 30. 10 Ibid.

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la pu blication de la grande épopee m arine du Portugais C am oens, Les Luisiades (1 5 7 2 ) do m ine la littérature de voyage héroïque du tem ps. E lle célèbre le périple de Vasco de G am a autour du Ç àp de B on ne Espérance ju squ 'aux Indes en 1 4 9 7 -1 4 9 8 . A v e c elle, le m o tif du vo yag e d e vien t un signe essentiel du po uvoir de l'hom m e sur des réalités sp irituelles et m até­ rielles d'un accès d iffic ile .11

Ajoutons aussi que Le Livre des Merveilles de Marco Polo devient une source d'informations sur l'Orient qui est jusqu'ici, d'après le com­ mentaire de Moura, mal connu et que cet ouvrage regorge d'exagérations et d'observations précises et merveilleuses en même temps. Là où Cario et Régismanset voient un exotisme classique, Moura aperçoit un merveilleux «omniprésent, véritable marque culturelle de l'Europe médiévale.»12 N'ou­ blions pas non plus que le Moyen Age apporte une vision dénigrée de l'Islam avec La Chanson de Rolandet que les croisades ont une influence sur l'image du «[...] Sarrasin, l'infidèle. La rupture est irrémédiable entre Occident et Islam, car l'alliance avec cet infidèle est dès lors péché.»13 Cette image évoluera avec le temps pour aboutir à des figures de l'Autre moins violentes. En 1557, André Thevet publie ses Singularitéz de la France antarctiqueoù il décrit des Indiens du Brésil mais cette descrip­ tion des cannibales est loin de les idéaliser et comme telle ne pourrait pas véhiculer le mythe du bon sauvage. Comme souligne Todorov,

L'im age du bon sauvage jo u e ra un rôle im portant entre le X V I e et le X V I I I e siècle, sans être pour autant la seule im age des populations lointaines, ni m êm e l'im age dom inante. E lle sera présente, en p a rticu lier, dans les relations de voyage, qui sont alors un genre littéraire très en v o g u e .14

1703, date de la publication des trois volumes de l'ouvrage du baron Lahontan intitulés Nouveaux Voyages, Mémoires de l'Amérique septen­ trionale et Dialogues curieux entre l'Auteur et un Sauvage est une date cruciale à partir de laquelle on peut parler, reprenant Todorov, de l'image pure du «bon sauvage». Lahontan fait des Hurons un idéal à suivre car ce peuple obéit au droit naturel, leur religion est naturelle de même que leur comportement spontané. Le baron met aussi en valeur l'égalité écono­ mique observée chez ce peuple ainsi qu'un certain minimalisme écono­

11 J.-M. Moura, Lire l'exotisme, op. cil., p. 47. 12 Ibid., p. 44.

IJ Ibid., p. 40.

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mique et social; les Hurons se contentent d'un minimum vital à l'opposé des Européens qui aiment le luxe.

Le mythe du bon sauvage trouvera ses continuateurs au XVIIIe siècle avec Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville où l'in­ fluence de Lahontan est évidente, et surtout avec Jean-Jacques Rousseau, cet adepte de l'idée d'un âge d'or de l'homme qui correspond selon l'auteur du Discours sur l'origine de l'inégalité à un compromis hypothétique entre l'état de nature et l'état actuel de la société et qui est cet état sauvage où l'homme a connu son plus grand bonheur. Ce mythe perdurera au cours des deux siècles suivants dans ses nombreuses mutations de tonalités différentes.

Signalons encore que le XVIIIe siècle apportera le célèbre Voyage

dans les Alpes de Saussure (1779), mais cette époque sera remarquable

surtout par «[...] le genre descriptif [...] cultivé par nombre de touristes et de voyageurs [qui] atteindra son apogée avec Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand.»15 16

Les Isles (les Antilles, la Guyane) deviennent le cadre privilégié du décor romanesque et enfin l'Orient est en vogue grâce, entre autres, à la traduction des contes des Mille et une nuits en douze volumes ( 1704— -1717) de Galland à qui on doit aussi à l'époque la traduction du Coran. C'est toujours l'Orient qui servira à Montesquieu pour mettre en évidence les inconvénients du système politique français ainsi que des préjugés français en utilisant «l'exotisme renversé» (l'expression de Cario et Régis- manset). Voltaire, Diderot, Marmontel restent fidèles à ce goût pour l'Orient et pour l'Extrême-Orient. Le XVIIIe siècle semble particulière­ ment favorable à tout ce qui est étranger, oriental au sens de pittoresque, bizarre, non-ordinaire. La fin de ce siècle donnera Bernardin de Saint- Pierre et avec lui le roman exotique par excellence inspiré d'idées rous- seauistes: Paul et Virginie}6

Au XIXe siècle on mettra le cap sur différents lieux de la Terre, mais le voyage littéraire en Orient obtiendra un statut spécial, surtout au début et dans la première moitié de ce siècle, il participera de la mode, d'une sorte de rite non dépourvu d'objectifs plus concrets comme la recherche de nouvelles sources d'inspiration ou comme un remède au spleen éprouvé

15 L. Cario et Ch. Régismanset, L'Exotisme. La Littérature coloniale, op. cit., p. 63.

16 Les travaux de Boucher de la Richarderie Bibliothèque Universelle des Voyages et de N. Broc La géographie des philosophes sont des monographies richissimes portant sur les géographes et voyageurs français du X V I I I e siècle.

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par les habitants sensibles des grandes villes assoiffés de couleurs d'azur et d'aventures illicites. Le stéréotype de la promesse du bonheur oriental lié au soleil, à la ćhaleur, au relâchement des moeurs, fonctionne déjà à merveille dans l'imaginaire collectif des Français au moins depuis le XVIIIe siècle, c'est-à-dire depuis la diffusion de la traduction des contes des Mille et une nuits. Aucun des auteurs célèbres de l'époque ne part en Orient tabula rasa. Ces esprits emplis de fantasmes et stéréotypes orientaux partent là où toutes ces idées reçues seront soumises à «une vérification». Nous parlons ici de l'Orient compris de manière simpliste, réductrice même, fonctionnant au XIXe siècle où l'on considérait comme orientaux non seulement les pays asiatiques, donc l'Extrême ou le Proche Orient, mais aussi l'Afrique du Nord, l'Espagne même. Précisons encore que le mot «Maghreb» vient du mot arabe «Maghrib» qui signifie «Oc­ cident, c'est-à-dire là où le soleil se couche», évidemment par rapport aux pays du Proche-Orient et surtout à La Mecque. Le rappel de l'étymologie de ce vocable et la banalisation occidentale de son sens comme équivalent de l'Orient, trahit l'européanocentrisme du discours portant sur l'Orient.

Cette «vérification» s'accomplira de façon plus ou moins brutale; par­ fois elle aboutira à abattre des stéréotypes positifs ou négatifs. Le plus sou­ vent cependant il ne s'agira pas de changer quoi que ce soit de l'imaginaire oriental; ce qui comptera ce sera surtout l'acte de «toucher» ce qui fonction­ nait jusqu'à ce moment-là comme légende, conte, désir, fantasme, tableau. Loti, écrivain exotique type, se cherchera toujours lui-même dans une légion de voyages, pays, coutumes. Loti est un auteur exceptionnel par ses multiples périples et les témoignages de ses rencontres avec différents pays, mais il nous intéresse encore par les multiples critiques acerbes que lui adressèrent des auteurs qui s'occupaient de la problématique exotique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle et qui ne lui épargnèrent pas des remarques grinçantes s'il s'agit de l'approche «touristique» de ses tex­ tes, leur superficialité.

A l'opposé, on placera Victor Segalen (1878-1919), auteur de «la théorie du divers», infatigable dans sa quête de la différence. C'est lui qui «a opéré un véritable détournement du sens du mot “exotisme”, s'il s'est servi du même mot, c'est pour décrire une tout autre problématique.»17 Dans le début de son Essai sur l'exotisme (une partie de l'ensemble posthume), Segalen introduit la nouvelle notion d'exotisme :

17 G. Manceron, «Segalen et l'exotisme» in Essai sur l'exotisme, une esthétique du divers et Textes sur Gauguin et l'Océanie par V . Segalen, Fata Morgana, 1986, p. 10.

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Avant tout, déblayer le terrain. Jeter par-dessus bqrd tout ce que contient dé ifiésuseét dé rance ce mot d’exotismes Le dépouiller dé tous ses oripeaux : lé palmièr et lé'chameau; casque de colonial; peaux, noires et soleil jaune; [...] Te pouvoir d’exotisme [...] n’est que lé pouvoir dé concevoir autre. Il a écrit ces phrases en 1908 contre ceux qui voyageaient afin de collectionner des impressions. Cette redéfinition du mot .«exotisme» sera appréciée beaucoup plus tard, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Segaïên qui à accompli plusieurs voyages à Tahiti, en Chine, aux Etats- Unis, ne cherche jamais le pittoresque à la Loti, ce qu'il vise c'est le divers; lui, ne parle pas en touriste, mais en «exote», celui qui «sent toute la saveur du divers.» Êri parlant de Śegąlendans Nous et les autres, Todorov suit le raisonnement de cet écrivain depuis son rejet des associations automatiques liées au mot «exotique» jusqq'à l'extension du champ de l'exotisme dans l'espace et dans le temps (les époques passées et à venir) pour aboutir à cette définition de fexotisme. qui est synonyme d'altérité. La demjère acception de ce mot est difficile à accepter par Todorov, car pour lui c'est

la distance maximale qui produit l'incompréhension [...]. Et l'expérience elle-même exige un juste dosage de familiarité [...] : l'étrangeté totale empêche la sensation autant que la familiarité qui la fige en automatisme.18 19 Nous reviendrons sur la problématique de l'altérité dans une partie ultérieure de notre travail.

Revenant au temtoire de l'Afrique du Nprd, rappelons que la con­ quête française de l'Algérie en 1830, rend plus accessibles les pays du Maghreb, jusqu^à cettę date moins ouverts aux Européens que l'Egypte ou la Grèce. Disons âpres Jôurda que

Si l'on se faisait dès 1830, du Proche-Orient, une idée conventionnelle, peut- être, mais dans l'ensemblç assez précise,’ l'Afrique restait un pays mystérieux, fabuleux, corinu seulement - èt mal Connu- par ce qu'en disaient les érudits de l'antiquité ou des Voyageurs dont lek'relatiorts demeurent assez suspectes. [Et Jourd^çitè Alexàndré ptfmas )] L'Afpqùç a été de tout temps la terre des enchamemënts ët des ptôdrges.20

Cette terre chaude ^enepre des mains des conquérants attire les voyageurs par ses secrets et promesses. A la lecture de la thèse de Taillart

18 V . Segalen, Essai sur l'exotisme, op. cit., p. 36. 19 T. Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 431.

20 P. Jourda, L'Exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, tome 2, PUF, 1956, p. 59.

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L'Algérie dans la littérature française de 1830 à 1924, nous découvrons

que cette thématique a eu un impact important sur les écrivains français de cette époque. Nous nous limiterons à mentionner seulement les noms des plus célèbres auteurs français pour qui la problématique de l'Afrique n'était pas indifférente, comme : Chateaubriand, Musset, Gautier, Lamar­ tine, Nerval, Gobineau, George Sand, Loti, Flaubert, Dumas, Fromentin, Mérimée, Daudet, Maupassant, Leconte de Lisie, Baudelaire. L'Afrique a donc ses chantres de même que ses désenchantés dont les ouvrages font croître l'intérêt que les Français portent à ce continent. Précisons cependant que les écrivains français, surtout dans la deuxième moitié du XIXe siècle, vivent une situation politique de plus en plus tranchée qui voit une cristallisation de la politique coloniale de la France vis-à-vis de laquelle il faut se prononcer, ce que feront des auteurs de grande enver­ gure comme Maupassant ou Daudet.

La deuxième moitié du XIXe siècle et surtout ses années quatre-vingt- dix est une époque où on observe un revirement de l'opinion publique envers la politique coloniale de la France : d'une hostilité ouverte dictée par le souvenir de deux provinces perdues (l'Alsace et la Lorraine) à une acceptation de cette ligne politique due aux efforts des hommes politiques persuadés du bien-fondé d'une telle stratégie. Rappelons que Bismarck va encourager la France à conquérir des pays outre-mer dans le but

d'empêcher la France de se relever, d'entraver son redressement financier et militaire; de faire en sorte qu'elle demeure enlisée, impuissante en Europe, dans les complications des aventures lointaines. Il s'agit aussi de détourner l'opinion française du souvenir des provinces perdues d'Alsace et de Lor­ raine, de lui faire définitivement accepter l'amputation du territoire, oublier le grand espoir de la Revanche.[...] Consciemment ou inconsciemment la politique d'expansion coloniale fait le jeu de l'Allemagne.21

L'honneur de la France pourra être sauvé à condition que ce pays devienne un empire, un empire colonial. La rivalité permanente avec l'Angleterre n'est pas ici sans importance et il ne s'agit pas seulement d'une ruée vers les colonies : il est évident que la puissance anglaise est fondée sur l'hégémonie coloniale et que le prestige de ce pays vient de sa réussite coloniale. Au nom de ce prestige la France va agrandir son espace et l'Allemagne comme l'Italie entreprendront les mêmes démarches. L'opi­ nion publique française se laisse persuader moins par des arguments politiques que par la notion de la mission civilisatrice de l'homme blanc

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comparable au «fardeau de l'homme blanc» de Kipling. Bien que la France n'ait pas d'écrivain colonial du rang de Kipling, la conscience de ce poids ne sera pas moindre, comme le souligne Girardet

Cette mission de la France sur les terres nouvelles annexées à son domaine, [...] est d'abord un acte de délivrance. La présence française n'apporte pas seulement les conditions du développement matériel, les techniques moder­ nes, les découvertes les plus récentes de la science, les moyens de lutte contre la maladie et la mort, l'hôpital, le médecin, la vaccination. Elle signifie aussi la fin des vieilles oppressions, des antiques tyrannies, de l'exploitation de l'homme par l'homme [Le colonisateur français, continue Girardet, n'est pas un conquérant, c'est plutôt :] [...] un libérateur qui brise les fers, dénoue les liens, assure aux plus pauvres et aux plus déshérités la promesse de leur plein épanouissement.22

Cette image du colonisateur-libérateur légitime l'aventure coloniale; elle sera comprise comme une opération anti-esclavagiste. Girardet rap­ pelle que l'entreprise coloniale va être considérée comme la continuation de la lutte contre la traite engagée par les nations européennes dans la première moitié du XIXe siècle.

Rappelons ici Norbert Elias et son livre intitulé Changements de

moeurs de la civilisation occidentale dans lequel il explique sa théorie de

la civilisation; le contrôle strict des comportements est, selon Elias, le trait caractéristique de chaque couche sociale élevée. Ce trait, continue Elias, est d'une part un instrument de prestige, et d'autre part un instrument de domination. La civilisation apparaît, selon son approche, comme l'idée majeure des actions colonisatrices de la société occidentale. «On a besoin non seulement de sol, écrit Elias, mais aussi de gens.»23

Le colonisateur devient le représentant de la classe sociale élevée dont l'objectif est de coloniser. Cette catégorie d'hommes pourra être perçue comme un modèle auquel voudront s'identifier ceux qui désirent évoluer. Sous cet éclairage, le colonisateur est un bienfaiteur qui accom­ plit une mission civilisatrice.

Dans son Essai sur l'inégalité des races humaines, Gobineau aborde aussi la problématique de la civilisation de même que la question des relations entre la civilisation et la race. Disons après Todorov que la pro­ position de Gobineau correspond à une théorie de l'histoire sociale et que son postulat principal repose sur la certitude selon laquelle «on doit juger

22 Ibid., p. 136.

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de la qualité d'une société par sa capacité à s'en intégrer d'autres, à soumet­ tre en absorbant [...], la civilisation est un effet de la race.»24 D'après Gobineau les races sont non seulement différentes, mais aussi hiérar­ chisées, selon une échelle unique. Cette hiérarchie des races avec, au sommet, le monde occidental, légitime la bipolarité du monde : sauvage/ civilisé, arriéré/cultivé.

Citons aussi ces remarques de Renan pour qui

La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socia­ lisme [...]. La conquête d'un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s'y établit pour le gouverner, n'a rien de choquant.25

Et Renan en donne plusieurs exemples : l'Angleterre en Inde, la con­ quête germanique du Ve et du VIe siècle en Europe, pour passer à la justification de l'acte colonisateur par son propos raciste : «La nature a fait une race d'ouvriers, c'est la race chinoise [...], une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre; une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne.»26

Signalons aussi une autre voix française, cette fois-ci celle d'un philo­ sophe, Alfred Fouillée, qui décrit en 1901 le tempérament et le caractère selon les individus, les sexes et les races. De nouveau nous avons affaire à une hiérarchisation à la Gobineau avec la race blanche au sommet de cette hiérarchie «dont les qualités sont trop connues pour qu'il soit besoin de les rappeler [...], la race jaune supérieure à la race noire [...] et la race nègre qui depuis son apparition n'a élevé aucun monument d'art ou de littérature, dont l'état de connaissance est demeuré rudimentaire.»27

Des échos du discours de Gobineau y résonnent qui se prolongeront chez Georges Vacher de Lapouge [Les Sélections sociales (1895), L'Aryen

et son rôle social (1899)], ce sociologue français dont l'oeuvre a soutenu

les thèses racistes de la supériorité physique, intellectuelle et morale des Nordiques.

Les sources du racisme et des nationalismes sont Vobjet du livre de Léon Poliakov Le Mythe aryen où il nous confronte à la doctrine de l'aryanisme constituée au XIXe siècle, mais prenant ses origines dans les

24 T. Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 189.

15 E. Renan, Histoire et parole, Robert Laffont, 1984, pp. 628-629. 26 Ibid.,

27 A. Fouillée, Tempérament et caractère selon les individus, les sexes et les races, Félix Alcan, 1901, pp. 331 et 327.

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divisions établies par le siècle des Lumières surtout, et, allant plus loin, dans la Bible. Poliakov met en évidence le racisme du discours voltairien sur le Nègre (Voltaire rapproche les Nègres des singes dans XEssai sur les

moeurs et l'esprit des nations entre autres) opposé à l'apothéose du bon

sauvage, d'habitude l'Indien d'Amérique, de même que des propos de Diderot sur la supériorité blanche prononcés par son bon sauvage tahitien dans le Supplément au voyage de Bougainville. Poliakov rélève les idées anthropologiques de Kant articulées dans son Anthropologie du point de

vue pragmatique (1798) où le grand philosophe en étudiant la «composi­

tion du sang», compare et oppose de la manière la plus conventionnelle, souligne Poliakov, les caractères respectifs de l'Anglais, du Français et de l'Allemand. Poliakov rappelle aussi que la thèse de l'infériorité des Noirs revient chez Herder.28

La fin du XIXe siècle et surtout la génération de 1890 donc celle de Maurice Barrés, s'élèvent contre

l'individualisme rationaliste de la société libérale, contre la dissolution des liens sociaux dans la société bourgeoise. [...] Le darwinisme social contribue [...] puissamment à l'évolution du nationalisme et à la diffusion du racisme moderne; il joue également un rôle considérable dans l'intérêt que manifeste la génération de 1890 pour la psychologie et la découverte de l'inconscient. Les antécédents immédiats de la pensée raciale contemporaine : XEssai sur

l'inégalité des races humaines (1853-1855), les théories de Gobineau revien­

nent en France, après avoir été triomphalement accueillies en Allemagne. L'oeuvre de Le Bon, de Tarde, de Freud, de Jung, favorise grandement la percée d'une pensée politique anti-intellectuelle, antirationaliste et déter­ ministe.29

Remarquons après Girardet que la fin du XIXe siècle est dominée par la pensée anthropologique anglo-saxonne : Morgan, Maine, Tylor demeurent inspirés par Darwin et par son évolutionnisme. Girardet cite Tylor selon lequel «L'homme civilisé est en tout, non seulement plus sage et plus habile que le sauvage, mais encore meilleur et plus heureux.»30 Il serait difficile de négliger toutes sortes d'affinités de l'idéologie coloniale de l'époque avec les propos présentés ci-dessus. En tant que membres de la civilisation qui sait intégrer les autres, les colonisateurs doivent «lutter

28 V oir L. Poliakov, Le Mythe aryen, (Essai sur les sources du racisme et des nationalismes),

Bruxelles, Ed. Complexe, 1987.

29 Z. Sternhell, Maurice Barrés et le nationalisme français, Bruxelles, Éd. Complexe, 1985, pp. 13-15.

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contre l'ignorance et la superstition, représenter le Progrès et assurer le triomphe de la Science et de la Raison.»31

La France se croit particulièrement prédisposée à représenter ces valeurs car elle est

dépositaire [...] de certaines valeurs d'humanité et de civilisation [...]. La colonisation ne peut manquer d'apparaître comme le moyen privilégié d'accélérer la marche vers le progrès des masses humaines encore enlisées dans le passé.32

La littérature, la presse vont alimenter la conscience collective d'images où le colonisateur est le dernier bienfaiteur et libérateur des races arriérées qui demandent de l'aide de la part des civilisés. Dans ce contexte se forge l'idée coloniale en France. Il faut ici souligner que le colonisateur français se met en valeur par rapport à son homologue anglais car ce dernier incarne «une mauvaise colonisation, seulement avide de profits matériels et odieusement oppressante pour les populations assujetties dont elle ne cherche qu'à exploiter les richesses.»33 Rappelons encore une fois Barrés qui au moment de la pénétration dans le Sahara voit partout des intrigues anglaises : «[...] L'Angleterre veut à tout prix nous fermer l'accès au Sahara.»34 La colonisation française symbolise ainsi un certain humanita­ risme, une dimension morale, une conception de l'homme.

Après la défaite de 1870, le nationalisme français comprend deux conceptions : celle de vocation continentale centrée sur la récupération de l'Alsace et de la Lorraine et l'autre orientée sur l'expansion outre-mer. Avec le temps, cette coupure s'affaiblit; le protectorat français en Tunisie est établi en 1881, et en 1912 on instaure le protectorat français au Maroc où la France rivalisait avec l'Allemagne. La victoire sur l'adversaire conti­ nental devient un atout supplémentaire pour les adeptes du nationalisme extra-européen.

C'est contre l'Allemagne, et non plus comme dans les années 1880 avec son appui, presque sous son patronage que doivent maintenant triompher les ambitions françaises. L'anti-germanisme, la préoccupation dominante du combat contre l'hégémonie allemande, peuvent enfin rassembler ceux qui continuent à avoir les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges.35

31 Ibid., p. 137. 32 Ibid., pp. 138-140. 33 Ibid., p. 133.

34 M . Barrés, Scènes et doctrines du nationalisme, Ed. du Trident, 1987, p. 232. 35 R. Girardet, L'idée coloniale en France, op. cit., p. 151.

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Dans un tel contexte politique il n'est pas étonnant de voir la réorien­ tation de l'opinion de Barrés qui en 1911 est encore méfiant vis-à-vis de la politique coloniale française pour approuver l'instauration du protectorat français au Maroc quelques mois plus tard. «Oui, je me réjouis du Maroc, écrit Barrés, parce que c'est une affaire européenne et qui peut nous servir sur le Rhin.»36

Les propos de Barrés, convaincu de la décadence générale, persuadé que seulement la Terre et les Morts peuvent protéger l'individu contre le relativisme dominant, ce que souligne Pascal Ory, peuvent se réaliser non seulement en France, mais aussi sur le territoire africain. S'enracinant dans un nouveau sol colonial, c'est-à-dire au Maroc, les Français repoussent la menace germanique. En plus, tous ceux qui voudraient s'implanter dans les colonies, devraient faire preuve de courage, d'énergie, d'action (si chers à Barrés), de bonne condition physique et de discipline morale. Para­ doxalement, les idées barrésiennes tellement ancrées géographiquement en France, peuvent se réaliser plus facilement en Afrique. Ainsi les colo­ nies sont capables de devenir pour les Français «une école de vie», une terre où pourront se forger ces valeurs en déclin dans la société occiden­ tale. La terre colonisée serait donc capable de satisfaire deux objectifs : premièrement il s'agirait de transplanter la haute culture, et ensuite, on pourrait stimuler et développer l'énergie de l'homme nouveau, l'homme fort. Citons encore Martine Astier Loufti qui analyse l'ouvrage d'Ernest Psichari Terres de soleil et de sommeil dans lequel un jeune Français confronté à la dure vie africaine, connaît «dépouillement, simplicité, pri­ mitivisme, retour à la nature. [...] L'Afrique n'est pas seulement régéné­ ratrice pour l'individu, c'est la France entière qui y retrouve son âme.»37

L'Afrique devient à cette époque un des derniers refuges de l'énergie nationale; cet itinéraire spirituel de Psichari semble encore plus barrésien dans L'Appel des armes et Le Voyage du centurion. Władysław Folkier- ski38 décrit non seulement toutes les étapes de la conversion du jeune Psichari, ce petit fils de Renan, au catholicisme, mais aussi il montre comment les voyages en Afrique du jeune Psichari font mûrir ses idées politiques liées à la redécouverte de la dignité de la France en dehors de l'Europe, en Afrique, et à la formation d'un modèle idéal de soldat qui sur

30 Ibid., p. 152.

37 M . Astier Loufti, Littérature et colonialisme, op. cit., pp. 95 -96.

38 V oir W . Folkierski, Mieczem i krzyżem, Ernest Psichari: Myśl, Sztuka, Życie, Księgarnia św. Wojciecha, Poznań [1935].

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le territoire nouveau voudrait se faire remarquer par son attachement à la patrie. La génération représentée par Psichari tellement préoccupée de la responsabilité et du souci de la France dans ces confins africains, se trouve déjà loin des idées décadentes et relativistes si prononcées quel­ ques années plus tôt.

Ce déclenchement de l'énergie nationale va de pair avec l'établis­ sement d'une doctrine concise et attrayante du colonialisme à l'époque où les séquelles de la guerre franco-prussienne sont toujours vives. Au fur et à mesure que les terres conquises par la France atteignent le statut d'un empire (rappelons qu'à son apogée en 1931, la superficie de l'empire français était de 12 356 000 km2 et il comptait 65 527 000 d'habitants),39 on observe que l'importance du centre de disposition, c'est-à-dire de la métropole, bascule. Vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la plus ancienne colonie de l'Afrique du Nord (depuis 1830), l'Algérie, n'est plus en état de guerre. Les Français d'Algérie dont la plupart sont nés dans ce pays soulignent leur particularité par rapport à la métropole; cette recherche d'un statut spécial est aussi évidente dans la littérature colo-niale. Bien établis en Afrique, ils demandent une littérature qui s'oppose à celle jusqu'ici exploitée à satiété : la littérature exotique à la Loti.

Aux écrits des «touristes» et «esthètes», ils opposeront une littérature bien documentée, sensible aux problèmes sociaux et politiques. Le roman colonial selon les Leblond, les grands propagandistes de cette littérature, devrait égaler les ouvrages des plus grands écrivains français : Balzac, Zola, Bourget.

Le roman colonial n'est plus seulement une machine à décors et une matière à aventures, il aborde les revendications et les grands problèmes sociaux ou spirituels [...]. Beaucoup d'entre nous, révoltés d'être traités en cousins pauvres, demandent que le public français s'intéresse aux héros jaunes ou noirs des romans coloniaux, aux aspirations et souffrances des sujets de nos territoires [...].40

Condamnant la subjectivité et l'impressionnisme du regard qui irrévocablement rappellent Loti dont le vrai romancier colonial devrait absolument différer, les Leblond apprécient l'objectivité du romancier colonial qui «s'efface [...] devant pays et gens qu'il lui est donné d'appro­

39 Les chiffres viennent de l'ouvrage de J. Martin, Lexique de la colonisation française, Dalloz, 1988, p. V III.

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cher. [...] En faisant âme rase, - à la fois d'auteur et d'Européen, - en regardant, en écoutant, en interrogeant.»41

Roland Lebel établira une distinction encore plus nette entre «l'écri­ vain touriste» et le romancier colonial : 1

Il ne faut pas ranger sous le même signe le touriste et le romancier colonial» et il blâme en même temps «[...] l'impressionnisme superficiel qui ne tient compte aue du décor, du costume, de ce qu'il y a d'extérieur dans les moeurs du pays.2

De l'effacement de l'auteur proposé par les Leblond, nous passons chez Lebel à la mise en valeur du regard du dedans de ceux qui «[...] ont vécu leurs livres avant de les écrire.»43 Le postulat de la véracité s'avère primordial parce qu'il décide de la valeur esthétique du roman colonial car «les plus beaux romans sont ceux qui nous montrent des mentalités ignorées.»44 La mission des auteurs coloniaux consiste donc à «intégrer des civilisations inconnues à notre culture générale»,45 à faire connaître les colonies à la France. Accomplissant ce rôle ils méritent d'être appelés, d'après Lebel, les romanciers des races. Le roman colonial pourrait être aussi considéré comme une volonté bien nette de transmettre et de traduire des modèles de culture différents de ceux qui sont familiers aux Français. Cet effort des écrivains coloniaux pour mettre en relief ce qui est autre, ne serait pas trop éloigné de l'objectif primordial d'un traducteur contempo­ rain comme Karl Dedecius pour qui la bonne traduction devra toujours être caractérisée par la mise en valeur de l'altérité.46

Cette littérature se veut indépendante des écoles littéraires, elle s'inspire de toute la France, de la Grande France, comme le désirent les Leblond. Malgré toute son ouverture et sa non-appartenance officielle aux tendances artistiques de l'époque, les romanciers coloniaux resteront cantonnés dans leur milieu, ficelés dans leurs postulats de l'authenticité et de la véracité. Fuyant l'ornementation, tenant à distance l'exotisme lotien (le titre de l'ouvrage des Leblond reste à cet égard emblématique: Après

l'exotisme de Loti, le roman colonial), persuadés de leur mission d'écri­

41 Ibid., p. 10.

42 R. Lebel, Etudes de littérature coloniale, J. Peyronnet et C *, 1928, pp. 16-17. 43 Ibid., p. 18.

44 Ibid. 44 Ibid.

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vains des races, ils ne produiront pas de chefs-d'oeuvre. Néanmoins toutes ces propositions et appels adressés aux écrivains coloniaux ne resteront pas dans le vide; l'apparition du mouvement littéraire appelé «Algéria- nisme» en 1920 est une réponse des Français d'Algérie aux besoins esthé­ tiques du moment.

Robert Randau sera le père spirituel de cette école et sa préface d'un recueil de poèmes De Treize Poètes algériens (1920) deviendra un vrai manifeste pour les Algérianistes qui réserveront l'exclusivité de l'usage du vocable «colonial» pour les ouvrages répondant à leurs critères artistiques bien stricts. Précisons aussi qu'à la même époque, en 1920, se constitue une Association des Ecrivains Algériens, en 1921 on fonde le Grand Prix Littéraire de l'Algérie et enfin en 1924, on crée la revue Afrique. Cette agitation de la vie littéraire d'Algérie est, selon Paul Siblot’ un écho artistique de la ligne politique des «défenseurs de la colonie de peuple­ ment»47. Remarquons que le Grand Prix Littéraire a été décerné jusqu'en

1961, donc pendant une période d'une quarantaine d'années très difficiles politiquement. L'obstination avec laquelle on désira décerner ce prix malgré toutes sortes d'ouragans politiques est bien expliquée par Paul Siblot qui remarque une très forte volonté de garder son identité; «un Moi algérien» (expression de Jean Pomier).

Une volonté d'inscrire une identité collective de la colonie de peuplement dans les dimensions spatiales et historiques de l'Algérie que signalent le recours au terme “algérien” (employé alors en opposition à “arabe”) ainsi que la dénomination même de l'Algérianisme48

est la force motrice d'une telle ténacité. L'opinion de Paul Siblot sur l'Algérianisme nous paraît la plus profonde et la plus pertinente :

Au sein de la formation discursive coloniale relative à l'Algérie, il se caractérise par sa tentative de conciliation entre le nationalisme de la “patrie algérienne” et l'impérialisme de la “plus grande France”. Etabli sur cette antinomie fondamentale, il s'efforce de conjuguer un “Moi Algérien” avec un “Nous Français” et s'enferme dans une dialectique aberrante. S'assignant de réaliser une “autonomie esthétique”, il en demande la reconnaissance aux instances parisiennes et souscrit en définitive aux références culturelles qu'au départ il contestait. Il légitime une conquête perçue cependant comme coupable et chante son épopée en même temps qu'il en cherche la rédemption. Il postule une hiérarchie raciale et fait de son effacement la

47 P. Siblot, «Pères spirituels et mythes fondateurs de l'Algérianisme» in Itinéraires et con­ tacts de cultures, Le Roman colonial, vol. 7, L'Harmattan, 1987, p. 32.

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condition de l'Algérie nouvelle. Ce tissu de contradictions et les dysfonction­ nements conséquents constituent la trame du discours algérianiste, plus exactement, sa détermination structurelle. Il livre la définition recherchée de PAIgérianisme en tant que littérature coloniale.49

Alain Calmes dans son ouvrage sur le roman colonial en Algérie avant 1914, souligne l'importance de ce moment dans l'histoire du roman colonial dans lequel on commence à distinguer ce qui est écrit sur l'Algérie de ce qui est écrit par l'Algérie. Le même auteur appelle la période de 1895 à 1914 l'âge d'or du roman colonial surtout riche en ouvrages de Louis Bertrand, Robert Randau, Isabelle Eberhardt dont les oeuvres sont de véritables peintures sociales de la colonie, mais ils ne sont pas les seuls à décrire cet univers; parmi les nombreux noms d'écrivains coloniaux nous trouvons les auteurs les plus connus à l'époque: Paul et Victor Margueritte, Ferdinand Duchêne, Marius-Ary Leblond, Raymond Marival, Jérôme et Jean Tharaud. En 1896, André Gide part pour la pre­ mière fois en Algérie, accompagné de Francis Jammes, il y reviendra plu­ sieurs fois et de ses nombreux périples africains naîtra son cycle littéraire:

Les Nourritures terrestres (1897), L'Immoraliste (1902), Amyntas (1905), Si le grain ne meurt ( 1921 ) et le Journal.

L'histoire de la publication de La Rose de sable de Montherlant montre à quel point les romans coloniaux «sont liés organiquement par les chaînes de l'idéologie.»50 Rédigé en 1932 durant le séjour de l'écrivain à Alger, donc à l'époque de la célébration du Centenaire de la conquête de l'Algérie, à l'apogée de l'empire colonial français, ce roman prophétique proposant un héros qui découvrait l'anticolonialisme, ne pouvait pas être publié à cette époque, selon les explications de Montherlant pour des rai­ sons patriotiques; il aurait trop nui à l'image de la France triomphant dans ses colonies. Son édition définitive, mais tardive sera établie en 1967, ce qui a entraîné bien des propos accusant Montherlant de lâcheté et de démission.

Etudiant la problématique de l'image de l'Autre dans le domaine lit­ téraire qu'est la littérature coloniale, nous sommes obligée d'établir des critères d'après lesquels nous pourrons qualifier des ouvrages de «colo­ niaux». Apparemment il semble facile d'appeler «coloniaux» les textes de Randau ou de Bertrand vu que ces écrivains sont liés au mouvement algé­ rianiste et même nommés ses pères spirituels. Cependant ces deux écri­

49 P. Siblot, «L'Algérianisme: fonctions et dysfonctions d'une littérature coloniale» in

Itinéraires et contacts de cultures, Le Roman colonial (suite), vol. 12, L'Harmattan, 1990, p. 92.

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vains si orthodoxes dans leurs théories du roman colonial posent quelques difficultés. Seul Robert Randau aurait pu satisfaire aux exigences esthéti­ ques des Algérianistes : Robert Arnaud [son vrai nom (1873-1950)] est né à Alger où il est, d'après Jean Déjeux, homme d'action, explorateur, admi­ nistrateur de communes mixtes en Algérie, dans l'administration coloniale en Afrique de l'Ouest, en 1929 il est nommé Lieutenant Gouverneur. Ses ouvrages obéissent aux critères esthétiques ou plutôt politiques du mouve­ ment littéraire «L'Algérianisme», mais il est beaucoup plus «algérianiste» comme théoricien de cette école que comme «praticien»; il transgresse bien des fois les préceptes sévères de son école esthétique.

Louis Bertrand, ce représentant du grand roman colonocentriste, comme le veut Alain Calmes, est né en France, en Lorraine; nommé pro­ fesseur au lycée d'Alger en 1891, il y séjourne plusieurs années, mais son regard porté sur l'Algérie restera toujours le regard de quelqu'un d'exté­ rieur qui n'est pas «du terroir» malgré ses nombreux voyages à travers l'Algérie. Et que dire d'André Gide ou de Colette dont les voyages en Afrique ont un caractère plutôt «touristique»? Paul Siblot parlant des problèmes liés à l'acception du mot «colonial» rappelle que tous les dictionnaires définissent comme «colonial» ce qui est «relatif aux colo­ nies» ou ce qui «provient des colonies» (produits coloniaux). L'application de ces deux acceptions dans le domaine littéraire est problématique, car «provenant des colonies» désignerait des ouvrages édités aux colonies, choix fautif parce que la plupart de ces textes ont été édités à Paris. «Provenant des colonies» pourrait aussi caractériser «une élaboration lit­ téraire aux colonies, par des auteurs qui y sont établis.»51 Mais ici une nouvelle difficulté intervient, continue Siblot, car les écrivains produisent parfois des ouvragés «indigénistes» s'appuyant sur des valeurs humaines et riches en idées socialisantes ou élans sentimentaux et religieux (Isabelle Eberhardt, N.E. Dinet). Et ces textes ne peuvent sans embarras être tenus pour coloniaux.52 «Provenant des colonies» peut aussi équivaloir à la lit­ térature d'autochtones, mais dans un tel cas il serait difficile de parler de littérature coloniale; il s'agirait plutôt de son rejet. Siblot sort de ce piège de définitions en écrivant

51 P. Siblot, «L'Algérianisme: fonctions», op. cit., pp. 81 -82.

92 Cette variété de roman n'est pas absente non plus de la littérature polonaise : Les Dziur­ dzia d'E. Orzeszkowa, histoire d'une famille paysanne des environs de Grodno dont les vrais héros sont les membres de la famille Dziurdzia présentés dans toute leur crudité, de même que Les Paysans de Reymont avec les habitants rudes et simples d'un village de Mazovie, répondent au besoin de lecteurs assoiffés d'une altérité radicale.

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qu'il faut à l'inverse d'une pratique ségrégative, prendre en compte l'ensemble des écrits qui subissent la détermination du contexte colonial, [...] il convient de considérer la littérature comme une composante d'une textua- lisation plus large, “la formation discursive coloniale”, comprenant notam­ ment tous les écrits littéraires mais aussi politiques, militaires, journalisti­ ques, scientifiques... avec lesquels les romans entretiennent de fortes inter- textualités. D'autre part, l'étude d'une production littéraire particulière ne peut partir d'une définition a priori. Il faut, de manière inverse là encore, analyser le fonctionnement d'un discours en le rapportant aux autres discours tenus.53

Si nous acceptons après Siblot que le texte colonial est en rapport avec le contexte colonial, nous pourrions accepter comme «coloniaux» non seulement les textes de Randau ou de Bertrand, mais aussi des textes de Colette ou les récits de voyage de Gide. Nous proposons l'acception du vocable «colonial» et surtout de la formulation «le roman ou l'écrit colo­ nial» dans son sens le plus large vu toutes sortes de liens avec les colo­ nies. L'appui de l'imagologie qui est une réflexion interdisciplinaire permet­ tant d'ouvrir des perspectives nouvelles ne peut que justifier notre choix.

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L 'a n a l y s e de l'im a g e de l' Au t r e d a n s DES TEXTES CHOISIS DE LOUIS BERTRAND, Ro b e r t Ra n d a u, Isabelle Eb e r h a r d t, An d r é Gide, Co l e t t e, He n r y de Mo n t h e r l a n t

n examinant tout d'abord le lexique, ensuite la relation hiérarchisée (les «paquets de relations»/Lévi-Strauss/) qui consiste en une «décom­ position» de l'image, en étudiant l’image comme le résultat de différentes liaisons avec l’Histoire, la politique, l'idéologie etc.,54 nous voudrions montrer comment cette image s'élabore, comment elle fonctionne dans un ouvrage littéraire. Dans quelle mesure elle est un produit «pur», l’effet de la rencontre de «l’Autre», ou bien la résultante de cette rencontre person­ nelle de l’Autre et de l’imâginaire collectif de l’époque, alimenté d’idéo­ logie colonialiste ou de racisme, le résultat d’un phénomène beaucoup plus général qui naît du choc de deux mondes : de l’Occident compris de façon stéréotypée et de l’Orient, ou bien du monde moderne et du prémo- deme, primitif. Nous aimerions savoir si cette image reflète les phobies et les angoisses de l’auteur. Notre but est de répondre à ces questions ainsi qu’à la question que nous posions dans l’introduction de ce travail : qui est cet «Autre» dans les textes étudiés et comment y est-il présent?

Nous voudrions étudier comment les mots mettent en valeur la dif­ férence, de quelle façon ils s’inspirent des stéréotypes, ou bien ils les

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modifient en complétant l’imaginaire collectif des Français d’éléments nouveaux, inattendus. L’altérité est mise en évidence au moment où le connu, le familier, l’apprivoisé sont confrontés à l’autre, au bizarre, au nouveau. Cet instant devient crucial pour l’auteur provenant du pays regardant confronté à un pays regardé, l’écrivain est invité à qualifier et à nommer cette réalité parfois radicalement opposée à la sienne, mais pour faire cela il est obligé de comparer Je à l’Autre. Dans le réseau de toutes sortes de comparaisons et de traductions, Je se définit lui-même, il accom­ plit, comme l'écrit Pageaux, «une autotraduction.»55 Nous avons dit que le monde décrit peut être radicalement différent de ce qu’on connaît, mais avouons aussi que Je peut différer peu de l’Autre et le degré de cette dif­ férence n’est pas une donnée stable. En tout état de cause la dialectique «le même»-«l’Autre» s’avère inévitable.

A l’époque qui nous intéresse, le monde maghrébin demeure soumis dans la littérature à une instrumentalisation aussi bien politique qu’esthéti­ que : le phénomène de la littérature coloniale comprise comme l’accomplis­ sement des préceptes donnés par les Algérianistes pourra être interprété de cette façon (ce dont nous avons parlé dans le premier chapitre de notre travail). Le lexique qu'on utilise dans les ouvrages étiquetés ainsi semble peu innocent, au contraire, il devra être un moyen efficace pour transposer une «réalité» définie comme peu connue et il doit la «rendre» selon le goût des pères de cette école littéraire qui restait, rappelons-le, fortement mar­ quée par l’idéologie coloniale.

Louis Bertrand

Louis Bertrand qui est considéré comme le père spirituel de ce mouve­ ment littéraire, se prononce pour la latinité de l’Afrique du Nord qui en tant que

pays sans unité ethnique, pays de passage et de migrations perpétuelles, est destiné par sa position géographique à subir l’influence ou l’autorité de l'Occident latin...; elle est vouée soit à l’anarchie congénitale, ou bien ... à l’hégémonie latine, qui lui a valu des siècles de prospérité.56

Ce propos pourrait être compris comme une légitimation de la colonisation française de l’Afrique du Nord: l'acte d’occupation des terres africaines s’inscrit d’après Bertrand dans la longue histoire de la

coloni-55 Ibid., p. 65.

56 L. Bertrand, La Cina, Paris, 1901, chap. II, p. 30 in Littérature et Colonialisme, op. cit., p. 75.

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sation latine et la France, héritière de l’Empire romain, d'après Astier Loufti, renoue avec cette tradition : l’implantation de la civilisation musul­ mane apparaît pour Bertrand comme un fait passager et triste. Il a déjà sa conception de la latinité africaine «d’une race neuve, énergique, faite de la rencontre des peuples méditerranéens sur un sol autrefois fécondé par la Rome païenne et chrétienne.»57 Ces peuples, ou les races comme le veut Bertrand, pourront insuffler un renouveau au Maghreb et surtout à l'Al­ gérie car il s’agit non seulement de Français (surtout des Alsaciens et des Provençaux), mais aussi de Maltais, d'Italiens et particulièrement d'Espa­ gnols. Le roman Le Sang des Races publié pour la première fois dans la

Revue de Paris (novembre 1896-janvier 1899), ensuite chez Ollendorff

en 1899, est justement celui du peuple neuf qui semble réaliser les espoirs de Bertrand; en effet le protagoniste de ce roman est le roulier Rafael, né en Algérie de parents espagnols, qui parcourt les routes du Sud en tran­ sportant des marchandises. On y trouve aussi des représentants d’autres «races» mais on apprend vite après la lecture de quelques pages que c’est la race espagnole qui dominera les autres dans ce livre, ce qui montre la modification du projet de présenter équitablement toutes les races pré­ sentes dans cette colonie; «c’est le roman de l’immigration espagnole en Algérie»58 dont l’action se déroule aux environs de 1890-1900, donc à une époque où

le roulage était le moyen par lequel cette colonisation pouvait se propager vers le Sud. Le chemin de fer existait, mais il ne se ramifiait pas encore vers Djelfa. En devenant le romancier des rouliers, Louis Bertrand célébrait un des éléments essentiels de notre pénétration vers le Sahara,59

constate Maurice Ricord. Le dessein de Bertrand est donc ambitieux et il mérite notre réflexion qui porte sur l’image de l’Autre dans les textes français portant sur le Maghreb. Puisque le propos de ce sous-chapitre est d’étudier le lexique de quelques textes coloniaux, rappelons ici l’obser­ vation de Jean-Louis Calvet pour qui :

Tout commence par la nomination. Le mépris de l’autre [...] se manifeste dès les premiers contacts pré-coloniaux dans l’entreprise taxinomique. Il est un phénomène vieux comme le monde qui consiste à nommer les autres d’un terme péjoratif, ce terme faisant souvent référence aux différences linguisti­ ques encore une fois converties en inégalité : les Grecs baptisent “barbares”

57 M . Ricord, Louis Bertrand l'Africain, Librairie Arthème, Fayard, 1947, p. 184. 58 Ibid., p. 197.

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ceux qui parlent une autre langue que la leur, les Slaves ont donné aux Allemands un nom “némits”, qui signifie à l’origine “muet” [...]. De façon plus générale, les envahisseurs, les explorateurs ou les commerçants nom­ ment à leur gré ceux qu’ils ont en face d’eux et qu'ils considèrent, pour des raisons idéologique variées, comme leurs inférieurs.60

* * *

Dans le roman de Louis Bertrand l’univers algérien de l’époque prend la forme d’un creuset de peuples ou de «races». Ce creuset multi­ colore et bigarré est dominé par le rouge, couleur du sang. Le mot «sang» avec le mot «race» appartiennent aux mots-clés de ce roman. D’ailleurs le titre du roman est déjà emblématique parce que’on y juxtapose les deux mots qui seront le plus souvent utilisés par leur auteur.

Dès la troisième page du livre nous apprenons que les trois nouveaux débarqués sur la terre algérienne viennent d’Espagne d’où la famine les a chassés et qu’ils sont venus «chercher le pain blanc et la joie sur cette terre d’Afrique, où la vieille haine de leur race appréhendait toujours les maléfices sacrilèges et les traîtrises du Maure.»61

Juste au début nous sommes confrontés à un problème capital con­ cernant la race espagnole comprise ici comme représentante des nations méditerranéennes ou plutôt de la nation latine confrontée au Maure donc à l’Arabe. Ce Maure est désigné par toute une gamme de vocables défavorables : il devient responsable des «maléfices», et en plus, des malé­ fices «sacrilèges» ce qui augmente le poids de ses crimes car il s’agit de la profanation du sacré chrétien bien sûr. On parle aussi de ses traîtrises pour renouer avec le stéréotype de l’Arabe dont l’un des traits les plus marqués est l’infidélité. «La vieille haine» espagnole se trouve donc justifiée par les péchés si graves de leurs étemels ennemis.

Nous avons relevé que le mot «sang» apparaît quarante fois dans le texte et très souvent il est accompagné du mot «race» ce qui met en valeur la parenté de ces deux mots; il ne serait pas abusif de rappeler l’un des sens du mot «sang» d’après Le Petit Robert : «[...] 4. Le sang, traditionnel­ lement considéré comme porteur des caractères raciaux et héréditaires [...],

La voix du sang, instinct, affectif familial. - Une bête de sang, de race.»62

60 L.-J. Calvet, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottoplrxagie, Payot, 1979, p. 56. 61 L. Bertrand, Le Sang des Races, Paris, Librairie Paul OllendorfT, 1924, pp. 2 -3 .

62 Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, rédaction dirigée par A. Rey et J. Rey-Debove, 1988, p. 1760.

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L’un des sens de ce mot va jusqu’à leur interférence. Ainsi, à la page 198, en parlant d’une jeune fille espagnole, Carmen, Bertrand rapproche ces deux vocables : «bien qu’elle conservât toute sa finesse de race, quelque chose de plus robuste s’était épanoui en elle. Par la beauté de son sang, par son exubérance de vie [...] elle était digne de lui.»63 De même, au mo­ ment de la présentation de sa nouvelle partenaire, Cecco, ami de Rafael, dit: «-Tiens, [...] voilà ma nouvelle bourgeoise, c’est une race d'Espa­

gnole, une mangeuse de cacaouettes de ton espèce...».64

Les italiques accentuent encore l'importance de ces mots, on pourrait facilement les remplacer dans le texte par «du sang d’Espagnole» car il s’agit ici d’indiquer les caractères raciaux et héréditaires caractéristiques des Espagnols. Le sang apparaît comme une valeur sûre, non seulement comme l'emblème de la consanguinité, mais aussi comme l'équivalent du patriotisme, l’attachement à la terre espagnole. Les grands-parents de Rafael qui se sont enrichis en Afrique, retournent un jour en Espagne après avoir vainement essayé d’emmener avec eux leur fils Ramon, père de Rafael, et son frère cadet. Le petit Rafael observe une terrible scène qui a lieu dans leur maison. Comme Ramon a pris la résolution de ne jamais revenir au pays natal, son père outré lui dit :

Ecoute! Ramon, [...], qui abandonne son pays renie son sang. Et le sang ne se renie pas, vois-tu, c’est plus fort que tout!... Puis, s’exaltant soudain, les yeux farouches: - Qui renie son sang renie le Christ, et le Christ le maudira au jour du Jugement...65

On voit cette valeur progresser en importance jusqu’à atteindre une dimension religieuse, sacrée, avec la malédiction lancée par le vieux vers la fin de cette scène: «-Que Dieu te le paie!»66 La volonté de revenir en Espagne rencontre une forte résistance du jeune homme pour qui l’Afri­ que est devenue son pays natal. La malédiction va peser sur toute la famille de Ramon et de ses descendants, mais pour l’instant le fils répond aux menaces de son père par: «toute la force d’inertie de la race [...] c’était la volonté indéracinable comme un roc».67

C’est cette particularité du sang qui va décider de la direction de l’émigration des Espagnols; ils vont s’installer en Algérie au lieu de

43 L. Bertrand, Le Sang des races, op. cit., p. 198. 64 Ibid., p. 162.

65 Ibid., p. 23. 66 Ibid., p. 24. 67 Ibid., p. 24.

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