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Les châteaux de bonheur dans le cycle du "Lancelot-Graal" et dans le "Tristan en prose"

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Katarzyna Dybel

Université Jagellonne de Cracovie

LES CHÂTEAUX DE BONHEUR DANS LE CYCLE DU

LANCELOT-GRAAL ET DANS LE TRISTAN EN PROSE

Je te menrai el plus delilable lieu del monde et en chelui ou tu iés plus désirés...

(Estoire del Saint Graal)

Le bonheur des protagonistes du cycle du Lancelot-Graal1 et du Tristan en prose s’ inscrit dans une concrète structure spatio-temporelle. Pour chacun d’ eux il y a le temps pour être heureux comme un temps pour être malheureux. Mais surtout chacun rencontre sur son chemin aussi bien des espaces de malheur que des espaces de

Le cycle du Lancelot-Graal embrasse cinq romans arthuriens en prose : L'Estoire del Saint Graal, Merlin, Lancelot en prose, La Queste del Saint Graal, La Mort le roi Artu. Aussi bien le Lan­

celot-Graal que le Tristan en prose datent de la première moitié du XIIIe siècle. Dans mon analyse, je me réfère à des éditions suivantes : L'Estoire del Saint Graal, tomes I—II, édités par Jean-Paul Pon­

ceau, Paris, Champion, 1997; Robert de Boron, Merlin. Roman du XIIIe siècle, édité par Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980; Lancelot. Roman en prose du Xllf siècle, édité par Alexandre Micha, tome I, Genève, Droz, 1978; Lancelot. Roman en prose du XIIIe siècle, édité par Alexandre Micha, tome II, Genève, Droz, 1978; Lancelot (versions courtes), édité par Alexandre Micha, tome III, Genève, Droz, 1979; Lancelot, édité par Alexandre Micha, tome IV, Genève, Droz, 1979; Lancelot, édité par Alexandre Micha, tome V, Genève, Droz, 1980; Lancelot, édité par Alexandre Micha, tome VI, Genève, Droz, 1980; Lancelot, édité par Alexandre Micha, tome VII, Genève, Droz, 1980; Lan­

celot, édité par Alexandre Micha, tome VIII, Genève, Droz, 1982; La Queste del Saint Graal, édité par Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1984; La Mort le roi Artu, édité par Jean Frappier, Genève, Droz, 1954; Le Roman de Tristan en prose, tome I, édité par Philippe Ménard, Genève, Droz, 1987;

Le Roman de Tristan en prose, tome II, publié sous la direction de Philippe Ménard, édité par Marie- Luce Chênerie et Thierry Delcourt, Genève, Droz, 1990; Le Roman de Tristan en prose, tome III, publié sous la direction de Ph. Ménard, édité par Gilles Roussineau, Genève, Droz, 1996; Le Roman de Tristan en prose, tome IV, publié sous la direction de Ph. Ménard, édité par Jean-Claude Faucon, Genève, Droz, 1991; Le Roman de Tristan en prose, tome V, publié sous la direction de Philippe Ménard, édité par Denis Lalande et Thierry Delcourt, Genève, Droz, 1992; Le Roman de Tristan en prose, tome VI, publié sous la direction de Philippe Ménard, édité par Emmanuèle Baumgartner et Michèle Szkilnik, Genève, Droz, 1993; Le Roman de Tristan en prose, tome VII, publié sous la di­

rection de Danielle Queruel et Monique Santucci, Genève, Droz, 1994; Le Roman de Tristan en prose, tome VIII, publié sous la direction de Philippe Ménard, édité par Bernard Guidot et Jean Subrenat, Genève, Droz, 1995; Le Roman de Tristan en prose, tome IX, publié sous la direction de Philippe Ménard, édité par Laurence Harf-Lancner, Genève, Droz, 1997.

2 Je pense ici à des espaces comme la Tor Dolerose, le Chemins al Diable, le Castel Félon, le Vais as Faus Amans (le Val Sans Retor), la Forest Malaventurose, la Forest Perdue.

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bonheur, des espaces qui sont plus «heureux» que les autres, qui sont construits ou créés pour y faire naître et s ’ épanouir le bonheur.

Ceux qui y séjournent font en effet l’ expérience du bonheur qui comporte évi ­ demment des visages multiples car chaque héros ou héroïne qui y pénètre est différent aussi et y trouve son propre bonheur. Les textes arthuriens se plaisent à «spatialiser» le bonheur comme ils l\e font parfois pour la sagesse ou la beauté .

Des îles, des forêts, des châteaux, des cités, des royaumes entiers même... Tous ces espaces peuvent devenir dans les romans arthuriens des espaces de bonheur .

Ils peuvent être anonymes mais peuvent porter des noms bien concrets : Avalon, Ile Delitable, Iles Lointaines, Camaalot, Cornouailles, Joyeuse Garde, Corbenic, Sorelois, Logres, Sarras, Arestuel, « lac » de Niniène.

Ils peuvent émerger sur l’ horizon de l ’infini, perdus dans des mers inconnues, mais peuvent aussi s’inscrire dans un itinéraire souvent parcouru par les chevaliers arthu­

riens.

Il sera parfois possible de les placer avec une grande exactitude sur la carte de l’ imaginaire arthurien mais pour certains il sera impossible de les y situer.

Ils peuvent être des espaces de bonheur collectif, ouverts à tous (au seigneur, à son peuple et aux étrangers), ou bien réservés aux élus qui pour telle ou autre raison sont choisis pour y être heureux de la façon qui leur est destinée.

Proches ou lointains, connus ou inconnus, ils font partie de ce que j ’appellerais la

«géographie de bonheur». L’étude de cette dernière, dans son aspect particulier des châteaux de bonheur, constitue le sujet du présent article.

Si le royaume est un cadre suffisamment large pour abriter aussi bien le bonheur

« collectif » qu ’ « individuel », le château est un espace de bonheur bien plus élitaire.

Parmi les châteaux évoqués dans les textes analysés, il y en a qui doivent leur réputation à la splendeur de la cour qu’ ils abritent et à la renommée de la terre sur la ­ quelle ils ont été construits. L’espace du château s ’ identifie alors à celui du royaume ou s ’ efface devant ce cadre plus universel qu ’est celui du pais ou de la cité. C ’est le cas de Camaalot, par exemple. Mais il y a aussi des châteaux qui focalisent - en tant que tels - l’intérêt du romancier. C’est le cas de la Joiouse Garde, de Corbenic et du Paies Espe- ritel qui se veulent le centre d’ intérêt de cette étude.

3 Dans le Lancelot en prose, par exemple, il est question du “chastel del Gué des Bues, ou [...]

tote la sapience descendrait quant la fins aproceroit: et cil chastials avoit non Sindenort” (IV, 24).

C'est le château d'où est originaire Petrones, le plus sage des clercs invités à commenter les songes de Galehout.

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Contrairement à ce que l’on observe dans les romans arthuriens en vers, le jardin et la fontaine ne sont pas dans nos textes des espaces de bonheur : ils promettent le bonheur et réservent le malheur.

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LA JOIOUSE GARDE: LE CHÂTEAU D’UN BONHEUR EXILÉ

A chelui tans estoit mesire Trislrans en la Joiouse Garde, liés et joians et envoisiés...

(Le Tristan en prose)

« Moût fort castel et moût rice, [...] fors durement et aaisiés de toutes les coses que boins castiaus devoit avoir en soi » , la Joiouse Garde est un château que Lancelot offre généreusement à Tristan et Yseut rescapés de la cour de Cornouailles. C ’est au séjour des amants que ce château doit sa célébrité et même si d’autres romans passent son existence presque sous silence, le Tristan en prose lui consacre des pages extraor­

dinaires .

Fortifiée à merveille, peuplée des gens dévoués et discrets, facile à défendre, la Joiouse Garde est un lieu idéal où les amants exilés peuvent vivre enfin heureux. Dès qu ’ ils s ’y installent, le château devient un des plus « réussis » espaces de bonheur : pour Tristan et Yseut mais aussi pour Lancelot heureux du bonheur de son ami, pour les habitants du castel qui sont fiers d ’ avoir « le plus haut trésor du monde en sa garde, ce estoit de bonté et pris de cevalerie, et toute biauté terrienne entièrement » et pour tous ceux qui - comme Arthur ou Gaheriet - se rendent en secret à la Joiouse Garde afin de voir le plus brave et la plus belle et en repartent réconfortés et comblés dans leurs attentes.

Certains chercheurs voient dans l’ épisode de la Joiouse Garde « la réplique du sé ­ jour des amants dans la forêt du Morois» . Ils font remarquer, à juste titre, que Tristan et Yseut connaissent dans cet «espace emblématique du bonheur restauré [...] toutes les joies de l’ amour, de l ’envoiseüre courtoise, du déduit des bois, des promenades près des fontaines voisines. [...] Vivant loin de Marc, dont ils n ’ont rien à redouter ni les ru ­ ses ni les violences, et loin du monde, Tristan et Yseut ignorent pour un temps les tourments d’une passion tumultueuse, les déchirements de l’absence ou de la jalousie.

Leur bonheur est parfait, sans mélange, leurs relations sont sans nuages, chacun des amants trouvant dans l’autre, dans toute sa plénitude, son unique raison de vivre. » A la lumière de cette réflexion, le lien entre la Joiouse Garde et la forêt de Morois est

5 Le Tristan en prose, tome V, 1, 21-26.

6 E. Baumgartner souligne à ce propos l’originalité de l’auteur du Tristan en prose qui, “loin d’imiter fidèlement ses prédécesseurs, de décrire comme Béroul les tourments de Vaspre vie ou, comme Thomas, d’évoquer avec une certaine prédilection les déchirements de l’absence et de la ja­

lousie, s’est placé [...] sur un terrain relativement neuf [...]; il a choisi d’évoquer moins les orages et les joies trop brèves d’une passion tumultueuse que la vie quotidienne d’un couple adultère. [...] La tentative était intéressante et originale de confronter des amants, habitués jusqu’alors aux bonheurs précaires et aux longues séparations, à la réalité plus monotone d’une vie par moments presque conjugale et aux pièges de la solitude à deux.” (Le Tristan en prose. Essai d'interprétation d'un ro­

man médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 149).

7 Le Tristan en prose, vol. V, 70, 6-8.

8 Denis Lalande et Thierry Delcourt, Introduction au tome V du Tristan en prose, Genève, Droz, 1992, p. 49.

9Ibidem, p. 42.

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possible à établir. Un autre parallèle serait faisable : celui entre le séjour de Tristan et Yseut à la Joiouse Garde et le séjour de Lancelot et Guenièvre au royaume de Sorelois.

Yseut, comme Guenièvre, devient la suzeraine de la terre qui lui offre asile. L ’exil des deux reines dure environ deux ans. Les deux femmes jouissent de la compagnie de leurs amants. Pour les deux couples ce séjour constitue une « pause » entre le passé tourmenté et l ’avenir plus orageux encore. Une halte pour reprendre haleine, un temps concret de bonheur inscrit dans un aussi concret espace. Les différences portent sur l ’attitude des amants : pour Tristan et Yseut c ’est le bonheur qui embrasse toutes les joies d ’ amour tandis que pour Lancelot et Guenièvre ce temps est le temps de l’amour

« non coupable » .

L’auteur du Tristan en prose reste moins discret quant aux occupations des amants que celui du Lancelot en prose. Entre les visites successives qui bouleversent la vie quotidienne de la Joiouse Garde, la vie coule ici d’une façon idyllique mais surtout jo ­ yeuse. Le V e tome du roman fournit à ce propos une relation bien détaillée :

Onques mais a nul jor de sa vie il n’ot si boin tans, si plaisant ne si delitable com il a orendroit, ce li est avis, car il va tous les jours en cache, ore a bracés, ore as lévriers. Il a tout le déduit du bois, et il est si boins cachierres et si boins maistres de la cace que on ne trouvast pas a celui point som pareil en tout le roiaume de Logres. Le jour est tout adés en la forest et se déduit et se soulage; au soir, quant il doit anuitier, il repaire vers son ostel et trueve illuec madame Yseut, ki moût est lie et joieuse de grant maniéré totes les fois qu’ele le voit. Grant joie demain- nent ambedoi. Il ne demandent autre afaire: or ont il tans de joie avoir, or ne doutent il le roi March ne nul autre home du monde.1011 12

10 Au moins, le texte ne dit rien à propos des relations chamelles des amants.

11 Le Tristan en prose, vol. V, 8, 1-16.

12 Ibidem, vol. V, 41, 29-30.

Parmi les activités de Tristan à la Joiouse Garde, le texte cite en premier lieu la chasse. Celle-ci, comme l ’aventure, fait partie du bonheur chevaleresque. Et du bonheur tristanien en particulier. Rencontrant Dinadan, Tristan lui dit : « Je ne sui mie cevaliers de bataille, ains sui cevaliers de cace ! »

Il lui faudra parfois, à notre meilleur chevalier du monde, partir de la Joiouse Garde pour se battre, pour défendre la juste cause ou porter secours à ceux qui le lui deman­

dent. Aucun de ces départs, sauf le départ pour la quête du Graal, ne sera prolongé : Tristan aura toujours hâte de retrouver sa dame.

Si Tristan quitte parfois l’ espace de son bonheur, Yseut ne le fait jamais. Figée dans l’ attente du retour de son ami, elle semble ne pas quitter le château. Immuable, rêveuse, toujours prête à accueillir Tristan dans la joie et la leesce... Et le narrateur ne se lasse pas d’évoquer cette joie et leesce de la reine à chaque retour de Tristan.

L’ espace de bonheur d ’Yseut semble ainsi plus restreint que celui de Tristan. Elle ne l’ accompagne pas à la chasse. Son espace, à elle, est strictement limité au château de la Joiouse Garde.

Si la Joiouse Garde est l’ espace du bonheur pour Tristan, Yseut et leurs amis, elle

ne l’est nullement pour Palamède qui, invité par Tristan, franchit un jour sa porte. Pour

son malheur car son amour pour Yseut s ’éveille et, excité par la jalousie de la voir heu ­

reuse avec son rival, le mène au désespoir :

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Sa maladie si croist adés, moût a de dolour et moût sueffre mal. Chil de laiens qui le regardent si s’en esmerveillent estrangement pour coi il se vait si empirant.

Pour trois mois la Joiouse Garde devient pour lui la Triste Garde, un réel espace de malheur. A cause de sa jalousie il est exclu de la société du bonheur.

La Joiouse Garde n’est vraiement joiouse que lorsque les deux amants l’habitent.

Quand Tristan la quittera pour s ’ engager dans la quête du Graal, Yseut continuera à l’attendre mais ce ne sera plus une attente joiouse. Inquiète du long silence de son ami, elle sombre dans la solitude du château qui porte toujours le nom de la Joiouse Garde mais qui pour elle, en réalité, est devenu le château de la Garde Solitaire :

Or dist li contes que la roïne demouroit en la Joiouse Garde et atendoit que mesire Tristrans venist de jour en jour. Et [...] quant ele voit qu’il ne venoit, ele esrage de doel et d’ire : poi s’en faut qu’ele ne forsene !

Après le départ de Tristan, la Joiouse Garde devient un espace d’ inquiétude et de solitude. Elle fait naître les pleurs, les lamentations et le désespoir qui - comme autre­

fois à Palamède - fait crier à Yseut sa douleur dans le lai d ’ amour .

La Joiouse Garde redeviendra l’espace de bonheur quand Tristan reviendra de son long voyage. D ’une façon sobre et touchante par sa simplicité, par l’expression subtile et délicate des sentiments, la scène des retrouvailles des amants témoigne de cette transformation :

'Sire, bien soiiés vous venus ! Longement avons atendu vostre venue tant que or vous avons, Dieu merci. - Dame, fait mesire Tristrans, conment vous a puis esté ? - Sire, fait ele, en grant dolour et en grant tristrece ai puis esté tousjours [...]' Grans est la feste et la joie que firent cil de laiens de la venue de monsigneur Tristran.

Redevenue un espace de bonheur, la Joiouse Garde ne le sera pas pour longtemps : de nouvelles aventures et sollicitations feront une fois encore partir Tristan. Et il n’ y aura plus de retrouvailles car - après deux ans de séparation - lors de l ’ absence de Tristan, Marc réclamera Yseut à la Joiouse Garde . Avec l’ enlèvement d’ Yseut, le château disparaît définitivement de l ’univers romanesque du Tristan.

La Joiouse Garde réapparaîtra dans La Mort le Roi Artu. Cette fois-ci, c’est Lan­

celot même qui - cherchant à sauver Guenièvre du châtiment d’Arthur - frappera à sa porte :

Atant se partent de leanz et chevauchent tant par leur jomees qu’ils vindrent a quatre liues de la Joieuse Garde. Et lors i envoia Lancelos avant messages por dire qu’il venoit ; et quant cil del chastel le sorent, si li vindrent a l’encontre ausi grant joie fesant com se ce fust Dex meïsmes, et le reçurent assez plus hautement qu’il ne feïssent le roi Artu ; et quant il sorent qu’il volt leanz de- morer et por coi il estoit venuz, si li jurèrent sur seinz qu’il li aideroient jusqu’à la mort. * * * * * *

13 Ibidem, vol. VI, 21, 83-85.

14 Ibidem, vol. VII, 1, 1-7.

13 Lasse d’attendre, déçue par des messagers qui n’apportent pas les nouvelles désirées, elle s’exclame à la fin de son lai-lettre à Tristan : « Ne me mandés riens, mais venés ! » (vol. VII, 4, 40).

16 Le Tristan en prose, vol. VII, 228, 5-13.

17 E. Baumgartner qualifie le séjour des amants à la Joiouse Garde de “péripétie finale” du roman (Le Tristan en prose. Essai d'interprétation d’un roman médiéval, op.cit., p. 157).

18 La Mort le Roi Artu, 97, 19-29.

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Abritant Lancelot et Guenièvre, la Joiouse Garde ne sera pas le témoin du bonheur des amants, comme elle l’ était pour Tristan et Yseut. Confronté à la guerre contre le roi Arthur, le château devient l ’espace de bonheur assiégé, avec toutes les conséquences de cet état de siège. C ’est ce dernier qui focalise l’intérêt de l’ auteur. Le passage qui relate le séjour des amants à la Joiouse Garde parlera des activités de la guerre et sur ­ tout de la tristesse, de la douleur des assiégés. Lancelot sera présenté ici non comme amant dévoué mais comme chef de guerre qui fait mate chiere et pense trop durement.

A la fin de cet épisode, la Joiouse Garde se transformera de nouveau en Dolorose Garde, suite de la décision dramatique de la séparation définitive des amants et de l’ exil de Lancelot :

[...] cil del chastel furent plein de lermes et dolent, ausi li povre comme li riche ; et savés vous pour coi il estoient si dolant ? Por ce qu’il veoient que Boorz et Lancelos et Hestors et Lyonniaus fesoient duel merveillex ausi comme se il veïssent tout le monde ocis. Cele nuit ot grant duel a la Joieuse Garde ; et quant li jorz fu ajomez, Lancelos dist a la reine : ‘Dame, hui est li jorz que vos departirés de moi et qu’il m’en couvendra a aler de cest pais’.19 20 21 22

19 Ibidem, 118, 105-110; 119, 1-5.

20 Ibidem, 202.

21 Ibidem, 202, 46-50.

22 Le Lancelot en prose, XL, 10. Cf. aussi le passage [L, 56]: “[...] il vindrent a la Dolerose Garde, et neporquant cil d’entor le pais l’apeloient la Joiouse Garde, mais des estranges gens ne chanja onques son non.”

La Joiouse Garde émergera une fois encore sur l’horizon de l ’univers arthurien et ceci dans le dernier épisode de La Mort le Roi Artu, relatant la mort de Lancelot. Celui- ci, sur son lit de mort, demandera à être enseveli à côté de son ami Galehot, à la Joiouse Garde 20 . Et le texte relatera la douleur des habitants du château accueillant le corps de leur seigneur exilé :

[...] et quant cil de la Joieuse Garde sorent que c’estoit li cors Lancelot, si alerent encontre et le reçurent a pleurs et a lermes ; et oïssiez entor le cors si grant duel et si grant noise qu’a peinnes i oïst on Dieu tonnant.

Ayant parfaitement protégé le bonheur de Tristan et Yseut, la Joiouse Garde n ’est en fait jamais devenue l’espace du bonheur pour son propre seigneur.

La Joiouse Garde est mentionnée aussi dans le Lancelot en prose mais elle est loin d’être ici l’ espace de bonheur. Elle n ’est même pas la propriété de Lancelot. C ’est Brandis des Iles qui est son seigneur. Lancelot y pénètre, il est vrai, et la Joiouse Garde lui doit bien son nom car - à cause des enchantements particulièrement pénibles pour les habitants et pour les visiteurs - elle est d ’abord appelée la Dolerose Garde. Il fau­

dra le courage du « meilleur chevalier du monde » pour briser le charme. « Et des lors en avant », dit le texte, « fu apelés li chastiax la Joiouse Garde » .

A part le nom, il y a encore un lien qui unit la Joiouse Garde du Lancelot en prose

à d’ autres textes arthuriens. C’est Galehot dont le corps sera enlevé par Lancelot d’une

abbaye et transporté à la Joiouse Garde. Nous apprenons à cette occasion que le

château possède un long passé car, avant la venue de Joseph d ’Arimathie, il appartenait

à un roi païen Narbaduc qui « composa après Mahomet les articles de la foi

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qu ’observent encore les Sarrazins » .

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C’est dans la tombe qui a été faite pour le roi Narbaduc que Lancelot ensevelit son ami.

Le Lancelot en prose est le seul parmi les textes étudiés qui dote la Joiouse Garde de ce passé sarrazin.

LI CASTIA US DE CORBENYC ET LI PALAIS AS A VENTURES - LA HAUTE ET HEUREUSE RÉSIDENCE DU GRAAL

Sire, moût nos sommes hastez por estre avec vos a table ou li hauz mangiers sera departiz...

(La Queste del Saint Graal)

Il serait difficile de placer le Roiaume de Terre Forainne, le domaine du bon roi Pelles , parmi les royaumes de bonheur. Les textes arthuriens qui l’ évoquent, le font avec une discrétion extrême.

Il est vrai que, dans le Tristan en prose, Galaad, interrogé par Gauvain et ses frères:

« Sire cevaliers, u vaurés vous aler ? », répond sans hésiter : « Je ne sai, [...] fors que je vauroie ore estre el roiaume de Tere Forainne » , et que ce désir de pénétrer en la Tere Forainne sera immédiatement partagé par ses interlocuteurs : « Et nous i alons ausi, /.../

car nous savons bien qu’en cele tere sera acievee la Queste del Saint Graal. » Mais il est vrai aussi que si l’on parle du Roiaume de la Tere Forainne, on le fait à cause du château de Corbenic, la haute résidence du Saint Graal. C’est à ce château que la Tere Forainne doit sa rénommée et sa réputation de terre heureuse. C ’est Corbenic qui fo ­ calise l’ intérêt de tous les protagonistes. Prêtant serment de la Quête du Graal, Gauvain le définira explicitement comme but de cette Quête : c’est là où le Graal sert ceux qui s ’ asseoient à sa Table de leurs viandes et leurs plats préférés .

La cour de Corbenic n’est pas comme les autres : Lancelot, Gauvain, Bohort et tous ceux qui y arrivent ne se contentent pas d’ un accueil hospitalier du roi Pelles. Ils ten ­ tent avant tout de voir les merveilles du Graal. Et ceux qui, comme Lancelot et Bohort, verront - même de façon imparfaite - le Graal, se souviendront longtemps de leur bonheur : * * * * *

Cette traduction du fragment [L, 58] “qui trova emprés Mahomet les poins que li Sarrazin tienent” est proposée par Alexandre Micha dans le Lancelot en prose, vol. IX, p. 296.

24 Demandé par Lancelot quel est son nom, le roi se nomme “Pellés de la Terre Foreinne” (Le Lancelot en prose, LXXVIII, 50). Et sa fille est appelée “la belle fille au roi de la Terre Forainne” (Le Lancelot en prose, LXXVIII, 46). Voir aussi le Tristan en prose, vol. VI, 31, 43-44: “Lors li de­

manda Lanselos conment il avoit non et il dist maintenant qu’il avoit non Pellés de la Tere Forainne.”

Il ne faut pas confondre le domaine du roi Pellés avec une autre Terre Foraine, citée par le Lancelot en prose et qualifiée comme royaume du roi Baudemagu (XXXVII, 14).

25 Le Tristan en prose, vol. IX, 33, 22-24.

26 Ibidem, vol. IX, 33, 24-26.

27 La Queste del Saint Graal, p. 16, 12-18.

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Ha, biax peres Jhesucriz, qui porroit estre tant bons eurez ne tant preudons que il veist aper- tement les granz merveilles de vos secrez [...].

Les chemins qui mènent les chevaliers à Corbenic sont particuliers. Corbenic ne se laisse pas facilement trouver ; il se découvre à qui il veut se faire découvrir.

D’ habitude, c ’est la Providence, nommée par certains le hasard, qui intervient et qui montre le chemin aux élus. Dans le Tristan en prose intervient, en plus, un élément magique :

Et se aucuns me demandoit pour coi le cevalier errant n'aloient droit a Corbenyc, quant il sa- voient que li Sains Graaus i estoit, je li respondroie, ensi conme la vraie estoire le tesmoigne. Li castiaus de Corbenyc ne se remuoit sans faille, mais Tanaburs, uns encanterres qui esté avoit de­

vant Uter Pandragon, qui ot esté li plus sages hom d’ingremance fors Merlin, cil Tanaburs avoit en tel manière souduit le castel que nus cevaliers estranges qui le queïst nel trouvast, s’aventure ne li amenast.2829

28 Ibidem, p. 258, 1-2.

29 Le Tristan en prose, vol. IX, 108, 21-30.

30 Le Lancelot en prose, LXXVIII, 45.

31 Ibidem, XCVIII, 13-16.

32 Ibidem, LXXVIII, 46-47.

Dans les notes au tome IX du Tristan en prose, Laurence Harf-Lancner traduit cette expression comme « salle de réception du château ».

34 Le Tristan en prose, vol. IX, 108, 15-20.

35 Le Lancelot en prose, XCVIII, 19.

Il arrive parfois aux chevaliers de parvenir à Corbenic dans des circonstances inha ­ bituelles, tel Lancelot dans le Lancelot en prose :

Tant ont alé qu’il viennent au chastel et troevent le pont par ou on passoit, si entrent enz, et quant il viennent en la maistre rue, si li conmance l’an a dire : ‘Sire chevaliers, la charrette vos atant.’ Et il respont basset que s’il li couvient entrer, ce n’est pas la première foiz qu’il i a antré.30 31 32 *

Parfois, il faut se battre, tel Bohort qui dans une joute difficile doit d ’ abord vaincre Brinol ou Lancelot qui doit tuer un serpent hideux dans une tombe au cimetière de Corbenic .

Les épreuves sont différentes mais elles sont toujours là. Ces épreuves attendent les chevaliers à l’extérieur du château, tandis que la grande Aventure - l’ Aventure du Gra- al - les attend à son intérieur. C’est là aussi que les chevaliers doivent faire face à d ’autres surprenantes aventures qui se manifestent à ceux qui veulent atteindre l’ Aventure. L’ endroit où réside le Graal porte d ’ailleurs le nom du Palais as Aventures.

Le texte du Tristan en prose distingue le Paies Aventureus du castiaus de Corbe ­ nyc. Le Paies Aventureus est le maistre palais du château . Relatant l’arrivée de Lan­

celot à Corbenic, le texte dit :

[...] il entre el castel par une fausse posteme et s’en vait au maistre palais sans trouver nului, car ja estoit mie nuis pasee et tout dormoient el palais. Quant il vint au maistre palais, celui c’on

apeloit le Palés Aventureus, il trova l’entree ouverte.34

Le Lancelot en prose fera la même distinction entre chastel et palés :

Et Boorz remonte en son cheval et vait par desus le pont et antre el chastel et s’en vait par mi les rues tant qu’il vint a la mestre forteresce ; si descendi devant le palais qu’il avoit autre foiz veu.35

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Dans la suite du passage, le roi Pelles, répondant à la question de Bohort, explique ­ ra l’origine du nom du Palais :

- Sire, fait Boorz, or me dites, cil palais ou nos somes a il non li Palais as Aventures ? - Sire, fet il, oïl, et des aventures avez vos oies de beles, puis que vos venistes, car aventure est ce mer­

veilleuse, quant li Saint Graal nos donne chascun jor viande tele com nos demandons.

Les textes étudiés qui évoquent li Palais as Aventures consacrent à la description de celui-ci bien des lignes. Le Tristan en prose souligne en particulier la présence de la Sainte Cambre. C ’ est le centre spirituel du Palais où, sur une table d’ argent, repose le Graal. C ’est ici que se trouve, en plus, la Sainte Lance qui saigne . Le Lancelot en prose, lui aussi, mentionne l’ existence d ’ une telle pièce qu’ il nomme la mestre cham- bre^.

La vie que mènent les habitants de Corbenic est une vie paisible et heureuse. Pour­

tant, il y va d ’une autre forme de ce « bonheur quotidien » que j ’ai évoqué à l ’ occasion de la cour arthurienne. Pas de chasses, pas de tournois, pas de rencontres secrètes des dames avec leurs amants. A Corbenic ce n’est pas comme à Camaalot : on ne joute pas, on contemple. La grande occupation des habitants de Corbenic c’est d’ attendre les apparitions du Graal et d ’ y participer, de manger de la nourriture que le Graal leur ap ­ porte. Et comme on attend à la cour arthurienne le retour des aventures et des cheva­

liers, on attend à Corbenic le retour du Saint Vaissel.

La société de Corbenic semble parfaitement unie. C ’est le Graal et sa nourriture qui transforment chacun des habitants à la mesure de sa grâce, qui font leur unité. Cette unité dépasse l ’ unité de la société de la Table Ronde : elle découle du fond mystique, célestiel. Cette primauté du spirituel sur le courtois et, ce qui en résulte, une autre hié ­ rarchie des valeurs - voici la grande différence entre la cour d ’Arthur et celle du roi Pelles.

A Corbenic tout se concentre autour des apparitions du Graal. Face à ces appari­

tions tous se taisent et goûtent en joie et recueillement « toutes les beles viandes dou monde ».

De nombreuses descriptions de ces apparitions au château du roi Pelles reprodui­

sent toujours le même schéma, une sorte de rituel quotidien. Il n’y a que les visiteurs qui changent et, après la conception de Galaad, la demoiselle du cortège du Graal. Ce type d’ apparition du Graal, caractéristique pour la « vie quotidienne » de Corbenic, n ’est pas le seul qui se rencontre dans les textes étudiés. C ’est une expérience

« collective », une apparition quotidienne du Graal-nourrisseur. Il y en a une autre pourtant, désirée surtout par « les meilleurs chevaliers du monde » qui franchissent les portes de Corbenic. Ce qu ’ils cherchent c’est à pénétrer dans la chambre d ’ où sort le Graal. Ce bonheur, une apparition « individuelle », un tête-à-tête avec le Graal, est ré­

servé aux élus qui doivent, en plus,passer par la chambre du Lit de la Merveille où de dures épreuves les attendent encore . * * * * *

36 Ibidem, XCVII1, 26.

37 Le Tristan en prose, vol. IX, 119-122.

38 Le Lancelot en prose, XCVIII, 44.

39 En effet, aucun texte ne parle des intrigues, des querelles, des rivalités à Corbenic.

40 Cf., par exemple, le séjour de Bohort à Corbenic, le Lancelot en prose, XCVIII, 29-47.

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Il ne suffit pas d ’être un chevalier brave et courageux pour goûter le bonheur du Graal. Il faut être un chevalier pur et libre de tout péché. Inutile de s’efforcer de pa ­ raître tel : il faut l’être réellement. Lorsqu’une persona non grata arrive à Corbenic, le Graal n ’ apparaît pas. Le roi Pelles le rappelle en accueillant Lancelot :

Je avoie moût grant paour que la grasse Nostre Signeur ne faillis! endroit nous a cest caup, ausi corn ele fist avant ier a monsigneur Gavain, quant il fu çaiens.41 42 43 44 45 46 47

Le Tristan en prose, vol. VI, 33, 4-6.

42 Ibidem, vol. IX, 114, 15-16.

43 Ibidem, vol. IX, 114, 11-26.

44 Le Lancelot en prose, LXVI, 13-31.

45 La Queste del saint Graal, p. 259, 31-33.

46 Ibidem, p. 260, 6-9.

47 Ibidem, p. 267, 13-14.

Pire encore^a ceux qui n’en sont pas dignes, il arrive de trouver « les huis et les portes closes » . C ’est le cas de Gauvain et Gahériet qui, comme Hector, sont humiliés à la porte du Palais Aventureus :

Lors entrèrent eus, qu’il ne trouvèrent qui la porte lour contredeïst, et s’en alerent par mi les rues droit a la maistre forterece. Et quant il vinrent devant le Palais Aventureus, il ne porent ens entrer, car il trouvèrent les huis et les portes closes. [...] Et mesire Gavains, qui estoit a la porte del Palais Aventureus, conmence a hucier : ‘Oevre la porte !’ Après ce ne demoura gaires que une damoisele vint a lui, qui li dist : ‘Qui estes vous, sire, ki laiens volés entrer ?’ Il se nomme et ele li dist : ‘Biau sire Gavain, or vous em poés aler, car chaiens n’enterrés vous mie, ne vostre com- pains ausi ! Vous trouverés la hors qui bien vous herbergera’.43

L ’auteur du Lancelot en prose se montrera aussi sévère à l’ égard de ceux qui ont abusé de la grâce divine : Gauvain, hôte indésirable à Corbenic, trouve d ’ abord - lors de l ’ apparition - son assiette vide, ensuite il est maltraité dans le Lit Aventureux, chassé de la chambre où se déroule la liturgie du Graal, et expulsé enfin de Corbenic,

« molt bien lié en une charete [la plus laide del mont !] qui en mi la cort estoit. » Pas de pitié poufceux qui - prévenus pourtant ! - ont violé l’ espace sacré du bonheur éter ­ nel ramené par le Graal au château de Corbenic.

Le péché est un obstacle majeur qui exclut les visiteurs non désirés de l’espace de bonheur de Corbenic. D ’ autre part, cet espace se révèle fort accueillant à l’égard des pécheurs repentis qui, comme Lancelot, y éprouvent un bonheur (imparfait quand mê ­ me) de voir les merveilles du Graal. Pour Lancelot, Corbenic marquera en même temps le terme de sa quête.

Une variante originale de ce motif apparaît dans La Queste del saint Graal. Lorsque le frère de Lancelot, Hector, arrive au château du Graal, les portes de celui-ci se fer ­ ment : « Il virent apertement que li huis dou paies clostrent sanz ce que nus i meist main : si en furent molt esbahiz. » La suite du scénario est identique aux scènes déjà citées, la réponse est dure : « Sire chevaliers, vo n ’i entrerez ; [...] alez vos en vostre

.. , 46 pais ! »

Dans le même roman, lors de la grande liturgie du Graal, une voix du Ciel deman­

dera à « cil qui ne doivent seoir a la table Jhesucrist » de s ’en aller. Il n’y a que Gala-

ad, Perceval, Bohort, le roi Pelles, son fils et sa fille qui resteront dans le Palais Aven-

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60 Katarzyna Dybel

tureus. Bientôt, neuf compagnons vont les rejoindre : trois de Gaule, trois d’Irlande et trois de Danemark. Corbenic devient ainsi le centre spirituel du monde, vers lequel convergent les chemins non seulement du monde arthurien mais de l ’univers chevale­

resque entier représenté par ses meilleurs chevaliers qui diront à Galaad : « Sire, moût nos sommes hastez por estre avec vos a table ou li hauz mangiers sera departiz » . Tous assisteront à l’ ultime apparition du Graal à Corbenic.

Les textes ne disent rien à propos du sort de Corbenic et de ses habitants après que le Graal quitte la Tere Forainne pour passer du Palais Aventureus au Pales Esperitel à S arras.

Nous pouvons supposer que - abandonné par son Hôte Suprême - Corbenic est tombé dans l ’oubli et que son temps romanesque - comme le temps du Royaume de Logres - a touché rapidement à sa fin.

“ QUELQUE PART À L ’ EST D’EDEN...” : LE PALÉS ESPERITEL - LIEU D ’ ACCOMPLISSEMENT DU BONHEUR DU GRAAL

Là s’achèvent la route et la quête, en ce lieu originel où une autre race de chevaliers naît à une autre vie, quelque part à l’Est d’Eden...

(E. Baumgartner, L'Arbre et le Pain)

Resplendissant de la lumière de l ’Orient, le Paies Esperitel révèle par sa présence et par son mode de fonctionnement une autre façon d’ être heureux. Un autre type de bonheur y est proposé aux protagonistes, bonheur qui clairement et explicitement est proclamé comme supérieur au bonheur de la precieuse tere d’ Occident qui a cessé d ’être précieuse aux yeux de Dieu et des hommes.

Parti de Sarras vers la Grant Bretaigne, le Graal y revient comme un reproche su­

prême fait à l ’ orgueil de l ’homme d ’ Occident qui n’ a pas su profiter de la chance qui lui avait été offerte. Méprisé, dédaigné et rejeté par sa terre d ’Occident, avant de dispa ­ raître, le Graal bénit encore de sa présence la terre d ’ Orient. C’est le Royaume de Sarras, et en particulier le Paies Esperitel qui l ’ abrite, qui devient le lieu d ’ accomplissement du bonheur du Royaume de Logres et de la Terre Foraine.

C ’est au Paies Esperitel que Galaad et ses deux compagnons déposent le Saint Graal emporté du château de Corbenic. C ’est le Paies Esperitel qui devient le lieu de

«l ’ Assomption » ” du Graal : c ’est d’ ici que celui-ci est enlevé définitivement au Ciel.

Et c’est aussi le Pales Esperitel qui au temps de Joseph d ’Arimathie a été, après Jéru­

salem,- la première étape (et de quelle importance !) du grand pèlerinage du Graal.

Le Paies Esperitel constitue le centre spirituel du Royaume de Sarras comme Cor­

benic constituait le centre spirituel de la Terre Foraine. Il est vrai que le nom du régnés de Sarras revient souvent dans le texte de L Estoire del Saint Graal et de La Queste del Saint Graal mais ce n’est que pour fournir un cadre géographique et en même temps symbolique au Paies Esperitel. C ’ est ce dernier qui focalise l ’intérêt des auteurs.

En fait, s’ ils sont bien discrets en ce qui concerne la description du Royaume de Sarras, *

48 Ibidem, p. 267, 25-26.

(12)

ils fournissent bien des détails en ce qui concerne le Paies. Ils soulignent ainsi l’ importance de ce dernier pour Sarras. Sarras semble trouver sa place dans l’ histoire élitaire du monde arthurien à cause du Paies.

Il est difficile de localiser le Royaume de Sarras sur la carte de l’imaginaire arthu­

rien. J.-P. Ponceau rappelle que R. Heinzel «propose diverses localisations en Orient pour la ville de Sarras, en particulier la ville biblique de Saraa souvent mentionnée dans l’Ancien Testament (Josué 19, 41-50; Juges 13, 2, 25; 16, 31; 18, 2, 8, 11) » 49 50 51 52 mais il remarque aussi que J.D. Bruce voit en Sarras «une ville purement imaginaire que l ’ auteur de L’Estoire del Saint Graal a dénommée en supprimant la terminaison - in de Sarrasin» .

49 J.-P. Ponceau, L’Estoire del Saint Graal, vol. II, Paris, Champion, 1997, p. 587.

50 Ibidem.

51 Dans La Bible française du Xllf siècle, la glose du [XI, 1] de la Genèse explique: “Ysodorus dist: la tour, ce est l’orgueil du monde, ou li ensaingnemenz aus bougres qui se partent d’Orient, ce est de Dieu qui est vraie lumière” (M. Quereuil, La Bible française du XIIT s., Genève, Droz, p. 157).

Voir aussi la glose du [XII, 8]: “[...] cist monz est assis vers Orient, car quanque nos avons de vertuz viennent de Dieu qui est verais Orient pour enluminer les pensees en quoi il habite.” (.ibidem, p. 164).

52 Entre autres, E. Baumgartner rappelle cette généalogie de Lancelot, “telle que la retrace l’ermite [dans La Queste del Saint Graal], aux dimensions de l’espace connu, de Sarras au royaume d’Arthur, en passant par l’Ecosse de Célidoine, la Gaule du roi Ban et le royaume d’Irlande, aux sources mêmes du temps chrétien, 42 ans après la Passion du Christ.” (L’Arbre et le Pain, op.cit., p. 85).

53 La Queste del Saint Graal, 32, 1-12.

5A Ibidem, 275, 15-16.

La Queste del Saint Graal situe Sarras «vers les parties de Jherusalem» (p. 84, 14) et «es parties de Babiloine» (p. 279, 22).

Sarras semble être synonyme de la «terre d ’ Orient» comme la Grant Bretaigne est le synonyme de la «terre d ’Occident».

Dans l’ exégèse du XIIIe siècle, l’Orient s ’ identifie à Dieu même, à la vérité de sa lumière . Ainsi, le seul fait de faire partie de l’Orient fait de Sarras une cité exception­

nelle et prédestinée au bonheur esperitel.

Le Paies Esperitel marque une étape décisive entre Jherusalem et la Grant Bretaigne. Comme le rappelle La Queste del Saint Graal, c ’est dans ce palais que s ’ arrêtent, emportant le précieux Graal, les ancêtres de Lancelot - Joseph d ’Arimathie, son fils Josephée et d ’autres membres de leur famille:

Il avint emprés la Passion Jhesucrist quarante et deus anz que Joseph d’Arimacie [...] se parti de la cité de Jherusalem entre lui et grant partie de son parenté. Et tant errerent, quant il se furent mis a la voie par le comandement Nostre Seignor, qu’il vindrent en la cité de Sarraz, que li rois Ewalach, qui lors estoit sarrazins, tenoit.53

La Queste rappelle aussi que c ’est «el paies esperitel» de la cité de Sarras que

«Nostre Sires sacra premièrement Josephe a evesque» .

Plusieurs siècles d’histoire s’ inscrivent entre Sarras où débarque Joseph

d’Arimathie avec son lignage et Sarras où arrive Galaad avec ses compagnons. Ce qui

les unit c’est le Paies Esperitel, le Graal et les miracles dont il est l’ auteur. Le Paies

Esperitel rayonne du bonheur que lui procure le Graal sur tout le royaume de Sarras.

(13)

62 Katarzyna Dybeł

C ’ est la bénédiction du Graal qui apporte la fin heureuse de la guerre contre le roi en ­ nemi Tholomer mais surtout la fin du paganisme signée par la conversion d ’ Ewalach et de son peuple. Avec la conversion et l’adoption de la foi chrétienne, le nouvel ordre social s’ installe dans le Royaume de Sarras: l’ ordre grâce auquel la société peut se dé ­ velopper d’une façon harmonieuse.

L ’ arrivée de Galaad et de ses deux compagnons entraîne une nouvelle conversion de Sarras: persécutés comme Joseph et les siens, Galaad, Perceval et Bohort passeront un an en prison, nourris par le Saint Graal. L’histoire se répète, avec cette différence que, après la libération, Joseph part pour évangéliser la tere d’Occident et Galaad ac­

cepte d’être roi de Sarras où le Graal a choisi d ’ avoir sa nouvelle demeure.

Le transfert du Graal de l’ Occident vers l’ Orient implique un passage caractéristi­

que de la catégorie de l ’ aventure que je qualifierais de «merveille terrestre» à celle de

«merveille céleste». Lors de sa quête, Galaad mène les aventures du Graal à leur fin ce qui rend heureux tous ceux qui subissaient les conséquences pénibles de ces aventures.

Il transfère ensuite le Graal du Palais Aventureus de Corbénic au Paies Esperitel de Sarras. L ’ aventure cesse ainsi d’ être le plus grand indicateur de bonheur. Elle est rem ­ placée par la grande liturgie du Graal qui, elle seule, devient l’Aventure la plus désirée et donne le bonheur à ceux qui s ’en approchent.

Cette liturgie avait de nombreux témoins et elle se déroulait dans des lieux diffé­

rents, mais c ’est n’ est qu ’ au Paies Esperitel et en présence de Galaad qu’ elle trouve son épanouissement:

Quant vint au chief de l’an, a celui jor meismes que Galaad avoit porté corone, si se leva bien matin entre lui et ses compaignons. Et quant il vindrent el palés que len apeloit esperitel, si regar­

dèrent devant le saint Vessel: et voient un bel home vestu en semblance de evesque, et estoit a genolz devant la table et batoit sa coupe; et avoit entor lui si grant plenté d’angleres corne se ce fust Jhesucrist meisme. Et quant il ot esté grant piece a genolz, si se leva et commença la messe de la glorieuse Mère Dieu. Et quant vint el segré de la messe, que il ot ostee la plateinne de desus le saint Vessel, si apella Galaad et li dist: ‘Vien avant, seijant Jhesucrist, si verras ce que tu as tant desirré a veoir.’ Et il se tret avant et regarde dedenz le saint Vessel. Et si tost corne il i ot regardé, si comence a trembler molt, si tost corne la mortel char commença a regarder les esperitex choses.

Lors tent Galaad ses meins vers le ciel et dit: ‘Sire, toi ador ge et merci de ce que tu m’as acompli mon desirrier, car ore voi ge tôt apertement ce que langue ne porroit descrire ne cuer penser. Ici voi ge l’a començaille des (|ranz hardemenz et l’achoison des proeces; ici voi ge les merveilles de totes autres merveilles! [...] 5

La Queste del Saint Graal, p. 277, 20-33; 278, 1-7.

56 Ibidem, 278, 29-33.

Participer à la liturgie du Graal veut dire goûter au bonheur étemel, à la joie qui ja ne faudra, entrer dans la grande communion des saints, voir apertement le visage du Dieu incarné. Le Palés Esperitel devient ainsi une sorte d ’antichambre où s ’effectue une préparation nécessaire à l’entrée définitive en Paradis.

L’ âme de Galaad, après la mort extatique de celui-ci, rejoindra immédiatement son Dieu:

Lors revint Galaad devant la table et se mist a coudes et a genolz; si n’i ot gueres demoré quant il chai' a denz sus le pavement del palés, qar l’ame li eirt ja fors del cors. Si l’en portèrent li anglere fessant grant joie et beneissant Nostre Seignor.* 56

(14)

Le corps de Galaad devra attendre la résurrection. Et cette dernière attente aura lieu, elle aussi, el Paies Esperitel. Il ne sera pas d ’ ailleurs seul à attendre: l ’ auteur de La Queste relate que Galaad, Perceval et sa soeur ont été enterrés tous les trois dans le Paies . «Au plus près du Paradis», écrira E. Baumgartner, «comme les pèlerins de Jé ­ rusalem enterrés dans la sainte vallée de Josaphat, là où sonneront en premier les trom­

pettes du Jugement» .

Après la mort de son plus grand ministre, le Graal quittera définitivement la terre:

Si tost corne Galaad fu deviez avint illuec une grant merveille. Qar li dui compaignon virent apertement que une mein vint devers le ciel; mes il ne virent pas le cors dont la mein estait. Et elle vint droit au seint Vessel et le prist, et la Lance ausi, et l’enporta tôt amont vers le ciel, a telle eure qu’il ne fu puis hons si hardiz qu’il osast dire qu’il eust veu le Seint Graal.57 58 59

57 Ibidem, p. 279, 17-20.

58 E. Baumgartner, L’Arbre et le Pain, op.cit., p. 65.

59 La Queste, 279, 1-7.

60 E. Baumgartner, L’Arbre et le Pain, op.cit., pp. 65-66.

Lieu du départ de Galaad, le Pales Esperitel devient ensuite le lieu du départ du Graal. Cette assomption met définitivement fin à la grande Quête du Graal. C ’est ici que s ’achève, comme le rappelle E. Baumgartner, la plus grande Aventure du monde chevaleresque et de toute l’ Humanité:

A travers la forêt, puis la mer, la quête entraîne la chevalerie d’Ouest en Est. Du couchant au levant. Au cours de son ultime incarnation, de son ultime aventure dans l’univers des hommes, le Graal refait en somme en sens inverse, à rebours, son cheminement initial. «Inventé» en Orient, transmis à l’Occident au temps [...] de la Passion, occulté dans le royaume pendant près de cinq siècles, il s’y est révélé de nouveau, attirant à sa trace les chevaliers d’Arthur, guidant les élus jusqu’à sa propre source. Là s’achèvent la route et la quête, en ce lieu originel où une autre race de chevaliers naît à une autre vie, quelque part à l’Est d’Eden, là où, comme le dit Saint Bernard,

‘Novum militiae genus ortum nuper auditur in terris, et in ilia regione, quam olim in came prae- sens visitavit Oriens ex alto’.60

«Lieu originel d ’ une autre race de chevaliers» que ce Paies Esperitel, ou plutôt lieu d’ accouchement de cette chevalerie céleste. Lieu d’ accouchement car le lieu de sa con ­ ception c ’est le château de Corbenic. Il faut passer par Corbenic pour arriver à Sarras.

Il faut passer par Sarras pour rejoindre le Paradis. Telles sont les étapes du pèlerinage

du Graal à travers le monde. Telles sont les étapes du pèlerinage des élus du Graal, de

la chevalerie célestielle, vers la Maison du Père. Le Paies Esperitel accomplit l ’ oeuvre

qu’il a initiée plusieurs siècles auparavant et que, pour quelque temps, il a confiée

à Corbenic en Terre Foraine.

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