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La Russie et les Russes. T. 3, De l'avenir de la Russie

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(1)

ES RUSSES

N . T O U R G U E N E F F .

T O M E I I I .

D E L ’A V E N I R D E L A R U S S I E .

PARIS,

A U C O M P T O I R D E S I M P R I M E R A S i S ,

Q U A I M A L A Q U A I S , 1 5;

LEDOYEN, PALAIS-ROYAL, GALERIE D'ORLEARS. 31.

1 8 4 7

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(3)

LA RUSSIE

E T

LES R U S S E S .

(4)

IM P R IM E R IE D E G U IR A U D E T E T JO U A U S T ,

ru e S a in t-H o n o ré, 315.

(5)

LA RUSSIE

E T

LES RUSSES

P A R

N. T O U R G U E N E F F .

.Memoriam q u o q u e ip sam cum voce p e rd id is se m u s , si ta m in n o stra po- te sta te e sset oblivisci q u a m tacere.

Ta c i t e.

T O M E II I.

D E L ’A V E N I R D E L A R U S S I E .

PARIS,

A U C O M P T O I R D E S I M P R I M E U R S - U N I S ,

Q U A I M A L A Q U A I S , 15;

LEDOYEN. PALAIS-RO YAL. GALERIE D'ORLEANS. 31.

1 8 4 7

(6)

%*VOTHfC,

u n n. t O I * »

Biblioteka Jagielloriska

1001285916

(7)

DE L’AVENIR

D E

LA RUSSIE.

Iw PARTIE.

C O N S ID É R A T I O N S G É N É R A L E S .

C H A P I T R E Ier.

N écessité p o u r la R ussie de p a r tic ip e r a u x p r o g rè s d e la civilisation européenne.

L’Europe com prendrait mal ses in té rê ts si elle se m ontrait indifférente à l’avenir probable de la Russie.

C et em pire occupe trop d ’espace su r le globe pour ne point fixer l’attention. Sans dou te, tous les h abitants de son im m ense territoire ne sont pas de môme ori­

gine ; m ais la nation n ’est p a s , pour c e l a , une agglo­

m ération de peuples e t de peuplades d iv ers, comme on se l’im agine quelquefois. De l’innom brable popu-

T . III. 1

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lation qui couvre le sol de la R u ssie , plus des trois q u a rts sont ru sse s, parlent la m êm e langu e et profes­

sent la m êm e religion; e t, il ne faut pas l ’oublier, ces 3 0 à 4 0 millions de Russes se tro u v en t presque tous au m ilieu de l’em pire : c ’est autour de ce cen tre ho­

m ogène et formidable que viennent se grouper les p ar­

ties hétérogènes (1 ).

Il y a l à , c e rte s , une puissance avec laquelle on doit com pter, e t aucune nation, quelle q u ’elle soit, ne sau rait tra ite r légèrem ent un em pire qui d é jà , d ’ail­

leurs , pèse d’u n si gran d poids dans la balance des destinées du m onde.

P our rendre notre pensée plus sensib le, nous r a p ­ pellerons seulem ent deux batailles, que sépare l ’une de l ’au tre l’intervalle d ’u n siècle.

A P u lta w a , toutes les forces de la S u è d e , conduites p ar C harles X II, qui était un grand c a p ita in e , m êm e au siècle d ’E ugène et de M arlborough, vinrent se b ri­

ser contre les bataillons naissants de la Russie.

A B orodino, cette bataille de g é n é ra u x , com me on l’a appelée dans le te m p s, la Russie lutta contre le p rem ier capitaine du siècle, qui com m andait à l’Eu­

rope presque entière. Nous n ’avons point à décider à

— 2 —

( 1 ) E n y c o m p r e n a n t trois m i l l i o n s d e G r e c s - U n i s , le n o m b r e d e tous c e u x q u i s u i v e n t le c u l t e g r é c o - r u s s e e s t é v a l u é , d ’a p r è s les d o n n é e s les p lu s r é c e n t e s , à 4 4 , 1 0 2 , 1 9 5 .

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qui d em eu ra l ’honneur de la journée : si les uns ont perdu la bataille, les autres ne l’ont point gag n ée. Ce que nous tenons à faire rem arquer, c'est le c o u rag e, c’est le patriotism e que déploya le peuple ru sse dans toute cette cam pagne m ém orable, c’est l’adm irable énergie avec laquelle il tin t tête à une invasion si re ­ doutable. E t si l’on réfléchit que la Russie avait à peine fait son apprentissage g u e r rie r, si l’on songe com bien elle était jeune à côté d ’une nation q u i, avant N apoléon, avait déjà eu ses T uren ne, ses Con- d é , ses C atinat, ses V endôm e, ses V illars, c ’e s t-à - dire qui était vieille en civilisation et en gloire m ili­

ta ire , nous le d em ando ns, peut-on nier que l’avenir de l’em pire russe ne soit de n atu re à p réoccuper v i­

vem ent tous les hom m es sérieux ?

Mais c’est moins sous le point de vue européen que sous le point de vue national que je veu x envisager l ’aven ir de la R ussie. Je ne chercherai point à d éter­

m iner l ’influence qu’elle p eu t avoir un jour su r l'E u ­ rop e; mon désir est d ’indiquer le développem ent probable des destinées du peuple ru s se , considéré isolém ent, en p artan t de ce que ce peuple a été et de ce q u ’il est aujourd’h u i, pour arriv er à ce q u ’il doit être un jour.

Les p e u p le s, en g é n é ra l, ne peuvent pas dem eurer stationnaires : quand ils n ’avancent p a s , ils reculent.

Cela est plus vrai m aintenant que jam ais. Pour le

- 3 —

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peuple ru sse s u r to u t, qui a m arché si v ite , l’im m o­

bilité s e r a it, pour ainsi d ire , la m ort.

Or, si l’on se dem ande dans quel sens le peuple russe est d estin é à m arc h er, je dirai que la question est déjà résolue p a r le fait : il doit m arch er vers la civilisation européenne. Tout sem ble prouver q u ’il se se ra it engagé de lui-m êm e dans cette voie : les peu­

p les, comme les individ us, aim en t à g ra v ite r vers le b ie n -ê tre , v ers les lum ières. Mais sa m arch e fut d é­

term inée d ’une m anière décisive p ar l’hom me ex ­ trao rd in a ire qui em ploya toute sa force de g é a n t à le po usser v ers l’E urope. Dès lo r s , il n ’y eut plus de doute su r la direction q u ’il devait suivre ; et aujour­

d ’h u i, q u ’elle soit bonne ou m auvaise, il n ’est plus possible de l’en faire ch anger. E t q uand m êm e cela serait possible, voudrait-on, à l’heu re qu ’il e s t, tour­

n e r le dos à l ’E u ro p e , et m archer vers l’A sie, vers la C hine? Dans l’O rie n t, la Russie pourrait encore trou­

v e r des d éserts et des esclaves à conquérir, mais rien de plus : de ce c ô té , point de conquêtes m orales, in ­ tellectuelles; pas une id ée, pas une industrie féconde.

En un m o t, nous dirons que la poursuite de la civi­

lisation europ éenne est devenue pour la R u ss ie , et surtout pour son gouv ernem ent, qui en a pris l’initia­

tiv e , u n e condition essentielle de vitalité.

Je n ’entends pas ju g er d’une m anière absolue la d irection prise p a r le peuple russe dans sa m arche sociale ; elle a ses a v a n ta g e s , elle peut avoir aussi

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ses inconvénients. A in s i, sans d o u te , c’e st un mal pour ce peuple d ’avoir été forcé de rom pre aussi com­

plètem ent avec son passé qu’il l’a f a it , en se précipi­

ta n t su r les traces de l’E urope. En E urope , dans les pays les plus civilisés, les institutions se sont d é v e ­ loppées successivem ent; tout ce qui y existe a u ­ jo u rd ’hui a sa source et sa racine dans le passé ; le m oyen âge sert en c o re, plus ou m o in s , de base à tout ce qui constitue la vie so ciale, civ ile, p olitiqu e, des états européens. P our la Russie point de m oyen âge : to u t ce qui doit désorm ais y p ro sp é rer, il faut q u ’elle l ’em prunte à l’E u ro p e , elle ne saurait le greffer su r ses anciennes institutions. Cela peut ê t r e , je le répète , un grand in co n v én ie n t, un g ra n d m alheur môme ; mais telle est pour elle la loi de la nécessité.

Ainsi ce q u ’il y a de particulier au peuple ru s s e ,

ce n’est pas d ’avoir suivi telle voie p lu tô t que telle

a u tre , mais bien de s’y être jeté avec une ard eu r, un

em pressem ent quelquefois voisin de l’é to u rd e rie , au

lieu de procéd er avec m esure et avec prudence. Il a

tourné trop vite et trop court dans l’ornière qu’il était

habitué à s u iv re , e t , en l’ab andonnant, il a couru

presque en aveugle vers un bu t q u ’il ne pouvait pas

lui-m ém e bien distinguer. Aussi a-t-il n é c e ssa ire ­

m ent apporté peu de discernem ent dans le choix

des em prunts q u ’il a faits à l’étra n g er. E t c o m m e ,

lorsque l’on cherche à im iter les a u tre s , il est plus

facile de le u r pren dre ce q u ’ils ont de brillant que ce

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qu’ils ont de so lid e, plus facile d’em p ru n te r la forme que le fond, les mots que les choses, il estarrivé qu’a­

p rès un certain laps de te m p s , le peuple russe avait tiré de l’E urope beaucoup plus de frivolités, de for­

m es e x té rie u re s, que d ’im itations utiles. C’est un m alheur, non p as tant p arce que cette enveloppe eu­

ropéenne dont il s’est affublé trom pe le sé tra n g e rs, que parce q u ’elle le trom pe lui-m êm e. De ce q u ’il a em­

p ru n té aux Européens le u r costum e et leurs m aniè­

r e s , a lig n é , à leu r e x e m p le , les rues de ses villes, adopté leurs usages so c ia u x , établi quelques in stitu ­

tions qu’il a baptisées de nom s européens , il se croit autorisé à se re g a rd e r comme leu r égal : illusion fu­

n e ste , qui ne peut que l’ab user sur la valeur réelle des choses q u ’il s ’est déjà ap propriées, com me de celles qu’il p ourra s’approprier en c o re; illusion qui doit n é ­ cessairem ent le re ta rd er dans sa m arche vers la ci­

vilisation véritable.

On objectera peut-être qu’à force d ’im iter toujours, à force de tout em p ru n ter à l ’é tra n g e r, le peuple r u s ­ se finira p ar n’avoir aucune originalité, par devenir incapable d ’agir de soi-m ém e pour l’accom plissem ent

* de ses destinées. A cela nous répondrons que l ’im i­

ta tio n , les em p ru n ts, en fait de sciences , d ’institu ­ tions, nous les considérons com m e des m oyens à l ’ai­

de desquels le peuple ru sse peut s’ouvrir les voies de la civilisation eu ro p éen n e ; quand une fois il sera

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parvenu au b u t, rien ne l’em pêchera de vivre de sa propre vie. Si la n a tu re l ’a doué des qualités néces­

saires pour c e la , ces qualités ne m anqu ero nt pas de se développer. Ce que nous croyons, c’est que tant q u ’il ne se sera pas placé au niveau des autres p e u ­ ples en civilisation g é n é ra le , les tentatives qu ’il fera pour vivre de sa propre v i e , de sa propre e x p é rien ­ ce , de sa pensée, de son savoir, de sa science, de son in d u strie, seront stériles e t surtout très coûteuses. Il y p erd rait trop de tem p s, trop d ’efforts, com para­

tiv em en t aux résultats q u ’il pourrait raisonnable­

m ent en esp érer. Q uand un hom m e se voue à l’étu­

de d ’une science, de la chim ie p a r ex em p le, il v eu t d ’abord connaître l’état de la science dans ses derniers résultats , tels que les progrès du tem ps les p résen ­ te n t; personne n ’ira de gaîté de cœ u r, et pour une vaine satisfaction d ’am our-propre, recom m encer to u ­ tes les expériences qui ont poussé la science en avant.

Les p e u p le s, en abordant la science de la civilisa­

tio n , ne sauraient m ieux faire que de suivre l’ex em ­ ple de l’hom m e qui entreprend l’étude de la chim ie.

De m êm e que cette m éthode n ’em pêchera pas celui- ci de devenir à son to u r un grand s a v a n t, si la nature lui a donné ce q u ’il faut pour cela; de m ôm e, un peu­

ple pourra se perfectionner en civilisation, après s’ê­

tre préalablem ent approprié les élém ents de civilisa­

tion connus e t existan t chez d ’au tre s peuples plus

avancés q u e lui.

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P arm i les difficultés qui s’opposent à ce que la m ar­

che v ers la civilisation se poursuive avec franchise et ré g u la rité , il en est une surtout qu’il im porte de préci­

ser et de caractériser : c’est le sentim ent de nationalité.

Des hom m es im p a rtia u x , qui voudraient dépouil­

ler tout préjugé de p a trio tism e , parvien d raien t aisé­

m ent à apprécier à leu r juste valeur ces sp écialités, ces p a rtic u la rité s, qui distinguent plus ou m oins u n peuple des autres peup les, et sur lesquelles on édifie avec effort ce que l’on appelle pom peusem ent la n a ­ tionalité. Mais l’im partialité est difficile- en pareille

m a tiè re ; cela tient surtout à ce que plus le p a ssé , c ’e st-à -d ire la b arb arie, a laissé d ’em preintes sail­

lantes et visibles, plus l’e sp rit de nationalité y trouve d ’alim ents propres à le n o u rrir et à le développer.

P our ce qui regarde le p eu p le r u s s e , cette p rétendue nationalité ne peut guère se ra ttach er q u ’à ces traces du passé qui n’ont pas encore pu céd er à l’influence de la civilisation européenne. T outefois, j ’en co n­

v ie n s, ce sen tim ent de n atio n alité, quoique touchant en partie à la b a rb a rie , p eu t a v o ir , dans beaucoup d’ind ividus, quelque chose de si sérieu x , de si intim e, de si tendre m ê m e , q u ’il est impossible de le blâm er, encore moins de le condam ner. L’attachem ent au passé se confond n atu rellem en t en nous avec l’am our de notre p a y s , et l’héritag e de nos pères nous est souvent d’au tan t plus précieux qu’il a moins de valeur intrinsèque ou appréciable.

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Cela é ta n t, il faut sans doute resp ecter le culte du passé ; m ais il faut en m êm e tem ps pren dre garde que ce cu lte , cet attachem ent aux anciennes m œ u rs, aux anciens u sa g e s, n ’entrave le m ouvem ent de p ro g res­

sion. Si le passé appartient à l’hom m e, l’homm e a p ­ p artie n t à l ’avenir.

Au su rp lu s, le sentim ent de n a tio n a lité , mêm e avec les motifs les plus h o n o ra b le s, les plus p u r s , dès q u ’il se tra d u it en ac tio n s, ne fait s o u v e n t, p ar sa n atu re m ê m e , que n uire au x véritables intérêts de la civilisation h u m ain e, et a rrê te r le p ro g rè s, en dé­

to u rn an t l’attention des objets s é rie u x , u tile s , pour l’attirer vers des puérilités q u i , quelque innocentes et quelque nationales qu’elles puissent ê t r e , n ’en sont pas moins des p u érilités, quand ce n ’est pas quelque chose de pis. La véritable n a tio n a lité , — et les pro ■ grès de l’espèce hum aine finiront p a r le faire com ­ p re n d re , — la véritable nationalité des peuples c h ré ­ tiens c’est encore la civilisation, q u i , loin de diviser les hom m es , ten d au co n traire à les réunir tous.

C’est su rto u t en m atière d ’éducation que l’on fait sonner bien h au t le besoin de n atio n alité, et c’est alors surtout q u e les effets pernicieux de ce sen ti­

m e n t, mal e n te n d u , deviennent et plus évidents et plus g r a v e s , quoique la force des choses s ’oppose ici, com m e ailleurs, aux folles tentatives des hom m es.

Voyez la Russie : on y parle b ea u co u p , depuis quel­

que tem p s, du besoin de nationalité dans l’éducation ;

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cela n ’em pêche pas que tous ceux qui préten d en t y avoir reçu une éducation soignée ne continuent à re ste r dans l’ignorance des prem iers principes de la langue nationale. La h au te classe, qui se vante d ’être si civilisée, ne se sert dans la société que d’une lan­

gue é tra n g è re ; au cu n h o m m e , aucune femm e de cette classe ne saurait écrire correctem en t une ligne dans l’idiome du pays. Dans le reste de la noblesse, on n e trouve d’exceptions que chez les personnes qui s’oc­

c u p e n t spécialem ent de littérature russe. Sur quoi vou­

lez-vous donc fonder cette éducation n atio n ale, quand vous en répudiez un des principaux é lé m e n ts , la lan­

g u e? Il y a plus : vous ne prétendez p as, sans d o u te, sép arer l’instruction de l’éducation; o r, d ’où peut vous v e n ir, d ’où vous vient en effet l’in s tru c tio n , si ce n ’est de l’é tra n g e r? Vouloir établir une éducation vraim ent n a tio n a le , ce serait vouloir p roscrire toute instruction, toutes lum ières.

Voici u n fait qui prouve q u e , lorsqu’on a adopté une m arche pour a rriv e r à la civilisation, on n e sau­

rait im puném ent ni s ’a rrê te r ni ch anger de direction, et que ceux qui s’en p re n n en t aux sources d ’où la civilisation p ro v ie n t, ou qui veu len t en modifier le cours n a tu r e l, n e te n d e n t, au fond, qu a les ta rir, et p ar là ou obligent le peuple à des efforts p én ib les, ou tra v a ille n t à le replonger dans la torpeur de la b arba­

rie d’où il com m ençait à sortir.

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11

On a g énéralem ent re m a rq u é , en R ussie, que de­

puis à peu près cinquante ans il y paraissait beaucoup m oins de traductions d ’ouvrages étra n g ers sérieux qu’au p arav an t. La pénurie sous ce rapport est enfin devenue te lle , q u ’on a été am ené à réim prim er des ouvrages tradu its en langue russe pendant les derniè­

res années du siècle passé. Sans nous a rrê te r à l’in­

co n v é n ie n t, cependant assez g ra v e , d ’offrir pour pâ­

tu re au public des livres écrits dans un style insolite e t v ie illi, — car depuis ce tem ps la langue et l’a rt d ’écrire ont fait de grands p ro g rè s, — examinons les causes de la pénurie que nous venons d ’indiquer.

Au p rem ier abord , on serait tenté de croire que le goût po u r les études e t pour les lectures sérieuses a dim inué ; certaines circonstances pourraient m êm e fortifier cette supposition, co m m e , p a r e x e m p le , la situation de la librairie à S aint-P étersbourg. Du tem ps de l ’im pératrice C a th e rin e , en effet, on voyait dans cette ville beaucoup de libraires, et des libraires qui, en g é n é r a l, faisaient très bien leurs affaires, tandis q u e , par la suite , on en a vu décroître à la fois e t le nom bre et la prospérité.

Mais le m oindre exam en suffit pour faire rejeter une telle supposition. Sans d o u te, du temps de Ca­

th e rin e , la cour et la h au te so c ié té , qui im ite toujours

la cour, étaient plus littéraires q u ’elles ne l’ont jamais

été depuis. T out ce m onde alors avait des prétentions

à une certaine culture d ’esp rit; tout ce m onde voit-

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lait avoir des livres e t en achetait. Une bibliothèque était une chose indispensable, un m euble nécessaire d ans la m aison d ’un hom m e com m e il faut. Quand on disposait les appartem ents d ’un nouveau favori de l’im p é ra tric e , le libraire faisait ses fournitures comme le tapissier. Mais toute cette teinture littéraire ne dé­

passait guère les h au tes régions et la sphère de la cour.

L ’étude et la connaissance des langues é tra n g è re s, à cette é p o q u e , étaien t loin d’étre aussi répandues q u ’elles le sont devenues plus tard . C’est pourquoi, la g rande m ajorité des le c te u rs ne sach ant que la langu e m a te rn e lle , on devait nécessairem ent avoir r e ­ cours aux traductions. M ais, à m esure que l’étude des langues étran g ères fit dim inuer le nom bre des lecteurs russes qui ne connaissaient que leur p ropre la n g u e , le besoin d’ouvrages traduits devint moins sensible. Enfin il se trouva si peu de lecteurs n e sa­

ch an t lire q u ’en ru s s e , que ce n ’était plus la peine de faire pour eu x de nouvelles traductions, et l’on se contenta de réim prim er celles qui existaient déjà. Il est donc clair q u e , si la littératu re russe n ’offre plus au tan t de traductio ns des bons ouvrages étran gers que p a r le p a ssé , ce n ’est q u ’à cause du grand nom ­ b re de lecteurs qui préfèrent lire ces ouvrages dans les originaux.

D’un au tre c ô té , ce qui prouve que le goût de la le c tu re , loin d’avoir dim inué, s’est au contraire a c c r u , e t m êm e d ’une m anière re m a rq u a b le , c’est

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que le débit des ouvrages originaux qui ne p e u v e n t, pour un R usse, être rem placés par aucun ouvrage étra n g er, a au g m enté dans une proportion vraim en t prodigieuse. Je citerai su rto u t, à l’appui de ce que je d is , les ouvrages su r l’histoire de R u ssie , ainsi que les œ uvres des g ra n d s poètes russes. L ’histoire d e là Russie p a r K aram sine, les poésies de Joukofsky, de P oulchkine, ont eu des éditions sans nom bre. Le passé n ’offre rien d ’a p p ro c h a n t, et D e rjav in e, le plus grand des poètes ru s s e s , contem porain de Ca­

th erin e I I , est loin d’avoir eu de son tem ps au tan t de lecteurs q u ’en ont les poètes de nos jours.

La littérature p é rio d iq u e , qui ne p eu t pas non plus être rem placée par quelques recueils é tra n g e rs , atteste égalem ent que le nom bre des lecteurs s’est considérablem ent accru. Cette littératu re est peu de chose sans doute ; elle n’a plus celte tendance d’utilité pratique que Novicoffavait su lui im prim er, e t , à part quelques exceptions honorables fournies par des hommes vraim ent d istin g u é s, exceptions qui pour­

raien t devenir la règle s’il y av ait p'us de lib e rté , elle peu t p araître in sign ifiante, infim e, en com pa­

raison de ce q u ’elle était lorsque Karam sine ré c h a u f­

fait de son génie ; cependant l’em pressem ent avec lequel le public la recherche tém oigne d ’un grand besoin de lectu re, e t, chose inouïe ja d is , elle e n ri­

chit ceux qui s’en occupent et qui la ravalent au ni­

veau d ’un m étier.

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Je d em an d erai, après c e la , ce que veulent dire vos déclam ations sur l’éducation nationale. Une des nécessités de v o tre systèm e e s t, sans d o u te , de faire q u ’on s’occupe avant tout des choses natio n ales, de faire q u ’on lise les ouvrages en langue nationale de préférence a u x ouvrages é tra n g e rs , e tc ., etc. Si donc vous voulez être conséquents avec vous-m êm es, vous devez nécessairem ent vous efforcer de restrein d re l’étude des langues é tra n g ère s, proscrire les ouvrages étrangers. Eh! b ien , je vous le d e m a n d e , l’oseriez- vous? serait-il possible à p résent d’a rrê te r l’é tu d e des langues étrangères en Russie sans priver le pays d ’un des m oyens de civilisation les plus efficaces? Suppo­

sons q u ’on l’essaie; q u ’en arriv era -t-il? Ne pouvant plus avoir recours aux ouvrages é tra n g e rs , et n ’ayant plus de traductions pour y suppléer, puisque depuis long-tem ps on n’en fait p lu s , les Russes ne liront plus du to u t. E t voilà où celte prétendue éducation nationale vous m ènerait infailliblement.

11 se p eu t cepen d an t, j ’en conviens, que ceux qui so nt attachés à la nationalité veuillent réellem ent le progrès ; m a is , — et c’est là q u ’est l’e rre u r, — ils v eu len t que ce progrès soit un développem ent de ce que l ’on possède d é jà , et non un em p ru n t fait à l’é tra n g e r ; en d ’au tre s te r m e s , ils voudraient acquérir sans rien abandonner, g agner sans rien p e rd re , ce qui est difficile, e t concilier ainsi, chose tout à fait

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im possible, la barbarie et la civilisation. C ette lutte e n tre les préjugés natio n au x et la force des choses produit dans la m arche du peuple une certaine in­

c e rtitu d e , des tiraillem ents c o n tin u els, qui le font tan tô t avancer, tan tô t rétro g rad e r. De là un m élange de lum ières et de té n è b re s , de bien et de m a l, d’in­

spirations européennes et d’instincts asiatiq u es, en u n m ot une hypocrisie de civilisation; et tout ce chaos offre beau jeu au pouvoir, q u i, p a r sa nature de pouvoir absolu , entend prendre l ’initiative en tou t et toujours.

Lui aussi il veut la civilisation, m ais il la veut à sa m anière. Il a d m e t, il provoque m êm e certains pro­

g r è s , mais il en est certains au tre s q u ’il repousse.

Tout en paraissant rendre à la civilisation un sincère h o m m a g e , il ne lui dem ande que ce qui lui semble favorable et utile à ses p ropres intérêts. Parm i les m oyens qu’elle offre il choisit ceux qui peuvent con­

solider, ag ran d ir son influence; il écarte ceux qui pourraient donner au peuple quelque f o r c e , ne fût-ce q u ’une force p u rem en t m orale ou intellectuelle. E t c ’e st alors q u ’il s’em pare de la nationalité comme d ’un instru m en t commode pour m ieux arriv er à ses fins.

Les illusions de ceux qui rêv en t de bonne foi une prétendue nationalité sont peu d a n g e re u se s, et ne font guère obstacle au m ouvem ent naturel du p ro ­ g rès : si on peu t se laisser un instant séduire p ar

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le u rs th é o rie s , on les abandonne b ie n tô t, après s ’être convaincu q u ’elles ne m ènent absolum ent à rie n , et que de toutes les déclam ations s u r la nécessité de préserv er, de conserver, d ’accro ître les trésors de la nationalité d ’un p eu p le, il ne sort jam ais aucun r é ­ sultat p ratique.

11 n ’en est pas de m êm e des tendances du pou­

voir : elles p eu v en t devenir fatales au bien -être du peuple. P ar cela m êm e q u ’il est le pouvoir, ses m a ­ lencontreux efforts dans un sens évidem m ent faux peuvent non seulem ent arrêter pour quelque tem ps le p ro g rè s, m ais a u ssi, ce qui est plus déplorable e n c o re , fausser les e s p rits , donner ca rriè re aux m auvaises p assions, encourager la sauv ag erie, ré­

p rim er les élans g é n é re u x , affaiblir les espérances nobles e t légitim es, dém oraliser les m asses et les ren­

d re indifférentes aux biens les plus grands et les plus précieux que la P rovidence accorde au x hom m es qui veu len t les m ériter.

Un vieil adage dit que l’honnêteté est la m eilleure des politiques. Si les individus n ’observent pas sou­

v e n t cette règle sa lu ta ire , les gouvernem ents s’y conform ent encore m oins. E t p ourtant le simple bon sens et l’ex p érien ce de tous les jours m ontrent ju s­

q u ’à l ’évidence q u e , p our les gouvernem ents de tous les pays, et surtout pour celui d ’un pays comme la Rus­

sie , la fra n c h ise , la lo y a u té , l’honnêteté ne peuvent q u ’être ém inem m ent avantageuses. Je ne crains pas

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de le dire : il serait plus digne de préférer ouverte- tem en t la m auvaise v o ie, de rom pre franchem ent avec la civ ilisa tio n , de to urner le dos à l’E urope , de ten d re la m ain à la b a r b a rie , et de proclam er ses tendances à la face du m o n d e, que de caresser la civilisation to u t en lui faisant des b lessu re s, que de se je te r dans les ténèbres de l’Asie en continuant à faire un appel hypocrite au x lum ières de l’E urope..

Toutefois les gouvernem ents mis en face du p ro ­ grès, ayant à traiter, à com pter avec la civ ilisation, au ro n t beau choisir tel ou tel m o y en , p re n d re ce qui leur c o n v ie n t, et repousser ce qui n ’est pas de leur goût, l ’issue de la lutte ne saurait être un instant dou­

teuse : la civilisation finira toujours p ar triom pher.

La civilisation est u n e ; j ’ajouterai qu ’elle est indi­

visible : il faut vouloir la p ren d re tout entière ou ne pas y toucher.

11 y a plus . dès q u ’on en prend quelque ch o se, il faut, bon g ré mal g ré , se p rép arer à accepter le tout.

En effet, voyons com m ent les choses se passent d ’ordinaire. Dans les tem ps m o d ern e s, c ’est toujours p a r la création ou l’organisation régulière de la force arm ée que p arait devoir com m encer la civilisation.

P our l ’en treten ir, cette force , il faut un certain ordre dans l’établissem ent et la perception des co n trib u ­ tions ; p u is, pour que les sources d ’où proviennent les contributions ne puissent ta rir, il est indispensable q u ’il y ait aussi un certain ordre dans l’adm inistra­

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tion. Voilà donc, dès le d éb u t, des nécessités créées p ar la civilisation à laquelle on a s p ire , nécessités in ­ connues ou moins senties dans l’é ta t de b arbarie. Et encore est-ce bien là la civilisation? N on, ce rte s; ce n ’est que l’om bre qu’elle projette en s’av a n ç a n t, et déjà on entrevoit le besoin im périeux de l’o rd re , de la ju stic e , de la liberté enfin; c a r, il ne faut pas l’ou­

b lie r, des besoins financiers des gouvernem ents est bien souvent sorti l ’affranchissem ent des peuples.

Dans les dern iers tem ps, ces exigences de la civili­

sation , ou plutôt de la vie politique des états eu ro ­ p é e n s, sont devenues encore plus absolues et plus im portantes. Les ressources ordinaires des é ta ts , ci­

vilisés ou non , qui v eu len t seulem ent faire partie de la famille e u ro p éen n e , ne suffisent plus à leurs be­

soins; ils sont obligés d ’engager l’a v e n ir , de se créer des ressources extraordinaires par des em prunts con­

trac tés su r les m archés de l’E urope : la Russie fait des e m p ru n ts, la T urquie voudrait bien en faire éga­

lem ent. De là une nouvelle nécessité qui vien t s ’a ­ jouter au besoin de l’ordre et de la ju stic e, nécessité de la bonne fo i, sans laquelle il n ’y a point de crédit possible, p a rta n t point de puissance.

Si l’on fait abstraction de la source d ’où a découlé

ce ré su ltat pour la civilisation h u m ain e, et q u ’on ne

considère que le fa it, il faut bien convenir qu e ce ré ­

sultat est im m ense et p eu t com penser les sacrifices

que l’abus du crédit publie a occasionnés à quelques-

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u ns des peuples européens. C om m ent, en effet, ne pas s’ém erveiller en voyant un pouvoir absolu , d es­

p o tiq u e, quelquefois b a rb a re , s’incliner devant les nécessités du c ré d it, o b serv er, accom plir scrupuleu­

sem ent la parole donnée à des hom m es qui n ’ont ni flottes ni arm ées pour le forcer à la te n ir?

Depuis que la R ussie a com m encé à se m êler à la vie e u ro p é e n n e , son influence a toujours été crois­

sant. Cette influence a atteint son apogée sous le règne d ’A lex a n d re, lorsque fut donné au m onde le sp e c ­ tacle extraordinaire d ’un autocrate appelant les p e u ­ ples à l’indépendance et à la liberté.

La R u ssie , ou p lutô t son g o u v ern em en t, ne veut pas ou n ’a pas l’air de vouloir abdiquer la position que le passé lui a faite. O r, pour s’y m ain ten ir, il lui faut des ressources au moins égales à celles d’au tre­

fois. Quelque grands et glorieux q u ’aient été les tra­

v a u x et les exploits de l’em pereur A lexandre, il n’en est pas moins vrai que les résu ltats n ’en sont pas dus au x efforts de la Russie exclusivem ent. Dans les g u erres de 1813 et de 1 8 1 4 , la Hussie a vaincu de concert avec d’autres pays plus ric h e s, plus civilisés q u ’elle. Les circonstances ne pourront plus jam ais se re tro u v er favorables à ce p o in t, et si elle ne veut point éprouver de m écom pte, la R u ssie, pour tout ce qu ’elle au ra à en tre p ren d re do rén av an t, ne devra com pter que sur ses propres ressources.

O r, les ressources de la Russie sont-elles de n a ­

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tu re à satisfaire au x exigences de sa position dans le m onde politique? Sans ch ercher à répond re à cette question , q u ’il serait difficile de résoudre d ’u n e m a­

nière affirm ative, nous ferons observer que depuis 4 8 1 5 toutes les nations de l’E u rope ont fait d’im por­

tan ts progrès dans l’in d u s trie , dans le co m m erce, quelques-unes m êm e dans leur organisation politique, progrès qui nécessairem ent o n t. dû augm enter leur p uissance respective. A ne prendre que l ’organisation de la force arm ée dans les différents p a y s , on ne peut nier que cette organisation n ’ait été p arto u t am élio­

ré e , p erfectio n n ée, rendue plus efficace, plus redou­

table. Les progrès dans les a rts , dans les sciences, y ont contribué plus encore que les p rogrès de la r i ­ chesse nationale.

La Russie a - t elle augm enté ses ressources dans la m êm e proportion? R ien ne le prouve. L ’état finan­

cier du pays e s t, c e rte s , loin d ’être plus consolant q u ’il y a tre n te a n s; l’in d u strie, le'c o m m e rce n ’ont pas fait de grands p ro g rè s , du m oins aucun ré su ltat frap pant ne l’annonce ; les s c ie n c e s, les a r t s , les lu­

m ières e n fin , qui osera dire q u ’elles y aien t fait un pas en av an t dans ce dernier q u a rt de siècle? La r i­

chesse nationale a-t-elle notablem ent augm enté ? Cela ne sau rait ê t r e , tan t que sa so u rc e , sans contredit la plus im p o rtan te, l’a g ric u ltu re , co n tin u era à être e x ­ ploitée ou par des esclaves, ou par des hom m es dont la condition diffère bien peu de celle des serfs.

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Nous insistons surtout su r cette d ern iè re circon­

s ta n c e , persuadé que c’est l à , q u e c’est dans le bien- ê tre et la prospérité des masses que se tro u v en t la force e t la prospérité des états. P arto u t où il a pu en ê tre q uestion, les rapports des cultivateurs avec les propriétaires fonciers ont été p ris par les g o uverne­

m ents en sérieuse considération e t réglés conform é­

m ent à la ju s tic e , à l’éq u ité , et p ar conséq uent au bien public. Les états dont on entend le m oins p arler sont p e u t-ê tre ceux qui ont agi le plus efficacement à c e t égard. Sans p arler de la P ru sse , de la S a x e , du W ü rte m b e rg , de la B avière, l’A utriche elle-m êm e n ’a pas cessé de travailler non seulem ent à ém anciper com plètem ent les cu ltiv ateu rs, mais encore à fonder le bien-être de cette classe sur la possession te rrito ­ riale. En H ongrie, cette question a fait un pas im ­ m ense p a r le règlem ent de 1 8 3 6 .

N’avons-nous pas vu le bey de Tunis lui-m êm e prendre aussi des m esures pour l’abolition de l’escla­

vage dans ses états? Le sultan enfin, dans un but évident d ’ém ancipation, proscriv an t les corvées dans la Bosnie , a réglé les rapports en tre les propriétaires fonciers et les c u ltiv a te u rs, conform ém ent aux vœ ux des députés du peuple bosnien et aux re p ré se n ­ tations du pacha. A insi, peuples civilisés, peuples p ré te n d u s b arb are s, tous agissent dans le sens du pro­

g rè s , tous s’avancent dans les voies qui conduisent à la libération des populations encore soum ises au

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joug de la servitude. La Russie seule reste en arrière.

E t la force m atérielle , cette force arm ée q u i, dans l ’ordre actu el des choses, est l’instrum ent principal de la puissance de la R u s s ie , a-t-elle été ren d u e plus formidable q u ’elle ne l’était autrefois, non seulem ent p a r le nom b re, mais aussi p ar l’esprit qui l’a n im e , p ar la capacité de ceux qui la dirig en t ? R ien non plus ne le prouve. La g u e rre contre les T u r c s , s u r­

tout la prem ière cam pagne de cette g u e r r e , dém ontre plutôt le contraire. La g u erre contre les Polonais n ’a pas duré moins de dix m ois; e t si l’on pense à la dis­

proportion des d eux arm ées b e llig é ra n te s, si surtout l’on prend en considération la nullité des ressources des P olonais, privés de to u t se c o u rs , m êm e de toute com m unication avec l’étra n g e r, quelle triste idée ne doit-on pas se faire d ’une arm é e qu ’ils ont pu tenir si long-tem ps en échec ? E t cette lutte enfin , cette hor­

rible lutte d exterm ination avec les m ontagnards du C au ca se, quels su cc ès, quels triom phes offre-t-elie en com pensation des énorm es et douloureux sacrifices q u ’elle coûte à la nation russe ?

La force m ilita ire , nous le ré p é to n s, est le grand instrum ent de puissance po u r la Russie. La nation , com m e le m o n a rq u e , veut avoir u n e arm ée considé­

ra b le ; rien de plus n a tu re l. Mais plus la force arm ée est n om b reu se, plus il faut d’intelligence pour l ’orga­

n ise r, la c o n se rv er, la diriger. O r, quels sont vos

m oyens d ’o rg an isatio n , de co n se rv atio n , de direc-

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lion? — Vous organisez l’arm ée p ar u n systèm e de recru tem en t où l ’atroce le dispute à l ’absurde. — • Com m ent la co nservez-vous? La m ortalité y exerce des ravages plus terribles que dans aucun a u tre p a y s, et surpasse m êm e tout ce que l ’im agination p eu t con­

cevoir. P en d an t une g u erre à laquelle vous vous étiez prép arés depuis des a n n é e s , que vous faisiez dans des p ays qui vous étaien t connus d ’ancienne d a te , pendant la dernière gu erre de T u rq u ie , vous avez laissé m o u rir, comme nous l’avons dit ailleu rs, rien que dans les hôpitaux , plus de 5 0 ,0 0 0 so ld ats, et cela dans l’espace d’une seule année! — Vous la faites en­

fin d ir ig e r , cette arm é e , par des officiers form és dans ces nom breux corps de cadets où l’on n ’enseigne que l’exercice m ilita ire , rien de plus (1).

L ’expérien ce vous le dit : en n ’adoptant pas un m eilleur m ode de re c ru te m e n t, vous continuerez à dépeupler, à ruiner le pays ; en ne ch an g ean t p as la discipline à laquelle est assujetti le so ld a t, en ne fai­

s a n t rien po u r assu rer son bien-être , vous vous pri­

vez d ’hom m es a g u e rris, que les recrues ne p euvent pas com plètem ent rem placer ; tant que vous ne son­

gerez pas à form er d ’autres officiers que ceu x que vous

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( l ) Il y avait autrefois à l ’Université de Do rpat un e chair»- pour les sc ien ce s m ilitaire s; on l’a supp rim ée pour y subsfi >

tu er un e chaire d ’art vétérinaire

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fournissent vos corps de c a d e ts , vous aurez tout au plus des caporaux bons pour figurer aux p a ra d e s , m ais non des chefs in te llig e n ts, versés dans l ’art dif­

ficile de la g u e rre , et capables de donner aux soldats l’impulsion désirable.

Écoutez cette voix de l’ex p é rien ce ; abandonnez un systèm e qui dégrade les h o m m e s, épuise les ressour­

ces vitales du p a y s , et par suite duquel le m oindre succès doit vous coûter des sacrifices én o rm es, bien au-dessus de son im portance.

« Mais n o n , direz-vous ; les hom m es ne nous coû­

ten t rien ; il en naît à m esure que nous en pren o n s;

nous avons pour nous l’autorité de Malthus ; la popu­

lation au g m en te m algré les recru tem en ts. Quant aux chefs h ab iles, il n ’en faut q u ’un petit nom bre, et seu­

lem ent aux som m ités. P our cela nous louerons des étra n g ers ; nous a u ro n s , au s u rp lu s, quelques écoles spéciales qui nous fo u rn iro n t, en quantité lim itée m ais suffisante, des officiers in stru its. La poignée de l’épée sera au q u artier g é n é ra l, au palais de l’em pe­

re u r, et la lam e partout. C’est là ce qui fera à la fois notre force et notre sécu rité. »

Nous y voilà! il vous faut ad m ettre des écoles!

Nous vous le disions bien , que vous seriez entraînés m algré vous dans les voies de la civilisation. Vos éco­

les seront des écoles spéciales, soit; m ais ce seront toujours des écoles. Les élèves auront des liv re s, ils ch erch e ro n t la lu m iè re, et la lum ière leur viendra.

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Pensez-vous donc q u ’il soit donné au pouvoir hum ain de faire que telles ou telles idées p énètrent dans la tête de l ’h o m m e, et que telles autres n ’y en tren t jam ais?

Des com m entaires sur les auteurs classiques de l’a n ­ tiquité sont nés les com m entaires de la B ib le, et de là la Réforme et la pensée lib re. Ouvrez donc des écoles, en ferm ez - y l’enseignem ent dans des lim ites aussi étroites que bon vous sem blera, et nous vous rendrons grâces en c o re, parce qu’en croyant ne servir que vos intérêts m esquins, vous servirez les grands intérêts de la civilisation. La civilisation, comm e tout ce qui est id é e , com m e tout ce qui est im m a té riel, ne saurait se plier à vos volontés, obéir à vos c a p ric e s , quelque grande que soit la puissance qui vous est départie ; elle obéit à d’autres lois, aux lois étern elles, q u e la sagesse divine a placées hors de la portée de la fai­

blesse hum aine.

S ’il en fallait u n e p re u v e, nous la trouverions dans l’arm ée m êm e.

Une arm ée ne p eu t pas se passer d ’officiers de san­

té , de ch iru rg ie n s, de m édecins. Le gouvernem ent russe a donc établi des écoles, des académ ies de m é­

decine et de ch irurgie ; et ces établissem ents ont vrai­

m ent prospéré. M ais, avec la science m édicale et chi­

ru rg ic a le , d ’autres idées sont entrées dans la tê te

des élèves. Le go uvernem ent n ’avait cm form er que

des o pérateurs et des faiseurs d ’o rd o n n a n ces, e t il se

trouve avoir en o utre formé des hom m es qui se p e r­

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m etten t de penser su r d ’autres choses que sur la m é­

decine et la ch irurgie. Le fait est que le corps des m é­

decins e t chirurgiens de l’arm ée russe se d istin g u e , com m e nous l’avons vu dans le cours de c e t o u v ra g e , p a r u n certain lib éra lism e, p ar une certain e d ig n ité , dont le gouvernem ent n ’a sans doute p a s connais­

sance , et q u i, bien c e rta in e m e n t, seraient loin de lui plaire s’il parv en ait à en être in stru it.

Mais s’il est indispensable que la Russie ait une arm ée n o m b re u s e , n e pourrait-on pas tro u v e r, en dehors de la civilisation, des m oyens de p o u rv o ira son en tretien ? C’est ce que , pour le m alheur du peuple ru s s e , et pour celui de sa propre m ém o ire, ten ta l’em pereu r A lexandre. Ce prince, croyant d e­

voir m aintenir après la paix une arm ée d ’une force e x a g é ré e , et voyant que les ressources du pays ne pourraient pas y su ffire, conçut l ’idée plus que bi­

zarre de faire contribuer l’arm ée elle-m êm e à son en ­ tre tie n , et le sacrifice d ’une partie de ses sujets ne lui p aru t pas trop gran d pour a rriv e r à la réalisation de ce projet inexécutable : il fonda les colonies m i­

litaires.

Si les souffrances et la ruine des hommes sacrifiés ainsi au x caprices maladifs d’un pouvoir sans bornes ne doivent com pter pour r i e n , les tréso rs enfouis dans les colonies m ilitaires, q u i, après to u t, devaient ten ir lieu de ces tré so rs, peuvent au moins com pter pour que'que chose. Eh bien , où sont les résultats de tan t

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d ’o p p re ssio n , de tan t de san g v e r s é , de tan t de rail­

lions dépensés ?

E t que serait-il a d v e n u , au su rp lu s, si le plan d ’A­

lexandre avait com plètem ent ré u ssi? La Russie au rait eu de vastes et fertiles contrées occupées p a r des m asses de soldats laboureurs , qu’eussent dirigés des officiers p ris dans le u r sein. C’eût été , pourra-t-on d ire , au tan t de v astes cam ps de janissaires dévoués au gouvernem ent et propres à ten ir, en cas de besoin, tout le pays en resp ect. C’est possible ; mais sans ra p ­ peler l’institution des janissaires ni celle des m am e­

louks, il ne faut pas oublier que les colonies m ilitaires établies p a r A lexandre ont déjà présenté des ex em ­ ples d ’insurrection e t de révolte tels q u ’il n ’y a que la révolte de Pougatchelï qui puisse offrir quelque chose d ’analogue. Plus l’institution des colonies eût été complète et fo r te , plus elle serait devenue dangereuse pour le pouvoir lui-m êm e.

Mais ce n ’est pas seulem ent p a r une bonne o r g a ­ nisation de la force arm ée q u ’il faut essay er de se p la ­ cer au niveau des peuples civilisés; l’adm inistration in té rie u re , l’exercice de la ju stic e , to u t enfin doit ten d re vers les am éliorations e t le perfectionnem ent que la civilisation, et la civilisation s e u le , peut opé­

re r. Avec les plus g randes re sso u rces n atu relles, un pays reste p au v re et m isérable si l’intelligence de l ’hom m e ne sait pas ou ne peut pas tire r parti de ce que la n ature a m is à sa disposition. Prenons pour

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ex em p le le travail. La sécurité est une des prem ières conditions d’un trav ail fécond ; m ais la sécurité ne p e u t être g aran tie que par une bonne adm inistration.

Voilà donc le gouvernem ent q u i, afin de se créer les ressources indispensables pour se m aintenir dans son ra n g p arm i les nations civ ilisé es, est im m édiatem ent intéressé à am éliorer l’adm inistration du pays. O r , ce n ’est pas en Asie q u ’on apprend l’a r t de bien adm i • n istrer. Cet a rt exige de l’in stru c tio n , des lum ières ; l ’expérience seule ne suffit pas. Nous voici donc e n ­ core une fois en présence de cette im périeuse néces­

sité des écoles, de l’éducation. Et ici il ne peu t plus être question d ’écoles e t d ’éducation spéciales; on est fo rcé, sous peine de m an q u er le b u t , d’adm ettre plus ou m oins l’éducation g é n é ra le , telle qu ’elle est don­

née dans les pays civilisés.

On peut en dire a u ta n t de l’exercice de la justice.

Pour que le tra v a il, q u i , avec la t e r r e , est la source principale de la richesse n atio n ale, puisse p ro s p é re r, il faut que la personne de l’h o m m e , aussi bien que sa p ro p rié té , soit protégée p a r la loi. P our avoir des organes dignes d ’in te rp ré te r la lo i, dignes de re n d re la ju s tic e , vous êtes obligés de les former p ar une éducation convenable. Ici donc encore vous êtes for­

cés d ’o uvrir aux esprits les sources de la civilisation, e t ils y puiseront avec d ’au tan t plus d ’a r d e u r, que l’a ttra it du juste et du vrai aura pour eux tout le p re s­

tige de la nouveauté.

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Une bonne adm inistration, une bonne ju stic e, voilà les véritables instrum ents de la rich esse nationale ; ce n ’est qu’à l’ombre de l’ordre et de la légalité que l’industrie et le com m erce p euvent p ro spérer. N éan­

m oins il paraît q u ’en Russie on ne voit pas les choses ainsi ; on y sem ble croire que l’industrie e t le com ­ m erce n ’ont rien de com m un avec l’adm in istration, e t qu ’il suffit d ’encouragem ents puérils, pour les faire prospérer e t fleurir. Mais les faits, qui sont plus puis­

sants que les déclam ations des hom m es, continuent de prouver que ni l’in d u strie , ni le co m m erce, ni les produits de l ’agriculture, ni les revenus de l’é ta t, rien enfin de ce qui constitue e t indique la richesse n atio n ale, n ’est, en Russie, au niveau de la position q u ’elle occupe parm i les états de l’E u ro p e , ou seule­

m en t en raison de la population du pays.

Qu’une innovation im p o rta n te , q u ’un perfection­

nem ent soit introdu it par u n e nation dans l’a rt de la g u e rre , toutes les autres nations devront im­

m édiatem ent l’a d o p te r, sous peine de pay er ch er leur négligence. C’est ainsi que l'invention de la pou­

d re , l’application de la v apeur à la n a v ig a tio n , ont dù se p ropager ra p id e m en t, à raison de leur im por­

tance. Eh bien! ce que nous trouvons vrai à l’égard de la poudre et de la v a p e u r, ne l’est pas moins à l’é­

g ard de tous les progrès que font en civilisation les nations en général. Si la nécessité ne s ’en manifeste pas d ’une m anière aussi p ro m p te , aussi im p é rie u se ,

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no

elle n ’en existe pas m oins pour c e la , et tôt ou tard elle se fait sentir. Pour e n tre r en lice, soit dans la carrière des a r m e s , soit dans celle de l’industrie et du c o m m e rc e , il faut être m uni des m êm es m oyens, des mêmes instrum ents q u e ceux contre qui l’on veut lu tte r.

Je su is, c e rte s , loin de prétendre que la Russie doive ou p u is s e , dès à p ré s e n t, s’avancer de front avec les pay s où la civilisation est déjà ancienne.

T out ce que je veux dire , c’est q u ’elle ne p eu t trop se h âter de m archer dans les voies de la civilisation, où l ’appellent l’exem ple et l’expérience des nations euro p éen n es ; c’est q u ’il im porte que son gouverne­

m ent ne tem porise pas plus lo n g -tem p s, sous le p ré ­ te x te q u ’il ne veut pas trop s ’aventurer sur cette route g lo rie u se , et qu ’abandonnant les chem ins dé­

tournés à tra v e rs lesquels il poursuit un bu t q u ’il n’ose avouer, au lieu de jeter au peuple quelques lam ­ beaux de la civilisation , il la lui livre tout e n tiè re , dans toute sa v érité , dans toute sa splendeur.

Il n ’y a pas d ’au tre alternative pour la Russie : il faut qu’elle s’allie franchem ent avec la civilisation, ou q u ’elle se résigne à déchoir. En temps de p a ix , ses ressources ordinaires n e p euvent su b v en ir à tous ses beso in s, com m e le prouvent les em prunts q ue de tem ps à au tre elle est obligée de contracter; que se­

ra it-c e dans le cas d ’une g u erre sérieuse en Europe ?

On aura beau vouloir se faire illu sio n , l’expérience

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3 1

ne tard e rait pas à ap p ren d re que la voie qu ’on a prise est inféconde, et q u ’on n ’y saurait tro u v er de nou­

velles ressources. L’a rb itra ire , l’esc la v a g e , le bâton, le k n o u t, ce sont là de m auvais m oyens de prospérité, de richesse n a tio n a le , et il faudra bien se décider à en dem ander de m eilleurs à la légalité , à la ju s tic e , à la lib e rté , à la civilisation enfin.

A dm ettons cependant que le gouvernem en t russe rom pe ouv ertem en t avec la civilisation , q u ’il lui fer­

me toutes les voies p ar lesquelles elle peut a rriv e r,

qu’il veuille absolum ent em pêcher les lum ières et les

idées de p én é trer d ans le pays : y pourrait-il réussir ?

La civilisation a des voies d é to u rn é e s, des m oyens

insaisissables qui éch ap p en t à la puissance des g o u ­

vernem ents , quels q u ’ils soient ; elle e s t , pour ainsi

d i r e , contagieuse : elle se com m unique p ar le simple

contact. Le com m erce, les liv re s , les jo u rn a u x , lui

sont au tan t de véhicules ; elle arrive su r les ailes de

la re n o m m é e, raco n tan t les révolutions politiques du

monde ; elle se glisse à la faveur du b ru it que font

les trônes qui s’écroulent. La g u erre , la guerre elle-

mêm e lui est un m oyen de pro p ag an d e, e t , parv ien ­

driez-vous à lui interd ire to utes les autres v o ies, que

vous ne pourriez lui ferm er celle-là: il vous faut bien,

si vous voulez être quelque chose en E u ro p e , laisser

de tem ps à au tre aller vos a r m é e s , des m asses d ’hom ­

m e s , respirer l’air libre des pays civilisés. E t, vous

le s a v e z , en 1 8 1 3 , en 1 8 1 4 , en 1 8 1 5 , vos soldats

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n’ont pas rap p o rté dans leu r pays seulem ent des lau­

riers : il se trouvait aussi dans leu rs bagages quel­

qu es idées nouvelles.

Je ne prétends pas apprécier la valeur de ces idées ; je ne fais q u ’énoncer ce fait, q u ’il s ’introduisit des idées nouvelles en Russie à la faveur de la d ern iè re g u e rre . Cela est in co n testab le, et l’insurrection de décem bre 1 8 2 5 est là pour en tém oigner.

Eh bien ! quand il ne s’agirait que de p ré v en ir le reto u r de catastrophes pareilles, ne serait-il pas sage de ne pas lutter plus long-tem ps contre la force des ch oses, et d ’ouvrir enfin à la R ussie, d’une m ain gé­

n éreu se, la large et fructueuse carrière de la civilisa­

tio n ? Que pouvez-vous craindre d ’ailleurs? Ce vaste p a y s, en raison m êm e de sa n a tu re , de sa position g éo g rap h iq u e, ne sera pas de long-temps encore ap­

pelé à résoudre ni m êm e à discuter ces questions so­

ciales si brûlantes q u i, dans d ’au tre s pays d’une ci­

vilisation a n c ie n n e , tourm entent les im aginations , e t qui peu v en t ju sq u ’à un certain p o in t, quoique bien à to rt selon m o i, inspirer des frayeurs aux âmes les m ieux intentionnées ? Pendant long-tem ps la Russie pourrait continuer à s’approprier paisiblem ent to u t ce que le génie européen a eu tant de peine à enfanter, sans q u ’il en résu ltat le m oindre dan g er pour sa g ra n ­ d eu r m atérielle ; tandis que son progrès intellectuel et moral accroîtrait dans une proportion énorm e la m asse du bien-être d e là g ra n d e famille hum aine.

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Cet âge heureux viendra-t-il pour la Russie ? Les barrières qui la séparent du m onde civilisé tom beront- elles enfin, ou serait-elle condam née à ne jam ais re ­ cevoir la civilisation que p ar co n treb an d e? Nul ne le sait. 'Fout ce que l’on peu t co njecturer, c’est qu’un peuple qui dans une si courte période a accompli tan t de ch o ses, un peuple q u i , à peine connu il y a cent cin q u an te a n s, influe aujourd’hui si puissam m ent sur les destinées de l’E u r o p e , un tel peuple n e saurait s ’effacer tout à coup. N on, il y a un avenir pour la Russie.

Est-il donc si extrav ag an t de désirer que le peuple russe a it enfin sa p a rt des bienfaits que la Providence accorde au m onde civ ilisé, qu’il participe aux biens que les différents peuples de l’E urope doivent à leur génie e t à leu r expérience ? Ce vœ u que nous formons pour son b o n h eu r, ce doux rêve de toute n otre v ie , si l’on v e u t l ’appeler ainsi, à quoi tient-il q u ’il ne s ’ac­

com plisse ?

F aut-il sur le trô n e des princes grands par leurs v e rtu s, com m e M arc-A urèle et comme Léopold , ou grands par leur g é n ie , com me C harlem agne et P ier­

re Ier? Faut-il des citoyens com m e W ashington et La- fayette ? N ullem ent. Toute g ra n d e u r hum aine, toute grandeur ind iv id u elle, n ’est que du luxe pour les peuples. Le b ie n , par son essence d ivine, n ’a pas besoin du secours de ces hommes e x tra o rd in a ire s, q u i, p ar cela m êm e q u ’ils n ’apparaissent qu’à de longs

T . I I I , 3

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intervalles , ne peuvent pas être considérés com m e indispensables au bonheur du g en re hum ain. D’ail­

leurs l’apparition de ces brillants m étcores n ’est pas toujours heureuse p our les peuples ; ils laissent sou­

v en t après eux de cruels souvenirs. Dans le cas dont nous nous occupons ic i, po u r obtenir le b ie n , pour en jo u ir, il n ’y a qu ’à lui laisser le cham p libre. Abs­

ten ez-v o u s de lui faire obstacle, e t il v ie n d ra ; ou­

vrez lui la p o r t e , et il en trera. Laissez faire et laissez passer , telle doit être la règ le de conduite du gouver­

n em en t ru sse ; c’esl le m oyen le plus sûr de faire p ar­

ticip er p ro m p te m e n t, com plètem ent le peuple au x bienfaits de la civilisation. Un esprit ju ste e t un cœ ur honnête suffisent à un m onarque pour ac q u érir cette gloire-là, q u i, après to u t, est la seule véritable, parce q u ’elle est la seule qui soit utile au x hom m es.

Mais mille causes fortuites peuvent re ta rd e r l’a c ­ com plissem ent des destinées de la R ussie. Il est ra re d ’ailleurs que les p e u p le s , pas plus que les in ­ d ivid u s, suivent les voies les plus directes et les m eilleures pour a rriv e r au b u t q u e la P rovidence leur a assig n é, et auquel ils doivent nécessairem ent abou­

tir. Tâchons d ’indiquer quels seraient les résu ltats définitifs et appréciables de tel ou tel état de choses qui pourrait se m anifester.

Tout pouvoir q u i, red o u tan t la civilisation, s ’obsti­

nerait à l’em pêcher de p é n é tre r en R ussie, finirait

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im m anquablem ent par affaiblir le pays, e t, p a r co n ­ sé q u e n t, par s’affaiblir lui-m êm e vis-à-vis des au tres puissances de l ’Europe. Plus ses elïorts anti-civilisa­

teu rs auraien t de su ccès, plus sa décadence s e ra it prom pte. S’il trouvait de l’opposition dans la n a tio n , si le peuple p arv en ait à contrebalancer ses tentatives ré tro g ra d e s, quelques bons effets pourraient s ’en faire ressen tir in té rie u re m e n t, m ais la puissance ex ­ térie u re du pays n ’en souffrirait pas moins. De quel­

que m anière q u ’on veuille envisager cette q u e stio n , il sera toujours c e r ta in , in co n testab le, que la peur ou la haine de la civilisation de la part du pouvoir, soit que le peuple com batte ses tendances ou q u ’il en subisse patiem m ent les effets, ne p eu t que faire déchoir la Russie en E urope.

Si la P ro v id en ce, dans sa m iséricorde , envoyait à la Russie un prince comme A lexandre, avec plus de persistance dans ses bonnes intentions et un ca rac tè re moins om brageux , ou une princesse comme Cathe­

rine II , qui aim ât le bien comme C atherine l’aim ait, m ais qui le re sp ectât d av a n ta g e, qui eû t plus foi en lui ; ou enfin un hom m e com m e Léopold, celui des sou­

v erains q u i, m algré la sphère étroite dans laquelle il a g is s a it, paraît avoir le plus fait pour ce bien public auquel tous p ré te n d en t travailler : a lo rs, m êm e en d em eu ran t sous le régim e ab so lu , elle pourrait jouir au dedans d’un certain bien-être, en m êm e tem ps q u ’elle serait respectée au dehors.

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L es prem iers pas que fait un peuple dans la civili­

sation sont toujours ra p id e s, quand il n ’est pas en­

tra v é dans sa m arche p a r un pouvoir hostile. S erait- ce trop que d ’esp érer qu’après un demi-siècle écoulé sous u n pareil r é g im e , la Russie se tro u v erait élevée seulem ent au niveau d’un des pays les moins av an ­ cés de l’E u ro p e , de l ’A utriche p ar e x e m p le ? Non c e rte s, cela m êm e serait peu de chose aux yeu x des peuples européens en général. Eh bien ! pour la Russie ce serait un véritable et grand p ro g rè s, u n bienfait inappréciable.

De quelle jo ie , pour m a p a rt, je serais transporté si, p a r m iracle, je venais à ap prendre tout à coup que les p aysans russes jouissent d’au tan t de lib e rté , d ’au­

ta n t de sécurité que les paysans des états héréditaires de l’A utriche ou de la Bohême ; que l ’adm inistration en Russie n ’est pas inférieure à ce qu’elle est dans ces p ay s; que la justice y est rendue p a r des juges ta n t soit p eu instruits et consciencieux , et d’après un code de lois pareil au code autrichien !

Si enfin Dieu voulait q u e la Russie vît surgir de son sein un P ierre Ier civ ilisé, qui m ettrait à établir dans son p ays la véritable civilisation européenne toute l’énergie que ce czar em ploya pour y établir la civilisation factice, le spectacle q u ’offrirait alors la Russie ex c ite rait l’enthousiasm e de toutes les âmes nobles et sin cères, e t les ang es se réjouiraient dans le ciel.

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Il y au rait, su r la te rre et dans le c ie l, encore plus d e j o ie , si le peuple russe , s’em parant lui-m êm e de ses destin ées, les d irig ea it, de sa m ain p u issan te, vers le gran d b u t , avec p ru d e n c e , avec intelligence, av ec loyauté.

A ceux qui pen seraient qu’il est impossible au peuple russe de faire en civilisation quelque progrès n o tab le, nous dirons : Voyez ce q u ’il a fait é ta n t es­

clave , e t jugez ce q u ’il ferait s’il était libre !

A ceux qui seraient ten tés de voir le secret de ce q u ’il a fait ju sq u ’ic i, précisém ent dans c e t esclavage qui le tien t courbé sous le poids de ses chaînes et l ’em pêche de se d év e lo p p e r, à ceux-là nous n ’aurions rien à répondre : on ne peut persuader ceux à qui m anque la foi.

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