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Widok Le bruissement des voix dans une bataille littéraire. Pour et contre dans l’évolution du genre romanesque au XVIIIe siecle

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Wrocław 2009

KRYSTYNA GABRYJELSKA Université de Wrocław

LE BRUISSEMENT DES VOIX DANS UNE BATAILLE LITTÉRAIRE.

POUR ET CONTRE DANS L’ÉVOLUTION DU GENRE ROMANESQUE

AU XVIII

e

SIÈCLE

Le roman, qui est devenu une sorte d’épopée de notre temps, est à présent un genre littéraire d’une valeur généralement reconnue. Cependant, sa carrière n’a pas été facile et son évolution a connu des périodes épineuses quand il ne lui man- quait pas d’ennemis qui cherchaient des arguments et multipliaient les attaques contre le genre. Le roman moderne naît au XVIIIe siècle, et comme l’a constaté Gustave Lanson, c’est le seul genre d’art qui soit en progrès au XVIIIe siècle1 mal- gré sa situation peu confortable. C’est un genre sans règles et sans grands modèles à suivre, mais d’un autre côté, avec une considérable liberté, ouvert à de nouvelles matières et à l’évolution de sa forme.

Georges May décrit la situation du genre à l’époque comme une « bataille », en observant que:

(...) les années qui séparent Gil Blas et La Nouvelle Héloïse constituent une période héroïque de combats entre, d’une part, les auteurs et les amateurs de romans, et de l’autre, les ennemis du ro- man, qu’ils fussent eux-mêmes des écrivains, des critiques ou de simples membres du public lettré.

Ces années de campagne et d’escarmouches maintinrent les romanciers dans un état d’alerte, et de qui vive perpétuel, dans un état d’excitation, de stimulation et d’émulation constant! Attaques, manœuvres, défensives, retraites, contre-attaques, se mêlent et se suc cèdent. Elles obligèrent les romanciers, pour suivre, à pousser leurs expériences et leurs réfl e xions dans les directions les plus diverses2.

L’atmosphère littéraire était clairement hostile au roman. Le genre comptait de puissants ennemis le dénonçant au nom de la morale et du point de vue esthé- tique, lui reprochant les invraisemblances romanesques, mais, d’autre part, il était

1 G. Lanson, Histoire de la littérature française, Hachette, Paris 1951, p. 667.

2 G. May, Le dilemme du roman au XVIIIe siècle, Yale University Press New Haven/Presses Universitaires de France, New Haven–Paris 1963, p. 4.

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protégé par les conditions sociales et idéologiques du temps. En effet, l’essor de la bourgeoisie et de nouveaux types sociaux ont fait du XVIIIe siècle une époque de transition et de renouveau socioculturel. L’ascension sociale devient possible cette fois non grâce à la naissance mais grâce à des qualités intellectuelles, person- nelles et morales. L’activité personnelle gagne de plus en plus de place dans une conception de l’homme où la nature est perfectible, et où l’individu est tel qu’il se fait lui-même. Donc, son comportement change et les romanciers sont de plus en plus à la découverte de sa nature, de la liberté et du plaisir3.

Le roman de ce temps s’enrichit des querelles entre ceux qui, en le méprisant cherchent à l’écarter de la littérature, et ceux qui le défendent avec acharnement.

Les deux camps avec leurs attaques et leurs arguments ont contribué au dévelop- pement du roman français de l’époque.

En parlant de la critique littéraire au début du XVIIIe siècle, n’oublions pas son infl uence, d’une grande portée par rapport à ce genre considéré comme hon- teux, méprisé et dédaigné. C’est un produit des « faiseurs de romans », détestés par les critiques à la grande dignité communément reconnue4. La plupart des ro- manciers de l’époque, en parlant de leurs œuvres, se gardaient bien de prononcer le mot même de roman pour échapper aux attaques des critiques: ils donnaient leurs œuvres pour des « Mémoires » ou des « Histoires », jugées plus authenti- ques et donc supérieures aux romans. Dans son catalogue, S. Paul Jones compte 946 romans publiés entre 1700 et 1750, mais le bibliographe n’a trouvé que quatre ou cinq ouvrages portant le titre ou le sous-titre de roman5. Le but principal de ce

3 Voir P. Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, de Montesquieu à Lessing, Paris 1963; M. Vovelle, L’homme des Lumières, Paris 1992; M. Vovelle (dir.), Le siècle des Lumières, Paris 1977.

4 Aubert de la Chesnaye des Bois dans les Lettres Amusantes et Critiques sur les Romans en général Anglais et Français, tant anciens que modernes (1743) souligne la quantité de la production romanesque: « Nos faiseurs de Romans sont en assez grand nombre. Ces ouvrages sont si fort du goût des Français, que je croirais volontiers, qu’il y a plus d’Auteurs de ce genre, que de tout autre.

Toutes les semaines on voit de nouveaux Romans qui paraissent et de nouveaux Romanciers qui s’annoncent », cité d’après H. Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, t. II: Anthologie, Librairie Armand Colin, Paris 1968, p. 119.

5 S. Paul Jones, A List of French Prose, Fiction, Wilson, New York 1939, p. XV, cité d’après G. May, op. cit., p. 43. Les romanciers se dirigent vers le procédé de « déguisement »: il est fréquent que le romancier, dans la préface, laisse croire au lecteur qu’il va lui présenter une histoire trouvée et prenne le masque d’un éditeur de mémoires ou de lettres. C’est le cas de Marivaux, qui présente l’histoire d’un manuscrit découvert dans sa maison de campagne près de Rennes. Nous lisons dans la préface à La Vie de Marianne: « Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l’ai trouvée », Marivaux, La Vie de Marianne, Paris 1978, p. 49, et dans la seconde partie, il rassure son lecteur: « (...) Marianne n’a point songé à faire un roman non plus. Son amie lui demande l’histoire de sa vie, et elle l’écrit à sa manière. Marianne n’a aucune forme d’ouvrage présente à l’esprit. Ce n’est point un auteur, c’est une femme qui pense (...) », p. 85.

Aubert de la Chesnaye des Bois écrivait: « Les Français (c’est une réfl exion que j’ai souvent faite), les Français, qui passent pour le peuple le plus galant de l’Europe, aiment tous la lecture des Romans, et tous ne voudraient pas passer pour Auteurs des Romans », cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, p. 121.

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procédé était de garantir la véracité du roman et de réfuter les griefs de la critique esthétique qui, malgré son intention, a contribué d’une manière réelle à la renais- sance du genre romanesque. Celui-ci n’avait pas que la vie diffi cile et mauvaise presse, car en même temps il comptait de nombreux lecteurs fi dèles. Ce genre

« maudit »6 avait aussi des défenseurs très éminents prêts à soutenir ses intérêts7. Daniel Huet publie en 1670 sa Lettre à M. De Segrais sur l’origine des ro- mans, et cette lettre restera pour longtemps un texte de référence pour tous ceux qui cherchaient des arguments contre les adversaires du genre. Daniel Huet leur a laissé une défi nition audacieuse du roman qu’il décrit comme « (...) des fi ctions d’aventures amoureuses écrites en Prose avec art pour le plaisir et l’instruction des Lecteurs »8. Les romans sont des poèmes en prose, et en tant que genre littéraire, ils sont moins élevés, plus simples et plus vraisemblables que les poèmes classi- ques. L’auteur, en réhabilitant le roman, souligne aussi sa suprématie naturelle.

Quant aux reproches moraux, il rejette les arguments qu’ils dessèchent la dévotion et corrompent les mœurs et réplique: « Tout cela peut arriver et arrive quelquefois.

Mais de quoi les esprits malfaits ne peuvent-ils point faire un mauvais usage? Les ames foibles s’empoisonnent elles-mêmes et font du venin de tout »9.

Montesquieu, dans l’introduction aux Lettres Persanes, donne l’impression que le sort de l’œuvre présentée lui est indifférent: « Je ne fais point ici d’Epitre dédicatoire, et je ne demande point de protection pour ce livre: on le lira, s’il est bon; et, s’il est mauvais, je ne me soucie pas qu’on le lise » et puis: « Je ne fais donc que l’offi ce de traducteur: toute ma peine a été de mettre l’ouvrage à nos mœurs », Lettres Persanes, texte établi par Paul Vernière, Garnier, Paris 1960, p. 7.

6 Abbé Jaquin, un des « anti-romanciers », dans ses Entretiens sur les Romans (1755), atta- que le romancier qui ne cherche qu’à toucher le cœur et à « l’amolir » pour créer « ces ouvrages frivoles ». Il les défi nit: « Ces petits bijoux, ces jolis riens peuvent bien courir dans un salon, ou orner la toilette des Dames; mais jamais ils ne pénétreront dans le cabinet des Scavais », cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, pp. 125–129.

7 La situation des romanciers évolue peu à peu pour changer dans les années 1770–1780.

À cette époque, les hommes de lettres acquièrent du prestige. Louis-Sébastien Mercier, dans De la littérature et les littérateurs (Yverdon 1778), p. 4, demande: « Peut-on donc trop honorer ces hom- mes supérieurs, qui étendent nos lumières, qui établissent le Code moral des Nations et les vertus civiles des Particuliers? Un Poème, un Drame, un Roman qui peint vivement la Vertu, modèle le Lecteur, sans qu’il s’en apperçoive sur les personnages vertueux qui agissent; ils intéressent, et l’Auteur a persuadé la morale sans en parler ».

Rétif de la Bretonne, dans L’École des Pères (1776), défend la production des romans:

« (...) cette fureur d’écrire marque une abondance d’esprit et beaucoup d’instruction; elle annonce que le goût est épuré, et que celui de la lecture et des amusements qui ont trait à l’esprit, a succédé à l’ivrognerie, aux plaisirs de la table, aux petites intrigues, à mille vices, en un mot », cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, p. 156.

Louis-Sébastien Mercier, dans Mon Bonnet de nuit (1784), donne une défi nition du roman de son temps: « Les romans regardés comme frivoles par quelques personnes graves, mais qui ont la vue courte, sont la plus fi delle histoire des mœurs et des usages d’une nation », cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, p. 162, et il ajoute: « Je n’ai pas bonne opinion, je le repète, de tout auteur qui dans sa jeunesse n’a pas fait un roman (...) », p. 164.

8 D. Huet, Lettre à M. De Segrais sur l’origine des romans (1670), cité d’après H. Coulet, op.

cit., t. II, p. 66.

9 Ibidem, p. 69.

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En condamnant la forme et la matière du roman, les adversaires considéraient le genre comme détestable et nuisible; le temps le plus diffi cile pour le roman se situe entre 1725 et 1760, mais les arguments élaborés, soutenus et répétés par les critiques et adversaires du genre ont amené les romanciers à s’adapter. Les prin- cipaux adversaires du genre sont présentés en 1734 par Lenglet du Fresnoy dans son traité De l’usage des romans10. C’est l’abbé de Villiers qui ouvre la liste, après Bruzen de la Martinière qui, lui aussi, dans ses opinions défavorables soulignait comme les autres moralistes la corruption des mœurs résultant de la lecture des romans. Vient après le P. [le père] Porée, ennemi déclaré du genre au nom de la vertu. Parmi d’autres, Voltaire aussi considère le roman comme « un amusement de la jeunesse frivole ». Vient ensuite une femme de lettres, Mme de Benouville, qui avertissait les lecteurs que cette lecture « affaiblit le cœur et dégrade l’esprit ».

Le chevalier de Jaucourt, dans l’article Roman de l’Encyclopédie, considère les romans comme « des ouvrages propres à gâter le goût ». Il y a aussi l’abbé Irailh qui, encore en 1761, juge le genre romanesque comme « pernicieux de sa nature ».

Même Diderot approuve que jusqu’à présent, on a compris la lecture des romans comme « dangereuse pour le goût et pour les mœurs »11. Et surtout, n’oublions pas la préface de Jean-Jacques Rousseau à La Nouvelle Héloïse, où l’auteur dé- clare: « Il faut des spectacles dans des grandes villes, et des romans aux peuples corrompus » pour arriver à la phrase: « Jamais fi lle chaste n’a lu de roman »12.

Les accusations portent sur la nocivité du genre pour le goût et pour les mœurs. En condamnant la forme et la matière du roman, les adversaires le consi- déraient comme détestable et doublement nuisible: immoral et inesthétique. Pour la plupart des critiques, c’était la fantaisie illimitée qui caractérisait l’essence de ce genre13. Les classiques ont exclu le roman de la classe privilégiée des grands genres et l’ont accusé de roture. Leurs attaques étaient fondées sur leurs préjugés sur la naissance du genre romanesque, son manque d’ancêtre dans l’Antiquité, c’est-à-dire de modèle à suivre anobli par la tradition. Pour répondre, les dé- fenseurs ont cherché à prouver la noblesse de ce genre descendant du poème épique14.

10 Lenglet du Fresnoy, dans son traité De l’usage des romans, en 1734 présente la liste des adversaires du genre romanesque.

11 Revue des opinions présentée par G. May, op. cit., p. 9.

12 J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, édition présentée par René Pomeau, Garnier, Paris 1960, Préface, pp. 3–4.

13 Absence de règles et manque de modèles nobles affi rmés par Boileau dans son Art poé- tique: « Dans un roman frivole aisément tout s’excuse », chant III, v. 119.

14 Les partisans du roman se sont basés tout au long du XVIIIe siècle sur l’argumentation du célèbre traité de Daniel Huet: « Je ne parle donc point ici des Romans en Vers, et moins encore des Poèmes Epiques, qui outre qu’ils sont en Vers, ont encore des différences essentielles qui les distinguent des Romans: quoi qu’ils ayent d’ailleurs un très grand rapport, et que suivant la maxime d’Aristote, qui enseigne que le Poète est plus poète par les fi ctions qu’il invente, que par les Vers qu’il compose, on puisse mettre les faiseurs de Romans au nombre des Poètes », D. Huet, Lettre à M. de Segrais..., t. II, p. 67.

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Les critiques fondaient leurs accusations sur l’invraisemblance et sur l’ir- réalisme des romans en démontrant l’impossibilité de leurs aventures, ainsi que l’invraisemblance et l’irréalisme de leur composition et de leur style. Durant le siècle, le roman fut accusé régulièrement d’immoralité en raison du rôle que jouait l’amour dans les productions modernes. L’amour, sujet romanesque principal, ins- crit audacieusement déjà dans la défi nition de Daniel Huet, était la preuve de sa nocivité morale et a provoqué ainsi la disgrâce des romanciers eux-mêmes.

L’écrivain dit « faiseur de roman » ou « empoisonneur public » était regardé comme coupable de la corruption due à une représentation trop belle des passions de l’amour. La marquise de Lambert, dans ses Avis d’une mère à sa fi lle, écrit en 1728: « La lecture des romans est plus dangereuse; je ne voudrais pas que l’on en fi t un grand usage ». L’amour en tant que sujet de roman, même quand le vice était puni et la vertu couronnée, attirait naturellement l’attention du public, et ce fait même suffi sait à ce qu’on l’accuse d’immoralité et juge responsable d’inspirer de mauvaises mœurs: « Il suffi t – dit la marquise de Lambert – que le roman ait comme sujet l’amour pour qu’il soit automatiquement suspecté de corruption et donc pour qu’on le condamne. C’est l’amour lui-même, ou, du moins la repré- sentation de l’amour qui fait le scandale »15. Au nom de la morale, le roman était considéré comme nuisible aux bonnes mœurs parce qu’il exaltait des passions et des plaisirs malsains.

Plus graves encore que les attaques morales étaient les attaques d’ordre es- thétique. Quels étaient les griefs? L’invraisemblance et l’irréalisme. La critique inlassable a donc poussé les romanciers à rechercher une défense. Ils s’engagent dans la direction réaliste. Le roman a été invité par ses ennemis à la recherche de la vérité en se penchant sur la vie quotidienne. L’évolution se fait sur plusieurs ni- veaux: ceux des procédés narratifs, du décor, du style, de l’intrigue, de la peinture de l’amour, et, au niveau social, de l’admission de membres des couches sociales inférieures. Le roman propose au lecteur, en se servant d’exemples concrets tirés de la vie réelle, une leçon sur cette vie, et même si les histoires racontées sont imaginaires, cette marche du genre romanesque vers le réalisme se fait d’une ma- nière lente mais résolue. Après le réalisme des décors et des procédés narratifs, les romanciers commencent entre 1715 et 1735 à s’engager dans un réalisme social et moral de plus en plus hardi. En choisissant leurs personnages dans le réel, ils ouvrent leurs œuvres petit à petit à des personnages exclus auparavant du genre romanesque en raison de leur naissance ou de la bassesse de leurs mœurs, en même temps immortalisant les nouvelles mœurs de l’époque16.

15 Mme de Lambert, Avis d’une mère à sa fi lle, cité d’après G. May, op. cit., pp. 27–28.

16 Marivaux relève la question de la naissance qui est un obstacle à franchir. Jacob affi rme sa basse condition: « Le titre que je donne à mes Mémoires annonce ma naissance (...) » et puis: « J’ai pourtant vu nombre de sots qui n’avaient et ne connaissaient d’autre mérite dans le monde, que celui d’être nés nobles (...) C’est une erreur, au reste, que de penser qu’une obscure naissance vous avilisse, quand c’est vous-même qui l’avouez (...) », Paysan parvenu, texte établi par F. Deloffre, Garnier, Paris 1959, pp. 5–6.

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Vers les années 1730, la colère des ennemis du roman due, en partie, à l’auda- ce croissante du réalisme caractérisant de plus en plus le genre romanesque, ainsi que le nombre grandissant des romans publiés aggravent la situation de ce genre littéraire. Malgré le goût du public pour le roman17, l’hostilité de la critique et l’in- tolérance du gouvernement entraînent vers les années 1737–1738 la proscription de la production romanesque. Cet attentat, politique cette fois-ci, contre le genre n’a toutefois réussi aucunement à réduire au silence les romanciers français.

Le rôle édifi ant de la production littéraire, étant toujours considéré comme un rôle d’importance primordiale, suscite chez les romanciers du siècle un souci de réconcilier le nouveau réalisme avec la morale traditionnelle18. Ces exigences contradictoires imposées par la critique vont enfermer les partisans du genre et les romanciers en particulier dans le dilemme suivant:

Fallait-il satisfaire les partisans d’une littérature d’édifi cation morale, embellir donc la nature humaine en la peignant, l’idéaliser, et tomber, ce faisant, dans l’irréel et l’invraisemblable? Ou fal- lait-il, au contraire, représenter la nature humaine telle qu’elle était, et donc, dans la mesure où le réalisme est à l’art ce que le cynisme est à la morale, tomber dans l’immoralité? (...)19

Pour sortir de ce dilemme, en évitant autant que possible les attaques de la critique, les romanciers avancent à l’époque un argument appelé « l’argument du tableau de la vie humaine ». En rapportant des expériences individuelles à carac- tère exemplaire, ils offrent au lecteur une leçon de vie. Il fallait démontrer que les romans présentent un véritable tableau de la vie humaine dans lequel le lecteur pourrait reconnaître ses défauts, et après les corriger. En approuvant l’utilité mo- rale d’un tel argument, et en essayant de persuader la critique que peindre les vices et les défauts ne signifi e pas du tout les accepter20.

Crébillon-fi ls encourageant et approuvant la direction de l’évolution du genre constate:

Marianne avec l’énigme de sa naissance déclare: « Il y a quinze ans je ne savais pas encore si le sang d’où je sortais était noble au non, si j’étais bâtarde ou légitime », La vie de Marianne, p. 51.

17 Le nombre de nouveaux romans publiés entre 1730 et 1744 augmente de 13 romans à 31;

voir le tableau et les chiffres présentés par G. May, op. cit., p. 93.

18 J.-B. de Boyer d’Argens, dans la Lettre XXXV des Lettres Juives (1738): « On regarde un Roman comme un Ouvrage fait uniquement pour amuser. Ce ne doit pas être le but pour lequel on doit le composer. Tout livre qui ne joint pas l’utile à l’agréable, est peu digne de l’estime des connaisseurs.

En amusant l’esprit, il faut instruire le cœur », cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, p. 107.

19 G. May, op. cit., p. 102.

20 L’abbé Desfontaines, dans ses Observations sur les Ecrits modernes (1735–1743) – critique qui n’appréciait pas les romans français de son temps – défi nit la bonne production romanesque de fi ction: « Un bon Roman doit être le tableau de la vie humaine, et l’on devrait y avoir principalement en vue de censurer les vices et les ridicules », cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, p. 117.

Aubert de la Chesnaye des Bois, en défendant en quelque sorte le roman à condition qu’il soit bien fait, dit dans les Lettres Amusantes et Critiques sur les Romans... (1743): « Si l’on y traite dans quelques-uns l’amour d’une manière délicate et insinuante, c’est une passion dont la jeunesse doit connaître les dangers pour les éviter. Les Romans sont encore des Précepteurs muets, qui enseignent la manière de se comporter dans le monde », cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, p. 121.

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Le roman, si méprisé des personnes sensées, et souvent avec justice, serait peut-être celui de tous les genres qu’on pourrait rendre le plus utile, s’il était bien manié, si, au lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la comédie, le tableau de la vie humaine, et qu’on y censurât les vices et les ridicules21.

Ce tableau de la vie, préparé avec art, donc naturel et conforme à la raison, non pas en opposition aux convenances présentera l’homme tel qu’il est, et appor- tera au lecteur des « exemples » concrets plus utiles que des principes abstraits:

« (...) l’homme enfi n verrait l’homme tel qu’il est; on l’éblouirait moins, mais on l’instruirait davantage »22. L’instruction morale devait aussi être respectée et soulignée pour s’opposer à la critique et pouvoir subsister. Dans ses Lectures amu- santes, J.B. Boyer d’Argens fait penser, d’une façon très générale, au but des œuvres. Il dit: « Il faut que l’instruction y soit menagée avec une certaine écono- mie, que l’on seme la morale, et qu’elle sorte, (...) du fond du sujet ». Il avertit les auteurs: « Si dans votre intrigue, il entre des actions de mauvaise exemple, qu’elles y reçoivent un châtiment qui ôte l’envie de les imiter »23.

Baculard d’Arnaud exprimait une opinion similaire en conseillant aux ro- manciers d’enseigner la vertu, mais la morale, d’après lui, devait être « enrobée de miel ». Son Auteur, personnage qui dialogue avec un Critique, constate que les lecteurs ont besoin d’instruction pour les arracher de l’erreur: « Que seroit effecti- vement un intérêt dépourvu de l’instruction? demande-t-il (...) Je cherche à cacher le fruit sous la fl eur; j’emprunte la voix du sentiment pour faire entendre celle du précepte (...) »24.

L’argument du tableau de la vie humaine démontre alors, selon les partisans du genre romanesque, que le nouveau réalisme, loin d’entraîner la corruption des lecteurs de romans, est au contraire capable de les édifi er et de les améliorer. À cet argument s’ajoute aussi celui de la valeur didactique de l’exemple concret. Mais malgré la popularité de ces deux arguments, ils étaient insuffi sants pour justifi er la présence de personnages romanesques choisis parmi les types d’individus des bas-fonds de la société. La morale et la critique n’en étaient pas satisfaites25.

21 Crébillon, Les Egarements du cœur et de l’esprit, Préface d’Etiemble, Gallimard, Paris 1977, p. 41.

22 Ibidem, p. 42.

23 J.-B. de Boyer d’Argens, Lectures amusantes, ou les Délassements de l’Esprit avec dis- cours sur les Nouvelles (...) (1739), cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, p. 114.

24 Baculard d’Arnaud en 1789 souligne le rôle de l’instruction, Délassements de l’Homme sensible, cité d’après H. Coulet, op. cit., t. II, p. 169.

25 Marivaux, dans la seconde partie de La Vie de Marianne, caractérise le goût des lecteurs, en disant: « Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures.

Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions; mais ne leur parlez pas des états médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des person- nes qui aient fait une grande fi gure », Marivaux, op. cit., p. 87.

Crébillon dans la Préface aux Egarements parle des « Lecteurs fi ns » qui ne lisent que pour

« trouver de quoi déshonorer quelqu’un, et y mettent partout leur malignité et leur fi el », mais

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Les romanciers du XVIIIe siècle commencent à inviter les lecteurs de leurs romans à s’intéresser à la vie des hommes d’humble condition. Ce phénomène se manifeste surtout dans la deuxième moitié du siècle, au moment où le roman fran- çais commence à subir une concurrence assez forte des traductions des romans anglais, massivement traduits en français dans les années 1736–174426.

Durant le XVIIIe siècle, les accusations portées contre le genre romanesque sont multiples et diverses. Henri Coulet en énumère quelques-unes: « (...) la futi- lité du roman, parce qu’il prétendait plaire et distraire; son immoralité, parce qu’il traitait surtout de l’amour; son extravagance, parce qu’il inventait des aventures;

sa grossièreté, parce qu’il peignait des détails réalistes; son manque d’art, parce qu’il n’avait pas de canons »27.

Voulant échapper à la proscription des romans, les romanciers non seulement étaient obligés de réfuter les arguments de leurs adversaires, mais aussi éprou- vaient une sorte de besoin de se justifi er et de collaborer avec les critiques, si peu favorables qu’ils soient. Le rôle de la critique dans le développement du ro- man français a été considérable, Georges May le caractérise après son analyse détaillée:

Au début du XVIIIe siècle la critique malgré son infériorité qualifi cative par rapport au roman, a pu avoir sur celui-ci une infl uence de grande portée, parce qu’elle lui était encore hiérarchiquement supérieure, et parce que cette plus grande dignité du critique par rapport au romancier était si évi- dente à l’époque que ce dernier était lui-même obligé de la reconnaître, sinon en lui obéissant, tout au moins en s’efforçant de lui échapper28.

Le roman, à partir de la fi n du XVIIe siècle, suscite des querelles entre deux camps antagonistes de partisans et d’adversaires du genre romanesque. Cette guerre se produit à un moment historique où les conditions littéraires tiraient dans une direction opposée à celles des conditions idéologiques et sociales. « A un moment où les esprits étaient en général tournés vers l’avenir, la critique littéraire, elle regardait en général vers le passé »29. C’est pourquoi on la qualifi e toujours de rétrograde. En parlant de la critique littéraire au XVIIIe siècle, et des jugements défavorables qu’elle exprimait sur le genre romanesque, on ne peut nier, malgré sa médiocrité et son aveuglement, l’importance du rôle qu’elle a joué dans le déve- loppement du roman. D’une certaine façon, c’est justement cette critique qui, par ses arguments, a provoqué les réactions des écrivains, et de cette façon, elle a été

l’Auteur devrait « puiser ses caractères et ses portraits dans le sein de la Nature ». Et puis: « Que l’on peigne des Petits-Maîtres et des Prudes, ce ne seront ni Messieurs tels ni Mesdames telles que l’on n’aura jamais vus, auxquels on aura pensé (...) », Crébillon, op. cit., p. 43.

26 Voir le tableau illustrant les traductions des romans dans les années 1730–1744, G. May, op. cit., p. 93.

27 H. Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, Librairie Armand Colin, Paris 1967, p. 18.

28 G. May, op. cit., p. 247.

29 Ibidem, p. 5.

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en partie à l’origine des directions nouvelles et aussi plus fécondes empruntées par le genre romanesque de l’époque.

L’effet favorable – résume G. May – indirect de cet acharnement de la critique antiroma nesque (...) fut d’abord d’éloigner les romanciers de l’extravagance romanesque et de les pousser vers le réalisme. Il fut ensuite de leur donner le goût de ce réalisme avec une curiosité et une liberté que le roman n’avait sans doute jamais connues plus tôt30.

Les romanciers, en profi tant de leurs expériences et de leurs observations, voulaient offrir aux lecteurs une image de la société avec ses inquiétudes et ses problèmes. Leur but était de donner, de plus en plus, des renseignements sur le monde, dans lequel on vit. En même temps, il fallait associer à cet objectif une utilité, une ambition didactique, c’est-à-dire le désir d’éclairer le lecteur sur ses devoirs, sur ses obligations, et ce, en faisant appel à ses émotions.

La formation du roman moderne au XVIIIe siècle a été une sorte de nouveauté qui, en heurtant la tradition littéraire, a contribué à enrichir, à rajeunir et à actuali- ser la création littéraire des Lumières. Encore une question: pourquoi le roman au XVIIIe siècle, malgré sa carrière épineuse, a-t-il remporté un si vif succès? Tout d’abord parce qu’il plaisait au lecteur par le rapport concret qu’il entretenait avec la réalité et les valeurs de son temps.

RUMOUR OF VOICES IN A LITERARY DISPUTE.

THE PROS AND CONS IN THE EVOLUTION OF THE NOVEL GENRE IN THE 18th CENTURY

Summary

The position of the novel as a genre was not easy in the 18th century. Yet in the 17th century, but mostly in the 18th, new genres appeared and – what is more important – changes could have been observed in the approach to the existing ones.

Modern novel emerged at the time when the offi cial, compulsory doctrine was classicism, but when social, cultural and literary realities created by this doctrine changed so much that they demanded a new debate, a revision of the positions, a renewing of already defi ned and commonly accepted patterns. Criticism of the new novel was developed mainly in two directions: in the fi eld of morality where the novel was believed to harm when presenting love (an indecent model to imitate), and in the fi eld of aesthetics, where it was constantly suspected to be harmful as an unrecognised genre, deprived of rules, based on fi ction, lacking of likeliness. Novelists were accused of spread- ing low-valued tastes and corrupting the readers’ tastes. Critics despised their works arguing that they were not true literature. Critics as well as novelists were divided into two camps: the orthodox, conservative, who were unfavourable to the development of the genre, and its defenders who were able to fi nd arguments and strategies to respond to criticism. Novel was generally ill-famed, but, at the same time, it was supported by a large crowd of faithful readers who gave it strength.

30 Ibidem, p. 248.

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As a result of the attacks on the genre, the novelists faced a dilemma: they could either agree with the positive argument of the morality lesson and present only an idealised picture of human nature, which was not true, or they could present human nature like it actually was and be accused of showing bad, corrupting examples.

In the dispute between novel opponents and defenders, the role of the critics should be empha- sised, because they were actually the ones who reoriented the development of the novel in a new direction due to their strong position in the fi eld of literature. Thank to their badly disposed attitude towards the genre, they turned off the novelists from extravagancies and forced them to realism. As to the novelists, by opposing literary tradition, they developed the genre giving it a new freshness that would revolutionise the literature of Enlightenment.

Key words: novel genre, criticism, morality, aesthetics, dispute, strategy

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