Jerzy Jarzębski
La carrière de l’authentique
Literary Studies in Poland 14, 59-81
Jerzy Jarzębski
La Carrière de l ’authentique
1
R ien n ’indique q u ’il existe une R aiso n extraterrestre qui gouverne le développem ent de la théorie littéraire. Sous l ’effet des souffrances du m om ent, cette théorie littéraire avance ses découvertes, ses co n cep tions. C ep en d an t, à peine a-t-elle liquidé un p o in t b rûlant — p ou r avoir p osé le pro blèm e différem m ent, avec ingéniosité — que déjà, en un au tre lieu, un vide irritan t est ap p aru . E t voilà que la question fraîchem ent résolue exige d ’être revue. Le problèm e auquel je pense en ce m om ent, c ’est celui de la relation entre la réalité représentée d an s l’oeuvre littéraire et le m o n d e extralittéraire. C om bien de fois n ’a-t-on souffert sur la qualification logique des différentes phrases de l’oeuvre, sur le ra p p o rt fiction —réalité dans le m onde présenté d an s l’oeuvre! Ceci a d u ré ju s q u ’au m om ent où le problèm e a été posé au trem en t, à savoir com m e ceci : la relatio n entre l’oeuvre et le m o nd e extérieur, on s’est mis à la considérer non com m e un ensem ble de relations en tre élém ents distincts, mais com m e le ra p p o rt de deux univers d o n t l’un d o it être le m odèle du second. Et ainsi, sem blait-il, les études littéraires se d éb arrassaien t d ’un souci, en fo u rran t dans un m êm e sac ce qui entre dans l’oeuvre de fiction et ce qui a un co m p o rte m e n t objectif, existant réellem ent. C ela a perm is de venir à b o u t de nom breuses difficultés d ’o rd re logique et épistém ologique. A côté, cep end ant, de nouvelles difficultés naissaient.
D ans la litté ra tu re polonaise (et pas seulem ent dans la polonaise), depuis les années vingt et plus particulièrem ent depuis la dernière guerre, se développe une vague d ’une prose qui, de façon osten tatoire,
60 J e r z y J a rz ę b s k i
ne recourt plus à une vision vériste, réaliste de la réalité, m ais qui suspend fran chem ent le caractère «fiction» de la n arratio n , qui déclare la plén itu d e de l’assertion de l’au teu r. Ces oeuvres p ren n en t des m ines de com ptes-ren d u s d ’événem ents au th en tiq u es et en m êm e tem ps, elles ad m etten t le caractère inventé, littéraire, p arfois la m ystification intentionnelle.
Que vient faire ici une «théorie de la connaissance» de la littératu re? Sa version qui est habituellem ent de rig ueu r désarm e, p o u r ainsi dire, le concret, la plénitude existentielle des élém ents no n fictionnels soum is à une m ésaventure rom an esq u e. Dès lors q u ’on suppose un univers littéraire hom ogène, auquel, à titres divers, p artic ip e n t tous les élém ents de l ’oeuvre, la n o n h o m o g é n é i t é posée d ’avance, l’incohérence ontologique du m o nd e représenté dan s le co u ran t de la prose co n tem p o rain e échappe à l’app areillage du spécialiste.
Ce que je p ropose ci-après, c ’est un essai de p ro b lém atisatio n de certaines questions qui sont posées et qui o n t trait à la carrière littéraire de l’au th en tiq u e.
2
J ’appelle « l’authentique» , dans la suite de ce texte, cet élém ent de l’oeuvre qui — en vertu d ’un accord entre l ’auteu r et le lecteur — est traité, dans sa réception, com m e le reflet d ’un fait réel, individuel (objet, p ersonne, événem ent) qui se réfère à la sphère du vécu personnel de l’écrivain — hom m e de chair et de sang.
C ep endant, je ne m ’intéresse pas au d ocu m en t «mis en littératu re» : aux ro m an s historiques, biographiques si la p erso nn e de l’au teu r n ’est pas engagée d ans les événem ents représentés. C ela explique, p ar exemple, que je néglige les rom ans historiques de G olubiew , m ais que m entionne A p o k r y f rodzinny {L ’Apocryphe fam ilial) d ’H a n n a M alew ska, dans lequel on a mis à nu le processus m êm e de la recherche des sources et où la n arratio n suggère que nous avons affaire à une histoire de la famille m êm e de l ’au teu r. En ce qui concerne l’accord, m entionné plus haut, de l’a u te u r avec le lecteur, ses m odalités m êm es sem blent h istoriqu em ent variables et assez hétérogènes. U n certain examen de ce p ro b lèm e nous est d on né
L a C a rriè re d e l'a u th e n tiq u e 61
p ar l’ouvrage de P hilippe Lejeune L e P acte autobiographique; néanm oins, cet ouvrag e ne con cern e q u ’un frag m ent du dom aine de la litté ra tu re qui n ou s intéresse ici K L a question d ’une définition p ropre n ’a p p a ra ît pas d an s le vaste cham p de nos intérêts et elle a suscité une am ple discussion à B aranów . P o u r ne p as m ultiplier les m alentendus, je dois signifier q ue je ne m ’occupe pas dans cet essai de t o u t e s les oeuvres littéraires d ans lesquelles on peut trouver des élém ents au th en tiq u es, m ais seulem ent d ’un em ploi p articulier que fo nt de l’a u th e n tiq u e des écrivains con tem p o rain s, et ce, dans une situ atio n h isto rico -litté raire strictem en t définie. C ’est p o u rq u o i ce travail d é b a t de plusieurs dom aines (structure du m on de représenté, s ta tu t d u n a rra te u r, con tex te historico-littéraire, génologie, problèm es de la réception sociale de l’oeuvre) unis d an s un lien inséparable. L ’exam en de la carrière de l’au th en tiq u e selon un seul des points de vue énum érés plus h a u t ra te son bu t
D em an d o n s-n o u s d ’a b o rd : où, en général, l ’au th en tiq u e peut-il s’établir dans u ne oeuvre en p ro se ? Le plus souvent, sem ble-t-il, dans la réalité représentée dans l’oeuvre s’en trecro isen t des personnes, des événem ents n o n fictifs. D ’h ab itu d e, ces élém ents ap p araissen t en com pagnie d ’élém ents inventés, quoiqu e, p arfo is, ces derniers soient refoulés p resq ue co m p lètem en t h ors de l ’oeuvre.
D ans la mise en scène des événem ents rom an esq u es, l’au teu r peut aussi se p lacer lui-m êm e en ta n t que h é ro s-n a rra te u r, à la faveur de quoi le degré de fiction de ces événem ents peu t osciller, selon la cas, de zéro à cen t p o u rcen ts. D ’un côté, nous avons
1 « P o u r être p o u r su iv ie , c e tte rech er ch e sur les co n tr a ts a u te u r — lecteu r, sur les c o d e s im p licites ou e x p lic ite s d e la p u b lic a tio n — sur c e tte fran ge d u texte im prim é, qu i, en réalité, c o m m a n d e to u te la le c tu r e (nom d ’au teu r, titre, so u s-titre, nom de c o lle c tio n , n o m d ’éd iteu r, j u s q u ’au jeu a m b ig u d es p réfa ces) — ce tte rech erch e devrait prendre une d im e n tio n h isto r iq u e q u e je ne lui ai p a s d o n n é e ici: les v a ria tio n s dans le tem p s de ces c o d e s (d u es à la fo is aux c h a n g e m e n ts d ’a ttitu d e d es auteurs et des lecteu rs, aux p r o b lè m e s te c h n iq u e s ou c o m m e r c ia u x d e l’é d itio n ) feraient ap p araître b e a u c o u p p lu s c la ir e m e n t q u ’il s ’a g it de c o d e s, et n o n de c h o se s «n a tu re lle s» et u n iv erse lles. D e p u is le X V IIe siècle, par e x e m p le , les u sa g es to u c h a n t l ’a n o n y m a t o u l'e m p lo i du p se u d o n y m e o n t b e a u c o u p c h a n g é ; [ ...] les lecteu rs o n t pris le g o û t d e d ev in er la p résen ce d e l ’au teur (de so n in c o n sc ie n t) m êm e d errière d es p r o d u c tio n s qui n ’o n t p a s l ’air a u to b io g r a p h iq u e s, tan t les p actes fa n ta sm a tiq u e s o n t créé de n o u v e lle s h a b itu d e s d e lectu re (Ph. L e j e u n e , « L e P acte a u to b io g r a p h iq u e » . P o é tiq u e , 1973, n o . 14).
62 J e r z y J a r z ę b s k i
l’exem ple de Spiżow a brama {La Porte de bronze), de 1’au tre :
Cosm os ou L a Pornographie de G om brow icz.
L ’au teu r peut enfin — sans s ’engager dan s le p erso n n ag e du héros des événem ents décrits — cacher au lecteur sa fo n ctio n de n a rra te u r et de créateu r de la réalité représentée, il peut aussi se présenter com m e u n spécialiste, un chercheur de la vérité h istoriq ue et révéler de quelle façon il re co n stru it les événem ents au th entiqu es d an s les pages de son oeuvre. U n exem ple d u prem ier type, ce serait M iazga {M agma) d ’A ndrzejew ski, M anow iec {Le Détour) de W ojciechow ski; un exem ple du deuxièm e type, c ’est L ’Apocryphe
fa m ilia l de M alew ska. U ne position m oyenne est occupée p ar Kipu
de Ja n Jó z e f Szczepański, où l ’h istoire est partiellem en t rep ro d u ite à p a rtir de ra p p o rts et pariellem ent — assez ab o n d a m m e n t — recons truite. tandis que le n a rra te u r ap p a raît, dans certain es parties du
livre, com m e le héros du «dram e de la recherche».
D a n s cette pou rsu ite de la «mise en réalité» de l ’au teu r, souvent, l ’ép o q u e réelle où l’au teu r écrit s’in tro d u it d an s l’oeuvre, époque qui est signifiée p a r la m ention, dans le texte, d ’événem ents historiques co n tem p o rain s de l’acte d ’écriture. N o u s tro u v o n s un suspense p articu lier dans ce genre de livre — p ar exem ple d an s La Porte
de bronze — qui ne sem ble pas le suspense de l’a rt de la n arratio n ,
m ais celui de l’H isto ire elle-même. D a n s la suite des p arties distinctes de l ’oeuvre, nous cherchons la chrono logie au th en tiq u e du processus de la créatio n, et l’oeuvre devient l’enregistrem ent du vécu événem entiel de l ’au teu r, de son tem ps physique. Ceci est attesté p a r des livres co m m e le Journal de G om brow icz, com m e W szystko je s t poezja
{Tout est poésie) de S tachura, qui fu rent im prim és d ’ab o rd régulièrem ent
en extraits dans des revues et qui p ro v o q u è ren t un dialogue spécifique avec le public.
U n au tre élém ent du caractère au th en tiq u e de l ’oeuvre, ce peut d o n c être aussi, justem ent, le p u b lic: des p erson nes réelles qui veulent avo ir un échange de pensée avec l ’écrivain. C e ne sont d ’ailleurs pas ta n t des individus con crets — p ar exem ple M iłosz avec qui G o m brow icz discute d an s le Journal — ce so n t aussi certains m ilieux de lecteurs dessinés avec assez bien de précision, des milieux auxquels l’auteur s ’adresse. P ar exemple, K onw icki adresse Kalendarz
i klepsydra {Le Calendrier et la clepsydre) à un lecteur qui, com m e
L a C a rriè re d e l ’authentique 63
que le lecteur c o n n a ît d ’ailleurs, car il vit d ans le m êm e m o n d e; et, avec une certain e m inauderie, K onw icki renonce à sa postérité p ar la lecture.
Avec ces personnes réelles app araissen t aussi, d an s le texte de l ’auteur, d ’au th en tiq u es d éc laratio n s (lettres de lecteurs, fragm ents d ’articles, de livres, d ocu m ents); p arm i elles, on p eu t aussi tro u v er des au to citatio n s de l’au teu r de l’oeuvre. Przygotow anie do wieczoru
autorskiego (L es Préparatifs d ’une soirée d ’auteur) de R óżew icz
est un livre typiq ue de ce genre. N ous passons ainsi à un au tre plan, ontolo gique, et nous q u itto n s en apparence la sphère de la définition de l’authentism e qui a été donnée au p a ra v a n t. Il faut donc ajo u ter q u ’u n collage de ce genre ne nou s intéresse que dans la m esure où les textes cités sont traités com m e des faits ancrés d an s des situations réelles. Ainsi, les vers personnels cités p ar Różew icz d a n s Les préparatifs ne se tro u v en t pas là ta n t à titre d ’oeuvres au tonom es que com m e un co m m en taire poétique des événem ents de la vie de l ’au teu r qui sont décrits to u t à côté. Et vice versa: des souvenirs ay a n t trait aux poèm es com m entent, eux aussi, dévoilent les sources biographiques de ces poèm es. Et ainsi — d ’u ne façon différente de celle des recueils de poésie — la poésie citée dans L es Préparatifs est peu t-être dav an tag e un fait au to b io g ra p h iq u e q u ’un fait esthétique.
3
La question du m ode d ’existence de l’au th en tism e d an s l’oeuvre littéraire est sans dou te celle qui suscite le plus de doutes. Q ue signifie: m êler un élém ent non fictif au m onde fictif de l’oeuvre? Le personnage fictif d ’O lefika B illew iczów na2 est to u t de m êm e un p o rtra it littéraire au m êm e titre que le p ersonn age «vrai» de Janusz Radziw iłł. Effectivem ent, la longue trad itio n rom anesqu e con n aît bien cette co n stru ctio n où les co utures en tre la fiction et l ’au th en tiq u e ne doivent pas être tro p visibles. D e là, cette tendance à rejeter du côté de la fiction la mise en scène au th en tiq u e des événem ents inventés — ainsi naissent le K aliniec de D ąb ro w ska, K leryków chez Ż erom ski ou W ołkow ice chez Zegadłow icz. On
64 J e r z y J a rz ę b s k i
a entrepris jad is p a r la base la reco n stru ctio n du m onde extérieur dans l ’oeuvre littéraire: une réalité est née dans l’effet, une réalité d o n t chaque élém ent possédait un statu t littéraire (la question de sa vérité ou de sa fausseté au niveau personnel n ’avait pas de sens); p ar contre, dans sa t o t a l i t é , elle po u v ait être qualifiée de réaliste, de vraisem blable, ou bien de fan tastiq ue, d ’allégorique etc.
Il en va au trem en t d a n s cette p artie de la prose co n tem p o rain e qui nous intéresse: ici, le m onde de l’oeuvre n ’est pas tellem ent u n m icrocosm e au to n o m e qui m odèle un m acrocosm e a u th en tiq u e; il d o it p lu tô t être une réplique de la réalité, une réplique fidèle p a r certains points, tandis que p a r d ’autres, elle sera ou vertem ent m ensongère. Le ra p p o rt du m onde représenté d an s l’oeuvre aux événem ents réels, on p eu t se le représenter à l’im age d ’u n e couv erture m atelassée: çà et là co u rt le p o in t qui relie l ’envers de la cou vertu re à l ’en d ro it; ailleurs, les deux surfaces de tissu peuvent se séparer, recevoir des form es différentes. D e la m êm e façon, d an s l’oeuvre, no us rencontron s ici et là des «signes de l ’assertion» de l ’au teu r, des lieux où le n a rra te u r se présente com m e é ta n t l ’au teu r, où il déclare avec insistance: «je dis la vérité, ces événem ents ont vraim ent eu lieu», où, éventuellem ent, il déclare m êm e: «vous pouvez vérifier dans d ’autres sources». Plus on s’éloigne de ce po in t de «perçage», plus l’assertion risque de cesser d ’être de rigueur et plus la relation qui p a rta it des événem ents risque de plonger dans la fiction. Les faits principaux des M ém oires de C h o ro m an sk i se vérifient, p ar exemple, q u an d on les co m pare à la biographie de l ’au teu r; cependant, où com m ence l ’invention? C ela, un lecteur m oyen ne le devinera pas. Il en est ainsi, bien sûr, si l’on suppose q u ’il existe, au m oins partiellem ent, une au then ticité du narrateu r- auteur.
Il peut cependant arriver aussi que le n a rra te u r — en dépit de son identification avec l ’au teu r — mystifie, com m e le fait le n a rra te u r de L a Pornographie, qui se présente de m anière non équ iv oqu e: «M oi, écrivain polonais, m oi, G o m b ro w ic z» 3, m ais les événem ents auxquels il d oit p ré te n d û m en t p rend re p a rt sont fictifs4.
3 W. G o m b r o w i c z , P o rn o g ra p h ie , Paris 1970, p. 33.
4 Sur c ette b a se, je rem ettrais v o lo n tie r s en q u e stio n l ’affirm ation ca tég o riq u e de L ejeune: « L e n o m du h éro s = le n o m de l ’auteur. C e fait ex clu t la p o ssib ilité de fiction . M êm e si d ’un p o in t d e vu e h isto riq u e, le récit est c o m p lètem en t
L a C a rriè re de l ’au th en tiqu e 65
Et K onw icki qui s’est égalem ent fait «lui-m êm e» héros de la n arratio n de fiction d u K om pleks p o lsk i (Com plexe polonais)? D an s ces cas, n o u s devons opp o ser les deux m ondes avec une extrêm e prudence; il peu t arriver, en effet, que le p ersonnage a u te u r-n a rra te u r ne soit q u ’un seul et m êm e p o in t de co u tu re qui u nit ces m ondes. Est-ce b eau co u p ? Est-ce p eu ? C ela suffit-il p o u r différencier une p ro se de ce type d ’une prose tradition nelle? A m on avis, cela suffit, car ce qui est im p o rtan t, ce n ’est pas ta n t la p ro p o rtio n d ’élém ents inventés et véritables que l’attitu d e particulière du n a rra te u r d u récit. C ’est lui, ju stem en t, qui décide s ’il faut ren dre les événem ents présentés com m e ce qui «peut arriver» à to u t un chacun, ou bien com m e une réalisatio n de fiction, créée artificiellem ent, faite d ’obsessions au th en tiq u es de l’au teu r de l’oeuvre. L ’au teu r peut en effet m ystifier s ’il s ’agit d ’événem ents auxquels il a pris p art, m ais il ne p eu t, d an s le m êm e tem ps, et revêtir le h éro s-n arrateu r de son nom et renier com plètem en t le psychism e, les com plexes, la vision du m o n de de celui-ci. L a «queue p o u r l’or» de K onw icki p o u rra it avoir n ’im porte quelle signification sym bolique ou générale — les rêves qui h a n te n t le héros so n t désorm ais la p ro p riété privée de l’écrivain et ils invitent à une in terp ré tatio n basée sur un biographism e, à ce biographism e q u ’on excom m unia ta n t de fois. Les caractères distinctifs de la fiction et de la réalité dans la prose co n tem poraine, to u t m alaisés soient-ils à délim iter dans u ne oeuvre con crète, sont donc sanctionnés p a r la p osition adoptée p a r le n a rra te u r ou p a r une stratégie expressivem ent m anifestée d an s le texte, u ne stratégie du sujet de l’oeuvre qui co nstru it un m onde ontolo g iq u em en t incohérent, et qui, en m êm e tem ps, dévoile cette incohérence au lecteur. Ceci est lié à certains phénom ènes de n atu re génologique, passés d an s le dom aine de la prose.
4
C om m e il est aisé de s ’en convaincre à p a rtir des exemples q ue je cite, j ’étudie des oeuvres con tem p o rain es de genres assez divers: des nouvelles, des rom ans, des jo u rn a u x d ’écrivains, des
faux, cela sera co n sid é r é c o m m e un m e n so n g e (lequel est une ca té g o r ie “au to b io g r a p h iq u e”), m a is n on c o m m e u n e “ in v e n tio n ”». L a fa b u la tio n de C o sm o s ou de la P orn ograph ie, c ’est to u t de m êm e une fiction cla ssiq u e, et n o n un « m e n so n g e » !
66 J e r z y J a r z ę b s k i
form es qui sont à la frontière du reportage, de l ’essai, des souvenirs, ainsi q ue des oeuvres qui réalisent, du m oins d a n s une certaine m esure, un principe de structure-écrin (on p o u rra it le co n state r d an s l’exem ple de M agm a d ’A ndrzejew ski, de Kipu d e Szczepański, de R yn ek — L a Place de B randys, des N iebieskie k a r tk i — Feuillets
bleus de R udnicki). Bref, je tire les conséquences d ’une conviction
généralem ent ré pandue à p ro p o s de l ’eifacem ent, sur le terrain de la prose, des co m p artim en ts stricts en tre les genres. Cela ne signifie pas, cepend ant, que le sta tu t génologique des oeuvres évoquées me soit indifférent.
Le phénom ène que je nom m e «carrière de l ’au th en tiq u e» ne constitue pas un bouleversem ent en m atière de littératu re. C ’est plu tô t un processus de longue durée d o n t on p e u t déco uv rir les racines dans une trad itio n assez lo intain e (celle, p a r exemple, du ro m an anglais du X V IIF siècle, celle du tab lea u tin ou de la
gawęda* du X IX e siècle). Bien sûr, il est difficile de s ’im aginer
une oeuvre qui soit à cent po u rcen ts de fiction; à cô té de ce qui a été inventé, on trouve toujo u rs, d an s u n e oeuvre littéraire, un peu d ’au thentique. M ais cet élém ent a u th e n tiq u e est lié à la fiction en un alliage organique, hom ogène, d o n t les p ro p o rtio n s ont été réglées p ar une convention. A la suite de K azim ierz B artoszyński qui p ro p o sa it récem m ent l ’acception d ’un « po in t zéro», défini conventionnellem ent, de la schém atisation du m o n d e présenté dan s les différentes form es littéraires, je vo ud rais p ro p o se r un p oin t zéro sem blable, à p ro p o s des relations entre la vérité et l ’invention en littérature. Ce p o in t zéro se p lacerait to u t à fait au trem ent selon q u ’il s ’agit d ’un ro m an fantastiqu e, d ’u n ro m a n classique réaliste, historique, du tab leau tin du X IX e siècle, ou de philosophie, de m ém oires, d ’un jo u rn a l, d ’un ro m an b io g rap h iq u e , d ’une a u to biographie, d ’un essai, d ’un repo rtag e etc.
D e la stabilité de la con ventio n tém oigne, directem en t, l’existence de ces couples p articuliers: les m ém oires à cô té d u rom an-m ém oires, le jo u rn a l intim e à côté du ro m an -jo u rn al, le recueil de lettres à côté du ro m an épistolaire. En dép it d ’u ne ressem blance fo r melle, ces genres ne se sont pas du to u t m élangés en tre eux et ce qui en a décidé, c ’est une situation différente du p o in t zéro m entionné.
L a C a rriè re de l ’au th en tiqu e 67
La situatio n nouvelle de la prose dans la deuxièm e m oitié du X X e siècle ne tient pas d an s le fait que, de ci de là, on a in tro d u it des élém ents n o n fictifs d an s l’oeuvre littéraire, mais p lu tô t en un ébran lem en t de la co nvention qui réglait le p o in t zéro m entionné plus h au t et en une hausse q u an titativ e du groupe des oeuvres qui, ostensiblem ent, op èrent p ar un m onde hybride au sta tu t o ntolog iqu e confus, p ar un m onde qui exige — par défaut d ’une convention qui m otive sa form e — un appui dans des com m entaires au to th ém atiq u es de l ’auteur.
A presque toutes les oeuvres que n ous cito ns ici, on peut assigner une co nv en tio n de d é p a rt ap prop riée, q u ’u n texte donné im pose en tel ou tel endroit. Et ainsi, la form e d ’u n ro m an «norm al» est le p o in t de d ép a rt de Trans-Atlantique, de L a Pornographie, de Cosmos de G om brow icz, du Com plexe polonais de K onw icki; le m icro ro m an s ou récits, tel est le po in t de d ép a rt de R oba ki
( Vermine) et du K siążę nocy (.Prince de la nuit) de N ow akow ski.
D ’un au tre côté, le repo rtag e co nstitue le trem plin des Opowieści
{Récits) de P ruszyński, le jo u rn a l, celui du Journal de G om brow icz,
du livre de K onw icki L e Calendrier et la clepsydre, de la Place de B randys; les m ém oires sont le p o in t de d ép a rt du W ysoki
Z a m e k (H aut M anoir) de Lem , de Pam iętnik z pow stania warszawskiego {Souvenirs de l ’Insurrection de Varsovie) de Białoszewski, des M ém oires
de C h o ro m ań sk i. Les oeuvres q ui accueillent une n a rra tio n fabulative dans le cadre d ’un «récit sur l’écriture» au to th ém atiq u e {Magma d ’A ndrzejew ski, L ’Apocryphe fa m ilia l de M alew ska, Kipu de Szczepań ski) o n t un ra p p o rt génologique plus com plexe. Enfin, c ’est p ar un polym orph ism e particu lier d an s le d o m aine du genre que s ’établit l’identité d ’oeuvres qui balancent en tre la form e de l’esquisse littéraire et la convention des sylves {La Porte de bronze de Breza, Les
Préparatifs d ’une soirée d ’auteur de Różew icz ou bien Tout est poésie de S tachu ra). L ’origine «sylves» se trah it n o tam m en t dans
l’oeuvre de R óżew icz d o n t la deuxièm e édition est sensiblem ent plus vaste que la prem ière, to u t com m e la silva au th en tiq u e du X V I f siècle qui grandissait au cours de la vie de son auteur.
U n phénom ène caractéristiq u e de la prose polonaise de l ’après- guerre est cette tendan ce à effacer les frontières entre ces conventions, et p articulièrem ent le m élange des genres d o n t la n atu re est la fiction (le ro m an , la nouvelle) avec ceux qui op èrent p ar des
68 J e r z y J a rz ę b s k i
faits réels (reportage, jo u rn a l etc.). A u ran g de ro m an et de nouvelle accèdent les d éclarations de l’a u te u r; de l’au te u r lui-m êm e on fait d ’ailleurs le héros et le n a rra te u r de ce récit sur lui-m êm e. De l’au tre côté, une littérarité accrue — et parfo is la fiction et la m ystification — s ’in tro d u it d an s le d o m aine des jo u rn au x , m ém oires, reportages. D ans le «reportage» de Pruszynski rôde, com m e si de rien n ’était, l’esprit de L elew el5. Les n a rrateu rs des jo u rn a u x intim es s’avouent sans gêne avoir com m is des m ensonges divers, avoir écrit p o u r le pub lic; G o m brow icz renie la «sincérité», K onw icki appelle son livre un « faux-journal»; B randys p arle carrém en t d ’une « a p p a re n c e d ’authentiqu e» qui est devenue u ne «nouvelle co n v e n tio n » 6. Bien sûr, on p eu t difficilem ent p arle r de «convention nouvelle» au sens d ’un ensem ble de directives génologiques m o dérém ent expressives. Vers quoi tend, p ar conséquent, le co u ran t principal des changem ents qui surviennent dan s la p io se ? A ce q u ’il ap p a raît, la direction prise est celle de l ’au tobio g rap h ism e — d ’un au to b io graphism e qui se distingue néanm oins des form es q u ’il a prises ju s q u ’ici. Ce nouveau type d ’autob io graph ism e, je l ’appellerais volontiers a u t o b i o g r a p h i s m e p r o b l é m a t i q u e pu isqu e sans cesse, il m et en question ses p ro p res sources ainsi que les fonctions de re p ro d u ctio n et de connaissance de l ’ap pareil d ’écriture.
Ju s q u ’ici, l’auto bio g rap h ism e po uvait soit ap p a ra ître à visage découvert — d ans l’une des conventions au to b io g ra p h iq u e s classiques (autobiographie, jo u rn a l intim e, m ém oires etc.) — soit, de façon confuse, dans ce q u ’on appelle le ro m an à clé. A ctuellem ent, ce prem ier type de convention dérive vers la littérarité, indiq uan t le processus de falsification de la réalité p ar la form e; le deuxièm e type p ar con tre exige im p ortuném ent du lecteur q u ’il cherche la clé des serrures du ro m an , il o rd o n n e carrém en t une lecture au
5 K . P r u s z y ń s k i , « G w ia z d a w y trw a ło ści» (L ’E to ile de p ersév éra n ce), [dans:]
T rzy n a ście o p o w ie śc i, W arszaw a 1957.
h « . . . l'a p p a ren ce de l ’au th en tiq u e. D e p lu s en p lu s so u v e n t, je m 'a ccro ch e à ce m o d e : fein dre de ne pas feindre [ . . . ] N o u s d e v e n o n s les vrais h éros, le m atériau, le m o y en véritab le, le p erso n n a g e et l ’e x é c u ta n t. M ais le n u m éro tient toujou rs. C ’est to u t ju ste u n e varian te de sty le; rien ne m ’aid e a u ta n t d a n s la fréq u en ta tio n de la vérité q u e c ette c o n v e n tio n n o u v e lle » — K . B r a n d y s , R y n e k .
W spom n ien ia z te r a źn ie jsz o śc i {L a P la c e. S o u ven irs du te m p s p ré se n t), W arszaw a
L a C a rriè re de l ’au th en tiqu e 69
travers du p ro g ram m e de l’au teu r et c ’est ainsi, justem en t, que la littérarité m êm e cesse de lui suffire. Le résu ltat est, en beaucoup de ses points, ch an celan t et généralem ent peu clair d ’un p o in t de vue o nto logique et d ’un p o in t de vue génologique; le résultat est, ju stem en t, pro b lém atiq u e, et de ce caractère problém atique, il fait le principe essentiel de son existence.
Voici une série d ’exemples de la nouvelle stratégie de l ’écrivain. D es oeuvres com m e Vermine de N ow akow ski ou bien Cała jaskraw ość
{Couleurs voyantes) de S tach u ra diffèrent peu, en apparence, des
m icro ro m an s d ’A n d erm an qui réalisent un m odèle plus classique de ro m an à clé — on ne peut en décréter l’au to bio graph ism e sans co n n a ître la b iograp hie de l’écrivain. Et p o u rta n t, ces deux livres son t reliés à d ’autres oeuvres de leurs auteu rs p ar des liens évidents. Verm ine, n o tam m ent, est un «journal» de l’au teu r de la
M arynarska ballada {Ballade m a rine; c ’est-à-dire de N ow akow ski
lui-m êm e). Couleurs voyantes est com m enté sans équivoque dans d ’autres livres de S tach u ra com m e étan t l ’histoire des aventures de l ’au teu r. On d o it considérer ces deux livres m entionnés ici sur le fond de l’o e u v r e e n t i è r e de l ’écrivain, oeuvre qui peut être déchiffrée com m e la création d ’une série de «m ythes sur soi-même». Assem blés, ces m ythes construisen t une silhouette qui rappelle celle de l’auteur, sans être identique à celle-ci; c ’est p o u rq u o i un réflexe to u t naturel du lecteur sera de rechercher des sources qui p erm ettro n t de reconnaître le caractère au th en tiq u e dans un tel ro m an. Ce n ’est pas le m oins du m onde une curiosité can canière: les p o rtra its des héros de N ow akow ski et de S tach u ra sont réellem ent im précis; ils im pliquent, p o u r que l’on puisse com p ren d re le personnage, des précisions que nous cherchons en dehors de l’oeuvre, dans la biog rap hie de l ’au teu r précisém ent. O n peut penser q u ’un tel acte de lecture qui o utrepasse le d om aine du texte a été prévu p a r l ’au teu r et accepté p ar lui.
G om bro w icz se co m p o rte de façon plus originale d an s ses derniers ro m a n s; il en va de m êm e p o u r K onw icki dans L e C om plexe
polonais et dans la M ala apokalipsa {La P etite apocalypse): tous
deux concluent en apparence un «pacte au to biog raph iqu e» avec le lecteur, p o u r, ensuite, lui ra co n ter une histoire inventée. Bien vite d ’ailleurs la m ystification est trah ie p ar l ’excentricité et l ’invraisem blance des événem ents; il reste cep endant la fonction de m
ythologisa-70 J e r z y J a rz ę b s k i
tion de la personne p ro p re et des com plexes personnels de l’auteur. En m êm e tem ps a lieu le processus de l ’évolution des formes au to b io g rap h iq u es traditionnelles et su rto u t du jo u rn a l. Si nous considérons le Journal de G om brow icz, L e Calendrier et la clepsydre,
L a Place et Tout est poésie, il s ’avère q u ’aucune de ces oeuvres
ne se laisse qualifier de façon univoque p a r les m oyens que propose G ło w iń sk i7 — c ’est à dire ni com m e un jo u rn a l intime, ni com m e un ro m an -jo u rn al. La constru ctio n du tem ps, la succession des événem ents (attestée chez G om brow icz et chez S tachu ra), enfin la varietas de la thém atiq ue, varietas qui était typique des sylves, to u t cela ap p a ren te ces livres au jo u rn a l intim e. Ces oeuvres se ra p p ro ch e n t aussi, p a r contre, d ’une co n stru ctio n rom an esqu e, et ce p ar le présupposé d ’une réception p ub liqu e et s u rto u t p ar l’in tro d u ctio n d ’une co n stru c tio n o p p o rtu n e de leur to talité. On peut accepter éventuellem ent le caractère accidentel des prem ières n o tatio n s p o u r a u ta n t que to u tes les suivantes soient reliées aux précédentes. Le jo u rn a l devient une tentative de «lecture» de sa p ro p re vie et l’arrangem ent ro m anesque sert le sensationnel de la vie de l’a u te u r 8. C ar, en fait, ces jo u rn a u x d o n t il est question app araissen t com m e un su b stitu t de ro m an et ils sont lus com m e des rom ans. R o m an Z im and p a r exem ple a d onné une m auvaise note à L a Place', de sa critiq ue (qui p o u rta n t est assez fournie), il est vraim ent m alaisé de deviner q u ’il s’agit d ’une oeuvre d o n t la form e est celle du jo u r n a l9.
L ’évolution form elle des m ém oires se présente, elle aussi, de façon intéressante. C hez Białoszewski, d ans les Souvenires de l ’Insurrec
tion de Varsovie, nous d écouvrons l’idée selon laquelle seul, le m o n
tage littéraire de la p ro p re vie de l’au teu r, ce «dit» sur soi-m êm e perm et à l’au teu r de do m iner sa vie. D ’où cette phrase fréquem m ent citée :
P our m oi, ce qui est im p o r ta n t, c ’est cette p récision d es d a te s et d es lieux
7 M. G ł o w i ń s k i , « P o w ie ść a d z ien n ik in ty m n y » (Le R o m a n et le journal in tim e), [dans:] O p r o z ie p o ls k ie j X X w iek u , W ro cła w 1971.
8 II faut rappeler ici d es fra g m e n ts c o n n u s du Jou rn al d e G o m b r o w ic z où, au c o u r s d e la traversée tra n sa tla n tiq u e d ’A rg en tin e vers l ’E u ro p e ap p araît une ten ta tiv e p a ssio n n é e visan t à co n férer d e l ’a rch itecto n iq u e à sa p rop re b io g ra p h ie
(Journal 1961 — 1966, P aris 1971).
L a C a rriè re d e l ’au th en tiqu e 71
(je l ’ai sans d o u te déjà in d iqu é), c ’e st m a fa ço n à m oi d e tenir l ’a ssem b la g e de la co n str u c tio n 10.
Ce «tenir l’assem blage de la constructio n» a q u an d m êm e une double ré so n n an ce : cela peut signifier, en effet, au ta n t l ’ordre intérieur de l’hom m e que la d o m in atio n de la form e littéraire p ar l’écrivain. La co nsignation des événem ents de la vie signifie ici davan tage com m e p ro p o sitio n de con struction littéraire que com m e d o cu m en t à p ro p o s des événem ents. U n e énigm e sem blable apparaît, dans une form ulation rigoureuse, au lecteur des M uses
sauvages de L éon G om olicki. Ces «m ém oires» ne veulent pas,
d ans leur p ro gram m e, être des m ém oires:
Les m ém o ire s, c ’e st l ’a u to d é fe n se ou bien un c o m p te d es b a n q u e ro u tes d ’une vie, ce n’est ja m a is la fidélité à la vérité. C ’est san s d o u te un d o c u m e n t, une attesta tio n d e m e n so n g e . Si ja d is, j ’a v a is en trep ris q u elq u e c h o se de sem b lab le (q u elq u e c h o se c o m m e des m ém o ire s-rela tio n vraie), j ’y aurais m is seu lem en t m es fa its à m oi, q u i au raien t servi des q u e stio n s g én éra les. La c o n fe ss io n n ’est b o n n e qu e d an s un p e r so n n a g e d éfo rm é , p o u r les b e so in s d ’u n e fiction littéraire. C on tre s o i, d eux p a ra fo rm e s se d ressen t: un su cc éd a n é littéraire d es m ém o ires et un su c c é d a n é m é m o r ia liste de la litté r a tu r e 11.
10 M. B i a ł o s z e w s k i , P a m ię tn ik z p o w s ta n ia w a rsza w sk ie g o , W arszaw a 1971, p. 67.
11 L. G o m o l i c k i , « D z ik ie m uzy» (L es M u se s sa u v a g es), [dans:] P ro za , v o l. 2, L ó d ź 1977, p. 264. O n d o it aussi citer, sur le m êm e sujet, les rem arq u es fort p ertin en tes d e T. B u r e k , Z a m ia s t p o w ie ś c i (A la p la c e du rom an), W arszaw a 1971, pp. 1 9 4 — 196: « Q u o iq u e la m é th o d e d e s m ém o ire s so it u tilisée dans le ro m a n de type n o u v e a u , q u ’elle o u vre effectiv em en t la ro u te vers les p ro fo n d eu rs d e la c o n sc ie n c e v iv a n te , q u ’elle d o n n e accès à des m atériau x p sy ch iq u es en core n o n c o n v e n tio n n a lisé s, les m ém o ire s eu x -m ê m e s, se lo n la c o n v ic tio n de l ’auteur des “ M u se s sa u v a g e s” , ne so n t pas p o ssib le s, su rto u t du p o in t d e vue de la fid élité à la vérité (vérité de l ’é p o q u e , vérité d ’u n e b io g ra p h ie in d ivid u elle p lo n g ée d a n s c e tte é p o q u e ; vérité d ’une p en sée qui p én ètre les d eu x vérités p récéd en tes; en fin , vérité d ’u n e p en sée qui s ’arrête et regarde d a n s un m iroir to u te s ces vérités créées, su scité es par elle), les m ém o ire s d evraien t fuir cet ex cès, q uitter leurs propres fro n tières, se tran sform er en essa i ou en rom an [ . . . ] En effet, le ro m a n est un m o n d e sy m b o liq u e — d e par sa p ropre d éfin itio n . Il est un in stru m en t p articulier q u i. en une p articu le, réussit à en clo re l ’infini et q ui, de l ’ép a rp illem e n t, du n au frage où se d é r o u le la vie sait extraire la rep résen tation d e sa p lén itu d e p o ssib le , c o m m e un m o d è le d e la sy n th èse de ses d ivergen ces et d e ses c o n fu sio n s internes [ ...] “ L es M u se s sa u v a g e s”, ro m a n sur les frontières des m ém o ir e s-té m o ig n a g e s [ ...] c ’est au ssi, en m êm e tem p s [ ...] un rom an sur des m ém oires c o n sid é r é s en tant q u e fo rm e littéraire fron tière, idéale».
72 J e r z y J a rz ę b s k i
Et voilà, nous voyons com m ent les form es autob io g rap h iq u es traditionnelles, ayant investi le lieu du ro m an , o n t reçu, sous bénéfice d ’inventaire, des fonctions rom anesques qui m etten t la réalité en ordre, qui y intro d u isen t o rd re et sens. M ais si le ro m an agissait ainsi sur un m atériau favorable (car fictif et créé to u t exprès p o u r ré p o n d re aux desseins de co n stru c tio n de l ’auteur), les form es au tobio g rap h iq u es, q u an t à elles, doivent lutter co ntre une résistance de la m atière, laquelle a son être distinct, extralittéraire. D ans ces conditions, la n arra tio n traditio nn elle perd son caractère neutre, son usage révèle u n e sorte d ’o stentatio n, car d evant les yeux du lecteur s’accom plit la lutte d ’un concret invincible avec les exigences form elles du récit. Et à cô té — d an s la fiction littéraire — on obtient une illusion de vérité, à p ro p o s des événem ents présentés, en éloignant l ’élém ent n arratif, élém ent qui dévoile un au th en tiq u e d ’apparence «ferm e», non falsifié p a r des form es dépen d an tes: citation, docum ent, dialogue rap p o rté. Et ju stem en t, cette m éfiance ouverte à l ’égard de la n a rra tio n différencie au prem ier coup d ’oeil la littératu re au th en tiq u e d ’a u jo u rd ’hui de la littératu re auth en tiq u e d ’av an t guerre. D e telles différences so n t de plus en plus nom breuses.
5
A B aranów , ce qui a suscité le plus de rem arq ues polém iques, c ’est la question du term e à p a rtir duquel on peu t exam iner la carrière de l ’authentique. Au cours de cette discussion, la spécificité de ce phénom ène co n tem p o rain a cédé le pas, et de loin, à un règlem ent de com ptes. Effectivem ent, ce p en d an t: com m ent distinguer la situation du m oine du M oyen-A ge (Stanisław B albus a d on n é cet exemple) qui se présente au lecteur, d an s sa préface, com m e étan t « l’écrivant» (d’u ne chronique, d ’une vie de sain t etc.) de la situation d ’H a n n a M alew ska qui présente au lecteur l ’acte m êm e de la créatio n de L ’Apocryphe fa m ilia l? C om m ent, p ar conséquent, séparer l’au tob io g rap h ism e de Dwadzieścia lat życia
(Vingt années de vie), Wspólny p o k ó j (Chambre com mune) de U niłow ski,
des Z a klęte rewiry (Quartiers conjurés) de W orcell, des effusions de N ow akow ski et de S ta ch u ra ? Q u an d on exam ine la trad itio n
L a C a rriè re d e l ’au th en tiqu e 73
littéraire, o n tom b e coup sur coup sur des oeuvres qui représentent l ’authentism e, le docum ent, le reportage, l’autobiog raph ism e, etc. T ous ces term es cités particip en t à un m êm e tro nc com m un, car il s’agit to u jo u rs, en eux, d ’une union de faits de la réalité avec l ’ordre d ’un m onde fictif, littéraire. D ans le rom an su rto u t, les événem ents au th en tiq u es se sont infiltrés, facilem ent; son statu t d ’oeuvre littéraire de catégorie inférieure a favorisé l’hybridation et l’affluence d ’une thém atique prise, sans am bage, à la vie.
C harm é jad is p a r la justesse du Pierre M énard, auteur de Don
Quichotte de B orges, je serais heureux de lui renvoyer to u t sim plem ent
celui qui s ’in terro g e sur ces différences. En réalité, les conventions qui régissent la fiction et l’authentism e, ainsi que la configuration des genres littéraires et leurs fonctions sociales on t si bien changé au co u rs des années que l ’in tro d u ctio n dans l’oeuvre de la «situation réelle de l ’écriture» signifie a u jo u rd ’hui to u t à fait au tre chose que ce q u ’elle était voici cinq cents, deux cents ou m êm e cin qu ante ans. C e n ’est pas ici le lieu de faire des distinctions particulières. R appelo ns ce p en d an t que le m oine du M oyen-A ge ne connaissait pas toutes les conventions du discours rom anesque des X V IIF et X IX e siècles, q u ’il n ’en a donc brisé aucune, q u ’il n ’en a afferm i aucune lo rsq u ’il com m ençait son récit p ar une in tro d u ctio n « au to thém atique». D e plus, ce déb u t n ’interférait en aucune façon avec la suite d e la n a rra tio n , il ne rem plissait q u ’une fonction d ’encadrem ent. Il en était ainsi de m êm e en ces tem ps où la n arratio n convention «histoire vraie» é ta it de rigueur et où to u t, aussi bien la fiction que les événem ents authentiques, étaient caractérisés p ar F auteur p ar le biais d ’un tém oin réel des événem ents, p a r des m ém oires retrouvés, p ar une confession dernière etc. A lors, le lecteur ne se posait pas no n plus de question à p ropo s des frontières entre la vérité et l’invention. D u reste, la version m oderne, la version de l’entre-deux-guerres de l ’authentism e, de la littératu re du fait héritière du n aturalism e avait conçu du respect p o u r les faits — m ais en mêm e tem ps elle était assez insensible à la vérité individuelle, à la vérité d ’un vécu. D onc, si l ’au th en tiq u e y ap p a raît — c ’est p lu tô t com m e une certaine p ré p ara tio n , com m e une coupe rep résen tant le m o n d e dans son ensem ble. L a question de la vérité des faits décrits est un prob lèm e de n atu re épistém ologiqùe qui renvoie à une conception générale de connaissance du m onde à travers
74 J e r z y J a r z ę b s k i
la littératu re; p a r contre, elle ne constitu e pas p o u r le lecteur un problèm e, une intrigue perpétuelle, elle ne fait pas l ’objet d ’une réflexion — m anifestée d an s le texte — de l ’écrivain.
Le phénom ène co n tem p o rain qui nous intéresse est né — à ce q u ’il ap p a raît — à l ’intersection des influences de la littératu re du fait, de l’au to biograp hism e et de l’autothém atism e. Seule, une telle qualification génétique peut tra d u ire la spécificité de la littérature auth en tiq u e d ’a u jo u rd ’hui et, en même tem ps, elle perm et de rejeter des cas antérieurs qui sont sem blables sans être identiques.
Q ue naîtra-t-il de la collision de ces trois lignes? Il sem ble que ce ne soit m êm e pas ta n t une nouvelle po étiq ue que l’alliage de trois types de pro b lém atiq u e qui ju s q u ’alors préféraient suivre chacune leur p ro p re chem in. D ans la littératu re du fait, on se pose la question de la relatio n entre la «vérité» de l’événem ent individuel, au thentique, et la «vérité» du m onde considéré en tan t que to talité ; d ans l’autobiographism e, on se d em an d e: est-ce q u ’en nous-m êm es, dans les faits de no tre vie ne réside pas, parfois, une clé universelle de tous les faits? L ’au to th ém atism e enfin pose le problèm e des conditio ns d ’une création ro m anesque du m onde, le problèm e du m ensonge des conventions littéraires et de la ru p tu re de ce m ensonge. Ces tro is directions p o sen t en fait la m ême q u estio n : le réalism e est-il possible (si nous appelons ainsi, ici, la saisie d ’une vérité objective de l ’o rd re du m onde à p a rtir d ’une vision particulière du héros-individu)? C ette q uestion, on la pose soit aux objets et aux événem ents extérieurs (littératu re du fait), soit au m onde intérieur de l ’au teu r (autobiographism e), soit à son travail créateu r (autothém atism e). F inalem ent, on p eut dire que cette trinité d ’origine et de thém atique devient elle-même prob lèm e: la littératu re se dem ande ce qui, en elle, est vraim ent im p o rta n t: est-ce la description du m onde ou bien l’expression de la personnalité de l ’auteur, ou la littérarité? Les réponses peuvent être différentes, m ais jam ais catégoriques — et c ’est p o u rq u o i dans les oeuvres particulières a p p a ra ît souvent une distance à l ’égard de la co nvention : p arodie de description «dans les règles», m onologue intérieur, confidence d ’atelier de l’auteur.
La situ ation se com plique, de plus, p a r des problèm es situés dans les dom aines non littéraires de l ’a rt de la n a rra tio n . La littératu re du fait d ’av an t guerre p erm ettait au lecteur d ’exam iner
L a C a rrière de l ’au th en tiqu e 15
des dom aines de la vie sociale q u ’il ne connaissait p as ou q u ’il ne visitait pas tro p volontiers. A u jo u rd ’hui, le fardeau d ’une telle p én é tratio n dans des contrées peu attra y an tes ou difficiles d ’accès, c ’est l ’o p é ra te u r de télévision qui s’en charge. Si nous considérons le succès — to u jo u rs énorm e et m êm e croissant — du classique re p o rtag e de presse, nous devons reco n n aître que la littératu re a p erd u , dans une très grande m esure, ce qui co n stitu ait avant la guerre la raison d ’être principale de son aile «reportage», «écriture des faits»: elle a perdu sa fon ction d ’in form atio n sur les realia. Les faits au thentiques sont dès lors 'd ev enu s, dans la prose co n tem po rain e, com m e privés de pesan teu r, ils ne renvoient plus nécessairem ent à une réalité réelle, d ’où ils au raien t été tirés p o u r l’exem ple; p ar contre, ils sont restés un problèm e p o u r l’au teu r-créateu r qui doit, parm i eux, accom plir un choix ou les rapiécer au m oyen d ’une fiction. R épétons-le un peu différem m ent: l ’au th en tiq u e n ’est plus un problèm e d ’épistém ologie littéraire, il est devenu, p ar contre, l ’objet d ’u n jeu entre l ’au teu r et le lecteur, jeu d an s lequel il ne s ’agit plus tan t de «conform ité à la réalité» que de «sincérité», d ’«invention» etc., c ’est-à-dire que les catégories du vrai et du faux ap p araissen t to u jo u rs étroitem en t liées à la p ersonne, d o n t le jug em en t est soum is à une qualification. La place de Fépistém ologie est donc prise p a r l ’éthique et ce n ’est pas un hasard, car la profession d ’écrivain devient, d an s son ensem ble, assez suspecte.
Q u an d N ałk ow ska veut, après la guerre, d o n n er un tém oignage des atro cités du nazism e, elle s ’entient au com p te-ren du le plus objectif, le plus strict possible. D an s les M edaliony (M édaillons) l’a u th e n tiq u e su pp lan te la fiction, com m e s ’il fallait que personne ne puisse rep rocher à l’écrivain de s ’être p aré des plum es de paon du style ou de s ’être livré à un jeu littéraire là où étaient de mise la m odestie et le ren oncem ent à to u te m ention sur soi-même. C hez B orow ski, l’objectivism e ne suffit plus: l’écrivain qui ne veut pas m en tir à p ro p o s d ’A uschw itz d o it carrém en t renoncer à son «m oi» présent et il d o it reconstruire sur cette place un n arrateu r- héros qu i exprim e une vérité «statique» sur les p rison niers — et, en m êm e tem ps, il prend sur lui une responsabilité personnelle en s ’identifiant au n a rrateu r-h éro s en ta n t q u ’au teu r réel. S andauer p rocède différem m ent encore: dans les Z a p isk i z m artwego m iasta
76 J e r z y J a rz ę b s k i
(Ecrits de la ville morte), il entrelace une au to b io g ra p h ie au then tiqu e
à une parab io g rap h ie p ara b o liq u e ; com m e s’il considérait com m e égalem ent m ensongères non seulem ent les confidences personnelles, subjectives et les synthèses fictives. D ans ces trois exemples, les auteurs d o n n en t une sorte d ’expression à leurs dou tes relatifs aux lois qui servent l ’écrivain qui s ’a ttaq u e au thèm e de la guerre. Ces doutes sont de n a tu re p rincipalem en t éth iq u e: cet assem blages de fables sur la tragédie ap p a ra ît com m e une g rand e déloyauté à l’égard des m orts. P arm i les plus jeu nes aussi, la littérarité ne jo u it pas de la m eilleure p resse: K onw icki se m oque de lui-m êm e en ta n t q u ’écrivain d ans L e Calendrier et la clepsydre; d an s Vermine et L e Prince de la nuit, N ow akow ski attrib u e aux figures d ’hom m es de lettres une place peu élevée dan s la hiérarchie du m onde «souterrain». C ’est vrai q u ’ils resten t finalem ent sur le ch am p de bataille, m ais au prix du choix de la fiction dans leur p ro pre vie. S tach u ra aussi renonce aux «fables» et à la littérarité en faveur d ’une « m étam orph ose du vécu en vie», c ’est-à-dire q u ’il attrib u e à l ’écriture la fonction d ’une co u rro ie de transm ission qui perm et à la poésie cachée d ans le m on de de m anifester sa p ré s e n c e 12. N ous observons ce m élange des d outes éth iqu es: d ’ab o rd , ils surgissaient p lu tô t du sentim ent de l’im p ortan ce excessive prise p ar les faits biographiques q ue la littératu re devait dépeindre; à présent, les faits p erd en t peu à peu de leur p oids spécifique et il se form e une situation de corrosio n bilatérale des valeurs: on se méfie aussi bien des faits eux-m êm es (le m atériau de l’oeuvre) que du m étier de l’écrivain-fabulateur. Les uns et l’au tre ne peuvent retro u v er une dignité q u ’en s ’a p p u y a n t m u tu ellem ent: les faits revêtent de l’im portance à travers le façonnage littéraire, la fab ulation ne conserve sens et valeur q u ’en se livrant au service de l’au thentiq ue. D ’où cette incertitude caractéristiq u e que nous ressentons au co n tact de livres de ce type. T o u t y sem ble soum is à une m ise en question, aussi bien la «réalité vraie» ch aotiqu e et d éb o rd an te de détails que l ’ord re conventionnel de la fable littéraire. D ans ces conditions, l’oeuvre cesse d ’être en soi une prop o sitio n de m ise en ord re (d ’événem ents et de valeurs), elle devient p ar co n tre la tâche de l ’au te u r et du lecteur qui s ’occupent
12 E. S t a c h u r a , W s z y s tk o j e s t p o e z ja . O p o w ie ś ć -r ze k a ( Tout est p o é sie . R é cit-
L a C a rrière de l ’au th en tiqu e 77
co n jo in tem en t de d éco rtiq u er le plan signifiant du m o nd e d ’un m onde excessif com paré à de tels efforts.
6
Il est tem ps de poser ici la question des conséquences d ’un tel m élange de fiction et d ’au thentiq ue, de se poser la question du sens de la d élim itatio n de ces deux élém ents sur le terrain de l ’oeuvre, d ’a u ta n t plus que la théorie de la littératu re nous a habitués, récem m ent, à bagatelliser cette question.
M algré to u t, je pense que le lecteur qui s ’interroge sur le ra p p o rt « v érité» —«invention» d an s le texte n ’ira pas par q u atre chem ins. C ette q uestio n ne lui sem ble ni absurde ni irréelle. C ’est q u a n d même, to u t à la fois, une question sur la relation entre ce qui est in ten tio nn el et sur ce qui est dû aux circonstances, qui est accepté passivem ent, sous bénéfice d ’inventaire. L ’au then tiqu e p eu t bouleverser la logique de la n arratio n , ch o q u er p a r un trait in atten d u : il n ’est p as soum is aux préten tio n s du n arrateu r. Je préviens le rep roche atten d u : il est vrai, bien sûr, que l ’au teu r qui exploite la m atière des événem ents authen tiq u es opère une sélection, que, fo ndam entalem ent, to u t ce qui ap p a raît d ans le cadre du m onde représen té peut être traité com m e intentionnel, com m e in tro d u it intentionnellem ent. Il reste cependan t, tou jo urs, une m arge d ’incertitude. Si n ous traito n s l ’oeuvre com m e un com m uniqué chiffré qui, sous sa surface, cache un con ten u p ro fo n d , il ne p eut nous être indifférent de savoir si la com po sition des détails est soum ise com plètem ent au con trô le de l ’au teu r ou si elle est m achinale m en t «transcrite» de la «réalité». L ’incertitude q u a n t à l’origine de certains élém ents engendre la q u estio n : qui est l’au teu r précis de l ’un ou l ’au tre de ces arrangem ents littéraires du m on de?
C ette question, en fait, tient de la m étaphysique et, en la tra ita n t d an s la situ atio n d ’une littératu re assim ilatrice de l’authen tiq ue, nous co n stato n s que cette situation pose un problèm e de connaissance to u t nouveau. C o m m e n t en était-il a u p a ra v a n t? Le m onde, en quelque sorte, existait à p a rt, ho rs de la littérature, il suscitait des q uestions de diverses natures, m ais q u an d l’écrivain accom plissait sa création secondaire, dans la sphère de l’oeuvre, il se ten ait com m e to u t à fait respo nsable de la form e de ce m odèle, il était le Dieu de ce p etit m onde qui était le sien et on lui adressait toutes
78 J e r z y J a rz ę b s k i
sortes de questions ou de griefs sur le destin des héros, sur les m écanism es qui régissaient la réalité présentée etc. M êm e l'in tro d u ctio n de l’écriture au to m atiq u e n ’a pas changé grand chose ici: ce n ’étaït pas la volonté consciente, c ’était du m oins l’inconscient de l’individu créateu r qui pouvait être chargé de la respon sabilité de la création .
L ’écrivain pouvait m al déchiffrer la «vérité de la réalité», son m odèle pouv ait clocher, fonctionn er de m anière c o n tra ire à l ’expérience, ce m odèle n ’en était pas m oins, toujo u rs, s o n m odèle. L a situation de l ’au teu r qui com pose son m onde à p a rtir d ’élém ents fictifs et d ’élém ents véritables est aussi vieille que la littératu re, m ais à p a rtir d u m o m en t où ce qui est réel est p résenté com m e un problèm e p o u r le n a rra te u r, une situatio n nouvelle ap p araît. Ce n ’est plus la b anale lim itation du savoir du n a rra te u r, m ais un désarroi p aten t à l ’égard de ce qui p ro v ien t d ’une couche o n to lo giqu e m ent différente, de ce que le co n stru c te u r du récit ne m anie pas. Si Serenus Z eitblom ne pénètre pas pleinem ent, en ta n t que n arrateu r, le sens des événem ents q u ’il décrit, c ’est q u ’au-dessus de lui fonctionne encore, telle une instance d ’appel, le sujet de l’oeuvre, et celui-ci, au co n traire, sem ble bien régner, intellectuelle m ent, sur la m atière du récit. Il en va au trem en t d an s le cas où l’au thentique a p p a ra ît dans l ’oeuvre à la place de la fiction: à ce m om ent, l ’au teu r a affaire, non à un p ro d u it schém atique q u ’il au rait appelé lui-m êm e à l’existence, m ais à un fragm ent de «vie véritable» qui co ntinue à vivre de façon extralittéraire et qui établit son identité dans cet espace physique p a r la plénitude de sa d o ta tio n existentielle. Ce «m orceau de vie» pèse sur son sosie littéraire, il s’im pose co nstam m ent, re n d a n t accom plis les lieux de l’indéfini, il en im pose p a r son caractère sém antique inépuisable. L ’au te u r qui, d ans son oeuvre p ropre, p o u v ait conférer aux élém ents fictifs un sens qui co rresp o n d ait assez bien à ses intentions, est ici aux prises avec la possibilité d ’une ingérence incessante de la réalité dans la littératu re et d ’une évolution im prévue du sens conféré à l’au th en tiq u e d an s l’oeuvre.
7
F audrait-il considérer que le p arta g e trad itio n n el des rôles d ’ém etteur et de récepteur d ans l ’acte de la com m u n icatio n littéraire a été soum is à une p e rtu rb a tio n ? L ’ém etteu r de l’oeuvre règne sur sa com m unication, m ais seulem ent ju s q u ’à un certain degré; dans
L a C a rriè re de l ’au th en tiqu e 79
une certaine m esure, il est lui-m êm e le récepteur et, avec le lecteur, il tend l ’oreille à la voix de la «réalité vraie». Le lecteur à son to u r se trouve face à u n dilem m e: qui lui parle? l’a u teu r? peut-être est-ce la réalité elle-m êm e qui, à travers elle-même, signifie q u e l q u e c h o s e ? L’au te u r ne serait alors q u ’un glossateur qui, en m arge de l’au th en tiq u e situé d an s le récit, écrirait sa p ro p re fable interprétative, c ’est-à-dire une seule des in terp rétatio n s possibles. Jam ais cependant il ne réussirait — com m e c ’était le cas dans la prose an térieure — à m asquer ju s q u ’au b o u t sa p ro p re vision de ce q u ’il a em pru nté à la réalité extratextuelle. D ans cette situatio n nouvelle, l’au then tiqu e m assif et im p énétrab le échappera to u jo u rs à la co n stru ctio n inten tionnelle de l ’écrivain. Ici se trouve — me sem ble-t-il — le chem in de la découverte du sens profond, m étaphysique des petites n arratio n s de Białoszewski. Ces événem ents à la stru ctu re faits divers, que G łow iński a a n a ly sé s13, ne seraient-ils q u ’une stylisation? Le m onde aurait-il vraim ent q uelque chose d ’im p o rtan t à co m m u niqu er p a r le biais de form es aussi grotesques? Serait-ce des signes? Des signes de qui ? Les m enus faits de la vie quotidienne, on les lit, chez Białoszewski, avec au tan t d ’atten tio n que si on lisait la Bible — car l ’authenticité aussi les anoblit, en fait un «livre saint» qui au rait été conféré p a r un hyp othétique d é m iu rg e 14.
L ’identification, fût-elle partielle, du héros, du n a rra te u r et de l’au teu r du livre engendre u ne situ atio n nouvelle, q u ’on p o u rrait qualifier de sociale: dès que d ans l’oeuvre ap p araissen t des faits au then tiq u es de la biographie de l’auteur, des gens authentiques qui p o rte n t parfois m êm e leur p ro p re nom ou des cryptonym es tran sp a ren ts, c ’est la réalité de l’oeuvre qui perd son autonom ie, qui va tro u v er sa «suite» en dehors de la littérature. C ertains héros de l’oeuvre vivent dans le m o nde authentiqu e, certains événem ents ont plus ta rd des conséquences d o n t l’au teu r ne savait
13 M . G ł o w i ń s k i , « M a łe narracje M iro n a B ia ło sz e w s k ie g o » (Les P etites narration s d e M . B.), [dans:] G ry p o w ie ś c io w e , W arszaw a 1973, pp. 327 — 333.
14 D e s d ilem m es d e ce genre ne p o u v a ie n t être étrangers n on p lu s aux écriv a in s d e la littératu re du fait, d a n s l ’en tre-d eu x -g u erres. En to u t cas, K . I r z y k o w s k i [K o sm iczn e zm a rtw ie n ia — T ribu lation s co sm iq u es, 1931) exp rim e ce type d 'o p in io n s : « L ’auteur h o n n ê te a so u v e n t le se n tim en t de c o m m e ttr e un sacrilège q u an d il lui arrive d e rem an ier la vie a u th en tiq u e: son im a g in a tio n l ’arrache à celle-ci, le p o rte vers ses c o n c e p tio n s p rop res d ’écriv a in , m a is en m êm e tem p s, l’im a g in a tio n en tra v e q u an d elle se m et à adm irer cette v ie en tant q u ’o eu v re e lle-m êm e, o eu vre écrite — et si m a g n ifiq u e m e n t! — par D ieu » .
80 J e r z y J a rz ę b s k i
rien. Bref, un milieu de récepteurs potentiels de l ’oeuvre croît librem ent du m ilieu de ses héros et il est p arfois difficile de fixer une lim ite précise entre ceux qui sont intérieurs au m o nde de l ’oeuvre et ceux qui lui son t extérieurs 15. A cô té des rôles d ’ém etteu r et de récepteur dans lesquels en tren t trad itio n n ellem en t l’au teu r et ses lecteurs, apparaissent, d ans la littératu re qui re co u rt à l ’authen - thique, des rôles parallèles de p a r t e n a i r e s , de p a r t i c i p a n t s dans lesquels l’écrivain et les lecteurs en tren t à titre de h éro s d ’un certain événem ent h istorique décrit ensuite d ans le livre. Ceci im pose une stratification n aturelle du m ilieu récepteur dans lequel voisinent ceux qui ne peuvent se retro u v er d an s le tab leau qui leur est présenté, ceux qui se situent dans un fond indifférencié, ceux qui sont directem ent caractérisés et, enfin, ceux qui son t proches de l’auteu r, qui sont le plus initiés aux faits réels, n o n fictifs qui con stitu en t le canevas du récit. Ces derniers peuvent d ’ailleurs a p p a ra ître dan s des rôles de héros, m ais ils peu ven t to u t aussi bien rester cachés d ans l ’om bre — ils peuvent a p p a rte n ir à un co n texte hum ain deviné.
Selon la position q u ’il occupe dans cette hiérarchie, le lecteur in terprète diversem ent les frontières de l ’au th en ticité du m onde présenté (ainsi que — souvenons-nous en — la sphère d u p ouv oir de l’au teu r sur l ’oeuvre). P a r la loi du co n traste, en effet, le d o m ain e de la fiction de l’oeuvre ressort com m e le p ro d u it d ’un dessein conscient de l ’au te u r; l’au th en tiq u e accroît les m écanism es de désillusion dans son voisinage. Ainsi donc, l’a u te u r qui s’en réfère au d o m aine des expériences bio graphiques diverses (dans leur relation avec le m onde de l ’oeuvre), d ’expériences du milieu récepteur stratifié com m e il se doit, cet au teu r o b tien t to u te une série de lectures différentes de son livre, de lectures qui to uch ent aux vastes d om aines de l’expérience sociale. Sur ce fond, l’auteu r
15 R e p r é se n to n s-n o u s par ex e m p le la scèn e d ’u n e m a n ife sta tio n a u th en tiq u e d écrite d a n s une oeu v re « a u to b io g r a p h iq u e » d e c e type. Q ui est le h éro s de cette sc èn e? C eux q u e l ’au teur a, en q u elq u e fa ç o n , d éta ch és d u fo n d ? T o u s les p a rticip a n ts de l ’év én em en t, p lu sieu rs m illiers d ’h o m m e s ? En to u t c a s ch acu n d ’eu x , s ’il lit ce p a ssa g e du livre, s ’en sentira, p ou r un m o m e n t, le «h éros». O n peut ég a lem en t an alyser la «d egré d e p résen ce» d e l ’au teur d e la n arration par rapport aux év én e m e n ts d écrits. C f. K . K ą k o l e w s k i , « W o k ó ł estety k i faktu» (A u teu r d e l ’e sth étiq u e du fait), S tu d ia E s te ty c z n e , 1965; v o l. 2, pp. 2 6 3 —264.