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Comment écrire l'histoire selon Paul Veyne

VERS UNE NOUVELLE HISTOIRE

2.2. Ecrire l'histoire : l'intrigue et la psychanalyse

2.2.1. Comment écrire l'histoire selon Paul Veyne

Comment écrit-on l'histoire ? Telle est la question que se pose Paul Veyne et tel est, tout simplement, le titre de son ouvrage le plus célèbre, qu'il consacre tout à tour à l'étude de l'objet de l'histoire, de la compréhension et du progrès de l'histoire85. Evénement plutôt isolé dans l'historiographie française, Comment on écrit l'histoire de Veyne propose d'unir un abaissement scientifique de l'histoire et de ses prétentions explicatives à une apologie de la notion d'intrigue et de sa capacité narrative – selon les propos d'un autre grand Paul, Ricœur86. En premier lieu, l'auteur s'intéresse à la notion de l'événement, des événements humains et ses traces dans les documents écrits, pour arriver très rapidement à formuler les propos qui seront probablement les plus cités de son ouvrage :

L'histoire est anecdotique, elle intéresse en racontant, comme le roman. […]

Seulement, ici, le roman est vrai. […] L'histoire est un récit d'événements vrais.

Aux termes de cette définition, un fait doit remplir une seule condition pour avoir la dignité de l'histoire : avoir réellement eu lieu87.

Ce parallèle entre l'histoire et le roman, assez constant chez Veyne, lui a valu les louanges des narrativistes – et plus d'une critique des historiens qui se respectent. Mais comment est-il possible de supporter tranquillement un confrère qui déclare avec beaucoup de sérénité et à plusieurs reprises que l'histoire n'est pas une science ?

Il n'existe pas de méthode de l'histoire parce que l'histoire n'a aucune exigence : du moment qu'on raconte des choses vraies, elle est satisfaite. Elle ne cherche que la vérité, en quoi elle n'est pas la science, qui cherche la rigueur. […] L'histoire est un savoir décevant qui enseigne des choses qui seraient aussi banales que notre vie si elles n'étaient différentes88.

85 P. Veyne, Comment on écrit l'histoire suivi de Foucault révolutionne l'histoire, Paris, Seuil, 1978, 242 p.

86 Cf. P. Ricœur, Temps et récit, vol I, "L'intrigue et le récit historique", Paris, Seuil, 1983, p. 301-310.

87 P. Veyne, op. cit., p. 23.

88 Ibidem, p. 25. Voir également p. 194 ("L'histoire n'est pas une science.") ; p. 216 ("Nous nions seulement que l'histoire soit une science."), p. 227 ("L'histoire ne sera jamais scientifique.").

L'histoire n'est jamais science, mais toujours récit. Non content de l'appeler un "savoir décevant", Veyne la nomme aussi une "connaissance mutilée" qui ne dit du passé que ce qu'il est possible d'en savoir. Or, il est impossible d'écrire l'histoire d'événements dont il ne reste aucune trace.

L'illusion de reconstitution intégrale, explique Veyne, vient de ce que les sources écrites qui fournissent des réponses, dictent également des questions. Par conséquent, non seulement elles nous laissent ignorer beaucoup de choses, mais surtout elles nous font ignorer notre propre ignorance. L'histoire ne traite jamais de la découverte de l'Amérique, mais de ce que nous pouvons savoir encore de cette découverte. La connaissance historique est donc taillée sur le patron des documents mutilés : si on doit faire un effort pour le remarquer, c'est précisément parce que notre idée de ce qui doit être histoire dépend étroitement de ce patron des documents mutilés89 .

Les faits n'ont pas de taille absolue. Il est impossible de décider quel fait est historique et quel autre est une anecdote digne d'oubli, parce que tout fait entre dans une série et n'a d'importance relative que dans sa série. Veyne souligne que leur nombre est indéfini, elles ne se commandent pas hiérarchiquement et elles ne convergent pas non plus vers une limite organisationnelle commune pour toutes les perspectives possibles. L'idée de l'Histoire, avec une majuscule, est une limite inaccessible : elle n'existe pas, on ne peut pas l'écrire, il n'existe donc que des "histoires de…" Tout est historique, dit Veyne, mais il n'y a que des histoires partielles. Et puisque tout est historique, l'histoire sera ce que nous choisirons90.

Par ailleurs, il remarque que l'opposition que l'on établit volontiers entre les sciences physiques et les sciences humaines est un écho lointain de la division classique entre la région céleste et le monde sublunaire. En effet, les Grecs séparaient l'univers en deux mondes différents : le monde sublunaire, c'est à dire le monde terrestre, changeant et constamment soumis à la corruption, à l'évolution et à l'altération, et le Cosmos, monde parfait des astres, immuable et soumis à des lois totalement différentes des lois terrestres. Aristote, dans son ouvrage De la Physique a fixé cette

89 Ibidem, p. 26-27.

90 Ibidem, p. 64.

description du monde, déjà suggérée par les pythagoriciens91. Le monde sublunaire et le Cosmos sont des modèles purement descriptifs, qui se distinguent par leur degré de perfection :

La région céleste est celle du déterminisme, de la loi, de la science : les astres ne naissent, ne changent ni ne meurent et leur mouvement a la périodicité et la perfection d'un mécanisme d'horlogerie. En revanche, dans notre monde situé au-dessus de la lune, règne le devenir et tout y est événement. De ce devenir ne peut y avoir de la science sûre ; les lois n'en sont que probables, car il faut compter avec les particularités que la "matière" introduit dans les raisonnements que nous faisons sur la forme et les purs concepts. L'homme est libre, le hasard existe, les événements ont des causes dont l'effet demeure douteux, l'avenir est incertain et le devenir est contingent. […] Dans le monde sublunaire, chacun reconnaîtra le monde où nous vivons et agissons, le monde que nos yeux voient et décrivent nos romans, les drames et les livres d'histoire, par opposition au ciel des abstractions où règnent les sciences physiques et humaines92.

– écrit Paul Veyne, jugeant que la conception aristotélicienne est un instrument commode pour décrire que l'histoire, telle qu'elle l'est, elle le sera tant qu'elle sera appelée histoire. Car il souligne à plusieurs reprises que l'histoire est faite de la même substance que la vie de chacun de nous, et que les faits historiques n'existent pas isolément, mais en relation avec d'autres faits. C'est dans ce sens qu'on retrouve chez Veyne la notion d'intrigue, qui a l'avantage de rappeler que ce qu'étudie l'historien est aussi humain qu'un drame ou un roman. L'intrigue reste pour lui un mélange très humain et très peu "scientifique" de hasards et de causes matérielles : comme une tranche de vie que l'historien découpe à son gré et selon ses

91 D'après Aristote, le monde sublunaire est composé de quatre éléments originaux (la Terre, l'Eau, l'Air, le Feu) qui, à l'origine, existaient sur des sphères séparées : La Terre au centre, puis l'Eau, l'Air, et enfin le Feu le plus à l'extérieur. Dans notre monde terrestre et corrompu, ces quatre sphères se sont mélangées et tous les corps sont une combinaison de ces quatre éléments : on trouve de l'eau dans la terre, de l'air dans l'eau, du feu sur la terre etc. S'opposant à ce monde complexe et perturbé, mais totalement déconnecté de notre expérience, existe le monde céleste. C'est un monde parfait et immuable, dont les constituants (Lune, Soleil, planètes, étoiles) sont chacun sur des sphères concentriques, centrées sur la Terre, et qui tournent autour de celle-ci. Le cercle représente un mouvement fondamental et parfait. Cf. Aristote, Du ciel (trad. P. Moraux), Paris, Les Belles Lettres, 1965, 165 p. ; Physique (trad. H. Carteron), Paris, Les Belles Lettres, 1983, 2 vol., 169 p. et 188 p.

92 P. Veyne, op. cit., p. 46-47.

besoins. Barthes attribuait au fait historique une existence exclusivement linguistique ; pour Veyne, le fait n'est rien en dehors de son intrigue : il devient quelque chose à condition d'en faire le héros ou le figurant d'un drame de l'histoire. Il n'existe pas d'atome événementiel, de fait historique élémentaire ; si nous cessons de voir les événements dans leurs intrigues, le gouffre infinitésimal nous aspire :

Un événement, quel qu'il soit, implique un contexte, puisqu'il a un sens ; il renvoie à une intrigue dont il est un épisode, ou plutôt à un nombre indéfini d'intrigues ; inversement, on peut toujours découper un événement en événements plus petits93.

Finalement, un événement est un croisement d'itinéraires possibles.

Veyne en tire trois conséquences : d'abord, toute histoire est en quelque sorte une histoire comparée. Ensuite, tout "fait historique" est entouré d'une marge de non-événementiel implicite qui laisse la place, précisément, pour le constituer et le reconstituer plus ou moins librement.

C'est la troisième conclusion qui me semble la plus intéressante : puisque le "fait" n'est que ce qu'on le fait être, ce qui exige naturellement une certaine créativité et souplesse intellectuelle – Veyne estime que la discipline à laquelle l'histoire pourra être comparée est la… critique littéraire94. Voilà une belle parenté digne du monde sublunaire ; nous verrons avec Hayden White qu'il est possible d'en tirer d'autres conclusions intéressantes.