• Nie Znaleziono Wyników

VERS UNE NOUVELLE HISTOIRE

2.3. Repenser l'histoire : vérité, fiction, oubli

2.3.2. Temps et récit

C'est durant sa période américaine que Paul Ricœur rédige l'essentiel de sa trilogie sur l'historicité, Temps et récit. Selon sa méthode habituelle, il confronte le travail avec le public : l'essentiel de son enseignement à Chicago et Toronto et de ses recherches est donc consacré à l'élaboration du tome I, Temps et récit, publié en 1983 chez Seuil, ainsi que des tomes II et III, La configuration du temps dans le récit de fiction et Le temps raconté, publiés en 1985. Mais ce triptyque est aussi le fruit d'une série de conférences données en 1978 et 1979. L'hypothèse initiale de toute cette entreprise est que le temps ne devient humain que lorsqu'il est articulé de façon narrative. Ricœur souhaite montrer comment, dans la triangulation récit-temps-action, c'est cette dernière dimension qui occupe la position fondatrice : la structure première du temps se situe dans l'agir et elle ne peut s'exprimer que sous forme de récit :

On ne raconte pas pour raconter, on raconte pour attester que quelque chose en soi est plus ample que le temps et la finitude qu'il impose. Le récit ne porte pas au rêve, il pousse vers le réel, il autorise un univers sensé112.

Dans une sorte de réponse-riposte adressée au structuralisme, Temps et récit restitue donc la pertinence d'un hors-texte, le référent, et

111 P. Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., p. 31.

112 L. Pareydt, "Paul Ricœur. L'avenir de la mémoire", in Etudes, février 1993, p. 225.

d'une énonciation, donc d'un sujet. Comme le résume François Dosse, par ailleurs historiographe confirmé de l'histoire :

Avec Temps et Récit, Ricœur oppose aux logiques purement synchroniques du temps immobile, de la temporalité froide, des analyses structurales, la consubstantialité de tout récit avec ses logiques temporelles, diachroniques. Il souligne en quoi une meilleure étude des structures narratives est éclairante pour l'étude du régime d'historicité, à la condition de ne pas confondre dans une indistinction ontologique le discours d'ordre historique et d'ordre fictionnel113.

Il faut souligner qu'entre les années 50 (Histoire et vérité), et les années 80 (Temps et récit), Ricœur a découvert l'épistémologie historique des philosophes analytiques anglo-saxons. A la notion traditionnelle de continuité en histoire il substitue à présent celle plus élaborée de mise en intrigue comme opération qui configure le rapport du récit au temps.

Mais alors comment tenir ensemble les deux versants de l'histoire, l'histoire racontée et l'histoire à faire, qui selon lui étaient indissociables ? Je cite Ricœur :

Il y a une sorte de réciprocité entre la capacité de faire des projets et la capacité de se donner une mémoire. […] Les projets fondamentaux que nous constituons s'appuient aussi sur les histoires que nous racontons114.

S'il examine les récits fictionnels – Mrs. Dalloway de Virginia Woolf, Der Zauberberg de Thomas Mann et A la recherche de temps perdu de Proust – c'est précisément pour déterminer de quelle manière ils réalisent la configuration du temps. Au croisement entre la préfiguration et la refiguration du temps, il se situe dans la seule configuration du temps libéré de l'archive documentaire. Cette expérience fictionnelle du temps n'en est pas moins placée sous le signe mimétique et correspond au stade de Mimèsis II chez Aristote. Ricœur établit donc une parenté avec le récit historique dans une mise en intrigue commune115 et met en relief une

113 F. Dosse, Paul Ricœur, le sens d'une vie, Paris, Editions La Découverte, 1997, p. 550.

114 P. Ricœur, "L'Histoire comme récit et comme pratique" (entretien avec Peter Kemp), dans Esprit, juin 1981, p. 1957.

115 "En ce sens, nous n'avons que rendre à la littérature ce que l'histoire lui avait emprunté." – dixit P. Ricœur, cité par F. Dosse, Paul Ricœur, le sens d'une vie, op. cit.,

différence majeure dans le traitement du temps par rapport à la manière dont il se déploie dans le récit historique : le récit de fiction desserre le temps, ouvre un éventail de variations imaginatives ; le récit de l'histoire contribue à resserrer le temps à travers son unification et son homogénéisation116.

Au niveau de la refiguration – Mimèsis III – se situe le temps raconté de l'historien, entre le temps cosmique et le temps intime. Ricœur reconfigure le temps au moyen de connecteurs spécifiques : il est question de redéfinir la notion de la "réalité" historique à partir des connecteurs propres au tiers de temps historique, le plus souvent utilisés sans problématisation. Parmi ces connecteurs on trouvera les notions familières de calendrier, génération, trace. Le temps calendaire est une sorte de pont, jeté par la pratique de l'historien, entre le temps vécu et le temps cosmique.

D'une part, le temps calendaire "humanise" le temps cosmique ; d'autre part, il "cosmologise" en quelque sorte le temps humain. La notion de génération est une médiation qui permet d'incarner la connexion entre temps public et temps privé : elle atteste la filiation entre les ancêtres et les contemporains au-delà de la mort et l'infinitude de l'existence qui les sépare. Finalement, la notion de trace, à la fois idéelle et matérielle, se trouve inscrite dans son lieu historique et notre espace de l'expérience : le vestige est à la fois plongé dans le présent et support d'une signification qui n'est plus là.

Ricœur place le discours historique entre identité narrative et ambition de vérité. Son attention aux procédures textuelles, narratives, syntaxiques par lesquelles l'histoire énonce son régime de vérité le conduit à se réapproprier les acquis des travaux de toute la filiation narratologiste, si influente dans le monde anglo-saxon. Comme nous allons y consacrer les chapitres suivants, soulignons simplement que William Dray démontre qu'en histoire l'idée de cause doit être disjointe de l'idée de la loi117 ; Georg Henrik von Wright préconise un modèle mixte, où les relations causales sont étroitement relatives à leur contexte et à l'action qui s’y trouve

p. 555. Malheureusement et malgré les références fournies, je n'ai pas réussi à retrouver la citation originale.

116 Cf. O. Mongin, Paul Ricœur, Paris, Seuil, 1994, p. 156.

117 W. Dray, Laws and Explanation in History, Oxford, Oxford University Press, 1957, 174 p.

impliquée118 ; Arthur Danto décèle diverses temporalités à l'intérieur du récit historique : celle de l'événement décrit, celle de l'événement en fonction duquel il est décrit et celle de l'énonciation119 ; et Hayden White va jusqu'à construire une poétique de l'histoire, en supposant que le registre de l'historien n'est pas fondamentalement différent de celui de la fiction au plan de sa structure narrative120. L'histoire sera donc d'abord écriture, artifice littéraire, où la notion de la mise en intrigue permet une transition entre le récit et l'argumentation.

Ricœur est parfois assez proche de ces théories. Cependant, malgré les avancées dans la compréhension de ce qu'est un discours historien, il ne partage pas les thèses les plus radicales des narrativistes, surtout lorsqu'ils postulent l'indistinction entre histoire et fiction. Malgré leur proximité, il subsiste une limite fondée sur le régime de véridicité propre au contrat de l'historien par rapport au passé. Ce rappel de contrat de vérité n'est pas contradictoire avec le fait d'être attentif à l'histoire comme écriture et comme pratique discursive.

Une autre originalité de Ricœur est son désaccord avec la tentative déconstructrice de Foucault, laquelle prône une simple généalogie des interprétations. Dans Temps et récit, Ricœur lui oppose une analyse de la réalité historique dans son double statut de réalité et de fiction. Par ailleurs, à l'idée du discours clos sur lui-même, à la formule provocatrice de Barthes – "Le fait n'a jamais qu'une existence linguistique"121 – il objecte le système quadruple du discours :

o le locuteur qui prend en compte la parole singulière comme événement ;

o l'interlocuteur qui renvoie au caractère dialogique du discours ; o le sens qui est le thème du discours ;

o la référence extérieure au discours qui renvoie à ce dont on parle.

118 G. H. von Wright, Explanation and Understanding, London, Routledge & Kegan, 1971, 230 p.

119 A. Danto, Analytical Philosophy of History, Cambridge, Cambridge University Press, 1965, 318 p.

120 H. White, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore & London, The John Hopkins University Press, 1973, 448 p.

121 R. Barthes, "Le discours de l'histoire", édition consultée : Le bruissement de la langue.

Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 174-175.

La constitution de l'événement historique devient ainsi tributaire de sa mise en intrigue, qui joue le rôle d'opérateur, de mise en relation d'événements hétérogènes, et qui se substitue à la relation causale.

Au terme de la trilogie de Ricœur, se pose la question suivante : le récit relève-t-il du mode spécifique de la connaissance historique, ou est-il constitutif de la réalité historique visée ? Ainsi que le remarque François Dosse, on y retrouve "l'ambivalence féconde" du terme même de l'histoire, qui dans plusieurs langues signifie ce qui s'est passé et ce qu'en racontent les historiens :

Or, cette distinction est resignifiée par Ricœur dans sa différenciation entre le plan de la configuration du temps par le récit, qui relève de l'épistémologie, et le plan de la refiguration, qui exprime le plan ontique. Ces deux niveaux trouvent à cohabiter ensemble dans le cercle herméneutique qui renvoie à une capacité à la compréhension des textes du passé et à la participation, grâce à cette connaissance, aux modalités présentes de notre être-au-monde122.

C'est à la demande de François Wahl, son éditeur, que Ricœur ajoute la conclusion où il se voit forcé à se rétracter par rapport à son hypothèse initiale : que le temps ne devient humain que lorsqu'il est articulé de façon narrative. Ainsi formule-t-il in fine une aporie de l'inscrutabilité du temps et des limites du récit. Face à la question de savoir si l'irreprésentabilité du temps trouve un parallèle du côté de la narrativité, Ricœur répond que la poétique du récit n'est pas sans ressources face à l'anomalie de refigurer l'inscrutable :

C'est dans la manière dont la narrativité est portée vers ses limites que réside le secret de sa réplique à l'inscrutabilité du temps123.

Mais cet aveu des limites du récit n'abolit pas la position de l'idée de l'unité en histoire, il l'exige plutôt :

Il ne sera pas dit, non plus, que l'aveu des limites du récit, corrélatif de l'aveu du mystère du temps, aura cautionné l'obscurantisme ; le mystère du temps n'équivaut

122 F. Dosse, Paul Ricœur, le sens d'une vie, Paris, La Découverte, 1997, p. 563.

123 P. Ricœur, Temps et récit, III, Paris, Seuil, 1985, p. 387.

pas à un interdit pesant sur le langage ; il suscite plutôt l'exigence de penser plus et de dire autrement.124.

Il va sans dire que Temps et récit, véritable somme philosophique, point de référence tout à fait fondamentale, trouve immédiatement un lectorat conséquent. Sa réception massive et positive fait néanmoins apparaître de manière plus flagrante l'absence d'une corporation historienne125. Dans le débat qui s'ouvrira quelques années plus tard, certains iront jusqu'à parodier Madame Pernelle :

Quiconque à son prochain veut narrer seulement N'a pas besoin, Ricœur, de tant d'ajustements126.

Espérons que Temps et récit de Ricoeur trouvera toujours des lecteurs attentifs, non seulement savants et érudits, mais d'abord

"humains". Et que ces lecteurs finiront par briser le mur d'incompréhension et d'arrogance qui sépare toujours les spécialistes de la littérature des professionnels de l'histoire – avant qu'il ne s'écroule comme, tôt ou tard, tous les murs.