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VERS DE NOUVEAUX HORIZONS

1.1. Vico réinvente l'histoire

L'auteur de ces idées, Giambattista Vico (1688-1744), fils d'un libraire napolitain et premier philosophe de l'histoire25, commença par s'opposer aux critères du rationalisme, en particulier à la distinction cartésienne des idées "claires et distinctes", objectives et scientifiques, comme la seule voie menant à la vérité. Rappelons que René Descartes (1596-1650) avait jeté les bases de la recherche scientifique avec une

Benaduci, señor de la Torre, y de Hono, Madrid, Juan de Zúñiga, 1746, 167 p., accompagné d'un "Catálogo del Museo histórico indiano del cavallero Lorenzo Boturini Benaduci, señor de la Torre, y de Hono", 96 p. Les deux exemplaires sont conservés à Paris, au Musée de l'Histoire Naturelle et au Musée de l'Homme.

24 Voir aussi A. Matute, Lorenzo Boturini y el pensamiento histórico de Vico, México : Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Históricas, 1976, 88 p. ; J. Cruz Cruz, Hombre e historia en Vico, Pamplona, Ediciones Universidad de Navarra, 1982, 388 p. ; P. Cristofolini, Vico et l'histoire, Paris, P.U.F., 1995, 26 p. ; J.

Ferrater Mora, Cuatro visiones de la historia universal, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1955, 155 p.

25 C'est à Michelet que revient le mérite d'avoir introduit en France l'œuvre du philosophe napolitain, en donnant en 1827, sous le titre Principes de la philosophie de l'histoire, une traduction abrégée de La Scienza nuova ou Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations. Deux autres traductions (l'une au 19e siècle et l'autre au 20e siècle) suivirent. J'ai consulté deux versions : La science nouvelle (1725), trad. Ch.

Trivulzio, princesse de Belgiojoso, Paris, Gallimard, 1993, 432 p. et La science nouvelle.

Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations (1744), trad.

d'A. Pons, Paris, Fayard, 2001, 560 p.

méthode inspirée de la seule science qu'il estimait comme certaine, à savoir la géométrie. Cette méthode peut se ramener à quatre principes suivants : o ne recevoir pour vraies que les idées "claires et distinctes" dont

nous n'avons aucune raison de douter ;

o diviser chaque difficulté en autant de parcelles que nécessaire ; o conduire par ordre ses pensées en passant des objets les plus

simples aux plus complexes ;

o passer toutes les choses en revue afin de ne rien omettre.

Avec ces principes, basés sur la raison et le sens commun, Descartes faisait preuve d'une confiance légitime à faire progresser la science26.

Or, au 17e siècle c'est bien la science qui domine et la physique qui triomphe – autrement dit, n'est vrai que ce qui peut être compté et mesuré.

Face à ces théories, Giambattista Vico soutient que l'homme peut très bien penser les choses tout en ne les comprenant pas, car sa raison est restreinte et se limite à ce qu'il a lui-même créé. Selon Vico, l'homme ne peut véritablement comprendre que deux sciences : l'ancienne science des mathématiques, soit le savoir sur ce qui est abstrait, et la science nouvelle de l'histoire, soit le savoir sur ce qui est concret. Le fait de connaître bien une chose, et non seulement de la percevoir, implique le fait que la connaissance crée son propre objet. Autrement dit, l'humanité ne peut connaître vraiment que ce qu'elle a créé elle-même, comme la géométrie, la littérature, l'univers social et politique. La nature, en revanche, est une création divine et Vico s'étonne donc de voir les philosophes s’éreinter à parvenir à la connaissance du monde naturel, dont Dieu seul possède le savoir. De la même façon, il s'indigne de voir que ces philosophes négligent de méditer sur "le monde des nations" ou sur "le monde civil", dont les hommes peuvent acquérir la connaissance, puisque ce sont bien eux qui l'ont fait. Voici le célèbre passage de la Science nouvelle :

26 R. Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences ; plus : La dioptrique ; Les météores et La géométrie : qui sont des essais de cette méthode ; Leyde, imprimerie de Ian Maire, 1637, 35 p. Cet ouvrage étonne par sa brièveté et aussi par le fait qu'il est d'abord publié en français, à l'époque où toute philosophie qui se respectait était publiée en latin, alors langue universelle de la science.

Mais Descartes se veut accessible et, d'autre part, il se méfie des lourds traités remplis d'arguments complexes et de sophismes.

Et pourtant, du milieu de cette nuit profonde et ténébreuse qui enveloppe l'antiquité, dont nous sommes si éloignés, nous apercevons une lumière éternelle, et qui n'a pas de couchant, une vérité que l'on ne peut aucunement révoquer en doute : Ce monde civil a certainement été fait par des hommes. Il est donc possible, car cela est utile et nécessaire, d'en retrouver les principes dans les modifications mêmes de notre esprit.

En réfléchissant à ce sujet, nous nous étonnons en vérité de l'entreprise des philosophes qui s'efforcent d'acquérir la science de ce monde naturel. Dieu seul qui l'a fait en connaît et en possède la loi. Ces mêmes philosophes négligèrent de méditer sur le monde des nations, ou monde civil ; et cependant celui-ci, fait par les hommes, pouvait être connu et expliqué par la science humaine27.

Rappelons un détail intéressant : lorsque Michelet traduit la Science nouvelle (Scienza Nuova) de Vico, il la publie sous le titre de Principes de la philosophie de l'histoire – au lieu de Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations, d'après le titre original. Il s'agit là d'un glissement bien significatif : l'historien-traducteur considère que la science nouvelle en question – "science de la nature des nations" – n'est autre précisément que l'histoire, dont Vico a renouvelé l'objet par une approche scientifique. En effet, malgré le combat qu'il mène contre le cartésianisme et la science, il est clair que Vico ne renonce pas entièrement à une méthodologie rigoureuse, ce qui lui permet de jeter les bases de l'histoire moderne en tant que science naturelle :

Como esta historia no es ya amena narración de hechos transcurridos o grave justificación de por qué han pasado, sino imparcial enunciación de leyes y regularidades, el desigual combate de Vico con la física termina con una tregua en donde la propia física acaba imponiéndose a ese caballero andante de la historia.

27 G. Vico, La science nouvelle (1725), op. cit. livre I, section. III, "Des principes", p.

108. Voir aussi G. Vico, La science nouvelle. Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations (1744), op. cit. : "[331] Mais dans cette épaisse nuit de ténèbres qui recouvre l'antiquité première, si éloignée de nous, apparaît la lumière éternelle, qui ne s'éteint jamais, de cette vérité qui ne peut d'aucune façon être mis en doute : ce monde civil a certainement été fait par les hommes, et par conséquent on peut, parce qu'on le doit, trouver ses principes à l'intérieur des modifications de notre propre esprit [mente] humain. Et quiconque y réfléchit ne peut que s'étonner de voir comment tous les philosophes ont appliqué leurs efforts les plus sérieux à parvenir à la connaissance, dont Dieu seul, parce qu'il l'a fait, a la science, et comment ils ont négligé de méditer sur le monde des nations, ou monde civil, dont les hommes, parce que ce sont les hommes qui l'ont fait, peuvent acquérir la science." (p. 130).

Vico hace, no una teología, ni siquiera, como hoy se dice, una psicología, sino una física de la historia28.

L'un des éléments clés de cette approche scientifique est le concept de "nation". Par nation, Vico entend l'homme en tant qu'être civilisé, qui respecte le mariage monogamique, la croyance en la religion et l'enterrement des morts, et qui fait partie d'un ensemble, d'une évolution, d'une culture et d'un langage – lesquels sont à leur tour éléments constitutifs de l'humanité de l'homme. Vico propose d'établir des principes d'histoire idéale, éternelle, qui régissent le cours des histoires particulières, des lois qui expliquent la nature commune à toutes les nations. Or, le véritable nœud de sa découverte de l'histoire consiste dans le fait que le passage de l'état sauvage à l'histoire civile de l'humanité est saisissable à partir des témoignages extraits de la Bible, de la mythologie païenne, et de l'érudition des classiques gréco-romains. Dans la macro-histoire de l'univers, depuis la création divine, l'histoire sacrée est l'histoire du monde faite par Dieu – tandis que les hommes font leur histoire laïque en tant qu’histoire de leur monde civil. La macro-histoire est marquée par trois événements décisifs pour la destinée humaine – trois catastrophes cosmiques, qui se manifestent dans un système de signes placés sous la métaphore de la colère divine : la chute, le déluge et la confusion babélique des langues. Pour Vico, l'histoire proprement dite commence avec les vicissitudes qui vont du déluge à Babel.

Dans l'introduction à la Science nouvelle, Vico dit que l'histoire regarde avec deux yeux, qui sont la chronologie et la géographie. La géographie historique – science de la différence des nations en fonction des circonstances de leur dispersion sur la superficie du globe – marque les dimensions spatiales de l'histoire et instaure la synchronie des différents stades du développement humain et les décalages entre les nations. Quant à la chronologie, Vico emprunte ses schémas triadiques à la tradition égyptienne (âge des dieux, des héros et des hommes) et aux textes légendaires de Varron (temps obscur – temps fabuleux – temps historique). Selon la Science nouvelle, l'âge des dieux correspondait à l’époque où les hommes estimaient que toute chose nécessaire ou utile

28 J. Ferrater Mora, Cuatro visiones de la historia universal, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1955, p. 68.

autour d'eux était divinité. L'apparition des héros ne fait qu'un avec celle de l'aristocratie, et les travaux d'Hercule symbolisent conquête humaine de la terre, division des champs, et défense du patrimoine commun. L'histoire humaine, avec les lois et les constantes qui lui sont propres, commence immédiatement après la naissance des familles des servants, et son début coïncide avec le passage de l'âge des héros à l'âge des hommes.

Nous arrivons maintenant à la doctrine de corsi e ricorsi, du flux et du reflux de l'histoire – peut-être la plus connue et la plus célèbre de Vico.

Dans sa conception, l'histoire obéit à une loi de cyclicité dont le modèle a été donné dans l'Antiquité, puis repris dans les temps modernes par la littérature et l'historiographie s'inspirant du mythe du siècle d'or. Mais par rapport à toute cette tradition, le cycle est conçu chez Vico sous une forme différente : ce n'est pas l'ensemble de l'histoire qui est concerné, mais uniquement l'histoire des nations : et la barbarie est toujours le point de départ et de retour. Remarque importante : il n'y a pas de retour à l'âge des dieux et des héros29.

Vico rejette donc le concept purement linéaire de l'histoire, perçue comme une marche ininterrompue de l'humanité vers l'avenir. En revanche, il conçoit l'histoire comme un rythme cyclique selon lequel les civilisations se succèdent, naissent et disparaissent, toujours différentes, mais portant chacune la mémoire de sa propre antériorité, des acquis et des échecs des civilisations précédentes. L'histoire faite par des hommes, par la force inéluctable de la loi du retour, ne peut que revenir cycliquement à son point de départ. Ajoutons à cela que l'anthropologie moderne distingue deux conceptions du temps complémentaires : l'une est ouverte et linéaire,

29 Malencontreusement, le contresens fréquent consiste à assimiler les trois étapes de l'évolution d'une nation – son enfance, jeunesse et âge mûr – aux trois époques : divine, héroïque et humaine. Ferrater Mora n'a pas évité ce piège, lorsqu'il écrit : "Las tres épocas o edades no son, sin embargo, únicamente tres tiempos. Cada una de las épocas es, más que una época determinada, una determinada naturaleza. Lo que caracteriza, en efecto, a cada edad, es la unidad formal y de estilo de todas sus manifestaciones, la perfecta y admirable correspondencia de todos sus ademanes. Vico llama a estas tres edades, la divina, la heroica y la humana. La primera es la edad infantil, en la que impera el noble salvajismo ; la segunda es la edad juvenil, en que el heroísmo domina ; la tercera es la edad senil o madura, la época de la verdadera humanidad." (J. Ferrater Mora, Cuatro visiones de la historia universal, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1955, p. 76.)

l'autre – fermée et circulaire. Le temps en devenir qui s'écoule et ne se répète pas s'oppose aux cycles rituels et répétitifs30.

Point de flèche temporelle reliant le passé avec le futur : les corsi e ricorsi chez Vico s'élèvent en spirale, dont la symbolique contemporaine est proche de quelques inventions littéraires proprement hispano-américaines. Comme le remarque Carlos Fuentes, cette spirale incarne peut-être moins le temps circulaire imaginé quelques siècles plus tard par Jorge Luis Borges ou l'idée de l'éternel retour chère à Alejo Carpentier, que le présent constant des fictions de Cortázar – pour qui la fiction n'était qu'une des voies possibles de la réalité. Ce présent, propre à la littérature, aux beaux-arts, à la science contemporaine, admet que chacun de nos actes présents porte la mémoire de tout ce que nous avons fait.31

Il n'est pas étonnant que la Science nouvelle soit trop novatrice pour son temps : ce n'est qu'au 19e siècle que justice lui est rendue. Sa notoriété n'est venue que lorsque Goethe, Hegel et Comte saluent en lui le précurseur de la philosophie moderne de l'histoire, voire l'un des fondateurs de la sociologie. Cependant, il faut reconnaître que les Européens du 18e siècle auraient difficilement pu remercier Vico d'avoir combattu leur illusion d'une universalité – saisissable seulement en termes européens – et donc d'avoir relevé leurs prétentions eurocentristes. Car Vico n'accepte ni le rationalisme, ni l'universalisme européen. Liés au concept d'une nature humaine uniforme et invariable, ces deux concepts conduisent à l'exclusion des cultures variées et fécondes, créées à des moments historiques très divers et révolus. Son idée d'une histoire faite et partagée par de nombreuses civilisations aux différentes étapes de leur développement matériel, est donc incompatible avec les philosophes triomphalistes des Lumières qui prêchaient une histoire jugée d'après des normes morales, esthétiques et sociales absolues32.

30 N'oublions pas l'intérêt éprouvé pour les concepts de Vico par l'écrivain James Joyce : à tel point qu'il définit Finnegans Wake comme "vicyclomètre", ou mesureur des cycles de Vico.

31 Cf. C. Fuentes, Valiente mundo nuevo : épica, utopía y mito en la novela hispanoamericana, Madrid, Mondadori, 1990.

32 Cf. P. Olivier, "Études récentes sur Vico, Croce et la philosophie italienne" in Revista di Studi crociani, XII (1975), p. 277-286 ; voir aussi A. Pons, "Vico en français" in Présence de Vico (sous la dir. de R. Pineri), Montpellier, Prévue, 1996, p. 219-221.

Les nations partagent, selon Vico, un patrimoine de croyances que seule l'étude des traditions poétiques et mythologiques peut nous rendre accessible. Sans aucun doute, cette idée d'une science de l'histoire semble d'une grande modernité. De plus, l'expérience du 20e siècle sert plusieurs exemples à l'appui de cette intuition de Vico selon laquelle, parfois, il vaut mieux parier sur l'identité culturelle d'un peuple que sur le développement des civilisations.

Aujourd'hui, grâce à la complexité, à l'originalité et à l'extraordinaire richesse de ses réflexions, Vico continue à inspirer de nombreux chercheurs. Ainsi ai-je été troublée par un passage sur les prédilections poétiques des habitants de Silésie33 – et qui n'est pas sans rapport, coïncidence curieuse, avec les préoccupations littéraires de mes collègues originaires de cette région. Néanmoins, le phénomène des poètes en Silésie devra attendre une autre occasion. Pour le moment, nous traitons du discours historique et de ses transformations, sur lesquelles nous nous pencherons dans les pages à suivre.