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Entre la sémiotique et le pragmatisme

VERS DE NOUVEAUX HORIZONS

1.2. Vers le tournant linguistique

1.2.3. Entre la sémiotique et le pragmatisme

Il est temps de résumer brièvement l'héritage de la sémiotique logique. L'utilisation des signes verbaux ayant toujours été prééminente, la réflexion sur les signes s'est longtemps confondue avec une réflexion sur le langage. C'est Charles Sanders Peirce qui, le premier, cherche à fonder une science générale des signes, à laquelle il donne le nom de sémiotique, reprenant le terme de John Locke. Peirce est un personnage passionnant et surdoué, considéré comme fondateur de plusieurs courants importants pour le 20e siècle. Après sa mort, l'université de Harvard publie Collected Papers de Peirce (six volumes de 1931 à 1935 et deux volumes en 1958)40. Ses travaux de mathématicien, logicien et de philosophe sont extrêmement inventifs et très inspirants pour d'autres chercheurs.

40 L'édition postérieure de Collected papers of Charles Sanders Pierce se trouve à la B.U.

de l'Université de Paris 8 (éd. Ch. Hartshorne & P. Weiss), Cambridge (Massachussets), The Belknap Press of Harvard University Press, 1974, 6 t. en 3 vol.

Cependant, si nous évoquons son nom, c'est parce que Peirce est également l'un des fondateurs de la sémiotique : la science des signes. Dans ses travaux, dispersés et publiés seulement après sa mort, Peirce considérait le signe comme une entité à trois termes : d'abord le representamen ou le signe considéré en lui-même ; ensuite le signe dans son rapport à ce dont il est signe, c'est-à-dire à l'objet ; et finalement le médiateur entre le signe et l'objet, qu'il appelle interprétant. Peirce soutient que chaque signe peut être remplacé par un autre signe, étant donné que son rôle et son référent sont purement conventionnels41. Néanmoins, la teneur des propositions de Peirce variant d'un texte à l'autre, il est difficile d'en donner un résumé homogène. Une de ses distinctions aujourd'hui acceptée de tous est celle qui pose trois catégories de signes : l'icône, qui fonctionne par similitude, l'indice, qui fonctionne par contiguïté de faits, et le symbole, qui fonctionne par convention42. Les recherches de Peirce sur la sémiotique ont été prolongées par les travaux des logiciens comme Rudolf Carnap dans Syntaxe logique de la langue en 193443, par Charles Morris avec Fondements de la théorie de la signification en 193844, et surtout par Bertrand Russell qui publie en 1940 Signification et Vérité45.

Ce dernier titre nous rappelle peut-être La signification de la vérité : une suite au Pragmatisme de William James46. Car Peirce occupe une place importante parmi les fondateurs du pragmatisme, l'une des principales doctrines philosophiques du 20e siècle qui semble avoir influencé certains historiens : selon le pragmatisme, l'utilité, la réussite ou la satisfaction sont des critères de vérité47. Peirce nous propose de définir

41 Ch. S. Peirce, Ecrits sur le signe (trad. G. Deladalle), Paris, Seuil, 1992, 262 p. ; voir aussi ses Textes fondamentaux de sémiotique ; (trad. B. Fouchier-Axelsen et C. Foz ; intr.

de D. Savan), Paris, Méridiens, Klincksieck, 1987, 124 p.

42 L’icône est par exemple le dessin d'un arbre; l'ombre d'un arbre en est l'indice; tandis que le cèdre sur le drapeau du Liban symbolise ce pays.

43 R. Carnap, Logische Syntax der Sprache, Wien, Springer, 1934, 274 p.

44 Ch. Morris, Foundations of the theory of signs, Chicago, The University of Chicago Press, 1938, 59 p.

45 B. Russel, Signification et vérité (trad. P. Devaux), Paris, Flammarion, 1998, 378 p.

46 Cf. W. James, La signification de la vérité : une suite au Pragmatisme (trad. renouvelée par le collectif DPHI d’après l’édition de 1913), Lausanne, Ed. Antipodes, 1998, 195 p.

47 Pour les rapport entre Peirce et l'histoire, ainsi que pour sa contribution au concept de vérité, voir : Ch. J. Misak, Truth and the end of the history, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1991, 182 p.

le principe directeur du pragmatisme – mais sans employer ce terme – comme celui d'examiner les effets pratiques que nous pensons devoir découler de notre conception : or, la conception de ces effets n'est autre que la conception complète de l'objet48. William James, son disciple, introduit en ce sens le terme de pragmatisme, mais il en tire des conclusions plus radicales. Pour lui, les critères de la vérité sont absorbés par ceux de l'utilité et de l'efficacité : une idée n'est vraie que dans les limites de son champ d'application pratique. Sa valeur de vérité est toujours suspendue à une sorte de validation expérimentale, à une confirmation dans la pratique qui prend en compte le profit obtenu49.

Le pragmatisme balaie un large champ, qui va de l'utilitarisme au rationalisme, mais on peut tenter de le ramener à deux grands courants.

Pour le premier, la pratique est le critère du vrai, et la signification d'un concept est d'abord expérimentale. Le second, plus fidèle à Peirce, oppose à la pure pratique un pragmatisme dans lequel le concept d'une idée ou d'un objet n'est jamais séparé de ses fins. Le pragmatisme continue d'exercer une influence diffuse au sein de la sociologie, mais aussi de la philosophie américaine, par le biais, dans cette discipline, de Richard Rorty, à qui nous devons d'ailleurs le terme de "tournant linguistique"50. Nous allons voir que, dans le cas de l'histoire en tant que discipline historique, le tournant linguistique signifie l'intérêt grandissant pour l'interprétation, pour le texte en lui-même, pour la théorie du discours et pour les stratégies de la narration.

Pour résumer, c'est l'influence de la linguistique structurelle (sémiologie) et de la sémiotique logique qui rend possible le tournant linguistique en histoire. Il faut remarquer que, malgré leur descendance, le terme "sémiotique" est aujourd'hui synonyme de "sémiologie", et tend à

48 L'étude la plus marquante de Ch. S. Peirce, Comment rendre nos idées claires, paraît en 1878 ; elle est traduite l'année suivante en français dans la Revue philosophique.

49 La bibliothèque de la Sorbonne possède l’édition originale de son œuvre majeure – W.

James, Pragmatism : a new name for some old ways of thinking : popular lectures on philosophy, New York, Longmans, Green, 1907, 308 p. – mais aussi son édition française, préfacée par Bergson : W James, Le pragmatisme (trad. E. Le Brun), Paris : Flammarion, 1911, 312 p.

50 Cf. Linguistic Turn. Recent Esays in Philosophical Method (ed. & introd. R. Rorty), Chicago & London, Chicago University Press, 393 p.

disparaître à son profit51. Aujourd'hui la sémiologie en tant que science a pour objet les différents systèmes de communication : elle englobe donc la linguistique, mais son domaine recouvre aussi tous les autres systèmes de signes employés par l'homme – les gestes, la mimique, la danse, la peinture, le cinéma, la mode, etc. – certains n'étant pas liés à une intention signifiante (c'est le cas des mythes).

Ce qui est paradoxal dans ce rapprochement entre la sémiologie et la sémiotique, c'est que toutes deux ne se font pas la même idée du signe.

Héritière des théories de Saussure, la sémiologie s'intéresse à la valeur du signe et aux relations entre ses composantes, le signifiant et le signifié. La sémiotique, fidèle à Peirce, soutient que le signe est interchangeable et s'attache plutôt à sa fonction dans le système. Nous verrons que les conséquences théoriques de linguistic turn sur le savoir historique dépendent en grande partie de l'option choisie. L'option sémiologique passe sous silence l'objet auquel le signe fait référence, puisqu'il est impossible de déterminer quelconque objet concret de référence. La question sur la relation symbolique entre le signifiant et le signifié concerne en réalité le langage qui rend cette relation légitime. L'option sémiotique met en jeu, au contraire, la relation entre le signe et son objet, s’interrogeant sur les liens entre le signe et son médiateur d'une part, et l'objet d'autre part, ce qui justifie notamment une discussion sur les relations entre l'écriture et l'univers. L'existence des codes sémiotiques et leur analyse permet d'établir quel est l'objet de référence du signe.

Nous pourrions songer à établir une sorte de généalogie intellectuelle, de Ferdinand de Saussure à Hayden White, grâce à l'intermédiaire de Roman Jakobson et de Roland Barthes. Umberto Eco, Richard Rorty et Franklin Ankersmit appartiendraient alors à la descendance de Charles Peirce – même si nous allons constater plus loin que les réflexions d'Ankersmit s'inspirent en partie des travaux de White.

Par ailleurs, l'éminent sémioticien Eco publie de temps à autres un roman

51 Sous l'influence de Saussure, le terme "sémiologie" s'est en effet imposé en français, celui de "sémiotique" servant souvent à désigner soit un champ bien particulier de la recherche (sémiotique gestuelle, sémiotique animale, par exemple), soit, chez certains chercheurs, des oppositions pertinentes dans le cadre d'une théorie générale - par exemple, chez Benveniste qui oppose "sémiotique" (ensemble des modes de signifiance du signe indépendamment de ses conditions d'énonciation) et "sémantique" (comme modes de signifiance du signe en discours, en contexte concret d'énonciation).

historique qui pourrait difficilement servir de modèle aux adeptes du genre traditionnel : je pense qu'il serait nettement plus intéressant d'analyser ses œuvres littéraires dans l'optique du nouveau roman historique.