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L'histoire et la métahistoire

HISTOIRE ENTRE RHETORIQUE ET NARRATOLOGIE

3.1. Hayden White et la rhétorique de l'histoire

3.1.1. L'histoire et la métahistoire

Metahistory de Hayden White sort en 1973 et devient un ouvrage de référence dans la discussion sur l'écriture de l'histoire, même si sa publication passe tout d'abord inaperçue (notamment en France, où elle attend toujours sa traduction) et sa réception ne fait pas l'unanimité jusqu'à aujourd'hui135. L'objectif de cet ouvrage était de développer un modèle de l'écriture de l'histoire, de répertorier des composantes du texte historique et de présenter une théorie de moyens permettant à l'historien de combiner ces composantes afin d'attribuer plusieurs significations aux événements

133 Cf. H. White, "The Burden of History" in History and Theory, vol. 5, n° 2, 1966, p.

111-134.

134 Le titre complet : Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore & London, The John Hopkins University Press, 1973, 448 p.

135 Citons l'exemple de Roger Chartier qui lui adresse en 1993 quatre questions polémiques sur Metahistory, publiée vingt ans plus tôt ! (Cf. R. Chartier, "Quatre questions à Hayden White" in Storia della Storiografia, vol. 24, 1993, p. 133-142. La réponse de H. White est publiée deux ans plus tard : "A Rejoinder. A Response to Professor Chartier's Four Questions", Ibidem, vol. 27, 1995, p. 63-70.)

passés. White espérait alors que son modèle permettrait d'expliquer pourquoi des phénomènes historiques complexes, tels que les révolutions, les mouvements religieux, les transformations culturelles, etc., reçoivent tant d'explications contradictoires, sans que l'on puisse établir quelle interprétation correspond le mieux aux faits historiques étudiés.

En réalité, Metahistory devait non seulement abolir définitivement le mythe d'une histoire scientifique, mais surtout servir d'intermédiaire entre la conception scientifique et la conception narrativiste de l'histoire – et tout cela grâce à sa théorie du discours. La thèse de départ étant l'absence de code univoque propre aux sciences humaines en général, l'hypothèse générale est que le travail du décodage et de l'interprétation doit concerner autant le langage spécifique employé dans des explications, que la stratégie méthodologique appliquée.

La révolution de Hayden White commence au moment où il conçoit l'histoire comme un discours à plusieurs niveaux, une combinaison des éléments linguistiques, esthétiques et scientifiques, et où il entreprend une analyse de ses tropes136. L'histoire devient alors un art d'interpréter le passé plus qu'une science capable de l'expliquer : chez White, les figures de style remplacent les modèles, l'interprétation supplée l'induction, et le jeu de rhétorique défie les règles de la logique – comme si l'histoire était une sorte de tournoi d'échecs linguistique entre des historiens, où les vainqueurs actuels dictent la politique d'explication du passé à respecter.

L'ouvrage doit son inspiration au structuralisme dans la mesure où White s'efforce de montrer les stratégies employées par tout historien qui, parti à la recherche d'un sens du passé et avant même de le découvrir, doit tout d'abord l'inventer. Cela ne signifie pas une négation d'événements réels, comme on l'objecte souvent, mais un avertissement : les événements

136 L'auteur l'annonce clairement dès le début : "...In this theory I treat the historical work as what it mostly manifestly is : a verbal structure in the form of narrative prose discourse.

Histories (and philosophies of history as well) combine a certain amount of "data", theoretical concepts for "explaining" this data, and a narrative structure for their presentation as an icon of sets of events presumed to have occurred in times past. In addition, I maintain, they contain a deep structural content which is generally poetic, and specifically linguistic, in nature, and which serves as the precritically accepted paradigm of what a distinctively "historical" explanation should be. This paradigm functions as the

"metahistorical" element in all historical works that are more comprehensive in scope than the monograph or archival report." (H. White. Metahistory : Preface, op. cit., p. ix.)

du passé, avant d'être représentés et de devenir objet d'étude (connu sous le nom de "fait historique") doivent d'abord tout simplement être imaginés137. White s'oppose ainsi au mythe d'objectivisme en faisant remarquer que l’historien même le plus "objectif" appartient irrémédiablement à l'instant historique de son époque, et que ce que l'on propose au lecteur comme un miroir de réalité est seulement, comme dans la littérature, une construction permettant obtenir un effet de réel.

Comme beaucoup d'ouvrages de référence, Metahistory est un livre complexe : on pourrait dire qu'il contient plusieurs livres en un seul138. Ses caractéristiques inciteront les lecteurs pressés à ne se limiter qu'à la préface, l'introduction et la conclusion, puisqu'elles contiennent pratiquement toute la somme théorique de Hayden White sur le discours historique. Cependant, en écartant cette solution de facilité, un lecteur plus patient se rendra vite compte que Metahistory est avant tout une histoire intellectuelle solidement écrite139. Dans la première partie, Hayden White présente un panorama des transformations de la conscience historique au 19e siècle, depuis sa phase métaphorique, à travers l'étape métonymique, vers la phase où règne la synecdoque. Les deux parties suivantes sont consacrées à la phase ironique et offrent une caractéristique de style d'écriture de quatre historiens choisis (Michelet, Ranke, Tocqueville et Burckhardt) ainsi que des théoriciens de l'histoire (Hegel, Marx, Nietzsche et Croce).

A. Tropes

137 Ce n'est pas par hasard que White choisit comme épigraphe de Metahistory une citation (anglaise) de la Psychanalyse du feu de Bachelard : "One can study only what one has first dreamed about".

138 H. Kellner commente ce phénomène dans "Twenty Years After : A Note on Metahistories and Their horizons", in Storia della Storiografia, vol. 24, 1993, p. 109.

139 Rappelons ici qu'avant 1973 H. White était co-auteur de The Emergence of Liberal Humanism. An Intellectual History of Western Europe, vol. I : From the Italian Renaissance to the French Revolution (avec W. Coates & J. Salwin Schapiro), New York, McGrew-Hill, 1966 et de The Ordeal of Liberal Humanism. An Intellectual History of Western Europe, vol. II : Since the French Revolution (avec W. Coates), New York, McGraw-Hill, 1970.

Sans doute la théorie du discours historique sera-t-elle pour nous la plus fascinante, même si elle remonte aujourd'hui à une trentaine d'années.

La poétique d'histoire selon White comprend la théorie de tropes, la théorie d'explication historique et la théorie des styles historiographiques. Malgré son appellation, la "tropologie", ou sa théorie de tropes, ne concerne pas les tropes, mais le discours, et elle s'inspire des travaux de Lévi-Strauss, de Lacan et de Jacobson. Quant à la construction du modèle basé sur quatre tropes – la métaphore, la métonymie, la synecdoque et l'ironie – White s'appuie sur certaines théories de Giambattista Vico, étudiées plus haut, et celles de Kenneth Burke, plus récentes140. White postule l'existence d'un niveau profond de conscience où l'historien choisit des stratégies conceptuelles qui lui servent à expliquer ou représenter ses données, et il ajoute :

On this level, I believe, the historian performs an essentially poetic act, in which he prefigures the historical field and constitutes it as a domain upon which to bring to bear the specific theories he will use to explain "what was really happening" in it. [...] Following a tradition of interpretation as old as Aristotle, but more recently developed by Vico, modern linguists, and literary theorists, I call these types of prefiguration by the names of the four tropes of poetic language : Metaphor, Metonymy, Synecdoche, and Irony141.

L'héritage de Vico est sensible dans la mesure où la "tropologie" retourne aux origines du mot trópos qui signifiait un "tour", un "tournant", avant de se figer en "trope", une figure de style. Le monde selon Vico suit un cycle d'évolution depuis la métaphore jusqu'à la métonymie (c'est l'époque des dieux), de la métonymie à la synecdoque (à l'époque des héros), ensuite vers l'ironie (aux temps des humains). White reprend ce modèle pour l'appliquer aux transformations de la conscience historique, où chaque trope détermine une phase dans un cycle d'évolution d'une certaine tradition de discours. Après les phases "naïves" de la métaphore, de la métonymie et de la synecdoque en histoire (où l’on croit encore que les mots peuvent refléter l'essence des choses), vient la phase de l'ironie avec la conscience que tout savoir est relatif. C'est ainsi que se termine le cycle,

140 Cf. K. Burke, "Four Master Tropes", in A Grammar of Motives, Barkeley & Los Angeles, University of California Press, 1969, p. 503-517.

141 H. White, Metahistory, op. cit., p. x.

et non l'histoire, car selon la théorie un autre cycle de discours historique peut commencer.

B. Stratégies d'explication

Quant au discours historique, tout le système se base sur une différenciation entre plusieurs niveaux de la conceptualisation du travail de l'historien : le niveau d'une chronique (chronicle) et le niveau d'une histoire (story), suivis par le mode de la "mise en intrigue" (emplotment), le mode de l'argument et le mode de l'implication idéologique. La chronique se transforme en histoire lorsque certains éléments de la chronique deviennent des motifs inauguraux, d'autres des motifs terminaux, tandis que d'autres assurent la transition pour répondre aux questions sur le déroulement des événements. Les stratégies d'explication interviennent là où le travail de l'historien doit répondre aux questionnements sur la signification de telle ou telle histoire.

§ mise en intrigue

L'explication par la mise en intrigue, ou "fabularisation", consiste à identifier l'archétype de la narration. Il est intéressant de noter que, selon White, l'historien choisit parmi les archétypes littéraires : la romance, la tragédie, la comédie ou la satire142. La romance se base sur une quête d'identité, où le bien triomphe sur le mal, la lumière chasse les ténèbres, et le héros victorieux se libère finalement du monde (pour White, Jules Michelet était l'un des historiens du 19e siècle fidèles à cet archétype). La satire renverse le schéma romantique de la rédemption et reflète la chute de l'homme qui n'est pas le maître de l'univers mais son prisonnier (White cite ici l'exemple de Jacob Burckhardt). La comédie et la tragédie permettent de sortir au moins partiellement de cette opposition entre le

142 Ici White s'inspire des travaux de Northrop Frye et de son Anatomy of Criticism. Four Essays, Princeton, Princeton University Press, 1957 ; et explique : "...This four archetypal story forms provide us with means of characterizing the different kinds of explanatory affects a historian can strive for on the level of narrative emplotment. And it allows us to distinguish between diachronic, or processionary, narratives of the sort produced by Michelet and Ranke and the synchronic, or static, narratives written by Tocqueville and Burckhardt... " (Metahistory, op. cit, p. 10)

bien et le mal. L'archétype comique permet un espoir et un triomphe temporaire du héros, grâce à la réconciliation des hommes avec le monde et la société (telle est l'option de Leopold von Ranke). L'archétype tragique fait basculer l'état de forces et permet de renaître moralement à ceux qui survivent à l'épreuve. Ici la réconciliation de l'homme avec le monde est une résignation face aux lois inaltérables (ce serait le modèle de narration choisi par Alexis de Tocqueville). White résume ainsi les différentes stratégies d'explication par la "mise en intrigue" :

Tragedy and Satire are modes of emplotment which are consonant with the interest of those historians who perceive behind or within the welter of events contained in the chronicle an ongoing structure of relationships or an eternal return of the Same and the Different. Romance and Comedy stress the emergence of new forces or conditions out of processes that appear at first glance either to be changeless in their essence or to be changing only in their phenomenal forms. But each of these archetypal plot structures has its implications for the cognitive operations by which the historians seeks to "explain" what was "really happening" during the process of which it provides an image of its true form143.

§ argumentation

Le discours historique obéit également, selon White, à une stratégie d'argumentation lui assurant une meilleure organisation de ses arguments formels, explicites ou discursifs. La question de la stratégie d'argumentation (explanation by formal argument) nous éloigne de l'histoire envisagée jusqu'ici comme un art, pour nous rappeler le statut de l'histoire en tant que science. Et même si White réfute les prétentions scientifiques de l'histoire, il distingue néanmoins quatre paradigmes d'argumentation historique, qu'il appelle le formisme, l'organicisme, le mécanicisme et le contextualisme, suivant les analyses de Stephen C.

Pepper144.

o La théorie formiste s'assure de la vérité en reconstruisant soigneusement le champ historique et ses attributs, des entités concrètes ou abstraites, individuelles ou collectives, particulières

143 Ibidem, p. 11.

144 Cf. S. C. Pepper, World Hypotheses : A Study in Evidence, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 1966.

ou universelles, mais toujours aux caractéristiques similaires, propres au champ donné. White reconnaît le mode formiste d'explication notamment chez Michelet, Herder et Carlyle. Si le formisme se "disperse" en opérations analytiques, l'organicisme et le mécanicisme tendent davantage vers une synthèse.

o La stratégie organiciste applique à l'histoire le paradigme des relations entre le microcosme et le macrocosme. Les historiens comme Ranke cherchent à établir des "lois" des procès historiques, comparables aux principes de la physique à la Newton ou de la biologie darwinienne.

o L'hypothèse mécaniciste, plus réductrice, cherche des lois causales déterminant le résultat des procès découverts dans le champ historique. C'est ainsi que Buckle, Taine, Marx ou Tocqueville étudient l'histoire afin de deviner les lois qui réellement gouvernent les opérations – et l’écrivent pour présenter l'effet de l'action de ces lois au travers de la narration .

o Finalement, le contextualisme permet de représenter une conception fonctionnelle de la signification des événements discernés dans le champ historique, considéré comme une sorte de spectacle avec plusieurs contextes. Comme l'explique Pepper, la stratégie contextuelle consiste à isoler un élément quelconque dans le champ historique, pour en faire un objet d'étude, puis à le lier avec d'autres éléments spatio-temporels afin d'interpréter les relations d'impact et d'influence. White trouve l'application de cette stratégie chez Hérodote comme chez Huizinga, et au 19e siècle Burckhardt en est le meilleur exemple.

§ implication idéologique

Aux stratégies d'argumentation s'ajoutent par surcroît des stratégies d'implication idéologique, qui reflètent une dimension idéologique de tout discours historique et qui répondent aux quatre préférences idéologiques de base déterminées par Karl Mannheim. White les résume ainsi : l'anarchisme, le conservatisme, le radicalisme et le libéralisme145 ; il

145 White simplifie le système de Mannheim (contenant par exemple l'apocaliptisme, ou le réactionnisme) ; notamment il en exclut le fascisme, inadéquat pour une caractéristique

analyse leurs positions en fonction des questionnements suivants : le besoin d'étudier la société et l’application de telles études, le status quo de la société et les directions d'un changement éventuel, et enfin et surtout les différentes formes d'orientation temporelle dans leurs recherches d'un paradigme d'une société idéale.

Lorsque le conservateur cherche à préserver le présent comme la meilleure option accessible pour l'homme, le libéral se place prudemment dans un avenir lointain, après l'évolution de la structure actuelle, le radical choisit le futur proche et une application immédiate de l'utopie sociale, tandis que l'anarchiste idéalise le passé de l'innocence perdue au profit de la structure sociale corrompue, tout en croyant à la possibilité d'instaurer une société idéale à n'importe quel moment, à condition que les hommes retrouvent leur humanité oubliée. Bien évidemment, la conception de l'avenir, du présent et du passé propre à chacune de ces orientations idéologiques va influencer les idées de la forme que doit prendre aussi bien l'évolution historique, que le savoir historique en général. Non seulement le "progrès" pour les uns sera une "décadence" pour les autres, mais qui plus est les paradigmes employés pour présenter scientifiquement leurs arguments dans un discours historique seront distincts146.

C. Style

Finalement, le style de l'historiographie dépendra de la combinaison de ces trois facteurs, à savoir : la stratégie de la "mise en intrigue", de l'argumentation et de l'implication idéologique ; tout en respectant certaines affinités entre les différentes options que White schématise ainsi147 :

de la pensée du 19e siècle (Cf. K. Mannheim, Ideology and Utopia, An Introduction to the Sociology of Knowledge, [trad. de l'allemand par L. Wirth & E. Shils ; introd. de L. Wirth]

London, Routledge and Kegan Paul, 1956, 318 p.)

146 Par exemple, si le radicalisme comme le libéralisme croient possible étudier l'histoire

"rationnellement" et "scientifiquement", White soutient que l'un cherche à découvrir des lois applicables aux structures et aux processus historiques, tandis que l'autre – plutôt des courants généraux du développement ultérieur. Au 19e siècle, le conservatisme tout comme l'anarchisme croient que la "signification" de l'histoire peut être découverte et contenue dans un schéma conceptuel, mais leur conception du "savoir" historique a pour base "intuition"... etc.

147 Cf. Metahistory, op. cit., p. 29.

Mode de la "mise en intrigue"

Mode de l'argumentation

Mode de l'implication idéologique

romantique formiste anarchiste

tragique mécaniciste radical

comique organiciste conservateur

satirique contextualiste libéral

White résume ainsi les conclusions générales de son analyse : une histoire "véritable" est toujours en même temps une philosophie de l'histoire ; les formes possibles de l'historiographie et d'une spéculative philosophie de l'histoire sont identiques ; ces formes sont en réalité les formalisations des contenus poétiques qui les précèdent et qui sanctionnent l'application de certaines théories pour formuler des explications ; aucune base théorique ne permet de choisir une quelconque de ces formes comme plus "réaliste" que les autres. Par conséquent, l'histoire se base sur une série de choix de stratégies interprétatives ; finalement, les meilleures bases pour choisir sa perspective de l'histoire sont d'ordre esthétique et moral plus qu'épistémologique ; et enfin la demande de rendre l'histoire scientifique (scientization of history) reflète uniquement une préférence pour une modalité spécifique de la conceptualisation historique, sur des prémisses morales ou esthétiques, mais sans base épistémologique établie148.

Metahistory relate comment la conscience historique occidentale atteint la phase ironique de son cycle. Cependant, il ne faut pas oublier que l'ironie signifie non la fin de l'histoire mais la dernière étape dans un cycle d'évolution de l'histoire proto-scientifique. White reconnaît que son ouvrage est aussi né sous le signe de l'ironie, tout en ajoutant que l'ironie qui avoue l'être est une ironie consciente, et que cette conscience se retourne donc contre l'ironie. De même, White espère que les historiens et les philosophes de l'histoire dépassent la perspective ironique, sceptique et pessimiste pour s'ouvrir sur d'autres horizons, et qu'ils arrivent à reconstruire la grande tradition où l'activité historique était à la fois une activité poétique, scientifique et philosophique.

148 Ibidem, p. xi-xii.