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L'écriture et la narrativisation de l'histoire

HISTOIRE ENTRE RHETORIQUE ET NARRATOLOGIE

3.1. Hayden White et la rhétorique de l'histoire

3.1.2. L'écriture et la narrativisation de l'histoire

"Le problème n'est peut-être pas d'entrer en histoire mais de s'en sortir." En écrivant cela en 1986 dans l'article "Getting out of history", White fait certainement allusion à la célèbre phrase de Claude Lévi-Strauss : "L'histoire mène à tout, mais à condition d'en sortir"149. Il emploie d'ailleurs cette même phrase comme épigraphe de son article, lequel sera publié ensuite dans l'ouvrage intitulé The Content of the Form. Narrative Discourse and Historical Representation150. Apparu en 1987, cet ouvrage représente sept ans de travaux sur l'historiographie, la théorie narrative et le problème de la représentation dans les sciences humaines, et plus précisément sur les relations entre le discours narratif et la représentation historique.

White souligne le fait que le discours a cessé d'être un moyen neutre, transparent et passif de la représentation ; au contraire, il se prête aux différentes approches des historiens, philosophes, théologiens, moralistes, marxistes, anthropologues, sociologues, psychologues etc.

Comme illustration de ce phénomène, White réélabore ses propres essais sur Johann Gustav Droysenn et l'écriture de l'histoire en tant que science bourgeoise151 ; sur l'historiographie de l'anti-humanisme par Michel Foucault ; sur Fredric Jameson et la rédemption de la narrativité ; sur la sortie de l'histoire ("Getting out of history", déjà cité) ; sur l'approche métaphysique, le temps et le symbole chez Paul Ricœur. Le dernier article,

"Context of the Text", reprend le motif de la relation entre la méthode et l'idéologie dans l'histoire intellectuelle, relation qui lui est si chère.

L'importance de la théorie de White est qu'elle reconstruit des liens entre l'histoire et la littérature, liens particulièrement précieux pour ceux qui analysent le phénomène de l'écriture de l'histoire. Trente ans plus tard, il se fonde toujours sur la conviction que notre façon de penser le monde

149 Cf. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 313.

150 H. White, The Content of the Form. Narrative Discourse and Historical Representation, Baltimore & London, The John Hopkins University Press, 1987, 244 p.

151 J. G. Droysen, Grundriss der Historik in der ersten handschriftlichen (1857/1858) und in der letzten gedruckten Fassung (1882), Stuttgart, ed. Peter Leyh, 1977 ; Historik.

Vorlesungen über Enzyklopädie un Methodologie der Geschichte, Munich, ed. Rudolf Hübner, 1937.

a un caractère narratif, et que c'est la narration qui nous permet de saisir la réalité et d'expliquer l'univers. Ainsi la "narrativisation", selon White, peut s'appliquer partout, tout comme le fait le "récit" barthésien152, sans que l'on sache si c'est le monde qui s'impose à l'homme sous cette forme narrative, ou si c'est l'homme qui l'imagine ainsi.

Cependant, White souligne que la vie n'est pas vécue en tant que narration : le domaine de nos expériences réelles est aussi amorphe que le champ des sources historiques travaillé par l'historien. Si la réalité est un

"pur" courant d'événements dépourvu de sens, le passé est une collection inintelligible de données de toutes sortes. L'histoire est donc accessible uniquement à travers le discours, un emploi particulier de la langue, qui signifie toujours plus que ce qu'il ne dit littéralement, et qui a un caractère métaphorique. Grâce aux stratégies rhétoriques, le discours historique se déroule en attribuant un nom et une identité aux choses passées qui semblent "étrangères" ou "différentes" : en quelque sorte, il crée l'objet de ses analyses153.

En même temps, la position de White est proche du constructivisme de Nelson Goodman154 ; on appelle d'ailleurs sa théorie "le constructivisme rhétorique" dans la mesure où, comme Barthes et Danto, White estime qu'un fait historique n'a d'autre existence que linguistique et n'est qu'une construction intellectuelle de l'historien. Il est important de souligner encore une fois qu'il n'y a pas ici contestation de l'existence des événements historiques. Seulement, le fait et l'événement appartiennent à

152 Cf. son Introduction à l'analyse structurelle du récit.

153 Parlant des analyses, White applique à l'histoire notamment des théories lacaniennes sur le discours de la science. Le discours du Maître concerne tous les grands récits globalisants expliquant le "sens" ou le "secret" de l'histoire. Le discours de l'Université crée une version raisonnable, hétérogène et très diversifiée de l'histoire – qui, par conséquence, est incohérente et manque d'un sens général, car elle ne supporte pas de généralisation. Le discours de la Victime est un témoignage direct qui naît au sein même du passé et ignore d'autres aspects de la même situation. Finalement le discours de l'Analyste, par son attitude face aux "sources" (tous les autres discours, y compris les précieux témoignages des Victimes), doit se rapprocher de l'attitude d'un psychanalyste.

(Cf. H. White, "Przedmowa do wydania polskiego", in Poetyka pisarstwa historycznego, Kraków, Universitas, 2000, p. 36-37.)

154 N. Goodman, Ways of wordmaking, Indianopolis, Hackett, 1988, 148 p. J'ai consulté l'édition française : Manières de faire des mondes (trad. M.-D. Popelard), Nîmes, J.

Chambon, 1992, 193 p.

deux ordres distincts : l'événement (existence d'un phénomène historique) appartient au passé, et le fait (sa description) – au discours. Les événements existent, et les faits sont créés155 : c'est le phénomène de "narrativisation"

ou "fictionalisation" qui permet de transformer les événements en faits.

Selon White, l'erreur de l'historien consiste le plus souvent à oublier cette différenciation et à croire que l'on peut étudier les faits historiques, tandis qu'en réalité ce sont les événements une fois décrits que l'on étudie, commente ou explique. Si nous acceptons l'éventualité que le passé n'existe pas en dehors de sa description, dans ce cas les historiens s'occupent moins du passé que des textes qui le décrivent. L'histoire, estime White, possède un caractère réellement historico-graphique, dans la mesure où le savoir sur le passé dépend à la fois du discours qui en assure la création, et de ses qualités littéraires.

En effet, Figural realism : studies in the mimesis effect, publié en 1999, tente de déterminer la place de l'histoire dans la littérature et de la littérature dans l'histoire, d'établir le caractère littéraire du discours historique ainsi que la dimension historique de la littérature, tout en se penchant sur la question de la production – plutôt que de la reproduction – de mimésis156. Le livre réunit une série d'articles publiés entre 1988 et 1996157, et même si dans l'introduction l'auteur confesse son manque d'inspiration pour décrire les liaisons unissant ces articles entre eux ainsi qu'avec ses essais précédents, cet ouvrage offre néanmoins une brillante défense de l'approche théorique dans notre époque résolument "allergique"

– selon ses propres propos – à toute théorie globalisante, aussi dangereuse

155 Ipso facto, la vérité est ce qui est créé : autrement dit, "verum ipsum factum", comme nous le rappelle White, lecteur de Vico (Cf. H. White, "Przedmowa do wydania polskiego", in Poetyka pisarstwa historycznego, Kraków, Universitas, 2000, p. 35).

156 H. White, Figural realism : studies in the mimesis effect, Baltimore & London, Johns Hopkins University Press, 1999, 205 p.

157 "Literary Theory and Historical Writing" a été publié come "Figuring the Nature of the Times Deceased : Literary Theory and Historical Writing", in The Future of Literature Theory, London, ed. Ralph Cohen, 1988 ; "Historical Emplotment and the Problem of Truth in Historical Representation" – comme "Historical Emplotment and the Problem of Truth" in Probing the Limits of Representation : Nazizm and the "Final Solution", Cambridge, Harvard University Press, ed. Saul Friedlander, 1992 ; "Auerbach's Literary History : Figural Causation and Modernist Historicsm" – sous le même titre, in Literary Histry and the Challenge of Philology : The Legacy of Erich Auerbach, Stanford, Stanford University Press, ed. Seth Lerer, 1996.

en sciences humaines qu'en pratique politique et sociale de la même humanité. Néanmoins, remarque White, il faut être conscient du fait que ces dérapages ne sont pas la conséquence de la pensée théorique en elle-même. Et que c'est bien la pensée théorique (ou plus exactement méta-théorique) qui rend envisageable l'existence de toute forme de pensée alternative.

Par ailleurs, la théorie selon White possède une dimension profondément humaine. L'auteur estime que l'on peut parler plutôt de la bonne ou mauvaise théorie (dans le sens où elle conduit l'homme vers une réflexion et une responsabilité morale, ou pas), que de la théorie vraie ou fausse :

It is not a matter of theories being true or false, because theory, being inherently speculative and deliberative, cannot be submitted to criteria of falsification on the basis to appeal to facts. Theory is produced on a site of reflection that puts in abeyance the very distinction between the true and the false, fact and fiction or delusion, lie, or mistake. Theory asks us to consider what, from a specific perspective, will be permitted to count as a fact, the truth, rationality, morality, and so forth.

This is why the only criterion that is appropriately invoked for the assessment of a theory is its utility in promoting aims, goals, or ends of a specifically ethical, moral, or political kind. Bad theory promotes bad ends, good theory, good ones.

Good for whom ? For human species in general. 158

Publié à l'aube du nouveau millénaire, l'ouvrage de White applique à toute approche théorique une mesure spirituelle et humaine, à l'image de ce 21e siècle "spirituel" annoncé par Malraux. Ce qui équivaut pour les lecteurs de Metahistory à proclamer la fin de la phase de l'ironie au profit d'un autre cycle de discours historique, et donc d'une nouvelle phase de Métaphore à la portée des hommes. Cette acception ne rend pas pour autant les théories de White plus répandues : bien au contraire, elles sont parfois perçues comme élitistes et trop raffinées. Dans Figural Realism il se défend notamment devant Gene Bill-Villada, qui accuse la "tropologie" de Hayden White d'être trop théorique. Selon ses propres mots :

Meanwhile, in the face of a domestic socio-political panorama that begins to look vaguely "Latin America", plus certain South American "friendly regimes" that

158 H. White, Figural realism : studies in the mimesis effect, op. cit. p. viii

behave more and more like Nazi-like, the only response that the U.S. "critical establishment" can come up is its elaborate paraliterary schemes, its wars on referentiality and its preachments that "History is Fiction, Trope and Discourse".

The families of several thousand Salvadorian death-squad victims may entertain other thoughts about history159.

La réponse de White laisse entendre qu'il fait de la rhétorique une pratique remarquable qui n'a rien à envier à son approche théorique. Il estime que les familles mentionnées par Bill-Villada (en général, tous les êtres humains qui font une expérience tragique et douloureuse des événements de la vie politique) n'ont en effet aucune raison de se préoccuper de l'aspect narratif et dialogique de l'histoire. White n'hésite pas à souligner que l'hypothèse selon laquelle des victimes salvadoriennes seraient préoccupées par la "tropologie" est parfaitement stupide, de même que son adversaire en critiquant White semble le prendre pour un parfait idiot. Or, il est nécessaire de préciser que le niveau de l'expérience directe n'est pas régi par les mêmes principes que le niveau de la réflexion qui vise à dégager un sens des phénomènes vécus. Nous ne retrouvons pas sur le même plan les événements concrets (sociaux, politiques, économiques ou intimes, privés) et les faits historiques : ces derniers sont forcément le produit d'une pensée théorique, abstraite, et qui s'inscrit dans le long processus de faire l'histoire.

A failure of historical consciousness occurs when one forgets that history, in the sense of both events and accounts of events, does not just happen but is made.

Moreover, it is made on both sides of the barricades, and just effectively by one side as by the other160.

S'il accuse Bell-Villada de manque de conscience historique, Hayden White remarque immédiatement que la conscience du fait que l'histoire ne "se passe" pas, mais qu'elle est "faite" ou "fabriquée", domine sensiblement l'écriture des auteurs contemporains latino-américains. C'est ainsi que les réflexions théoriques de White rejoignent directement la pratique du nouveau roman historique, dans sa dimension métahistorique

159 G. H. Bell-Villada, Criticism and the State (Political and Otherwise) of the Americas, Evanston, Northwestern University Press, 1985, p. 143.

160 H. White, op. cit., p. 13.

qui constitue, comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce travail, l'un des traits constitutifs et distinctifs de ce nouveau genre.

Finalement, il est intéressant de noter comment le regard de Hayden White, focalisé d'abord sur le discours historique, s'est déplacé progressivement vers les phénomènes culturels liés à l'histoire : notamment cette fascination de notre culture pour l'histoire – qui, soit dit au passage, n'est qu'une des manières possibles de traiter le passé161. Lorsqu'en 1999 Ewa Domańska, une éminente historienne polonaise de l'Université de Poznań demande à Hayden White de bien vouloir établir une liste de notions fondamentales afin de pouvoir comprendre sa théorie sur l'histoire, la réponse est la suivante : conscience, rhétorique, discours, narration, figure, représentation, mythe, texte, idéologie, passé/histoire.

Etonnée, Domańska fait remarquer à Hayden White l'absence de "vérité",

"réalisme", "tropes" ou "imagination", toutes ces notions qu'elle jugeait importantes pour sa théorie. La réponse de son interlocuteur ne se fait pas attendre :

Bien évidemment, la vérité est importante, mais seulement dans la mesure où elle cache souvent la réalité. Et ce qui m'intéresse plus, actuellement, c'est la réalité162.

Bien que passionnantes, les thèses de Hayden White ne lui ont certainement pas gagné l'amitié des historiens qui souvent préfèrent voir en lui un spécialiste en littérature. Le reproche le plus fréquent est de prôner le relativisme en histoire. Cependant, la lecture attentive de ses écrits semble prouver que le relativisme de White est essentiellement un relativisme culturel, incitant principalement à une grande tolérance face à d'autres programmes idéologiques et à d'autres interprétations. De plus, son relativisme est conscient et profondément éthique : passé le linguistic turn, White préconise aujourd'hui la nécessité d'un tournant éthique en histoire. D'autre part, il se considère surtout et d'abord historien et non pas philosophe ni théoricien de la littérature163. Comme le prouvent par ailleurs

161 Comme le remarque Lévi-Strauss, l'histoire est dans la civilisation occidentale ce qu'est le mythe pour les civilisations primitives.

162 Cf. E. Domańska, "Wokół metahistorii", in H. White, Poetyka pisarstwa historycznego, Kraków, Universitas, 2000, p. 27 (dans ma traduction).

163 Professeur de l'histoire à l'université de Rochester, puis à University of California à Los Angeles, en 1973 il devient directeur de Center of Humanities à Wesleyan University.

les recherches de Richard T. Vann, Hayden White est à présent l'historien le plus cité dans le monde par des spécialistes de toutes domaines confondus164.

Fort heureusement, les dernières années du 20e siècle marquent un tournant favorable dans la réception de Hayden White parmi le milieu professionnel, notamment en France, même si aucun de ses ouvrages n'est encore traduit en français. En 1995 l'Université de Michigan lui attribue le doctorat honoris causa pour sa précieuse contribution à l'union entre l'historiographie et la théorie de la littérature, ainsi que pour l'enrichissement de la réflexion générale sur la narration et la compréhension de la culture.

"Le passé est un pays de la fantaisie" – résume Hayden White dans la préface à l'édition polonaise de ses œuvres165 : remarque digne d'un roman historique. En effet, puisque le passé en tant que domaine expérimental n'existe pas, la possibilité de son analyse empirique n'existe pas non plus. White souligne que les hommes non seulement ne peuvent ni dominer ni diriger le passé, mais qu'en outre, ils n'éprouvent pas réellement le besoin de le connaître tel qu'il a été réellement. Ce dont les hommes ont infiniment plus besoin, c'est un passé avec lequel ils peuvent continuer à vivre. En conséquence, le passé – aussi bien celui étudié par les historiens que celui imaginé par les écrivains – est le pays de la fantaisie, et permet aux hommes de projeter leurs désirs et leurs rêves d'avenir.