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Les traits caractéristiques

LE NOUVEAU ROMAN HISTORIQUE EN AMERIQUE LATINE

3.1. Les prémisses

3.2.2. Les traits caractéristiques

C'est par souci d'exactitude et respect des données empiriques que Menton base ses analyses théoriques sur sa propre lecture de 367 romans historiques publiés en Amérique latine depuis le Chili jusqu'au Brésil (en espagnol aussi bien qu'en portugais) depuis 1949 jusqu'en 1992. Bien qu'ayant déterminé six traits essentiels pour la caractéristique du nouveau roman historique, il estime cependant que la présence simultanée de tous n'est pas indispensable pour qualifier un roman comme appartenant au nouveau genre.

A. Relativisme borgésien

Tout d'abord, Menton remarque l'influence incontestable de Jorge Luis Borges sur les auteurs latino-américains. Il est fréquent de constater que la représentation littéraire des périodes historiques choisis par les auteurs contemporains dépend de certaines idées philosophiques favorites de Borges comme, par exemple, l'impossibilité de connaître la réalité ou d'atteindre la vérité historique. Le relativisme de Borges le portait à croire que l'Histoire humaine reflète ce que les peuples pensent sur leur passé, et non le véritable déroulement des événements :

...La historia, madre de la verdad ; la idea es asombrosa. Menard, contemporáneo de William James, no define la historia como una indagación de la realidad sino como su origen. La verdad histórica, para él, no es lo que sucedió ; es lo que juzgamos que sucedió307.

307 J. L. Borges, "Pierre Menard, autor del Quijote" (1939), dans Ficciones, Buenos Aires, Emecé, 1956.

Borges estimait que l'exactitude historique de la narration importe souvent moins que la vérité symbolique des événements. Par ailleurs, ses concepts fascinants concernent le caractère cyclique de l'Histoire qui n'empêche pas, paradoxalement, son imprévisibilité. Aujourd'hui son influence sur le nouveau roman historique est telle que même lorsqu'un écrivain n'est pas d'accord avec les principes borgésiens, il se croit obligé à justifier son attitude. Citons Fernando Del Paso, auteur de Noticias del imperio (1987), qui réfléchit :

¿Qué sucede – qué hacer – cuando no se quiere eludir la historia y sin embargo al mismo tiempo se desea alcanzar la poesía ? Quizás la solución sea no plantearse una alternativa, como Borges […], sino tratar de conciliar todo lo verdadero que pueda tener la historia con lo exacto que pueda tener la invención. En otras palabras, en vez de hacer a un lado la historia, colocarla al lado de la invención, de alegoría, e incluso al lado, también de la fantasía desbocada…308

Perspicace, Menton note que l'influence de Borges, qui n'a jamais publié un seul roman309, et son importance grandissante comme source d'inspiration se trouve confirmée sur le plan international par la présence de son double, Jorge l'aveugle, dans Il Nomme della rosa (1980) de l'écrivain et théoricien italien, Umberto Eco310.

B. Distorsion de l'histoire

Ensuite, Menton remarque la distorsion consciente de l'Histoire de la part des écrivains contemporains, à travers des omissions volontaires, des exagérations et des anachronismes. Il se cache là, d'une part, un

308 F. Del Paso, Noticias del Imperio, op.cit., p. 641.

309 Et cela malgré les coordonnées bibliographiques de M. Lichtblau concernant l'existence d'un roman de Borges, publié juste avant sa mort. Cf. M. I. Lichtblau, The Argentine Novel. An Annotated Bibliography, Lanham & Oxford, The Scarecrow Press, 1997, 1111 p. et The Argentine Novel. An Annotated Bibliography, Supplement, Lanham

& Oxford, The Scarecrow Press 2002, 238 p. C'est dans ce dernier que Lichtblau avoue que la note dans Siempre sur El nombre, l'unique roman de Borges sorti apparemment en 1984 n'était en réalité qu'un redoutable poisson d'avril concocté par la rédaction du journal.

310 S. Menton, op. cit. p. 42.

manque de confiance en l’histoire officielle, et d'autre part un désir de réinventer le passé :

El pasado no ha concluido ; el pasado tiene que ser re-inventado a cada momento para que no se nos fosilice entre las manos...

– écrit Carlos Fuentes311, et il est évident que bien d'autres auteurs hispano-américains partagent cette conviction. Plusieurs raisons justifient cette attitude critique, que le nouveau roman historique partage avec la nouvelle histoire, les relativistes et les narrativistes comme Hayden White et Franklin Ankersmit. Notamment, le manque de respect pour les sources historiographiques découle de la conviction que toutes les sources sont systématiquement manipulées et élaborées en fonction des besoins du pouvoir politique en vigueur. Les distorsions par rapport à l'histoire événementielle s'expliquent par le rejet de cette histoire, qui passe sous silence le fond des événements, les raisons économiques ou les motivations cachées des dirigeants politiques. Le besoin de réinventer le passé devient particulièrement urgent dans le contexte des cultures précolombiennes de l'Amérique, et de leurs descendants indigènes. La tradition orale des peuples vaincus se voit fragilisée, écrasée, voire effacée, par la version officielle des vainqueurs qui la renforcent par leur histoire écrite. En un mot, c'est l'attitude critique face aux certitudes de l'Histoire qui permet de distinguer immédiatement le nouveau roman historique du roman historique traditionnel.

C. Historicité des protagonistes

La troisième caractéristique du nouveau roman historique établie par Menton est liée à la place prédominante qu'occupent au premier plan romanesque de grandes figures du passé, tandis que Walter Scott préférait clairement réserver le premier plan aux protagonistes fictifs. Les protagonistes du nouveau roman historique sortent, pour la plupart, des manuels d'histoire – comme les Rois Catholiques, Colomb, Bolívar, Goya ou Eva Perón. Malgré la différence d'époque, ils ont tous comme point commun le gouffre qui sépare leurs caractéristiques officielles de leurs

311 C. Fuentes, Valiente mundo nuevo. Épica, utopía y mito en la novela hispanoamericana, Madrid, Mondadori, 1990, p. 24.

recréations romanesques, reflétant ainsi la même attitude critique et le même goût pour l'anachronisme que ceux étudiés plus haut.

Il est intéressant de noter que, tandis que les historiens du 19e siècle s'imaginaient l'histoire comme le résultat des actions de grands personnages historiques, les romanciers de la même époque choisissaient comme protagonistes des gens tout à fait ordinaires. Au contraire, les historiens contemporains mènent à présent des recherches sur des processus de "longue durée" (si chère à Fernand Braudel), ainsi que sur le point de vue de groupes sociaux marginalisés ou anonymes, alors que les auteurs de romans historiques se réservent le privilège de recréer les illustres acteurs du passé.

D. Caractère métafictionnel

Par ailleurs, remarque Menton, la fiction historique contemporaine est en grande partie une métafiction, une recherche incessante sur les chemins qui mènent entre la réalité et la fiction, entre l'histoire et la mémoire. C'est aussi une recherche sur la tâche d'écrire et de réécrire l'histoire, sur le processus de la création et de la récréation du passé. D'une part nous pourrions rapprocher ce trait des romans "conscients", les plus canoniques d'ailleurs de la littérature occidentale, comme par exemple Don Quijote312. D'autre part, Menton souligne l'influence et l'héritage de Borges, de sa façon de modeler l'écriture, d'appliquer les parenthèses et les notes en bas de page, il faut le dire, souvent apocryphes. De cette façon, le nouveau roman historique trace aussi l'histoire de sa propre genèse, en tant que récit, ainsi que de la genèse d'un récit sur le passé. En accord avec les caractéristiques exposées jusqu'ici, cette réflexion peut être aussi marquée par le relativisme et l'anachronisme : ainsi, le récit s'avère souvent incomplet ou fragmenté, les témoins – subjectifs ou mensongers, les sources – lacunaires ou manipulées, et les notes en bas de page – confuses ou apocryphes.

E. Caractère intertextuel

312 Cf. R. Alter, Partial magic : the novel as a self-conscious genre, Berkeley, Los Angeles, London, University of California press, 1975, 248 p.

La caractéristique suivante correspond au phénomène de l'intertextualité, avec les bases théoriques complémentaires élaborées par des chercheurs comme Mikhail Bakhtin, Gérard Genette et Julia Kristeva313. Nul texte ne peut s'écrire indépendamment de ce qui a déjà été écrit, chacun porte en soi la trace et la mémoire d'un héritage et de la tradition : ainsi définie, l'intertextualité est antérieure au contexte théorique des années 60-70 qui la conceptualise. Mais pour Kristeva, l'intertextualité devient un processus indéfini, une véritable dynamique textuelle. Il s'agit moins d'emprunts, de filiation et d'imitation que de traces, souvent inconscientes, difficilement isolables : le texte ne se réfère pas seulement à l'ensemble des écrits, mais aussi à la totalité des discours qui l'environnent, au langage environnant314.

Pour Gérard Genette l'intertextualité n'est pas un élément central mais une relation parmi d'autres, et elle intervient au cœur d'un réseau qui définit la littérature dans sa spécificité : la transtextualité. Celle-ci inclut cinq types de relations, baptisées l'architextualité, la paratextualité, la métatextualité, l'intertextualité, et l'hypertextualité. Il est important de noter que Genette divise les phénomènes généralement perçus comme

"intertextuels" (à savoir, la citation, l'allusion, la parodie, le pastiche, et le plagiat) en deux catégories distinctes. En effet, la parodie et le pastiche appartiennent selon lui à l'hypertextualité, tandis que la citation, le plagiat et l'allusion relèvent de l'intertextualité315.

On peut également considérer l'intertextualité non plus comme un élément produit par l'écriture, mais comme un effet de lecture : c'est au lecteur qu'il appartient de reconnaître et d'identifier l'intertexte. Or l'intertexte évolue historiquement : la mémoire, le savoir des lecteurs se modifient avec le temps et le corpus de références commun à une génération change. Les textes paraissent donc voués à devenir illisibles ou

313 Le concept d'intertextualité fait son apparition officielle dans le vocabulaire critique dans deux publications : Théorie d'ensemble, ouvrage collectif consigné notamment par Foucault, Barthes, Derrida, Sollers et Kristeva (Paris, Ed. du Seuil, 1968, 315 p.) Cf. aussi M. Bakhtin, The Dialogic imagination : four essays (trad. C. Emerson & M. Holquist), Austin, University of Texas press, 1994, 444 p.

314 J. Kristeva, Sémeiótiké : recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, 381 p.

315 G. Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, 467 p. ; Paratexte (éd. de H. Weinrich) ; Paris, Ed. de la Maison des sciences, 1989, 402 p.

à perdre de leur signification dès lors que leur intertextualité devient opaque316. Cependant, le fait de définir l'intertexte par un effet de lecture peut également mener à revendiquer et à assumer la subjectivité de la lecture : ainsi Roland Barthes évoque dans Le plaisir du texte317 les ramifications qu'une mémoire alertée par un mot, une impression, un thème, engendrera à partir d'un texte donné.

Quant à l'Amérique latine, Menton rappelle Cien años de soledad de García Márquez, introduisant à un moment donné des personnages romanesques, certes, mais imaginés par Carpentier, Fuentes et Cortázar : depuis, les auteurs hispano-américains ne se lassent pas de surprendre leurs lecteurs avec des stratégies intertextuelles. Il en est de même avec les auteurs de romans historiques : on peut citer comme des exemples extrêmes de l'intertextualité certains cas de réécriture d'un autre texte, tout comme le fait La guerra del fin del mundo de Mario Vargas Llosa par rapport à Os sertões de l'auteur brésilien Euclides da Cunha318, ou El mundo alucinante de Reinaldo Arenas qui réécrit en quelque sorte Memorias de fray Servando Teresa de Mier319.

F. Dimension dialogique

Finalement, Menton souligne l'importance des éléments fondamentaux de la théorie bakhtinienne, tels que le dialogisme, le monologisme, le plurilinguisme et l'unilinguisme, qui octroient une dimension ludique, parodique et carnavalesque au récit. Le dialogisme et le carnavalesque sont, selon Bakhtine, les fondements du romanesque puisque par eux s'instaure une relation polyvalente entre les divers discours littéraires et sociaux. De par le va-et-vient entre le texte et le contexte, le

316 Pour M. Riffaterre, "l'intertextualité est la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d'autres, qui l'ont précédée ou suivie" ("La trace de l'intertexte", in La Pensée, n° 215, octobre 1980). Il la perçoit comme une contrainte, car si l'intertexte n'est pas perçu, c'est la nature même du texte qui est manquée.

317 R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, 105 p.

318 E. da Cunha (1866-1909), Os Sertões : Campanha de Canudos, Rio de Janeiro, Laemmert, 1902, 632 p.

319 Cf. Escritos inéditos de fray Servando Teresa de Mier (éd. J. M. Miquel i Vergés et H.

Díaz-Thomé), Mexico, El Colegio de México, Centro de estudios históricos, 1944, 558 p., José Servando Teresa de Mier Noriega y Guerra, Escritos y memorias (éd. de E.

O'Gorman), México, Ed. de la Universidad nacional autonóma, 1945, 169 p.

romancier devient une sorte d'historien des mentalités et des croyances collectives, prenant en compte les différents enjeux des idéologies dominantes ou dominées, qu'il fait tantôt simplement refléter, tantôt réfracter de manière ambiguë dans le texte littéraire320.

Un des plus grands mérites du nouveau roman historique est justement de faire ressortir les multiples ambiguïtés du discours historique et romanesque. En effet, les romans historiques contemporains projettent des visions dialogiques du passé, en multipliant les interprétations des faits historiques, des personnages et de la vision du monde. Cependant, Menton estime que la popularité de la dimension carnavalesque doit peut-être moins aux théories de Bakhtin qu'à la diffusion de Cien años de soledad (1967) de Gabriel García Márquez, étant donné que la première étude hispanique sur Bakhtin n’est publiée qu’en 1979321.

G. Diversité du genre

Toute tentative de systématisation du nouveau genre rencontre une difficulté majeure, liée à son hétérogénéité inhérente. En dehors de ses six caractéristiques principales, le nouveau roman historique se différencie du modèle traditionnel par sa plus grande diversité : le septième trait que Menton juge important. En effet, le niveau élevé de l'historicité de certaines œuvres contraste avec le caractère imaginaire d'autres récits ; les romans policiers coexistent avec des romans-tableaux, panoramiques et encyclopédiques, des mémoires, des biographies ou des autobiographies apocryphes.

Certains romans offrent une vision concentrée sur une période historique spécifique ; d'autres couvrent deux ou plusieurs époques éloignées chronologiquement, y compris un avenir lointain. Et, surtout, dans plusieurs cas, la représentation du passé sert de prétexte à des allusions au présent, avec toute l'inévitable complexité des sociétés hispano-américaines stigmatisées, jusqu'à présent, par les migrations, le métissage et la violence.

320 M. Bakhtin, The Dialogic imagination : four essays (trad. C. Emerson & M. Holquist), Austin, University of Texas press, 1994, 444 p.

321 Cf. E. Rodríguez Monegal, "Carnaval/Antropofagia/Parodia" in Revista Iberoamericana, 1979, n° 45 (108/109), p. 401-412.