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Le discours de l'histoire selon Roland Barthes

VERS DE NOUVEAUX HORIZONS

1.3. Le discours de l'histoire selon Roland Barthes

Les réflexions de Barthes ont longuement servi d'inspiration à des chercheurs en sciences humaines. L'impact de ses théories est difficilement contestable : Barthes a transformé la sémiologie en outil d'analyse de la culture, considérée comme un phénomène de production, d'échange et de consommation des signes. Quant à la méthode structuraliste, elle lui permettait notamment de s’interroger sur la dimension linguistique de la science, tout en supposant que ce n'est pas le contenu, la méthode ou l'éthique particulière qui définit la science, mais bel et bien son statut comme telle : la science s'enseigne. Le projet de Barthes était d'élever la littérature au même rang que la science : selon lui, les sciences humaines découvrent seulement ce que la littérature savait depuis toujours52.

Les publications de Barthes animent la discussion sur la place de l'histoire au sein d'autres sciences humaines. Le courant narrativiste doit son développement et son importance à la perspicacité de Barthes qui en 1966 note l'omniprésence de la narration parmi les hommes, et remarque que l'histoire de l'humanité naît au même moment que le récit53. Un an plus tard, il publie la première analyse systématique du discours historique du point de vue structuraliste et l'intitule "Le discours de l'histoire"54. En trois chapitres, il offre au lecteur une brillante analyse de l'énonciation, de l'énoncé et de la signification du discours historique. Son objectif : établir par quel trait spécifique la narration des événements passés – soumise à la

52 "What the human sciences are discovering today, in whatever field it may be, sociological, psychological, psychiatric, linguistic, etc., litterature has always known."

Cf. R. Barthes, "Science versus Litterature", in Structuralism. A Reader (éd. & introd. M.

Lane), London, Jonathan Cape, 1970, p. 410-416 (le texte est paru à l'origine dans le supplément littéraire de The Times du 28.09.1967).

53 Cf. L'analyse structurale du récit : recherches sémiologiques (éd. R. Barthes), Paris, Seuil, 1966, 171 p.

54 Je l'ai consulté dans son édition de 1984 dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, p. 163-177, suivi de L'effet de réel (de 1968).

sanction de la "science" historique et placée sous la caution du "réel"55 – diffère de la narration imaginaire de l'épopée, du roman ou du drame.

1.3.1. L'énonciation

Barthes remarque d'abord la coexistence, au niveau de l'énonciation, de deux temps : celui de l'énonciation même et celui de la matière énoncée. Ce frottement donne lieu, selon lui, aux trois éléments essentiels du discours :

o à une accélération de l'histoire : plus on se rapproche du temps de l'historien, plus l'histoire se ralentit ;

o à un approfondissement du temps historique : ainsi chaque nouveau personnage historique engendre t-il la recherche d'ancêtres ; o à des phénomènes de l'inauguration du discours, comme l'acte de

préface.

Passant aux protagonistes de l'énonciation, Barthes remarque la rareté des signes de destination – ou lecteur ; et même si les signes de l'énonçant sont plus fréquents, il note que la carence systématique de tout signe renvoyant à l'émetteur du message historique répond aux besoins d'un discours dit objectif, où l'historien n'intervient jamais :

L'histoire semble se raconter toute seule. [...] Au niveau du discours, l'objectivité – ou la carence des signes de l'énonçant – apparaît ainsi comme une forme particulière d'imaginaire, le produit de ce que l'on pourrait appeler l'illusion référentielle, puisque ici l'historien prétend laisser le référent parler tout seul56.

Notons qu'une dizaine d'années auparavant paraît en France L'histoire et vérité de Ricœur, dont une partie est précisément consacrée au problème de l'objectivité et de la subjectivité de l'historien57 ; or il semble que Barthes ne prend pas en compte les conclusions et les postulats de cet ouvrage.

55 Les guillemets sont de Barthes.

56 R. Barthes, "Le discours de l'histoire" in Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 168.

57 P. Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, 364 p.

1.3.2. L'énoncé

L'analyse de l'énoncé historique lui permet de distinguer des unités du contenu ou des unités thématiques. Barthes estime que le discours historique se fonde sur des collections d’"existents" (des dynasties, des généraux, des soldats, des peuples, des lieux...) et d’"occurrents" (des actions telles que s'allier, asservir, faire une expédition, régner...). Il note par la suite que les procès historiques posent un problème intéressant : celui de leur statut. Si le statut d'un procès peut être assertif, négatif ou interrogatif – celui du discours historique est presque uniformément assertif, constatif : on raconte ce qui s'est passé, non ce qui ne s'est pas passé ou s'est peut-être passé. Barthes établit alors une relation aussi provocatrice que paradoxale entre discours historique et discours schizophrénique : tous deux ne connaissent pas la négation, et dans les deux cas il y a censure radicale de l'énonciation58.

Pour revenir à la succession des unités du contenu, Barthes remarque dans l'énoncé historique les mêmes classes d'unités que dans le récit de fiction :

o la première classe, celle des signes ou des indices, couvre tous les segments du discours qui renvoient à un signifié implicite, selon un procès métaphorique ;

o la deuxième est constituée par les fragments du discours raisonnant, syllogistique, même s'il s'agit presque toujours de syllogismes approximatifs, également fréquents dans le roman ; o la troisième classe d'unités reçoit les fonctions du récit, groupés

syntagmatiquement en suites ou séquences fermées.

Selon la densité respective de ses indices et de ses fonctions, le discours historique oscille entre deux pôles : une forme métaphorique, si ce sont les indices qui prédominent, ou une forme métonymique, si les unités fonctionnelles prévalent. Il existe aussi une troisième histoire, l'histoire réflexive ou stratégique, dont la structure du discours tenterait de reproduire la structure des choix vécus par les protagonistes du procès

58 Ici R. Barthes s'appuie sur les analyses de L. Irigaray, publiés sous le titre de "Négation et transformation négative dans le langage des schizophrènes" dans Langages, n° 5, mars 1967, p. 84-98.

raconté. Il est frappant de noter combien les conclusions de Roland Barthes sur la structure du discours historique, que nous venons d'esquisser, annoncent certaines analyses de Hayden White.

1.3.3. La signification

Cependant, la dernière partie de ses réflexions sur la signification du discours historique est peut-être plus saisissante encore. Barthes souligne que, pour que l'Histoire ne signifie pas, il faudrait qu'elle se limite à la pure chronologie des annales. Ainsi, les signifiés du discours historique peuvent occuper deux niveaux différents : le niveau immanent de la matière énoncée, celui qui retient tous les sens donnés par l'historien aux faits qu'il raconte ; et le niveau d'un signifié transcendant à tout discours historique, transmis par la thématique de l'historien. Puis il conclut :

Dans le discours historique de notre civilisation, le processus de signification vise toujours à "remplir" le sens de l'Histoire : l'historien est celui qui rassemble moins des faits que des signifiants et les relate [...]. On arrive ainsi à ce paradoxe qui règle toute la pertinence du discours historique (par rapport à d'autres types de discours) : le fait n'a jamais qu'une existence linguistique (comme terme d'un discours), et cependant tout se passe comme si cette existence n'était que la "copie"

pure et simple d'une autre existence, située dans un champ extra-structural, le

"réel"59.

Les narrativistes, qui viendront après Barthes, sont déjà adeptes de l'approche linguistique, textuelle, constructiviste et discursive de la culture : ils considèrent la culture comme un langage à comprendre, comme un texte à déchiffrer et à interpréter. Ils estiment que la connaissance de la culture passe par d'abord une connaissance de ses constructions mentales, poétiques et imaginaires ; dans une réalité qui est plutôt un effet du réel, dû aux techniques discursives. Il n'est pas étonnant, dans ce contexte, de voir les mêmes théories s'appliquer à l'histoire : la révolution des narrativistes consiste à clamer que le passé nous est accessible uniquement à travers des textes ; que la réalité historique est une construction textuelle ; que chaque discours historiographique n'est qu'une

59 R. Barthes, "Le discours de l'histoire", op. cit. p. 174-175.

version de la narration sur le passé. La stratégie des narrativistes permet d'employer des outils d'analyse littéraire pour les analyses des textes historiques, de considérer l'histoire comme un discours, et l'œuvre de l'historien comme une œuvre symbolique, ouverte aux interprétations.

L'histoire n'est pas le passé, mais ce que nous en écrivons : voilà le résumé du narrativisme. Le terme doit son apparition à William H. Dray qui emploie le mot "narrativistes" pour parler de Morton White, W.B.

Gallie, Arthur C. Danto et d'autres philosophes de l'histoire, qui soulignaient le rôle de la narration en histoire60. Si Dray ne mentionne pas Hayden White, c'est parce que la conception de celui-ci est différente : nous verrons que la narration est pour White un moyen de d'attribuer un sens au monde et à la vie.

60 Cf. W.H. Dray, "On the Nature and Role of Narrative in Historiography" in History and Theory, vol. 10, 1971, p. 153-171.

Chapitre II