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La généalogie du roman historique

LE ROMAN DE L'HISTOIRE DANS L'HISTOIRE DU ROMAN

1.1. La généalogie du roman historique

Afin de pouvoir mieux situer le roman historique contemporain dans son contexte générique, il nous faut d'abord parler de ce que l'on appelle le roman historique traditionnel. Né en Europe au 19e siècle sous l'influence du romantisme, le roman de l'histoire partagea ensuite les succès éditoriaux avec le grand roman réaliste220. Si son ingénieux inventeur, l'avocat Walter Scott, n'était pas insensible à l'esthétique des romans gothiques du 18e siècle, ses objectifs étaient extrêmement plus vastes que la seule recherche d'un scénario pseudo-historique et d'agréables frissons d'horreur. La grandeur de Scott réside, comme le souligne Gyorg Lukács (1885-1971), grand théoricien du genre, dans son

220 Pour les besoins de la périodisation on retient habituellement la date de la parution de Waverley de W. Scott, le premier roman dit historique, soit 1814.

aptitude à donner une incarnation humaine vivante à des types socio-historiques221. Les lecteurs de Scott font preuve d'un intérêt croissant pour les richesses du passé, de la tradition, de l'histoire : ce qu'il leur offre n'est pas seulement une reconstruction des événements du passé, mais l'occasion de "ressusciter poétiquement" les êtres humains qui y ont figuré, afin que le lecteur puisse d’abord comprendre leur motivation passée et ensuite, son présent à lui222.

La tâche de l'artiste consiste alors à démontrer que les faits et les personnages ont vraiment existé de telle ou telle manière ; il doit faire sentir concrètement les points de vue sociaux et humains qui ont amené ces hommes à penser, souffrir, agir comme ils l'ont fait et ce ne sont pas les grandes dissertations politiques et rébarbatives qui instruisent le lecteur, mais les réactions extérieures des héros.

Faire vrai, donner l'impression de la vie, c'est tout l'art du romancier223.

Ce n'est pas un hasard si le roman historique est apparu et s'est développé précisément au 19e siècle – explique Lukács, dont les travaux dans ce domaine, bien que datant des années 30 du siècle dernier, font toujours autorité224. Selon lui, l'apparition du roman historique et son succès sont en relation avec les grands bouleversements historiques, sociologiques et idéologiques, provoqués par les guerres napoléoniennes et les grands mouvements de masses – ces masses qui font ainsi l'expérience concrète du sens de l'histoire :

L'appel à l'indépendance nationale et au caractère national est nécessairement lié à une résurrection de l'histoire nationale, à des souvenirs du passé, à la grandeur passée, aux moments de la honte nationale, que cela aboutisse à des idéologies progressistes ou réactionnaires225.

Au début du 19e siècle, à l'époque où se forme le roman historique, l'état et les potentialités de la science font en sorte que l'on place au centre

221 G. Lukács, Le roman historique (trad. de l'allemand par R. Sailley), Paris, Payot, 1965, p. 35.

222 Ibidem, p. 45.

223 G. Nélod, Panorama du roman historique, Paris, Société Générale d'Editions, 1969, p. 22.

224 Il est important de noter que Lukács écrit Le roman historique entre 1936 et 1937, bien que l'ouvrage ne soit publié pour la première fois qu'en 1954 (en allemand).

225 G. Lukács, Le roman historique, op. cit., p. 24.

de l'Histoire le récit des sujets d'une grande portée, à savoir les activités militaires et politiques, sans oublier les illustres figures de ces activités.

Cependant, les limites de l'historicité ne sont pas si rigoureusement établies qu'il n'existe pas de complémentarité possible entre le sujet du récit historique et celui de la narration littéraire. Ce phénomène permet notamment d'assigner au roman historique la mission de combler les lacunes inaccessibles à l'investigation scientifique traditionnelle du 19e siècle. Cette précision est importante, car la nouvelle histoire du 20e siècle s'intéressera, et nous le savons fort bien, à tous ces domaines négligés des marges sociales, des coutumes locales, des croyances et des mentalités, de la sphère privée des hommes à travers les âges. Néanmoins, jusqu'à cette date, c'est plutôt le roman historique qui est le premier à se pencher et à travailler sur ces thèmes en marge de la fiction romanesque.

Tous les grands auteurs du roman historique traditionnel, comme Walter Scott, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Théophile Gautier, Lev Tolstoï, Henryk Sienkiewicz et bien d'autres, partent du postulat que la littérature doit vivifier l'histoire : ce postulat est d'ailleurs suggéré par les historiens eux-mêmes. Car, selon les convictions de Thomas Macaulay ou de Wilhelm von Humboldt, l'histoire apporte la base d'un savoir systématisé, tandis que la fiction permet de compléter ce savoir.

Paradoxalement, le thème le moins étudié reste la psychologie des protagonistes historiques et la motivation de leur comportement, au premier comme au second plan. Alors que les héros romantiques se déchirent dans des situations tragiques, conflictuelles et que, plus tard, le grand roman réaliste construira les bases des futures analyses psychologiques, les protagonistes des romans historiques de ce même 19e siècle présentent des caractères stéréotypés, figés par la tradition.

D'ailleurs, l'exigence de vraisemblance rend impossible toute reconstruction fidèle de la psychologie des grands acteurs de l'Histoire : voilà pourquoi ils font si souvent partie du décor, s'effaçant derrière des personnages à l'origine sans histoire, avec pour la plupart des noms attestés historiquement. Ce choix permet en outre de présenter parfois un autre point de vue sur des événements historiques connus : des personnages volontiers naïfs, inconscients de la complexité des événements auxquels ils assistent.

Bien que le roman historique ait une longue et belle carrière, la théorie littéraire le concernant conserve malgré tout quelques paradoxes.

Wolfgang Iser remarque par exemple l'existence de trois imperfections nécessaires au roman historique. Car, si l'on suit l'esthétique de Scott à la lettre, le roman historique ne doit pas réussir parfaitement, faute de quoi l'Histoire serait si omniprésente qu'elle détruirait le roman. Il ne doit pas non plus être trop réaliste, pour ne perdre ni son caractère fictionnel ni sa perspective historique et pour ne pas présenter l'Histoire sous le signe de la réalité. Finalement, il ne doit pas non plus donner de conclusion historique spécifique, car l'achèvement du passé serait l'achèvement du présent226. D'autre part, ainsi que le remarque Jean Bessière :

le roman historique se veut tout autant réaliste qu'un roman réaliste, tout autant riche d'aventures qu'un roman d'aventures, si l'Histoire se trouve être riche d'aventures, tout autant psychologique qu'un roman psychologique, si le compte rendu de l'Histoire doit faire droit à la psychologie227.

Quel est exactement l'objet du roman historique ? Kazimierz Bartoszyński de l'Académie Polonaise des Sciences déclare ouvertement que la réponse à cette question est loin d'être évidente et qu'elle pose toujours de grandes difficultés théoriques228. Certains critiques – tel Seymour Menton – laissent supposer que chaque roman devient, tôt ou tard, historique, dans la mesure où il demeure le reflet d'une époque donnée229. Pour combattre de telles opinions, d'autres spécialistes élaborent des modèles plus ou moins rigoureux. Le critère de sélection souvent estimé comme primordial concerne l'existence d'une distance

226 W. Iser, Der Implicite Leser, München, Wilhelm Fink, 1972, Cf. chapitre IV sur Walter Scott.

227 J. Bessière, "Notes pour définir quelques paradoxes relatifs au roman historique" in Le roman de l'histoire dans l'histoire du roman, A. Abłamowicz (éd.), Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Slaskiego, 2000, p. 13.

228 Cf. K. Bartoszyński, "Le problème des “sources” du roman historique, in Le roman de l'histoire dans l'histoire du roman, A. Abłamowicz (éd.), Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Slaskiego, 2000, p. 25-33.

229 L'auteur le commente ainsi : "En el sentido más amplio, toda novela es histórica, puesto que, en mayor o menor grado, capta el ambiente social de sus personajes, hasta de los más introspectivos…" (Cf. S. Menton, La Nueva Novela Histórica de la América Latina 1979 - 1992, México, Fondo de Cultura Económica, 1993, p. 31-32.)

temporelle importante entre la réalité historique de l'auteur et la période historique évoquée par son roman. L'application de ce critère conduit certains critiques à exclure de l'ensemble des romans historiques toutes les œuvres dont le temps de l'action, ne serait-ce qu'en partie, coïncide chronologiquement avec la vie réelle de l'écrivain en question. Dans son fameux Ensayo sobre la novela histórica, Amado Alonso affirme jusqu'à la dernière note en bas de page :

No cuento como históricas novelas que pinten los tiempos del autor, aunque contengan episodios reales, ya de la vida privada, como en el Werther de Goethe, ya de la pública, como en la Amalia de Mármol230.

Cependant, tous les critiques ne sont bien évidemment pas d'accord sur cette exigence de la distance temporelle. Ainsi, Alexis Márquez Rodríguez ne la juge pas nécessaire et argumente :

Lo que da carácter histórico a un suceso no es su distancia en el tiempo respecto de quien lo narra después, sino su condición intrínseca de hecho que, de una u otra manera y en una u otra medida, ha influido en el desarrollo de los acontecimientos posteriores a él y con los cuales ha tenido alguna relación231.

Kazimierz Bartoszyński estime que la convention déterminante pour les modalités génériques du roman historique est sa propre dépendance envers ses sources, mais il énumère d'autres stratégies communes à des romans historiques classiques :

o d'une part, la distance temporelle qui sépare la contemporanéité du lecteur des événements évoqués est compensée par la précision et la plasticité des descriptions ; d'autre part, on sous-entend une

230 A. Alonso, Ensayo sobre la novela histórica ; El Modernismo en "La gloria de Don Ramiro", Madrid, Gredos, 1984, p. 81. (En réalité, il s'agit d'un texte écrit par Alonso dans les années 30, dans le cadre d'un hommage à Enrique Larreta à l'occasion du 25e anniversaire de la sortie de son roman. L'hommage en question n'a jamais eu lieu et c'est seulement en 1942 que ce texte voit le jour dans une collection publiée par el Instituto de Filología de la Universidad de Buenos Aires.)

231 A. Márquez Rodríguez, Historia y ficción en la novela venezolana, Monte Ávila Editores, 1990, p. 22. Par ailleurs, ce qui permet de qualifier un événement d'historique, c'est son importance (relative, donc) – "lo histórico es aquello ocurrido en un lugar que de una u otra manera influye ellos hechos posteriores." (Ibidem, p. 25)

connaissance suffisante de l'histoire universelle de la part du lecteur;

o les faits historiques notoires apparaissent à côté de détails qui n'appartiennent pas à l'histoire officielle, mais plutôt à la vie privée, intime ou psychique des personnages;

o il existe un équilibre entre les éléments qui évoquent un monde révolu et fermé, doté de valeurs particulières, et ceux que l'on déduit à partir de la connaissance intuitive des comportements universels;

o la présentation des événements historiques ne sert pas en premier lieu à la démonstration des thèses historiosophiques, bien que cette composante puisse s'ajouter à l'interprétation globale du roman;

o la référence aux sources a un caractère neutre du point de vue épistémologique et est en quelque sorte l'équivalent des procédés du narrateur omniscient du roman classique du 19e siècle232. Il me semble cependant très important de noter que, dès le 19e siècle, le modèle scottien, bien que généralement acclamé et imité, n'était guère le modèle "exclusif" du roman historique. En effet, même dans ce domaine, une légère rivalité franco-britannique se fait jour : le contre-exemple du roman historique nous est fourni par Alfred de Vigny (1797-1863), qui en 1826 publia Cinq-Mars, ou, Une conjuration sous Luis XIII233. Comme l'indique son titre, le roman porte sur une conspiration contre le cardinal Richelieu, organisée en 1639 par le jeune marquis de Cinq-Mars, avec l’appui certain de la reine, du duc d'Orléans, du frère du roi et de Luis XIII en personne. Contrairement au modèle préconisé par Scott, de Vigny place tous ses protagonistes historiques au premier plan de son roman, remplissant ensuite le fond – et le fond seulement – par des personnages fictifs. Cette décision de l'écrivain est tout à fait consciente, comme l'atteste le prologue :

232 K. Bartoszyński, "Konwencje gatunkowe powieści historycznej" in Problemy teorii literatury, Wrocław, Ossolineum, 1988, p. 224-264.

233 La 9e édition de 1846 peut se consulter à la Bibliothèque Universitaire de Reims. Ce roman a toujours du succès, comme le prouve sa dernière édition datant de 1994 (A. de Vigny, Cinq-Mars ou Une conjuration sous Luis XIII, Lyon, Horvath, 360 p.).

Comme la France allait plus loin que les autres nations dans cet amour des faits et que j’avais choisi une époque récente et connue, je crus aussi ne pas devoir imiter des étrangers, qui, dans leurs tableaux, montrent à peine à l’horizon les hommes dominants de leur histoire ; je plaçais les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux acteurs de cette tragédie dans laquelle j’avais dessein de peindre les trois sortes d'ambition qui nous peuvent remuer et, à côté d'elles, la beauté du sacrifice de soi-même à une généreuse pensée234.

Même si de Vigny évite de nommer Walter Scott, il le désigne implicitement en évoquant "des étrangers" qu'il ne désire pas imiter. C'est ainsi que la naissance du modèle traditionnel du roman historique est suivie, à quelques années près, de l'apparition d'une variante qui met en doute les bases même du nouveau genre. Par conséquent, même si c'est bien le modèle scottien qui va s'imposer en littérature pour les décennies à venir, sa remise en question est présente dès la première moitié du 19e siècle – quoiqu’elle ne portera ses fruits que dans la deuxième moitié du 20e siècle, comme nous le verrons ultérieurement – ce que d'ailleurs prévoyait Lukács :

Le roman historique de notre époque doit donc avant tout nier d'une façon radicale et intraitable son prédécesseur immédiat et extirper énergiquement de sa propre création les traditions de ce dernier. Le rapprochement du roman historique de type classique qui se produit nécessairement dans ces conditions ne sera nullement, comme nos remarques l'ont montré, une simple renaissance de cette forme, une simple affirmation de ces traditions classiques, mais, si l'on me permet ici une expression tirée de la terminologie de Hegel, un renouvellement sous la forme d'une négation de la négation235.

Mais il serait souhaitable de profiler maintenant la définition du roman historique – ce à quoi je vais m'employer.