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VERS UNE NOUVELLE HISTOIRE

2.1. Réinventer l'histoire : héros, temps, événements

2.1.2. La nouvelle histoire

Rappelons que dans les années 1960, les nouvelles Annales ESC préconisaient clairement quelle histoire il fallait faire ou ne pas faire. Le refus de l'histoire politique, événementielle, du temps court, de la période préconstruite, accompagnait l'apogée de l'histoire-problème, en longue durée, volontiers sérielle. Prenons l'exemple de Fernand Braudel : dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, il pose d'abord l'action permanente du cadre méditerranéen, puis il s'intéresse aux forces particulières, mais relativement constantes de la seconde moitié du 16e siècle, et ce n’est qu’en dernier lieu qu’il introduit le flux des événements. Cette démarche vise une histoire globale, attentive aux cohérences qui relient le contexte économique, social et culturel71.

Les "nouveaux" historiens doivent autant à Fernand Braudel qu'à la fameuse Ecole des hautes études des sciences sociales (créée en 1971 à partir de la légendaire VIe section de l'Ecole pratique des hautes études, elle-même née en 1947). C'est grâce à l'existence de tels lieux voués à la recherche et aux efforts de plusieurs éminentes personnalités qui s'y consacrent, que la discipline peut dépasser la crise de l'année 1968 et relever le défi de la linguistique, de la sociologie et de l'ethnologie. Le renouvellement de l'histoire porte au premier plan l'histoire des mentalités, puis l'histoire culturelle, au prix d'emprunter aux autres sciences sociales leurs concepts et leurs problématiques, afin d'adapter au traitement de leurs objets propres les méthodes de l'histoire économique et sociale. Apparus en 1974 sous la direction de Jacques Le Goff et de Pierre Nora, les trois volumes de cet ouvrage monumental qui s'intitule Faire de l'histoire systématisent la nouvelle problématique, les nouvelles approches ainsi que

71 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, A. Colin, 1966, 2 vols (591 p. et 631 p.).

les nouveaux objets de la discipline ainsi réformée72. Grâce aux nombreux professionnels ayant participé à cette entreprise, l'histoire a pu conserver sa position privilégiée tout en renouvelant sa légitimité scientifique.

Le prix de ce succès, ce sont des révisions déchirantes de l'histoire et l'éclatement de la discipline, qui se trouve jusqu'à maintenant en

"miettes", comme le remarque et l’analyse François Dosse dès la fin des années 80 du 20e siècle 73. Il subsiste des historiens fidèles à la volonté de compréhension globale des premières Annales, mais un grand nombre renonce à cette ambition jugée excessive et stérile – et préfère, au contraire, étudier des objets limités, dont ils démontent en quelque sorte le mécanisme. Le succès de Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 d'Emmanuel Le Roy Ladurie, publié en 1975, confirme le déplacement des curiosités et annonce timidement un certain rapprochement entre l'art de l'écriture de l'histoire et les valeurs littéraires du texte74. Désormais une monographie intéresse autant, voire davantage, qu'une fresque totalisante ; l'événement permet de révéler une réalité autrement inaccessible ; l'étude des mentalités remplace celle des structures matérielles tandis que le dépaysement assuré l'emporte sur le rapport au présent.

En même temps, le contexte politique revient en force, et avec lui l'événement. L'histoire du temps présent est difficilement compatible avec l'étude de la longue durée, et il faut dire que dans les trois dernières décennies du 20e siècle les gens ont à nouveau la conscience de vivre une série de moments historiques. Cette imminence de l'histoire, cette sensation d'assister en quelque sorte à sa création, exige des analyses rapides et non des études laborieuses. Entre l'implosion des démocraties populaires et le fléau des dictatures, n'oublions pas le travail collectif sur la mémoire de la guerre. Ces trois phénomènes remettent le temps court à l’honneur, tout autant que l'engagement politique et éthique des historiens.

Dès lors, toutes les histoires sont possibles : l'extension indéfinie des curiosités historiennes entraîne le fractionnement des objets et des

72 Cf. Faire de l'histoire (dir. J. Le Goff & P. Nora), vol. I : "Nouveaux Problèmes", vol.

II : "Nouvelles Approches", vol. III : "Nouveaux Objets", Paris, Gallimard, 1974. Voir aussi La Nouvelle Histoire (éd. R. Chartier, J. Le Goff & J. Revel), Paris, C.E.P.L., coll.

"Les encyclopédies du savoir moderne", 1978, 574 p.

73 Cf. F. Dosse, L'histoire en miettes, Paris, Editions La Découverte, 1987, 269 p.

74 Tous ceux qui l'ont lu, l'attestent : Montaillou est aussi passionnant qu'un bon roman historique, tout en étant parfaitement rigoureux.

styles d'analyse. Nous voilà devant l'histoire "en miettes", qui n'est pas la fin des pôles d'influence, mais celle de leur définition en termes scientifiques. Même l'école des Annales ne se définit plus par un paradigme scientifique précis, mais plutôt par la réalité sociale d'un groupe centré sur l'Ecole des hautes études des sciences sociales, renforcée par le CNRS, et sur la revue. L'éclatement de la discipline rend visible l'éclatement de la profession et permet de distinguer, dans chaque pays, un véritable "marché" de l'histoire75 avec ses pôles d'influences.

2.1.3. La microhistoire

En dernier point, quelques mots sur l'une des formes les plus distinctes, autonomes et prometteuses de la nouvelle histoire – à savoir, la microhistoire. Cette démarche, relativement récente en histoire – si récente que mon Nouveau Petit Robert de 1993 l'ignore – s’est néanmoins imposée comme l'une des réponses à la remise en cause des grands paradigmes de l'histoire identifiée à la revue des Annales ESC. Sans rien renier des apports de cette histoire des structures et du temps long, les historiens n'en ont pas moins ressenti le besoin d'apporter de nouvelles réponses alors que d'aucuns, au même moment, prédisaient "la fin de l'histoire"76. D'une part, on retrouve alors certains des questionnements négligés par l'école des Annales – à commencer par l'histoire politique réduite par Fernand Braudel à "l'écume des faits"77 – et on réévalue l’importance de l'acteur social individuel. D'autre part, on redéfinit inlassablement les termes du dialogue entre l'histoire et les sciences sociales.

La situation évolue au cours des années 1970 sous l'influence de courants intellectuels prônant un retour à l'individu au détriment des utopies collectives de la décennie précédente. À cette date, la

75 L'expression est de P. Bourdieu (cf. son entretien avec L. Raphaël, "Sur les rapports entre la sociologie et l'histoire en Allemagne et en France", publié dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 106-107, mars 1995, p. 108-122).

76 La fin décrété définitivement par F. Fukuyama, La fin de l'histoire et Le dernier Homme (trad. D.-A. Canal), Paris, Flammarion, 1992, 451 p.

77 Braudel se plaisait à citer P. Valéry : "Les événements m'ennuient. One me dit : Quelle époque intéressante ! et je réponds : Les événements sont l'écume des choses. Mais c'est la mer qui m'intéresse". (En introduction à Regards sur le monde actuel, Paris, Stock, Delamain & Boutelleau, 1931, 215 p.)

préoccupation de l'individu comme sujet historique se double d'un certain désenchantement vis-à-vis des institutions les mieux établies, et déplace l'attention des historiens des masses vers ceux qui les constituent. C'est la naissance du courant dit de la microhistoire. Ce type d'approche, relativement marginalisé en France, est particulièrement mis à contribution par les historiens aux États-Unis et en Italie – où Carlo Ginsburg78 et Giovanni Levi79 sont considérés comme les pères de la microstoria. Celle-ci s'inscrit également dans le mouvement dit de l'histoire des mentalités, introduit en France par les travaux de Robert Mandrou (1921-1984)80.

En général, l'historien de la microhistoire privilégie l'étude des cadres sociaux dans lesquels s'insèrent les individus, comme le village, le quartier d'une ville, la communauté monastique, le bataillon en guerre. Par ailleurs, le contournement des lois et des règles, ainsi que, d'une manière générale, toutes les pratiques témoignant de l'autonomie de l'individu par rapport aux structures collectives (État, Église, armée, etc.), jusqu'à ce moment-là privilégiées par l'histoire, prennent un relief inconnu jusqu'alors. La micro-analyse est une histoire au "ras du sol", selon l'expression de Jacques Revel81 : au plus près des acteurs individuels, de leurs stratégies et de leurs réseaux. C'est une histoire qui, par le choix initial de la grande échelle, tente le pari de jouer sur une autre trame et

78 L'auteur d'un livre brillant, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du 16e siècle, Paris, Flammarion, 1980, 218 p. (1ère éd. italienne date de 1976), basé sur le vrai destin de Domenico Scandelli. Cf. aussi Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire (trad. M. Aymard, Ch. Paoloni, E. Bonan & M. Sancini-Vignet), Paris, Flammarion, 1989, 304 p. ; Le juge et l'historien : considérations en marge du procès Sofri (trad. M.

Bouzaher, A. Fiorato, J.-L. Fournel et al.), avec une postface inédite de l'auteur, Lagrasse, Verdier, 1997, 187 p. ; et À distance : neuf essais sur le point de vue en histoire (trad. P.-A. Fabre), Paris, Gallimard, 2001, 248 p.

79 G. Levi, Le pouvoir au village. La carrière d’un exorciste dans le Piémont du 17e siècle (trad. M. Aymard), Paris, Gallimard, 1989 (1ère éd. italienne de 1985), 230 p. Cf. aussi

"On Microhistory" dans P. Burke (ed.), New Perspectives on Historical Writing, Pennsylvania Sate UP, 1992, p. 93-113.

80 Cf. R. Mandrou, Les Fugger, propriétaires fonciers en Souabe 1560-1618 : étude de comportements socio-économiques à la fin du XVIe siècle, Paris : Plon, 1969, 255 p. ; ou De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1975, 262 p.

81 Cf. "L’histoire au ras du sol", l'introduction de J. Revel à l'ouvrage de G. Levi, Le pouvoir au village. La carrière d’un exorciste dans le Piémont du 17e siècle (trad. M.

Aymard), Paris, Gallimard, 1989, p. 1-33.

donc une autre organisation du social, la plus fine possible, jusqu'au niveau des "micro-conflictualités locales", selon la formule d'Edoardo Grendi82.

La précision recherchée et l'utilisation plus systématique de l'outil mathématique, voire informatique, par les microhistoriens83 ont abouti à un renouveau qualitatif de l'art de la synthèse historique et, plus singulièrement, ont contribué à réhabiliter la biographie et le roman historique. N'oublions pas que, dans Le fromage et les vers de Carlo Ginzburg, son protagoniste appelé Menocchio prend lui-même la parole dans la narration, tel le protagoniste d'un roman historique, pour dévoiler devant le lecteur sa façon de voir l'univers. Cette stratégie narrative est possible grâce à l'utilisation des archives de l'Inquisition, qui ont enregistré les dépositions de Menocchio avant qu'il soit brûlé vif pour ses hérésies.

Ginzburg en fait un usage digne d'un écrivain : et il n'est pas étonnant que son ouvrage soit un franc succès éditorial.

82 E. Grendi, "Repenser la histoire" dans J. Revel (dir.), Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris, EHESS / Gallimard / Seuil, 1996, p. 233-243.

83 En paraphrasant Malraux, E. Le Roy Ladurie est allé jusqu'à affirmer : "L'historien de demain sera programmateur ou il ne sera plus…" ("L'historien et l'ordinateur", in Nouvel Observateur, 8 mai 1968, repris dans Le Territoire de l'historien, Paris, Gallimard, 1977, t. I, p. 14.)