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La nouvelle sensibilité de l’histoire

HISTOIRE ENTRE RHETORIQUE ET NARRATOLOGIE

3.2. Franklin R. Ankersmit et la théorie de l'histoire

3.2.3. La nouvelle sensibilité de l’histoire

Dans les années 90 l'attention d'Ankersmit se tourne vers de nouveaux problèmes : ceux de la représentation et de l'expérience du passé, comme en témoigne son History and Tropology182. L'auteur attire notre attention non seulement sur le malaise du narrativisme en histoire, mais aussi sur la crise de la représentation historiographique en général, manifeste par exemple dans les discussions sur la possibilité ou l’impossibilité de rendre compte de l'horreur de l'Holocauste183. Pour Ankersmit, il serait intéressant de réétudier les catégories épistémologiques de l'histoire pour cerner ses limites interprétatives et de mieux analyser un nouveau processus d'esthétisation de l'histoire. Le but de ce processus est d'établir une relation "directe" avec le passé et de le

"vivre" à travers une expérience d'ordre esthétique, comparable – ce qui est particulièrement intéressant pour nous – par exemple à l'expérience de la lecture, ou à la contemplation d'une œuvre d'art.

Il est clair qu'Ankersmit reste convaincu de l'importance de la narration pour la culture : la narration est un instrument qui permet de donner une signification au monde. C'est la narration qui nous offre une clé pour comprendre la réalité : elle saisit la réalité, l'apprivoise et la rend familière. C'est à travers la narration que la réalité étrangère, la réalité de l'Autre (notamment celle du passé) se transforme en une réalité qui nous est compréhensible, car elle est racontée suivant les règles de notre système et en employant nos catégories communes. En même temps, Ankersmit estime que cette transformation entraîne une certaine violence exercée par le langage que la réalité de l'Autre doit subir. Pour éviter cette violence, Ankersmit propose de sacrifier la narration sur le passé au profit de l'expérience du passé et travaille pour tenter de développer et concrétiser

181 Ibidem, p. 37.

182 Cf. F. Ankersmit, History and Tropology. The Rise and Fall of Metaphor. Berkeley &

Los Angeles & London, University od California Press, 1994.

183 F. Ankersmit, "Remembering the Holocaust : Mourning and Melancholia", in Reclaiming Memory. American Representations of the Holocaust (ed. by P. Ahokas & M.

Chard-Hutchinson), Turku, University of Turku Press, 1997.

cette catégorie. L'expérience, comme remarque Hans-Georg Gadamer, est bien l'un des concepts les moins définis que nous ayons à notre disposition184 ; par ailleurs, cette expérience du passé dont parle Ankersmit est, dans son essence même, beaucoup plus esthétique – pour ne pas dire mystique – que verbale. Ses recherches sur le sujet s'inspirent autant du pragmatisme de Richard Rorty que des intuitions de Johan Huizinga185.

Ankersmit estime que la philosophie de Rorty ouvre devant la philosophie de l'histoire une "terre promise"186, un nouveau chapitre qui abolira la séparation entre la réalité et le langage, pour n'étudier que ses interactions sans intermédiaires. Il propose de jeter un nouveau regard sur l'activité de l'historien, de prendre en compte son caractère fondamentalement esthétique. Selon ses propos, l'historien devrait apprendre à faire confiance à ses intuitions les plus intimes, plus particulièrement dans ces rares moments où il bénéficie de la "grâce de la sensation du passé" évoquée par Johan Huizinga. En réalité il s'agit de comprendre que l'instrument le plus raffiné et le plus précis dont dispose l'historien afin de comprendre le passé, c'est bel et bien lui-même. Cette suggestion ne signifie absolument pas qu'il doit s'appuyer sur sa propre expérience personnelle pour comprendre les mécanismes du passé et l'activité de ses acteurs individuels, bien au contraire. L'histoire n'est pas l'expérience d'un fragment du passé, qui correspond le mieux aux souvenirs personnels de l'historien, à ses exigences et à ses certitudes ; c'est plutôt l'expérience d'un tel fragment du passé qui contredit ses intuitions et sa façon de voir le monde. Ankersmit considère que c'est la seule voie

184 Cf. H.-G. Gadamer, Hermeneutik : Wahrheit und Methode 1 : Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik Tübingen, J. C. B. Mohr, 1990 (traduit en français comme Vérité et méthode : les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, mais que j'ai consulté dans son édition polonaise : Prawda i metoda. Zarys hermeneutyki filozoficznej, trad. B. Baran, Kraków, Inter Esse, 1993, p. 324.)

185 J. Huizinga, historien hollandais, auteur notamment de Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu (trad. C. Seresia, Paris, Gallimard, 1988, 340 p.) et de L'automne du Moyen Age (trad. J. Bastin, publié avec un entretien de J. Le Goff, nouv. éd. : Paris, Payot, 1989, 343 p.).

186 C'est comme cela qu'il intitule sa publication : "Between Language and History : Rorty's Promised Land", in Common Knowledge, vol. 6, n° 1, Spring 1997.

pour rencontrer le passé dans son étrangeté la plus radicale, sans aucun compromis possible187.

New Romanticism ou sensitivism : voilà comment Ankersmit nomme cette approche post-narrativiste, qui réhabilite en quelque sorte le travail des historiens romantiques du 19e siècle : leur engagement personnel, leur sens d'une mission à accomplir face aux générations de l'avenir, leur façon de se "nourrir" du passé comme à travers une expérience individuelle. Le nom de "sensiblisme" nous renvoie à un autre Hollandais, qui inspire autant Ankersmit que Huizinga : il s'agit de Lodewijk van Deissel, théoricien de littérature, qui, suivant la densité du contact, divise l'expérience en observation, impression et sensation.

L'observation répond au besoin d'un intérêt marqué d'une certaine objectivité, avec lequel un historien commente le passé suite à des recherches dans les archives, à partir des sources établies. L'impression suggère déjà un niveau d'intimité plus élevé entre le sujet et l'objet de son observation, mais c'est toujours le sujet qui domine. Finalement, la sensation reflète le contact le plus intime, là où la relation entre sujet et objet est parfaitement harmonieuse. Ankersmit remarque que cette distinction est liée à la critique du réalisme faite par van Deissel lorsqu'il estime que la littérature ne doit pas refléter la réalité en suivant les règles de mimésis, mais plutôt permettre d'en avoir une sensation. En vérité, van Deissel semble croire que la distinction qu'il opère entre l'observation, l'impression et la sensation correspond à des différentes possibilités de verbalisation adéquate, que la sensation est une expérience extra-verbale, quasi mystique, nous permettant peut-être de découvrir une parcelle cachée de la réalité188.

Il est temps de souligner ici que les recherches d'Ankersmit sur l'expérience de l'histoire s'accompagnent aussi de ses réflexions sur la

187 Cf. F. Ankersmit, "Between Language and History : Rorty's Promised Land", op. cit.

p. 78.

188 Etant donné que les théories de L. van Deissel n'ont pas encore été traduites en français, nous devons nous en remettre à des commentaires d'Ankersmit, publiés notamment dans

"Język a doświadczenie historyczne" (trad. S. Sikora), in Polska Sztuka Ludowa.

Konteksty, n° 1-2, p. 82-84.

mémoire et la nostalgie189. La nostalgie est pour lui une attitude particulière face au passé :

Je formule la thèse selon laquelle c'est la nostalgie et un souvenir nostalgique qui offrent la plus forte et la plus authentique sensation du passé190.

Selon Ankersmit, la nostalgie rend possible un lien entre la réalité physique et la réalité des émotions et des sentiments, tout en soulignant la distance et la différence entre le présent et le passé. L'expérience nostalgique devient pour lui le modèle de l'expérience de l'histoire : c'est comme si nous nous regardions dans le miroir du passé, où en se regardant soi-même on voit apparaître l'Autre. Ici, le monde de l'Autre est le monde de l'histoire, l'artefact humain.

Les dernières publications d'Ankersmit sur la question de l'expérience rejoignent quelque part les réflexions psychanalytiques sur le trauma et le refoulement191. Son hypothèse est que les expériences traumatiques sont à l'origine de l'apparition de la conscience historique occidentale. Le seul moment où le passé, sans prévenir, nous dévoile son visage est le moment de trauma, d'une surprise douloureuse, d'une blessure (traúma) sur la conscience, où les certitudes et les espérances volent en morceaux. Ajoutons que le trauma n'enregistre pas les événements du passé, mais plutôt l'intensité des expériences difficiles, et le paradoxe du trauma est qu'il ne peut être ni complètement oublié ni facilement mémorisé. Le passé traumatique reste comme un corps étranger et l'histoire réelle se crée et se travaille comme le résultat des traumas collectifs : selon Frederic Jameson, l'histoire est toujours ce qui blesse192.

Ankersmit propose alors de remplacer le discours de l'histoire par un discours de la mémoire, qui touche le passé mais sans le pénétrer. La

189 Si l'étymologie du mot suggère deux sensations parallèles : l'envie de retourner à la maison (nostos) et la douleur (algia), E. Domańskaremarque que la nostalgie opère une transformation où la "maison" est, en réalité, le passé (Cf. E. Domańska, Mikrohistorie, op. cit. p.113).

190 Cf. F. Ankersmit, "Historiography and Postmodernism", in History and Tropology, op.

cit., p. 197 (dans ma traduction).

191 Cf. F. Ankersmit, "Trauma und Lieden" in. J. Rüsen, Westlisches Geschichtssdenken : eine interkulturelle Debatte, Göttingen, 1999.

192 "History is what hurts", écrit F. Jameson dans "The Political unconsious", in Ithaca, New York, Cornell University Press, 1981, p. 102.

mémoire est métonymique, elle se manifeste à travers des monuments. La paire "mémoire – monument du passé" est pour lui une alternative à la paire "histoire – texte". Ankersmit distingue l'expérience directe du passé (experience of the past) de l'expérience le concernant (experience about the past)193, et démontre que l'histoire des mentalités ne s'intéresse pas au passé en lui-même, mais beaucoup plus à la discorde entre le passé et le présent, entre le passé et le discours qui le décrit. C'est pour cela qu'il définit l'histoire des mentalités comme history of the uncanny : histoire de ce qui est oublié pour devenir étrangement inconnu194.

Avec sa sincérité habituelle, Ankersmit n'hésite jamais à faire remarquer la surproduction qui touche aujourd'hui le domaine de l'historiographie195. En même temps, il observe un lent processus de déconstruction de l'histoire en tant que discipline : en absence d'un centre de recherches sur le passé, la relation de l'historien à l'histoire subit une sorte de "privatisation" dans le sens où elle appartient d'abord à la personne et non à l'institution. Il va jusqu'à comparer le passé à une énorme et difforme masse de matière où chaque historien peut creuser indépendamment, sans risquer de rencontrer d'autres collègues et sans savoir quel serait le rapport de ses recherches avec d'autres travaux, sans parler de l'histoire comme un tout196. Il nous reste à espérer que la nouvelle sensibilité de l'histoire permettra de dépasser cette étape critique et d'avancer vers de nouvelles perspectives.

C'est ici que se termine notre parcours théorico-historique. Avant d'aborder un domaine nettement plus littéraire, j'aimerais citer encore une fois l'historienne polonaise Ewa Domańska197. En s'inspirant des idées et intuitions de Hayden White et de Franklin Ankersmit, Domańska met en

193 Cf. F. Ankersmit, "Remembering the Holocaust : Mourning and Melancholia", in Reclaiming Memory. American Representations of the Holocaust, op. cit.

194 Ici Ankersmit s'inspire directement des théories de S. Freud véhiculant la notion de das Unheimliche (Cf. S. Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais ; trad. de B. Féron, Paris, Gallimard, 1985, 342 p.

195 F. Ankersmit, “Historiography and Postmodernism”, ibidem, p. 162-181.

196 Bien évidemment, cette situation n'est pas sans rapport avec la condition postmoderne du monde contemporain, où l'absence d'un centre défini rend difficile la compréhension de ce monde, ainsi que le bon fonctionnement dans ses limites.

197 E. Domańska, "“Alternative History” : Its Authors, Characters And Critics" in Res Historica : Historia, metodologia, wspólczesnosc, zeszyt 6, 1998, p. 145-165.

place la notion de l'histoire alternative – qu'elle appelle aussi "alternative historical writing". Plutôt que d'une mode ou d'une école, il s'agit d'une communauté de chercheurs qui partagent le même point de vue sur l'homme et l'univers. Cela se reflète dans la façon particulière de mener leurs recherches et de présenter leur vision du passé : "Instead of ethnography, let's write biographies"198.

Par conséquent, Domańska soutient qu’il est pertinent d'analyser les ouvrages écrits par ces "historiens alternatifs" comme, et elle le dit clairement, une production littéraire. Elle ne s'intéresse donc ni à leurs sources, ni aux faits historiques étudiés, mais beaucoup plus aux sujets choisis, à l'intrigue, aux protagonistes de la trame, aux modèles de représentation et au style d'écriture, là où se dévoile l'individualité de l'auteur. Parlant de l'historiographie contemporaine, Celia Fernández Prieto remarque le même phénomène :

El interés por saber qué pasó se ha desplazado hacia el quién y cómo lo contó, y hacia el quién, y el cómo lo lee y lo interpreta199.

Si le discours historique est susceptible d'un tel changement de dominante, quelles surprises nous réserve le roman historique contemporain ? Contentons-nous maintenant d'une hypothèse très tentante : si l'intérêt des historiens se déplace progressivement du récit sur le passé vers celui qui raconte le passé et les façons de le raconter, il est non seulement envisageable mais aussi nécessaire que le roman historique fasse partie de l'Histoire. Avec une éclatante majuscule.

198 J. Comaroff cité par E. Domańska, ibidem, p. 145.

199 C. Fernández Prieto, "Relaciones pasado-presente en la narrativa histórica contemporánea" in La novela histórica a finales del siglo XX, actas del V seminario internacional del instituto de semiótica literaria y teatral de la U.N.E.D, Madrid, Visor, 1996, p. 214.