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L'écriture de l'histoire selon Michel de Certeau

VERS UNE NOUVELLE HISTOIRE

2.2. Ecrire l'histoire : l'intrigue et la psychanalyse

2.2.2. L'écriture de l'histoire selon Michel de Certeau

Travaillant aux marges de toutes les institutions universitaires, politiques, religieuses, Michel de Certeau s'était intéressé, avec la même passion, à l'histoire, la psychanalyse, la linguistique, l'ethnologie, l'urbanisme, l'économie, la philosophie et la théologie. Mais il est d'abord et surtout l'historien des réorganisations du religieux entre la fin du Moyen Âge et le 17e siècle, un spécialiste de la mystique et un mystique lui-même.

Effectuant de multiples détours au travers des sciences humaines les plus modernes, il considère la mystique comme une manifestation de

93 Ibidem, p. 53.

94 Ibidem, p. 69.

l'expérience de la modernité, traduisant une dissociation croissante entre le dire et le faire. C'est sur cette base qu'il discerne l'homologie entre la mystique et la psychanalyse, faisant de son travail sur le discours mystique l'archéologie même de la psychanalyse. Pensant souvent à contre-courant, peu sensible aux basculements radicaux, de Certeau s'intéresse aux manières qu'a la modernité de réemployer l'ancien, de le revisiter, de le recycler en de nouveaux langages. Cela l'amène à voir en la pratique historienne une manière d'enterrer le passé pour rendre au présent l'espace des possibles.

Outre son rapport privilégié à l’archive et son champ particulier d'investigation historique qu’est la mystique, notamment au moment de la coupure moderne du 17e siècle, de Certeau a développé une très riche réflexion sur ce qu'est "l'opération historiographique". Même si cette direction de recherche n'est qu’un aspect d’une œuvre plurielle qui s'est engagée dans la voie de l'élucidation des arts de faire du quotidien, c'est surtout son Ecriture de l'histoire qui nous intéresse ici95. Chasseur des savoirs, faisant jouer l'interdisciplinarité à partir de l'objet étudié, de Certeau permet de mieux situer les apports de la philosophie, de la psychanalyse, de l’anthropologie et de la sociologie à l’histoire. Il affirme :

La représentation – mise en scène littéraire – n'est "historique" que si elle s'articule sur un lieu social de l'opération scientifique, et si elle est, institutionnellement et techniquement, liée à une pratique de l'écart par rapport aux modèles culturels et théoriques contemporains. Il n'y a pas de récit historique là où n'est pas explicitée la relation à un corps social et une institution de savoir96.

Bien qu'il préfère laisser de côté tout ce qui concerne une analyse structurale du discours historique et qu'il renvoie ses lecteurs aux publications de Roland Barthes, Erhardt Güttgemans et Harald Weinrich97, le savant français s'intéresse d'autant plus à l'opération qui fait passer de

95 M. de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, 361 p.

96 Ibidem, p. 101.

97 L'auteur se réfère au célèbre article de Barthes, "Le discours de l'histoire" (Cf. supra,

"1.3. Le discours de l'histoire selon Roland Barthes"), ainsi qu'à "Texte et histoire, catégories fondamentales d'une Poétique générative" de Güttgemans, in Linguistica Biblica, n° 11, Bonn, 1972, et à "Narrative Structuren in der Geschichtschreibung" de Weinrich, in. R. Koselleck & W. D. Stempel éd., Geschichte. Ereignis und Erzählung, Munich, W. Fink, 1973, p. 519-523.

l'investigation à l'écriture. Ce qui fascine de Certeau, c'est précisément le passage de la pratique au texte : passage qu'il juge étrange à bien des égards. Selon lui, la fondation d'un espace textuel entraîne une série de distorsions par rapport aux procédures de l'analyse historique. En devenant un texte, l'histoire obéit à trois contraintes :

o l'inversion de l'ordre o le renfermement du texte

o la substitution d'une présence de sens au travail de la lacune La première contrainte du discours historique consiste à prescrire comme commencement ce qui, en réalité, est un point d'arrivée de la recherche. Alors que la recherche débute dans l'actualité d'un lieu social et d'un appareil institutionnel ou conceptuel déterminés, le discours historique suit un ordre chronologique, en prenant comme point de départ le moment le plus éloigné, le plus ancien. La deuxième contrainte est dictée par la nécessité même de clôturer le texte, qui contredit ainsi la priorité que la pratique donne à une tactique de l'écart par rapport à la base fournie.

Alors que la recherche est interminable, le texte (un livre, une étude, un article...) doit bien évidemment avoir une fin. Et cette structure d'arrêt remonte jusqu'à son début, voire l'introduction, déjà organisée par le devoir de finir le texte. Le résultat de la recherche se présente comme une architecture stable d'éléments, de règles et de concepts historiques, dont la cohérence relève d'une unité désignée par le nom propre de l'auteur.

Troisièmement, la représentation scripturaire se doit de combler ou oblitérer les lacunes, ces mêmes lacunes qui constituent au contraire le principe même de la recherche, toujours aiguisée par le manque. Par un ensemble de figures, de récits et de noms propres, le discours historique rend présent ce que la pratique saisit comme sa limite : comme le passé.

De Certeau estime donc que l'écriture historienne – ou historiographie – reste contrôlée par les pratiques dont elle résulte.

Pratique sociale en elle-même, elle fixe à son lecteur une place bien déterminée en redistribuant l'espace des références symboliques : elle est didactique et se veut magistérielle. En même temps, l'écriture de l'histoire fait place au manque qu'elle cache ; ses récits du passé sont l'équivalent des cimetières dans les villes ; elle exorcise et avoue une présence de la mort au milieu des vivants. C'est ainsi que, jouant sur les deux tableaux, à

la fois contractuelle et légendaire, écriture performative et écriture en miroir, l'écriture de l'histoire a le statut ambivalent de "faire l'histoire", tout en "racontant l'histoire" (ou des histoires)98.

De Certeau fait remarquer comment, en se détachant du labeur quotidien, des conflits, des aléas qui caractérisent la recherche concrète, le discours historique se situe hors de l'expérience qui le crédite : il se dissocie du temps qui passe pour fournir des modèles dans le cadre fictif du temps passé. En effet, L'écriture de l'histoire s'intéresse au passage de la pratique à la chronique et de la chronique à une didactique.

Seule une distorsion permet l'introduction de l'"expérience" dans une autre pratique, également sociale, mais symbolique, scripturaire, qui substitue l'autorité d'un savoir au travail d'une recherche. Qu'est-ce que fabrique l'historien lorsqu'il devient écrivain ? Son discours même doit l'avouer99.

Le schéma suivant permet de visualiser la construction dédoublée de l'historiographie, par rapport au contenu du texte et à son expansion.

Mais également dans le contexte de la narration qui lui fournit un cadre temporel et du discours logique qui assure sa légitimation :

contenu expansion

narration série temporelle A, B, C, D

successivité temporelle E, C, A..

discours historique "vérité" successivité temporelle discours logique vérité des propos syllogisme

(induction, déduction)

L'activité de l'écriture de l'histoire mène à une production de textes qui ont la double caractéristique de combiner une sémantisation (l'édification d'un système de sens) à une sélection (qui a son principe dans le lieu où un présent se sépare d'un passé). Le discours historique prétend donner un contenu vrai (qui relève de la vérifiabilité) sous la forme d'une narration. Combinant des systèmes hétéroclites, ce discours mixte se construit selon deux mouvements contraires. Une narrativisation fait passer du contenu à son expansion, des modèles achroniques à une

98 Ibidem, p. 103.

99 Ibidem, p. 104.

systématisation chronologique, d'une doctrine à une manifestation de type narratif ; tandis qu'une sémantisation fait passer des éléments descriptifs à un enchaînement syntagmatique des énoncés et à la constitution de séquences historiques programmées.

Mais ces procédures génératrices du texte ne sauraient cacher le glissement métaphorique qui, selon la définition aristotélicienne, opère le "passage d'un genre à l'autre". Indice de ce mixte, la métaphore est partout présente. […] La vraisemblance des énoncés se substitue constamment à leur vérifiabilité. D'où l'autorité dont ce discours a besoin pour se soutenir : ce qu'il perd en rigueur doit être compensé par un surcroît de fiabilité100.

Les conséquences de ce processus de métaphorisation ont été étudiées notamment par Hayden White : nous allons consacrer les pages suivantes à sa Metahistory. Mais de Certeau remarque immédiatement une autre forme de dédoublement. En effet, le discours historique s'organise en texte dont une moitié, continue, s'appuie sur l'autre, disséminée et constituée par des chroniques, des archives, des témoignages, etc. La première moitié se donne ainsi le pouvoir de dire ce que l'autre signifie sans le savoir. Par des citations, par des références, par des notes en bas de page et par tout l'appareil de renvois permanents à un langage premier, le discours historique témoigne de son savoir de l'autre. Il se construit selon une problématique de procès, ou de citation, à la fois capable de faire venir un langage référentiel censé représenter la réalité, et le juger au titre d'un savoir. Sous ce biais, la structure dédoublée du discours fonctionne à la manière d'une stratégie qui tire de la citation une vraisemblance du récit et une validation du savoir. Elle implique également un fonctionnement particulier, épistémologique et littéraire des textes clivés.

D'une part, de Certeau se réfère aux catégories de Karl Popper pour parler d'interprétation plutôt que d'explication. D'autre part, il donne l'exemple de noms propres qui ont déjà valeur de citation. Alors que le roman doit peu à peu remplir de prédicats le nom propre qu'il pose à son commencement (tel Don Quichotte ou la Maga), l'historiographe le reçoit rempli (tel Colomb ou Evita) et se contente d'opérer un travail sur le langage référentiel. En note de bas de page, de Certeau mentionne ce qui me semble un élément essentiel des réflexions ultérieures sur le

100Ibidem, p. 111.

phénomène du roman historique : le double effet proportionné par l'introduction du nom propre. D'une part, il signifie, il est fiable : le lecteur, tout comme l'auteur, sait qui était Eva Perón. D'autre part, il devient l'objet d'un décalage que de Certeau appelle "didactique" : l'auteur historien semble savoir plus ou autre chose que le lecteur, et paraît prêt à partager son savoir. C'est ainsi qu'une compétence se crédite d'un surcroît de savoir.

Il me semble que dans le cas d'un auteur écrivain, on pourrait en plus parler d'un surcroît d'imagination et de sensibilité.

Finalement, Michel de Certeau se penche sur le dédoublement qui s'opère entre l'événement et ce que nous appelons le fait :

L'événement est ce qui découpe, pour qu'il y ait de l'intelligible ; le fait historique est ce qui remplit pour qu'il y ait énoncé de sens101.

Il est intéressant de noter que de Certeau met ainsi en relation le lecteur et le texte cité, tous deux soumis à l'autorité du savoir. De même, il établit un parallèle entre la place du lecteur et celle du mort. Car l'écriture de l'histoire met en scène une population de morts – personnages, mentalités, prix, etc. Elle a une structure de "galerie" : il suffit de citer la multiplication des noms propres, voire son redoublement dans l'Index des noms propres (personnages, localités, monnaies…). S'ajoute à cela le rôle important du graphisme : les cartes, figures et illustrations sont aussi importantes que les sources écrites citées.

La pratique de l'histoire consiste à trouver le passé sur le mode d'un écart pertinent relatif à des modèles présents. La fonction spécifique de l'écriture n'est pas contraire à la pratique de l'histoire, d'après de Certeau, mais différente et complémentaire. Il y a deux aspects de cette inversion littéraire des procédures propres à la recherche. L'écriture apparaît comme un rite d'enterrement, elle exorcise la mort en l'introduisant dans le discours ; l'écriture exerce également une fonction de symbolisation, elle permet à une société de se situer dans le temps, en s'octroyant un passé à travers le langage, et c'est ainsi qu'elle ouvre un espace propre au présent.

"Marquer" un passé, c'est faire une place au mort, mais aussi redistribuer l'espace des possibles, déterminer négativement ce qui est à faire, et par conséquent utiliser la narrativité qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants.

101 Ibidem, p. 114.

Le rangement des absents est l'envers d'une normativité qui vise le lecteur vivant et qui instaure une relation didactique entre le destinateur et le destinataire102.

Le discours historique ne parle du passé que pour l'enterrer.

L'écriture est son tombeau : elle l'honore et l'élimine dans le même texte.

Substitut de l'être absent, écrit de Certeau, le texte a un rôle performatif.

Le langage permet à une pratique de recherche de se situer par rapport à l'autre, le passé. Or, le langage est lui-même une pratique. Par sa narrativité, l'historiographie fournit à la mort une représentation et en est une exorcisation. La représentation qui installe le manque dans le langage, hors de l'existence, a valeur d'exorcisme contre l'angoisse. Mais par sa performativité, l'historiographie comble la lacune qu'elle représente et utilise cette place pour imposer au destinataire un vouloir, un savoir et une leçon. Dernière ambivalence de l'historiographie : elle est la condition d'un savoir-faire et la dénégation d'une absence ; elle joue tour à tour comme discours d'une libération et une liberté (le dire historiquement ouvre un présent à faire) ou comme alibi, illusion réaliste (l'effet de réel crée la fiction d'une autre histoire). Comme nous l'avons dit plus haut, le discours historique oscille entre "faire l'histoire" et "raconter des histoires", sans être réductible ni à l'un ni à l'autre. Finalement et fatalement, l'auteur arrive à la formule suivante :

Le travail de la différence change le discours scientifique et didactique de l'histoire en une écriture "déplacée" (en elle-même et par rapport à la "discipline"), c'est-à-dire en un roman, texte construit dans un ailleurs que rendent possible "des malheurs et des voyages"103.

Savant insaisissable, historien anticonformiste, marcheur et mystique, Michel de Certeau revient dans l'actualité éditoriale : c'est à l'aube du 21e siècle que François Dosse lui consacre une biographie inspirée, après avoir relu l'ensemble de l'œuvre et écouté près de deux cents témoins104. À la fois jésuite, historien, anthropologue, sémiologue et théologien, de Certeau a laissé un héritage intellectuel assez riche pour

102 Ibidem, p. 118.

103 Ibidem, p. 353.

104 F. Dosse, Michel de Certeau, Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, 655 p.

inspirer des générations de chercheurs à venir, tous domaines confondus105.